Monrose ou le Libertin par fatalité/IV/32

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Lécrivain et Briard (p. 181-186).
Quatrième partie, chapitre XXXII


CHAPITRE XXXII

SUITE INTÉRESSANTE DU RÉCIT DE
SENNEVILLE


« On me conduisit un peu loin du pavillon principal ; sur la porte de l’appartement que le concierge m’ouvrit, on lisait en grosses lettres : FÉLICIA. Dans la chambre à coucher, le premier objet qui me frappa fut votre portrait, madame la comtesse, portrait parfaitement ressemblant, et qui me rendit bien cher le choix qu’on avait fait, pour moi de cet asile. Vous savez combien ce petit logement est agréable ? Sans doute vous l’avez habité, car en examinant de bien près la délicieuse peinture, je vis avec plaisir une date[1] ingénieusement égarée dans les plis de ce peignoir transparent qui chicane des regards avides de mille charmes. Dès ce moment je ne redoutai plus une soirée dont la longueur m’avait d’abord effrayé… « Vous êtes bien galant, dis-je avec un peu de malice au conteur ; je suppose cependant que vous auriez encore mieux passé votre temps, si certaine effigie se fût trouvée à la place de la mienne… Mais Aglaé n’a pas l’honneur d’être connue de milord Kinston. »

Senneville, rouge comme une grenade, fut un moment interdit ; il continua :

« Bientôt un charmant jockey parut chez moi pour me déshabiller (car j’étais seul, ayant laissé mon domestique à Londres). À l’air effronté du petit drôle, je devinai sur-le-champ sa morale et quel était sans doute son principal emploi chez milord. Très-différent de cet homme dans mes goûts, j’eus pitié de la dégoûtante coquetterie du morveux, et me hâtai de pouvoir me passer de son service. Il me laissa des papiers publics et quelques pamphlets libidineux que milord avait eu l’attention de m’envoyer. Je sus à celui-ci plus de gré d’un autre soin, quoiqu’il ne me parût que plus méprisable de l’avoir pris. Au moment du souper survint une jeune et très-jolie niaise pour m’en faire les honneurs. J’avoue que ses beaux cheveux blonds à l’enfant, dont le toupet se rabattait jusque sur de longs yeux bleus ; que son mannequin élancé et mollement ondoyant, que certain air sentimentalement lubrique, en un mot, que tout en elle m’intéressa… Je ne la renvoyai point… Vers minuit nous étions assez bien ensemble pour qu’elle se crût en droit de me demander mon appui : c’était en vue de se placer en France, n’ayant plus, à la suite de quelque faveur, que les charges d’une double habitude avec le capricieux Kinston et la fatigante Sara. Ma fausse ingénue, puisqu’elle ne savait pas un mot de notre langue, était toute prête à faire, dans notre pays, quelque besogne que ce fût qui n’exigerait point qu’elle parlât. Je ne suis entré dans ce détail hors de saison qu’afin de vous faire mieux connaître quels principes, quel ordre régnaient chez milord. Le lendemain, de bonne heure, je parcourus ses délicieux jardins ; je m’affligeais, en dépit de mes jouissances, de ce qu’un homme dont les possessions décelaient tant de connaissances et de goût, empêchait, par l’excès de sa dépravation, qu’on estimât ses bonnes qualités. Ce fut enfin vers midi qu’il me fit prier de venir le joindre…

« Il était en robe de chambre. « Monsieur, me dit-il, je suis maintenant tout à vous. Il est bon de vous apprendre que mistress Brumoore a prévu la justice qui vous aurait été faite de sa trahison. Lorsque le juge de paix est venu, malheureusement trop tard, s’assurer d’elle, il a fallu enfoncer la porte, dont elle avait poussé les verrous. On l’a trouvée morte dans son lit ; sur la table de nuit, un verre vidé montrait les traces du poison le plus violent ; sur un papier on lisait : « Mon rôle est fini ; j’ai voulu mourir : puissent les hommes me pardonner ! Dieu est juste, mais il est bon. » Maintenant, monsieur, c’est de moi qu’il faut que vous soyez vengé. Si vous me survivez, j’ose exiger que vous exécutiez mes dernières volontés : elles sont énoncées dans un testament que j’ai dicté hier. Vos instructions particulières sont dans ce paquet que je vous prie d’accepter. Avant le dénouement quelconque, par lequel l’un de nous deux va perdre la lumière, entendez-moi confesser hautement ma honte et ma contrition de la conduite abominable que j’ai tenue, par faiblesse, envers Sidney, son épouse, Monrose et vous-même. Né pour la vertu, j’ai vécu nonchalamment dans le désordre, j’ai fait beaucoup de mal : il est temps de le réparer… »

« En prononçant ces derniers mots, il recule et sort de dessous sa robe de chambre un pistolet armé ; à son mouvement je devine son dessein ; je m’élance et je suis assez heureux pour lui détourner brusquement le bras au moment du coup qui devait lui faire sauter la cervelle. Il se manque et va frapper le plafond de trois balles. Toute cette horrible scène n’a duré qu’un clin d’œil. Au bruit, on accourt, on m’entoure, on va me saisir… » Arrêtez ! crie Kinston (de qui je n’ose encore me séparer, craignant qu’il n’ait un pistolet de plus) ; respectez ce généreux jeune homme. Il lui faut, je le vois, une plus noble vengeance… Allons, monsieur, c’est donc de votre main que j’aurai l’honneur de périr. » À ces mots, il s’élance : « Non, milord, dis-je en le retenant, ma vengeance est consommée. Vivez si vous ne doutez pas du violent désir que j’avais de laver mon affront !… — Moi, douter ! et de vous ! » Il s’est en même temps jeté dans mes bras avec effusion. Je crois lui voir une nouvelle physionomie. Dans ce moment solennel, Kinston, à coup sûr, a retrouvé toute sa vertu… Cependant, le bruit de plusieurs personnes qui marchent à grands pas annonce quelque incident extraordinaire. Je vois entrer brusquement un homme décoré, dont les traits et le port majestueux me pénètrent de respect. « Sidney ! » Kinston, en criant ce nom, s’arrache de mes bras pour tomber aux genoux de son vertueux ami. « Je respire, dit le nouveau venu, les larmes aux yeux et le relevant avec tendresse. Malheureux ! tu vis encore… J’arrive assez à temps !… — C’est lui qui n’a pas voulu, repart Kinston en me montrant ; sa main a détourné celle du sort qui marquait la dernière de mes secondes. »


  1. Ce n’était pas le souvenir de mon séjour dans cette pièce qui se trouvait fixé par la date en question, mais bien celui de certaine passade dont il eut fait une légère mention, troisième partie, chap. VI des Fredaines… Eh ! les Kinston eux-mêmes sont fats !