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Monrose ou le Libertin par fatalité/IV/28

La bibliothèque libre.
Lécrivain et Briard (p. 157-164).
Quatrième partie, chapitre XXVIII


CHAPITRE XXVIII

SURCROÎT D’INNOCENTES IMPOSTURES, ET
QUEL ACCIDENT IL EN RÉSULTERA


Je viens d’anticiper un peu, pour ne pas tenir trop longtemps en suspens le lecteur, car avant que miss Charlotte fît à son libérateur la demi-fausse confidence d’un fait dont elle-même ne connaissait pas toute la vérité, l’on changea de chevaux.

Pendant qu’on attelait survint un courrier très-alerte qui demanda tout de suite avec feu si l’on n’avait pas vu passer depuis peu des Anglais. « Il y a une heure, répondirent les gens de la poste, un maître, deux femmes, et c’est tout au plus s’ils sont au relais suivant. » Dans ce moment même, le postillon qui avait amené d’Aiglemont recevait de lui son argent ; cet homme allait jaser : « Tais-toi ! » lui dit le marquis, lui mettant pour boire quatre écus de six livres dans la main et souffrant sans objection qu’on mît un cheval de plus à sa voiture. L’intérêt de la poste ainsi séparé de celui des voyageurs, tout se passe convenablement, et pour la fausse comédienne qui s’était tapie au premier mot du courrier, et pour le marquis, enchanté de n’avoir plus, du consentement même de sa conquête, à la disputer avec qui que ce fût[1].

Pour peu qu’on se fût éclairci, sûrement d’Aiglemont eût reconnu Lebrun, dont la basse-taille lui avait même rappelé quelqu’un de connaissance ; mais on ne se parla point. D’Aiglemont continua sa route et le courrier la sienne, celui-ci bien éloigné de supposer que la plus intéressante partie de son objet lui était dérobée par cette silencieuse voiture qu’il venait de croiser à la poste.

C’est à la suite de ce quiproquo que la prétendue comédienne débita son roman au marquis. Celui-ci, qui, bien qu’il sût son épouse malade à Paris, et qu’il y accourût à cause d’elle, ignorait pourtant les dangers et n’était pas homme à faire le Caton avec une charmante actrice de Londres, probablement aussi peu dragon de vertu que celles de Paris, — notre Persée, dis-je, tenait aussi un roman tout prêt : il devenait, lui, le fils unique d’un riche négociant de Marseille ; en conséquence, le ruban rouge avait subtilement disparu de la boutonnière ; la petite cour galante avait commencé. Vers le jour, l’Andromède avait été frappée à son tour de cette figure d’une rare beauté. Des manières si délicates ! des propos si séduisants, si gais sans manque de respect ! si voluptueux sans indécence !… Il était si intéressant, l’homme enchanteur qui, pour un fils de négociant, avait exposé si militairement sa vie ! ce chapeau percé d’une balle maudite réclamait tant de reconnaissance ! et surtout l’adorateur était dans une opposition si favorable avec cet autre séducteur, ce perfide Monrose qui semblait ne s’être assuré de nouveau du cœur d’une ancienne maîtresse que pour la trahir à l’instant, que pour la déchirer par l’affectation d’un insultant intérêt !

Qu’en pensez-vous, cher lecteur ? et jugerez-vous miss Charlotte impardonnable, si je vous dis à l’oreille que ses plus douces faveurs, à la vérité presque arrachées, payèrent au centuple le fortuné Don Quichotte, tandis qu’une réparation indispensable retenait pour une couple d’heures ces aventuriers à Chantilly ? Non ; vous ne verrez avec moi, dans toute cette affaire, que le doigt de la Providence qui, lorsqu’elle a le temps d’y prendre garde, nous distribue infailliblement le bien et le mal à proportion de nos mérites. N’était-il pas juste que ce fripon de Monrose, qui fit si lestement cocu notre ami d’Aiglemont, le fût à son tour par celui même qu’il a mortellement offensé ? Ne convenait-il pas qu’une jeune folle qui, sans s’éclaircir, a lâché la bride aux sentiments jaloux, secoué le joug de sa tutrice, couru les champs avec un inconnu (car elle n’avait jamais vu sir Georges, fait lord par occasion, de la façon de miss Brigitte), n’était-il pas juste, dis-je, que cette écervelée de miss fût punie de son coup de tête, et d’un mensonge qui provoquait la témérité ? Réjouissons-nous pourtant de ce que du moins elle vient d’être châtiée d’une manière fort agréable.

