Monrose ou le Libertin par fatalité/IV/23

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Lécrivain et Briard (p. 129-134).
Quatrième partie, chapitre XXIII


CHAPITRE XXIII

COUP DE TÊTE DU HÉROS, ET QUEL EN
EST LE SUCCÈS


Au bout de quelques heures, m’étant éveillée, je retrouvai toutes mes peines : un nouvel incident pouvait les aggraver encore. J’avais fait demander des nouvelles de Monrose ; on me rapportait que bientôt après nous être séparés, il avait ordonné qu’on mît les chevaux : il s’était fait conduire… on ne sait où ; deux heures, deux éternelles heures s’écoulent… Babet, en sentinelle chez le suisse, est chargée d’accourir près de moi dès qu’il y aura la moindre nouvelle, n’importe de quelle nature, concernant le fatal combat… Une trop longue attente avait mis enfin le comble à mes agitations, lorsqu’un grand bruit s’élève dans l’hôtel, mais ce n’est point un bruit sinistre. Tout le monde accourt, parle à la fois, se jette dans ma chambre… La voiture que j’ai entendu entrer avec fracas ramenait Monrose sain et sauf ; Senneville et toute la maison sont à la suite… Mon neveu, mon ami vit, il m’est rendu, je le serre dans mes bras !… Voici comment toutes choses s’étaient passées.

D’abord, notre héros, pressé par un sentiment bien naturel dans sa funeste position, s’était transporté rapidement au couvent de miss Charlotte. Là, contre toutes les règles du respect dû à l’asile des vestales du Seigneur, Lebrun, par ordre de son maître, avait tant heurté, carillonné, qu’à la fin il avait bien fallu venir prendre connaissance des causes de ce vacarme. Était-ce le diable ? étaient-ce des voleurs ? voyait-on du feu ? ou bien serait-ce de par le roi ? Eh ! non ! ce n’était que de par l’amour et la folie. On veut parler sur-le-champ à la supérieure de la part de milady Sidney. « Bonté de Dieu ! disait la portière en se couvrant de signes de croix, parler à madame la supérieure à trois heures du matin ! — Il le faut absolument et sans le moindre retard. Il faut de même éveiller cette belle demoiselle anglaise… C’est son prétendu, M. le chevalier Monrose, qui… — Jésus Maria ! la nuit, un prétendu ! quand ce serait un mari !… dans notre maison ! Père éternel ! — Pas tant de commentaires, ma bonne sœur… Tenez (quelques louis passent à travers le grillage du guichet), courez… Non, attendez ; il serait presque plus court de ne pas troubler le repos de la mère supérieure, il suffirait de la faire venir au parloir… « Mais cette apostille n’était point entendue : la portière s’était déjà renfoncée dans l’intérieur ; il n’y avait plus à sa porte qu’une ronde tourière, dans un négligé délabré, sous lequel deux volumineux monts, réprimés sous cinq doigts, bondissaient par l’effet de la peur et de la curiosité…

« Mon Dieu, monsieur, disait à Lebrun cette Io pudibonde, il faut espérer que vos intentions sont droites, et que ce n’est pas pour faire du mal que vous vous présentez ici… — Rassurez-vous, ma sœur ; il ne s’agit de rien dont la révérende mère supérieure elle-même ne doive être fort satisfaite… » Après un long colloque et bien du temps perdu dont les bouillants visiteurs comptaient à regret chaque seconde, Monrose fut enfin introduit dans un parloir où parurent, le moment d’après, la supérieure, une autre nonne et pour le coup, après une si longue séparation, l’angélique Charlotte. Malgré toute la force de l’imagination, l’enthousiasmé Monrose avait été bien loin de se représenter la perfection, soit des traits, soit de la taille, et tant de grâces répandues sur toute sa personne. L’aspect de Monrose, quelque beau qu’on l’eût vu jadis, produisait absolument le même effet sur la sympathique Anglaise. D’abord il n’avait existé sur la physionomie de cette beauté que la seule expression d’une grande surprise, maintenant on y voit celle du bonheur… Il était assez singulier qu’un homme tout à l’heure si pressé n’eût plus un seul mot à dire. La vieille nonne fut obligée de demander enfin, en grognant, si tant de fracas et d’irrégularité ne devait aboutir qu’à s’extasier d’une manière si profane dans le séjour des bonnes mœurs…

Monrose alors, avec autant de force que de sentiment, énonce l’objet de sa visite. « Révérende mère, dit-il, je vous prends à témoin que je suis venu jurer à mademoiselle une passion légitimée par nos anciens rapports. Soyez témoin que je la prie de ne point se laisser gouverner par d’autres volontés que celles de son propre cœur, d’être persuadée que, si je vis, ce sera pour elle uniquement. Elle saura pourquoi je n’ai que cet instant pour lui exprimer des sentiments que, quoi qu’il puisse arriver, je la prie de n’oublier jamais… Préparez-vous, miss, à quitter ce séjour : de toutes façons il ne sera plus nécessaire… — Mais, monsieur, interrompt sévèrement la supérieure, milady Sidney seule… — Aussi, très-révèrende mère, ce sera milady Sidney qui dès ce jour viendra reprendre miss Charlotte… Adorable miss, adieu !… Si quelque événement fatal pouvait opérer que vous ne fissiez point le bonheur de l’éperdu Monrose, pourrait-il du moins emporter l’espoir que vous ne vous donnerez jamais… — À ce sir Georges, interrompt avec véhémence miss Charlotte, encore embellie par sa fière émotion, à cet homme odieux qui fit couler le sang de celui… Retournez à Paris ; obtenez que milady m’honore de sa visite : je lui ferai part de mes invariables résolutions !… » Cependant la sagesse et la dignité de cet entretien pénétraient dans le cœur des révérendes mères. « Tout cela serait à merveille, disait la supérieure, si la scène avait pu se passer autrement qu’à trois heures après minuit. — Vous saurez, madame, comment il n’y avait pas d’autre instant… — Expliquez-vous, mon ami, dit la belle pensionnaire avec une excessive agitation : vous éloignez-vous, lorsque le projet de me contraindre est arrêté, lorsque le fatal sir Georges est à Paris, et qu’en vain je lui ai signifié mon antipathie, mon désir invariable de demeurer libre… ma ferme résolution d’encourir plutôt la disgrâce de mon oncle !… — Vous avez fait cette démarche, admirable miss ! » s’écrie alors Monrose avec transport. Baisser les yeux est toute la réponse de Charlotte. « Ah ! maintenant je vois clair dans mes destinées !… Adieu, ma Charlotte !… Pardon, mesdames, si j’ai troublé la paix de votre retraite : il le fallait ainsi… Dès aujourd’hui ». » La parole lui manque… Il se repaît un instant de la vue du plus bel objet de la terre ; il élève les mains… Grand Dieu ! fais le reste… Il court hors du parloir.