Monrose ou le Libertin par fatalité/III/21

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Lécrivain et Briard (p. 117-121).
Troisième partie, chapitre XXI


CHAPITRE XXI

SUR LEQUEL D’AUTRES SE BÂTIRONT


Un nombre de jours que nous ne songions guère à compter, s’étaient passés dans l’ivresse de notre transfusion fraternelle. Je reçus alors de la part de notre aimable prélat une lettre qui m’offrait l’acquisition de nouveaux hôtes… « Notre spectacle a besoin d’une soubrette, » m’écrivait-il, à la suite de quelques autres détails. « J’ose vous proposer (ne froncez pas le sourcil !) l’Armande du comte-chanoine, devenu mon ami, le meilleur des humains, et le plus impatient de se jeter aux pieds de Félicia, qu’il sait être… (Ici je supprime un trop flatteur éloge.) Et puis je voudrais bien encore, ma chère nièce, que vous me permissiez d’amener une veuve… Ce n’est point Artémise : on ne répandra pas le deuil dans votre heureuse habitation… Si vous comprenez qu’il s’agit de madame de Belmont, vous devinez aussi que l’inséparable Floricourt serait du voyage ? Votre consentement à tout cela comporterait que j’eusse encore l’honneur de vous présenter un bel Anglais qui m’est recommandé par notre ancien ami Kinston. Sir Georges a fait, à la première vue, tant d’impression sur la sensible Floricourt, malgré l’étonnante opposition des caractères et des principes, que je ne peux séparer ces deux êtres ; il me serait bien doux de les obliger infiniment, en remplissant les simples devoirs de l’attachement et de la reconnaissance, etc… »

J’avais été si défavorablement prévenue à l’égard des femmes qu’on me proposait, que l’idée de Sa Grandeur me parut d’abord importune et même ridicule. D’un autre côté, j’avais fort à cœur de ne point désobliger mon ancien et respectable ami. Que faire !… Mais un homme décent pouvait-il m’engager à quelque chose d’humiliant et dont je pusse avoir à me repentir ? Me présenter ces dames, n’était-ce pas me répondre d’elles ?… Cependant la belle-fille de la Bousinière, la catin d’un Carvel ! Celle-ci surtout était-elle faite pour se trouver en société avec mesdames d’Aiglemont et de Garancey ?… Pourquoi pas ? La dernière est sans préjugés ; l’autre est la nièce du proposant lui-même ! Seul il peut avoir tort…

Ainsi combattue, ne pouvant me résoudre à rien prendre sur moi, j’assemblai les frères et sœurs, et, à la suite d’un précis impartial du pour et du contre, je leur fis part de l’étonnante proposition. Le ton vague et froid duquel chacun me dit que j’étais bien la maîtresse de recevoir chez moi qui bon me semblerait, ne me prouvait pas un consentement unanime. Je voulus donc un scrutin : il fut favorable au désir du prélat, à la majorité de monsieur et de madame de Garancey, d’Aiglemont et Monrose, contre Aglaé, madame d’Aiglemont et Saint-Amand. Je m’étais adroitement réservée d’être neutre, sous prétexte qu’il pouvait y avoir égalité de suffrages. D’avance, j’avais à peu près deviné comment ils seraient répartis. Les sieurs d’Aiglemont et de Garancey ne pouvaient manquer, selon moi, de jeter d’avance leur dévolu sur trois dames nouvelles. Monrose seul m’étonnait un peu. Comment ne répugnait-il pas à se trouver avec cette Armande qui lui causa tant de chagrin ? Quelle satisfaction pouvait lui promettre la présence de deux amies avec lesquelles il avouait n’être plus bien, et qu’il savait sérieusement occupées ? Mais c’étaient des femmes ; et peut-être se faisait-il une fête de convaincre les inséparables que, bien traité de la jeune marquise et d’Aglaé, la disgrâce de sa réforme était glorieusement compensée. Les hommes, même les meilleurs, sont si fats ! Quant aux dames qui avaient opiné contre le désir de Sa Grandeur, c’est que naturellement elles n’avaient pu ni se montrer curieuses d’un surcroît de femmes, ni paraître s’exposer volontairement aux attaques de trois hommes de plus. La seule madame de Garancey, plus franche, plus aguerrie, et qui d’avance était bien avec Sa Grandeur, ne demandait au contraire pas mieux que de prendre à sa solde, s’il le fallait, deux nouveaux admirateurs. Mais c’est Saint-Amand qui m’enchantait par son désintéressement dans cette séduisante conjoncture. Lui seul de tous nos messieurs se montrait délicat envers nous : au sein du bonheur, il n’imaginait rien qui pût ajouter à ses jouissances.

« — Comtesse, me dit ce fou de d’Aiglemont, répondez donc bien vite à mon oncle, et pressez l’arrivée ; car vous savez que, sous dix jours, je dois m’exiler d’ici. Je serais au désespoir de n’avoir pas fait connaissance… — Piano, marquis. Voyez comme il a pris feu !… — Elles sont donc bien jolies, ces dames ? interrompit sa curieuse moitié. — Je ne les ai jamais vues, répondis-je… Demandez à mon cher neveu. » La questionneuse et Aglaé rougirent toutes deux à la fois. « Ces dames, balbutia Monrose, sont… — Charmantes ! acheva follement d’Aiglemont, pour embarrasser mon neveu. Incomparables, aussi longtemps, mesdames, qu’on n’a pas eu le bonheur de vous voir ! » On avait servi. Le dîner fit diversion à ce futile entretien.