Monrose ou le Libertin par fatalité/IV/03

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Lécrivain et Briard (p. 11-15).
Quatrième partie, chapitre III


CHAPITRE III

OÙ SE DÉVELOPPENT DES CARACTÈRES
BIEN OPPOSÉS


Il était si bon, ce cher Monrose ! Dès qu’à mon réveil on m’eut appris son accident, je courus me désoler à son chevet ; mais je ne pus faire entendre mes doléances qu’après l’avoir assuré que je ne lui voulais aucun mal. « Eh ! mon ami, lui dis-je, le baignant de mes larmes, comment pourrais-tu m’avoir déplu ? — Je devais, chère comtesse, avoir plus d’égards pour un étranger qui se trouvait chez vous, et à qui vous aviez la bonté de ne point imposer silence. J’ai fait le jeune homme : j’ai manqué à mon devoir. Chez vous, le répréhensible sir Georges devait être sacré pour moi… Me pardonnez-vous, généreuse amie ? Dites, au nom de l’amitié, dites que tous me pardonnez ! » Précieuse délicatesse ! maintenant bien étrangère à la plupart de nos jeunes messieurs, très-capables de s’ériger en petits despotes dans la société, mais bien peu de sentir ce qu’un semblable ton a parfois de ridicule, et qui surtout ne se piquent plus guère d’appuyer du procédé de l’honneur leur licence et leur persifflage ! « Connais-moi mieux, lui dis-je en le pressant contre mon sein ; je n’ai pu me méprendre hier sur tes intentions ; elles ne méritaient que des éloges… Mais cette blessure, mon ami ? — Ce n’est rien, moins que rien, ma chère Félicia. » Le chirurgien ajouta : « C’est un coup d’épée, mais qui n’est nullement dangereux. » « Cet Anglais nous est bien funeste, dis-je à part moi. — Dites bien estimable, chère comtesse. Il peut penser mal, mais il a du moins la noble assurance de parler comme il sent. S’il a fait une faute, il l’a réparée : je dois rendre justice à son sangfroid, à son intrépidité ; je ne suis plus son ennemi ; maintenant je dois le défendre… » Admirable jeune homme ! tu ne tarderas pas à savoir quelle est la duperie de ton cœur candide et généreux !

Pendant huit jours qu’il convint à Monrose de garder le lit, son appartement ne désemplit pas depuis l’heure de son réveil jusqu’à celle où, pour son repos et sa santé, nous devions enfin le laisser libre. En vain Socrate prétendait-il qu’on est toujours logé assez au large pour recevoir de vrais amis : souvent nous étions entassés et gênés chez le nôtre ; nous lui donnions tour à tour le plaisir de la conversation, de la lecture et de la musique. La tendre d’Aiglemont, d’autant plus libre que le marquis allait à son régiment, vivait presque absolument chez nous, et partageait le plus souvent ma couche. Mesdames de Belmont et de Floricourt étaient rentrées pour toute la saison, afin de nous aider à faire, des jours de notre héros, un cercle d’instants agréables. Sans doute il est inutile de dire que la dernière avait renoncé à sir Georges dès le jour de sa querelle, et commençait à le haïr beaucoup plus qu’elle ne l’avait jamais aimé. Tel est le dénouement ordinaire de ces inclinations raisonnées qui mettent ensemble des gens que le cri de la sympathie n’avait point appelés.

Trois semaines s’étaient écoulées ; le cher blessé (le nôtre, bien entendu) se rétablissait à vue d’œil. Chaque matin il avait l’attention d’envoyer demander des nouvelles de sir Georges. Un jour enfin, au retour du message, on lui rapporta cet étrange billet : « Ne prenez plus la peine d’envoyer chez moi, monsieur. Croyez que je n’attends pas avec moins d’impatience que vous-même le moment de nous rejoindre. Je me flatte que, d’ici à quinze jours, je serai en état de vous demander un nouveau tête-à-tête. Votre étoile comporte, m’écrit-on, que la première fois qu’on vous attaque, l’avantage vous demeure. Tout aussi malheureux que ceux qui ont fait cette épreuve, comme eux je me persuade qu’on peut prendre sa revanche avec plus de succès. »

On avait signé : sir Georges Brown.

Cet écrit, qu’on saura bientôt être le nec plus ultra de l’insolence et de la méchanceté, fut d’abord pour nous une obscure énigme, où l’on ne devinait que le projet d’un homme haineux, autant qu’entêté, qui, dans la rage d’avoir succombé, voulait, à propos d’une dispute puérile, en venir à des extrémités outrées. Chacun a sa manière de faire honneur à sa patrie. C’est ainsi que sir Georges visait à soutenir la réputation qu’ont messieurs les Anglais d’avoir du caractère, d’être fiers, et surtout de nourrir contre nous dans leur cœur une haine implacable. Toutefois, de ce vulgaire féroce (eh ! qui ne sait qu’il y a le vulgaire de tous les rangs !), il faut excepter une classe d’Anglais infiniment estimable pour qui les Français quelconques sont d’abord des hommes méprisés, haïs, s’ils sont vils, nuisibles ; mais appréciés, chéris, s’ils sont vertueux et utiles, ou du moins agréables à la société.