Monrose ou le Libertin par fatalité/III/25

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Lécrivain et Briard (p. 139-145).
Troisième partie, chapitre XXV


CHAPITRE XXV

OÙ SE TROUVENT DIFFÉRENTES CHOSES
QU’IL EST BON DE SAVOIR


Figurez-vous maintenant, cher lecteur, des jours semés de tous les plaisirs que peuvent procurer la bonne chère, la promenade, la lecture, la musique, la chasse, la pêche, les bals, les concerts, le spectacle, et, brochant sur le tout, une cordiale union sans excessive familiarité hors du tête-à-tête, sans cet abandon abusif qui peut préparer bien des regrets et des peines. Figurez-vous des nuits toujours trop courtes que notre transfusion (je ne me départirai pas volontiers de ce terme), que cette transfusion, alimentée de toutes les voluptés de la nature, de l’art et du caprice, rend magiques et impossibles à bien décrire. Imaginez qu’il n’y a pas un de nos cavaliers (excepté le philosophe sir Georges, bien trompé par sa Floricourt), je dis pas un qui n’ait été dans les bras de toutes ces dames[1] ; pas une de celles-ci, par conséquent, qui n’ait tour à tour plus ou moins favorisé tous ces messieurs ! Songez qu’il n’y en a pas une enfin qui n’ait électrisé toutes et chacune des sœurs… Les frères, je n’en parle pas. Tous, ou à peu près, me semblaient également éloignés de ressentir ce désir honteux qui jadis avait terni dans le même lieu Kinston, trop publiquement épris de cet enfant, notre héros aujourd’hui ; ce goût justement honni, surtout s’il a pour objet des individus à qui, depuis la cérémonie du rasoir, il n’est plus permis de folâtrer sur la ligne de démarcation des deux sexes ; cette superfétation d’une rage de plaisir n’avait pu se frayer qu’à peine un chemin dans notre tourbillon, par certain mezzo termine dont encore toutes ces dames ne s’étaient point également accommodées. J’étais bien sûre, par exemple, que la jeune marquise et la délicate Aglaé n’avaient à la rigueur, sur ce croustilleux article, ni la condescendance d’une Liesseval, ni la facilité d’une Garancey. Celle-ci, soit dit en passant, avait failli, pour cela même, se brouiller avec Saint-Amand, qui blâmait fort cette extension de licence philosophique. En revanche, le prélat, devenu capricieux depuis qu’il entrait dans son automne, et le grand-chanoine, capable de tout, faisaient le plus grand cas d’une Vénus à qui l’on pouvait sacrifier plus d’un autel. D’Aiglemont, un peu caustique, mais sans méchanceté, parlait bien quelquefois de l’abus qu’il était possible de faire du trop de douceur de l’attrayante Belmont : d’Aiglemont était un ingrat ; c’était son oncle et lui qui l’avaient un peu pervertie ; mais du moins l’oncle ne disait mot. Quant au grand-chanoine, il était scandaleux. Il avait fait de son Armande une audacieuse élève ; et qui eût laissé faire l’instituteur, eût bientôt appris que, pourvu que Sa Révérence trouvât des Nicomèdes, elle était toujours prête à se conduire comme César ; mais heureusement, cet homme n’avait pas son pareil dans notre coterie.

Ainsi, Paris dans toute sa force et Florence mitigée étaient en raccourci chez moi. Ni les fameux jardins de Samoa, ni Lesbos, ni la célèbre Caprée, n’étaient des séjours de plus de liberté, de plus de délire ; ils étaient peut-être moins voluptueux que mon hospice.

Deux mois entiers s’écoulèrent comme deux instants dans l’enchantement continu de nos douces habitudes. D’Aiglemont, très-malade, c’est-à-dire qu’il s’était fait passer pour tel, avait éludé jusqu’alors de se rendre à son régiment ; mais comme un colonel en second, son ami, fort riche, avec lequel il s’était arrangé, tenait table également ouverte à la garnison, et que les bardots de l’état-major suffisaient d’ailleurs à traîner la voiture, tout se passait, quoique sans le chef, d’une manière assez convenable. Bien entendu que la jeune marquise avait trouvé moyen de faire remettre son propre service au quartier suivant.

