Monseigneur François de Laval/III

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L’œuvre des tracts (p. 11-16).

III


Dernières années, mort et gloire


En 1680, à la suite d’une très grave maladie qui l’avait conduit au seuil du tombeau et lui avait laissé de pénibles infirmités, Mgr de Laval n’avait plus songé qu’à se démettre de sa charge. Il croyait, dans son humilité, que tout autre que lui ferait mieux et qu’il fallait poser le fardeau sur des épaules plus jeunes. Afin d’obtenir ce successeur, il entreprit pour la quatrième fois le dur voyage d’outre-mer (1684).

La démission du prélat ne fut pas acceptée sans résistance, surtout de la part de Louis XIV, qui aurait voulu le voir longtemps encore à son poste pour le plus grand bien de la colonie. Touché enfin par les instances et les infirmités du vénérable évêque, il accorda le successeur. Celui-ci, recommandé par le Supérieur de Saint-Sulpice et un Jésuite de Paris, accepté de confiance par Mgr de Laval, était l’abbé Jean-Baptiste de Saint-Vallier. Avec d’éminentes qualités, et des défauts qui ne manquaient point non plus de variété ni d’envergure, l’abbé devait accomplir d’excellentes œuvres, mais en même temps, par sa conduite arbitraire, tenir son prédécesseur sur la croix et semer dans les cœurs de graves mécontentements.

Il fut convenu qu’il viendrait d’abord au Canada comme grand vicaire pour visiter son futur diocèse, pendant que Mgr de Laval ferait les instances nécessaires à Rome pour l’obtention des bulles. L’abbé, arrivé en 1685, admira l’œuvre du grand évêque et il sut, dans une lettre écrite trois ans plus tard, faire l’éloge non seulement de l’administrateur, mais encore de l’homme et, dans l’homme, du saint. Il retourna en France en 1687. Les bulles arrivèrent enfin à Paris, et c’est là qu’il fut consacré le 25 janvier 1688. Au cours de l’été il revint au Canada, où Mgr de Laval l’avait précédé de quelques mois.

Le nouvel évêque ne fut pas lent à commencer ses réformes, à les brusquer, à se créer mille embarras à Québec et à Montréal. Et ce fut la grande croix du saint évêque, de Mgr l’Ancien, comme on l’appelait alors pour le distinguer de son successeur, de voir du sein de sa solitude au Séminaire de Québec ou à Saint-Joachim, le bouleversement de plusieurs de ses œuvres et les démêlés du pasteur avec le clergé et les communautés religieuses, d’entendre les plaintes qui s’élevaient de toutes parts et étaient portées jusqu’au pied du trône.

Sa vie de silence et de prière fut troublée, en 1690, par l’attaque de Phipps contre Québec. À sa suggestion, on confia la défense de la ville à la sainte Vierge. Marie ne faillit point à la tâche. Le siège fut vite levé, et l’église de la basse-ville, récemment construite, reçut le nom de Notre-Dame de la Victoire.

Mgr de Saint-Vallier fit un premier voyage en France pour répondre aux plaintes qui s’accumulaient contre lui (1694). Il y demeura trois ans. Un deuxième voyage (1700) le retint hors de son diocèse pendant treize ans. Ces longues absences permirent à Mgr de Laval de rendre, malgré ses infirmités, des services de toutes sortes : toujours prêt à se dévouer, à éclairer les esprits, à consoler les cœurs.

Les épreuves néanmoins continuaient de l’assiéger. Une des plus cruelles fut l’incendie de son beau Séminaire, le 15 novembre 1701. Il n’échappa lui-même qu’à grand’peine aux flammes. Son esprit de foi sut tempérer l’amertume de ses larmes devant les ruines de son œuvre de prédilection. On se mit sans tarder à reconstruire le Séminaire. Déjà l’ouvrage touchait à sa fin, lorsqu’un second incendie vint tout raser de nouveau. Ce fut pour le prélat l’occasion d’un acte plus sublime encore de soumission aux insondables jugements de Dieu. Après l’un et l’autre incendie, les Jésuites furent heureux de pouvoir garder quelque temps chez eux l’évêque, les directeurs du Séminaire et une partie des élèves.