Cependant ce n’était pas tout d’être comédienne de Londres, d’avoir échappé, par miracle, aux transports d’un lord scélérat, pour céder ensuite par délicatesse à ceux d’un négociant infiniment aimable. Il s’agissait de rentrer à Paris, mais sur quel pied ? Chez qui descendre ? D’Aiglemont, à qui le progressif embarras de sa compagne faisait assez connaître combien elle souffrait intérieurement, n’était pas homme à l’abandonner dans une position qui devait être des plus critiques. C’est alors qu’il croit au-dessous de lui de continuer à feindre. Depuis qu’on avait pris pour la dernière fois des chevaux, il préparait avec ménagement sa conquête à lui permettre des offres de service dont elle pût n’être point humiliée. « J’aurais dû, lui disait-il, au lieu de vous détourner de votre route, vous escorter sur celle d’Angleterre ; mais des raisons de la plus grande conséquence me forcent de rentrer dans Paris. Cependant, si je n’avais pas plus l’honneur d’être négociant que vous, peut-être, le malheur de n’être qu’une actrice ; si, malgré nos heureuses relations, vous conserviez quelques secrets que vous ne me crussiez pas encore assez digne d’apprendre… agréeriez-vous du moins, angélique amie, l’hommage de mes plus tendres vœux ? Ah ! croyez qu’à la vie, à la mort, vous n’auriez jamais un ami plus zélé à vous servir de toutes manières : cette carte vous apprendra ma demeure et mon nom… Mais quand vous êtes séparée de votre funeste compagnie, quand le plan de votre voyage est tout à fait changé, oserais-je vous demander si vous n’auriez pas besoin… (Une bourse se montrait.) — Je ne manque de rien, répondit miss Charlotte presque offensée. — Que je sache du moins où je pourrai vous faire ma cour… — Je n’ai à Paris qu’un compatriote de ma connaissance ; mais de puissants motifs… » Ici les plus beaux yeux du monde se mouillèrent de larmes… Le marquis, attendri, ne put sans beaucoup d’efforts retenir les siennes… « Et vous n’avez pas encore daigné, dit-il, jeter les yeux sur l’adresse de celui qui vous est si passionnément acquis… (La carte déroulée.) — Ô ciel ! s’écrie l’adorable miss, vous, le marquis d’Aiglemont ! vous peut-être l’époux de cette femme… — Quel trouble, madame, quels accents de courroux peut vous arracher un nom… — Perfide marquise ! — D’où la connaissez-vous ? Que vous a-t-elle fait ? — Rien, rien, Monrose seul est criminel… — Monrose ? Qui venez-vous de nommer encore ? — Un monstre !… oui, des monstres ! lui, votre femme, ils m’ont assassinée !… C’est pour elle !… L’ingrat ! et c’est au moment où je lui rendais toute ma tendresse !… »

Avec tout autre mari, que de maux pareille scène aurait pu causer ! Cependant d’Aiglemont avait acquis trop de droits pour qu’on pût lui refuser de courtes confidences. Son attendrissement touchant, ses vives caresses les sollicitaient, et miss, dont le cœur était bourrelé, avait besoin du soulagement de les répandre. Milady Sidney fut nommée. « Milady Sidney ! c’est la sœur de ma meilleure amie. — Et moi je suis la malheureuse nièce de lord Sidney. — De lord Sidney, de l’homme pour qui j’ai le plus de respect ! — Et que nous venons de déshonorer ensemble ! — Chut ! » Le pathétique d’Aiglemont eut bien de la peine à remettre cette tête bouillante qui venait de s’exalter. Il en vint pourtant à peu près à bout ; il plaida pour Monrose, qu’il dit connaître depuis longtemps pour la plus honnête créature de l’univers. Il pria qu’on voulût bien lui laisser le soin de tout approfondir et de ramener les esprits. Le résultat de cet utile éclaircissement fut que miss Charlotte, dans sa position, ne pouvait rien faire de plus à propos que de me demander asile, puisque j’avais, quoique cadette de bien des années, un entier ascendant sur ma sœur, et, de plus, un très-bon cœur, disait-il. Or, je me pique de mériter cet éloge.

Ils mirent pied à terre chez moi. Par bonheur, on put assurer de bonne foi notre ami qu’il n’y avait plus rien à craindre pour les jours de la marquise ; mais il l’aimait trop pour que l’idée du danger qu’elle avait couru et des suites que pouvait avoir une aussi cruelle petite-vérole ne l’affectât pas à l’excès. Il fut pendant quelques instants totalement privé de connaissance.


  1. Sans doute on n’aurait point été fâché de trouver ici l’intéressante description de la séduction du marquis, de la résistance de miss Charlotte et le détail de leur accord ; mais je ne parle jamais de ce que j’ignore ; on ne m’a donné sur toutes ces jolies choses aucun document.