On avait appris de bonne heure le départ de madame de Salizy pour l’Angleterre. Selon ce qu’elle avait écrit à Monrose, son projet était de courir le monde jusqu’à ce qu’une passion, qu’elle avouait ne plus mériter de voir couronnée, cessât de l’obséder ou la mît au tombeau. Nous n’étions pas fort alarmés sur le compte de cette femme sensible mais impérieusement dominée par ses sens, violente mais légère, et très-capable de se livrer aux distractions de tout genre : elles sont autant de limes auxquelles nulle passion ne peut résister, dès qu’elles y ont fait la moindre brèche.

Madame de Moisimont nous avait encore fourni, ainsi qu’au public, un lambeau de roman d’un grand intérêt et passablement risible, quoique tragique ; voici le fait :

On se souvient d’avoir entendu dire quelque part que madame de Flakbach avait enfin récompensé d’un cadeau bigarré les tendresses de M. de Moisimont, devenu depuis directeur-général ? Bientôt l’état du malheureux ex-robin fut si cruel, que sa moitié craignit enfin de le perdre. S’il venait à mourir, c’était bien la peine de s’être mise en si grands frais pour le placer et lui procurer les fonds d’un cautionnement de près de quatre cent mille livres ! Furieuse, elle avait juré de se venger de l’impudique et virulente Flakbach.

On se souvient encore que M. de Moisimont était parent d’un certain président Blandin, l’antipode de Saint-Lubin et l’adorateur de mademoiselle Adélaïde ? Celle-ci se trouvait donc, par ses alentours, en liaison indirecte avec madame de Flakbach. Chez cette tragédienne, devenue baronne, faufilait le Rosimont, cet obscur acteur des Italiens, ce plaisant qui, figurant en façon de docteur au souper de Belmont, avait repris, auprès de Mimi consultante, ce que jadis il lui avait donné. Adélaïde avait à son tour bien traité le sieur Rosimont, et s’en trouvait excessivement incommodée. À travers tout cela, cette fille et Mimi, se convenant sur les rapports du catinisme et de l’extravagance, s’étaient liées d’une vive amitié. Mimi, qui détestait maintenant le Rosimont autant qu’elle l’avait autrefois aimé, ne l’avait point, et, par miracle, elle n’avait rien attrapé d’autre part, mais elle avait à venger et son époux et son amie, et l’on songeait encore in petto à la déconvenue passée du cher Monrose. Adélaïde souffrait ; M. de Moisimont, abîmé par les remèdes, n’avait plus qu’un souffle de vie. Dans cette position, les offensées se conjurèrent contre l’odieuse baronne et contre le funeste sigisbé Rosimont.

Certain soir, le couple infect assistait à un petit spectacle incognito. Les conjurées l’y surprirent. Elles étaient en amazones à demi masquées de leurs cravates remontées et de leurs chapeaux rabattus. À la sortie, au moment où l’illustre baronne allait mettre le pied dans un remise d’emprunt, Mimi se trouvait là pour l’apostropher d’une volée de coups d’une badine assez ferme. En même temps, la vigoureuse Adélaïde prenait la même liberté sur les épaules et le nez du sieur Rosimont. Le scandale de cette scène allait perdre infailliblement nos extravagantes, si leur tournure et leur courage ne leur eussent fait trouver de nombreux partisans dans la foule des spectateurs : une voiture, gardée par un ami sûr, les attendait ; on protégea leur retraite ; elles purent s’évader sans tomber sous les mains de la police, et rien de fâcheux ne leur arriva. Mais Mimi surtout ne se croyait pas assez vengée. Sa première expédition n’avait pour but que de déclarer une implacable guerre, dans laquelle on n’en voulait à rien moins qu’à l’exécrable Flakbach ; Adélaïde, fort irritée contre le perfide Rosimont, et excitée par sa folle amie, se livra volontiers aux mêmes fureurs. Voici ce que, dès le même soir, l’une et l’autre écrivirent à leurs ennemis.


  1. Nous chantions à tous propos le couplet suivant, d’une chanson nouvelle alors, ou qui du moins l’était pour nous, et que Garancey ne voulait point avouer d’avoir composée :

    Air : Tandis que tout sommeille, de l’Amant jaloux :

     Il n’est si douce chaîne
     Qui ne blesse à la fin :
     Ce qui plaît le matin.
     Le soir se trouve gêne.
                La volupté
                Sans liberté
     N’est bientôt qu’une peine.
    Que parmi nous tout soit commun ;
    Plus de tyran, plus d’importun,
    Et que chacune et que chacun
     En aime une douzaine !