Monrose ou le Libertin par fatalité/IV/38

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Lécrivain et Briard (p. 216-221).
Quatrième partie, chapitre XXXVIII


CHAPITRE XXXVIII

QU’ON CROIRA COPIÉ DES ANNALES DES
PETITES-MAISONS


Le temps courait : tous ces mariages et autres arrangements dont j’ai fait un faisceau, s’étaient succédé à la file, notre héros était présenté à la cour, investi de sa charge et en fonctions ; la marquise d’Aiglemont était radicalement guérie, et déjà, malgré ses innombrables rougeurs, on démêlait qu’elle ne conserverait à leur suite aucune marque qui pût la rendre moins attrayante ; on savait le retour de sir Georges à Londres, et que les fers y étaient au feu pour un moins incertain mariage ; on avait eu fréquemment des nouvelles de Mimi de Moisimont, heureuse à sa manière, c’est-à-dire dans l’aisance ; maîtresse absolue, épaulant dans les bureaux ou y desservant le tiers et le quart, jetant, reprenant le mouchoir, coryphée de sa société, tournant toutes les têtes, mettant sur les dents tous les galants de la ville où la fixait le lucratif emploi de son sûr cocu de mari ; on avait appris la mort de l’honnête M. des Voutes, saigné pendant une indigestion suffocante que les médecins avaient savamment prise pour un coup de sang ; on savait que sa veuve, l’étoffée Dodon, qui s’était parfaitement trouvée à Paris du bon exemple de Mimi, se disposait à la joindre, pour vivre encore d’après ses excellents conseils ; on savait que la forte Hébé-Nicette, redevenue, pour être plus aimable, le Ganymède-Nicetti, cinglait vers l’autre hémisphère avec son Jupiter-Talmond[1] ; on savait encore que le comte-chanoine, nécessaire à son chapitre à l’occasion d’une promotion, avait enlevé de Paris madame Faussin, convertie en baronne de Fussani, veuve d’un major au service de Naples, et que le plénipotentiaire se retirait ironiquement tout seul dans son petit coin natal de Heidelberg ; on savait enfin que le pauvre d’Aspergue était mort d’une pleurésie gagnée à s’être trop pressé pour arriver, de pied, à la séance du lycée, après avoir payé d’une passade le dîner qu’il venait de prendre chez certaine robuste plaideuse, nouvellement arrivée du pays de Caux. C’est-à-dire que quatre mois venaient de s’écouler, et cependant miss Charlotte, dont chaque jour le corset bâillait un peu plus, refusait obstinément de se donner, en faveur de notre héros, la chaîne du mariage ! Quelle bizarrerie ! — Ne l’aimait-elle plus ? — Elle en était folle : tous les jours, à tout moment, elle agréait son brûlant hommage. Si chaque avait fait, comme dit le proverbe, une oreille, son pauvre enfant en aurait apporté plus au monde que le fameux Argus n’avait d’yeux… Mais, malgré les conseils du simple bon sens, malgré toute ma rhétorique, miss Charlotte, esprit fort à sa manière, refusait opiniâtrément de s’engager. L’extravagante n’avait pu se retenir de dire à Monrose : « Je serai tant que tu voudras ta maîtresse : ta femme, jamais ; car l’enfant que je porte n’est pas de toi ; c’est ton cher ami d’Aiglemont qui me l’a fait, par ma faute : lui, croyant consoler une actrice de Londres, moi, croyant me venger, avec un négociant de Nantes, d’un chevalier français perfide, parjure, de qui je me supposais récemment outragée par l’endroit le plus sensible… Non, Monrose, vivons ensemble, mais ne nous épousons jamais. »

Heureusement d’Aiglemont et son épouse étaient seuls avec moi dans la confidence de ce pas de clerc. Nous nous en désolions. Nous soupçonnions fort milord Sidney de fermer philosophiquement les yeux (mais pour bien peu de temps peut-être) sur un état dont il était difficile qu’il ne se fût pas aperçu ; en un mot, nous perdions tous notre latin à prêcher l’inconcevable Charlotte, qui s’y prenait de la sorte tout au mieux pour perdre bientôt irréparablement la fortune et l’honneur…

À la fin d’Aiglemont, toujours singulier dans ses idées, résolut d’essayer un quitte ou double : il n’y avait plus aucun moyen raisonnable à tenter pour arracher à miss Charlotte une sage résolution.

« Madame, vint-il lui dire très-sérieusement un beau matin, notre bon pays de France n’est pas du tout le théâtre où peuvent être applaudis des honnêtes gens ces parties romanesques qui sont en grande faveur dans votre île philosophique, du moins si l’on en croit vos romans, que les extravagants seuls prennent ici pour modèles. Trop de perfections vous distinguent ; vous tenez à trop de personnes considérables par leur état et par leur fortune, et particulièrement vous avez un oncle d’un trop grand mérite pour qu’il vous soit possible de soutenir, sans vous avilir, la gageure de ne point vous marier. J’ai eu la fortune de vous faire un enfant ! Eh bien, le cher Monrose en a fait un à madame d’Aiglemont : partant quitte. Un jour doit venir où vous saurez encore mieux combien il y a d’alliances entre tant de personnes que vous voyez former notre aimable et j’ose dire heureuse société : vous serez alors très-aise de vous remettre à notre unisson. Votre amant, celui dont il convient absolument que vous fassiez un époux, a contracté d’innombrables dettes : il est de votre honneur de les acquitter. Voyez, au surplus, à quoi tiennent vos scrupules ! » En même temps il ouvre la porte d’un boudoir… Tandis que Charlotte est stupéfaite d’y voir l’heureux Monrose dans les bras de madame d’Aiglemont, le marquis la surprend elle-même, et… la façon d’une oreille est plus qu’à moitié faite avant que la belle Anglaise ait pu seulement respirer. Cependant, notre héros et la marquise lui sourient et lui font ainsi comprendre que le crime dont on la rend complice, n’est pas de nature à faire tonner le ciel. « Eh bien ! belle Charlotte, lui dit avec toute sa grâce Flore, encore embellie par le plaisir, épousez du moins à demi le cher Monrose, afin de ne pas me voler tout net ce que vous usurpez maintenant… »

Monrose, 1871, Figure Tome 4 page 220
Monrose, 1871, Figure Tome 4 page 220

Cette folie fut le coup de marteau sous lequel devait se briser le dur noyau du préjugé de Charlotte ; l’amande n’en était point amère : c’était la tolérance sous un bon épiderme de goût du plaisir… Elle sourit. L’oreille achevée, l’Anglaise vola dans les bras de sa ci-devant rivale, lui jurant de s’assurer par un prompt hymen d’imprescriptibles droits à sa précieuse amitié, mise à des conditions si douces… J’étais dans la confidence ; j’avais tout entendu, tout vu : je parus. Les époux, non moins amis que leurs belles, se faisaient avec loyauté les plus vifs serments d’être à jamais l’un pour l’autre Oreste et Pylade.


  1. Son absence de trois ans. C’est au retour que j’eus la curiosité de vérifier la conformation de Nicetti, qui pour lors n’aurait plus été que ridicule sous le nom de Nicette.