Monrose ou le Libertin par fatalité/IV/19

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Lécrivain et Briard (p. 104-109).
Quatrième partie, chapitre XIX


CHAPITRE XIX

COMMENT NOTRE HÉROS EST SECOUÉ
CE JOUR-LÀ


Forcé d’attendre (on ne savait prévoir au juste combien de temps) que notre courrier fût de retour, Monrose combinait comment il pourrait s’étourdir… Il avait d’autant plus besoin de se distraire, que la marquise d’Aiglemont éprouvait depuis deux jours un mal-être qui la menaçait peut-être d’une maladie. À travers son double souci, mon tendre ami reçut le billet que je vais transcrire :

« Ingrat ! vous êtes à Paris : j’y ai respiré quelques heures… Mais, pour que je ne me retrouvasse point avec vous, il fallait qu’un fils ne mît aucun empressement à revoir sa mère, et ne s’annonçât chez elle que par un message. L’homme qui peut ainsi convertir en cérémonie le plus doux des devoirs, ne doit pas s’étonner quand, par sa faute, il ignore encore les tristes destinées de miss Charlotte. »

« Vous voyez, ma chère comtesse ! accourut me dire l’outragé Monrose, dans un nouvel accès de cette passion que nous avions eu tant de peine à calmer. Convenez maintenant qu’il m’est impossible de ne pas violer la parole que je vous ai donnée ! Ceci change toutes les hypothèses, avouez-le ! Voudriez-vous que je me dégradasse dans l’esprit de celle qui m’inspire si bien, et cela pour le stérile bonheur d’être fidèle à une promesse arrachée par la séduction du respect et de l’amitié ! »

Cette fois il raisonnait juste ; je me taisais, n’ayant rien à lui opposer… « Eh bien ! ma chère tante ? — Eh bien ! mon cher neveu ? — Je vole à ce couvent !… — À votre place je n’en ferais rien ; j’écrirais deux mots qui suffiraient pour ma justification provisoire, et j’engagerais miss Charlotte à patienter quelques semaines avant de fixer aucun jugement… »

Nous agitions cette question, lorsqu’on apporta dans ma propre chambre à Monrose cet écrit d’une tout autre conséquence : « Je suis trop Anglais, monsieur, c’est-à-dire trop franc, pour vous laisser ignorer que dès mon arrivée en France je vous ai connu pour être le seul adversaire qui pût s’opposer au bonheur de ma vie. Milord Sidney m’a choisi pour devenir l’époux de sa malheureuse nièce. Je n’ignore point que vous corrompîtes l’enfance de miss Charlotte : s’il le savait lui-même, il ne destinerait sans doute ni moi ni personne à pareil hymen. Mais, persuadé qu’à l’âge que la trop crédule enfant avait alors, on ne peut contracter une véritable tache, je ne porterai point la honte et la douleur dans le cœur d’un ami. Cependant l’homme sans mœurs qui tâcha de déshonorer celle dont je songe à faire mon épouse, ne peut exister tandis qu’elle m’appartiendra… Maintenant, monsieur, vous devez comprendre ce que voulait dire notre première querelle. À quand la seconde, qui sera sans faute la dernière, attendu qu’après elle je n’aurai plus, ou vous, d’ennemi ? »

Je fus moi-même si choquée de cet insolent cartel, que je ne voulus point dissuader mon neveu d’y répondre de la manière la plus dure ; il le fit dans ces termes :

« Sachez, monsieur, que celle que vous vous proposiez d’obtenir pour femme, ne vous aurait jamais appartenu : ainsi nul scrupule à cet égard ; mais le spéculateur avide qui attendait, de l’autorité d’un parent opulent, la main de miss Charlotte, dont au contraire je me crois sur le point de faire mon épouse, cet homme ne peut exister quand il affecte de se croire sur elle des droits que je prétends avoir seul. À demain donc notre ancienne et dernière querelle. »

« P. S. Nous étions en fort bon lieu la première fois. Outre nos épées, ayons aussi des pistolets : il fait jour, je crois, dès cinq heures. À demain ! »

Cette réponse envoyée : « Pour Dieu ! ma chère tante, dit le généreux Monrose, tombant à mes genoux, sauvez à ma mère la connaissance de cet incident : elle n’a pas votre fermeté. Que toute crainte lui soit épargnée. Si je suis vainqueur, qu’elle n’ait qu’à s’en réjouir avec vous !… Si je dois succomber, à quoi bon l’avoir d’avance alarmée !… » Il avait encore raison. Mon âme était étranglée. Je me trouvais pour le coup dans cet état de douleur où l’on ne verse plus de larmes. Quel moment pour moi, constamment heureuse, et qui, de ma vie, n’avais éprouvé de semblables agitations ! Que, surtout alors, je maudissais de grand cœur l’amour et ses extravagances, les Anglais et leur philosophe férocité !…

Vers onze heures du soir, tête à tête, nous faisions semblant de souper, mangeant un peu pour nous dissimuler mutuellement notre agitation secrète, évitant surtout de dire un mot qui pût rappeler sir Georges et l’état où les choses venaient d’être mises par son maudit billet… On vint, une carte à la main, avertir mon neveu qu’une personne était là qui venait d’écrire ce que voici : « M. le chevalier Monrose est-il le même qui, certaine nuit, à la campagne de certain lord, mit dans de si beaux draps son serviteur Julien ? »

Après avoir lu : « Voyez, chère comtesse, dit-il, en me passant la carte : ceci sent encore l’aventure à pleine gorge. Il serait plaisant que quelqu’un vint aujourd’hui me demander raison du méchant tour que je jouai là-bas sans le savoir au pauvre Julien, que j’aimais pourtant de tout mon cœur ! » Puis, sans attendre mon avis : « Faites entrer ! » cria-t-il. On annonça M. de Senneville.

Je vois alors un jeune homme de la plus jolie figure qui s’avançait de l’air aisé d’un homme du monde. Il me salua respectueusement, mais avec la descente liberté d’un égal. Aussitôt il tendit, en souriant, les bras à mon neveu stupéfait, et lui dit : « Mon ancien maître veut-il bien permettre que Senneville, officier de marine, ait la satisfaction de l’embrasser ?… » Notre héros, dont on connaît le cœur, fut enchanté de revoir dans une position qu’on devait juger heureuse, un être près duquel il avait bien à réparer quelques torts d’étourderie. Monrose se jeta dans les bras du ci-devant Julien avec les transports de la plus vive affection.