Monrose ou le Libertin par fatalité/III/18

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Lécrivain et Briard (p. 99-104).
Troisième partie, chapitre XVIII


CHAPITRE XVIII

POINT DE FEU SANS FUMÉE. SINGULIER
ENTRETIEN


L’illustre d’Aiglemont faisait mine grise depuis quelques jours ; il me boudait presque. Boudant sa femme tout de bon, il avait du moins avec elle cet air de retenue, ce redoublement de politesse qui, chez les gens du haut vol, équivaut à l’humeur des bourgeois. Il prévint la marquise, une après-midi, qu’à moins qu’il n’en coûtât excessivement à ses amis de la voir quitter le séjour de ma terre, il désirerait qu’elle se préparât pour retourner à Paris. Madame d’Aiglemont n’en était pas encore à pouvoir mesurer, d’une première conception, tout l’avantage de ces déplacements, qui, surprenant à travers la durée de l’inclination, épargnent les dégoûts du déclin et l’embarras de la rupture. Bien éloignée de soupçonner qu’elle pût jamais se refroidir pour l’angélique Monrose, elle s’était ouvert au contraire une perspective enchanteresse, dans le projet de le pousser vers la fortune, au moyen de la faveur dont il était probable que la ferait bientôt jouir son nouvel état d’attachée à l’une de nos princesses royales. Monrose n’était pas moins affecté des brusques dispositions du marquis. Le couple affligé n’avait pas manqué de venir répandre ses peines dans mon sein. Je répondis à cet égard tout ce dont je pus m’aviser de raisonnable, et démontrai qu’à moins que d’Aiglemont n’eût quelque certitude d’être cocu de leur façon, un retour à Paris, où rien n’empêchait Monrose de se rendre, ne pouvait trancher le cours de leur liaison fortunée. Au surplus, je ne pris dans leurs affaires aucune part, et les priai de se tenir tranquilles, en se caressant d’autant, jusqu’à ce que j’eusse chambré l’époux et démêlé de quelle nature pouvaient être ses griefs.

Le lendemain, je fis prier d’Aiglemont de venir me tenir compagnie tandis que je prendrais mon bain : il eut cette complaisance, et nous eûmes ensemble l’entretien suivant : « — Est-il bien vrai, mon cher, que vous songez à nous quitter ? — Jusqu’à présent je n’en avais parlé qu’à madame d’Aiglemont ; mais puisque vous êtes dans la confidence, ma chère Félicia, je vous avoue que mon dessein est de retourner à Paris incessamment. Nous sommes dans le cas de faire un peu de cour ; le quartier de la marquise commencera le 1er du mois prochain ; je ne puis, moi, me dispenser d’être le 15 du courant à mon régiment ; j’ai mille petits engagements à remplir avant mon départ… et puis, brochant sur le tout… je ne vois pas qu’ici je sois fort nécessaire… »

Je me gardai bien de lui faire un petit compliment auquel peut-être il s’attendait. Il était précisément un de ces hommes faciles à gâter à qui l’on ne doit pas dire tout le bien qu’on peut penser d’eux.

« — Il fut un temps, continua-t-il en soupirant, — Ah ! ma chère comtesse ! l’heureux temps où l’on ne vivait point ici comme à présent ! Tous les rôles y étaient bons alors ; et le mien surtout, en comparaison d’aujourd’hui ! — Plaignez-vous ! — Oui, sans doute, je suis en droit de me plaindre. — Vous êtes galant ! N’ai-je pas été trop bonne avec vous ? — Mais si rarement ! — N’avez-vous pas pris par tous les bouts cette pauvre Liesseval, que la honte des sottises auxquelles vous l’avez induite, a fait déserter ? — D’accord : cette aimable folle m’a fait passer quelques instants assez doux. — N’avez-vous pas fait impitoyablement cocu l’honnête Garancey, seulement pour savoir à quel degré la chose était facile ! — Plût à Dieu qu’il me fît l’honneur de prendre sa revanche et me cédât l’être charmant dont il s’est emparé ! — Ah ! — J’aime fort votre étonnement ! Voudriez-vous me faire croire que c’est à votre insu qu’il a votre pupille Aglaé ! — Vous avez une langue de vipère : voyez un peu quel vilain soupçon contre l’innocence même ! — Oh ! si l’on me persiffle, je parlerai si clairement, je circonstancierai si bien les faits… — Qui peut vous avoir fait des contes qui n’ont pas le sens commun ? — Je sais tout de bon lieu : sachez que j’ai… comme Socrate, un esprit familier qui connaît parfaitement et me fait connaître sur quel pied sont ensemble le bon hypocrite de Garancey et votre ci-devant vestale ; qui sait comment s’arrange à la sourdine certain monsieur Monrose avec certaine madame d’Aiglemont ; sachez, en un mot, que si je voulais en prendre la peine, je ferais avec une étonnante vérité le journal de votre colonie. — Çà ! marquis, ne plaisantons point ; vous venez de casser un peu les vitres. Je veux absolument que vous me disiez qui peut avoir ainsi compromis, dans votre esprit, votre aimable femme, ou bien je vous fais, avec elle, une querelle abominable. — Je vous en défie ; je la laisserais quereller toute seule : je ne me fiche jamais. Je suis cocu ! eh bien ! c’est la commune loi de l’hymen. Dès le début, j’ai très-bien su que tôt ou tard je paierais comme un autre le tribut indispensable. Non, ce n’est pas à propos de cet accident que j’ai pris de l’humeur ; car j’en ai, je l’avoue. — À propos de quoi donc ? — De ce que je vis ici comme un chien perdu ; de ce que je ne suis pas sur la bonne liste ; de ce qu’on m’évite comme un pestiféré ; de ce que ce n’est pas avec moi qu’on va chaque jour battre au loin les buissons ; de ce qu’on s’enveloppe, qu’on chuchote ; de ce que Félicia soutient, pour me faire enrager, sa bourgeoise pastorale avec un Saint-Amand, qui, tout joli garçon et tout excellent peintre qu’il est, ne devrait pas nous exclure si longtemps d’auprès de notre adorable hôtesse. J’ai de l’humeur de ce qu’on a fait tout autour de moi des espèces de mariages ; de ce qu’Aglaé, que j’avais le premier sur ma liste, soit échue à Garancey, mon cadet à toutes les époques ; de ce que Monrose, que j’aime de tout mon cœur, me bat froid, parce qu’il croirait déroger à la loyauté de son caractère, s’il avait l’air de sourire à l’homme qu’il croit déshonorer ; j’ai surtout de l’humeur contre madame d’Aiglemont, qui, sous prétexte d’une grossesse à travers laquelle je joue un rôle assez ridicule, et dont elle abuse pour effectuer avec moi des ménagements inouïs, me victime, de peur de cocufier son amant, et me réduit à marauder ici parmi les soubrettes, au péril des moins ragoûtantes rivalités ! »