Plusieurs des vertus de Mgr de Laval ont apparu au cours de ce récit. Avant de le voir descendre dans la tombe, disons un mot des opérations de la grâce dans cette âme de choix.

Outre les dévotions publiques, que sa piété établit si solidement qu’elles ont persisté en grandissant jusqu’à nos jours, telle la dévotion à saint François Xavier, à l’Immaculée Conception de la Vierge, à la sainte Famille, et tout spécialement à la bonne sainte Anne, nous pouvons admirer les pratiques personnelles suivantes :

Au témoignage du frère Houssart (cité par Mgr Têtu), frère attaché au service de l’évêque durant les vingt dernières années de sa vie, Mgr de Laval veillait tellement à supprimer tout ce qui aurait pu ternir la pureté de son cœur, qu’à la manière de plusieurs saints personnages, il se confessait tous les jours avant sa messe.

Son âme était constamment unie à Dieu. La haute contemplation dont il était favorisé, ne l’empêchait point de veiller aux intérêts même temporels de son diocèse. Seulement, lorsqu’il apparaissait parmi les siens, on l’eût pris, au rayonnement de sa figure, pour le grand législateur d’Israël sortant d’un entretien sublime avec Jéhovah.

À l’oraison fervente les saints joignent la mortification. Elle fut très grande chez le premier évêque de Québec. Il couchait sur un chétif matelas posé sur des planches ; se levait à 2 heures du matin, sauf les cinq dernières années où il se levait à 3 heures, dans une chambre froide, sans feu l’hiver ; se rendait à l’église à 4 heures, une lanterne à la main, en ouvrait les portes, sonnait sa messe qui commençait à 4 heures et demie, pour les ouvriers, et demeurait à l’église ou à la sacristie jusqu’à 7 heures. Malgré ses plaies très sensibles aux jambes et aux pieds, il disait chaque jour la sainte messe, assistait à tous les offices de la cathédrale, toujours couvert du cilice qu’il garda jusqu’à sa mort. — Son jeûne était on peut dire continuel : il ne déjeunait jamais, et son repas, le soir, n’était qu’une légère collation ; on l’a vu souvent se nourrir de viande moisie, dont il écartait les vers en la plongeant dans de l’eau chaude ou dans le bouillon de sa soupe, et qu’il trouvait très bonne.

Son humilité était profonde. Il aimait à s’entourer de conseils, il ne s’avançait qu’avec défiance de lui-même, mais, une fois sa décision prise pour des motifs toujours surnaturels, sa confiance en Dieu le rendait inflexible. Les raisons qu’il apporta pour se démettre de sa charge lui permirent de jeter un voile sur son humilité.

La première des vertus, la charité, devait nécessairement embraser ce cœur si épris de Dieu. Elle se déversait à flots sur tous les maux pour les guérir, sur toutes les peines pour les consoler, sur tous les besoins pour y subvenir. Comme toutes les âmes nobles, il était magnifiquement détaché des richesses : ses revenus passaient aux œuvres et aux pauvres ; il ne se réservait rien. Peu de mois avant sa mort, n’ayant pas de quoi faire l’aumône, il essaya d’en obtenir du Séminaire, qui, à l’extrémité lui-même, ne put l’aider. Sur quoi, il fit réflexion que, dans l’impossibilité où il était de soulager les pauvres, il ne pouvait plus vivre longtemps ; prédiction qui se vérifia six mois plus tard. Et à ce moment il ne possédera pas la valeur d’un sou à léguer à ses chers pauvres.

Après cela, il n’est pas étonnant d’entendre dire à la vénérable Marie de l’Incarnation : « Mgr de Laval porte les marques et le caractère d’un saint », et au P. Lalemant qui le connaissait si intimement : « Vir maximae sanctitatis, homme d’une très grande sainteté. »


L’année 1708 devait être l’année de la mort du grand serviteur de Dieu, un siècle après la fondation de sa ville épiscopale.

Les infirmités, les maladies le minaient sourdement, cruellement. Elles amenèrent la mort : c’était la délivrance pour l’auguste martyr. Le voyant près de sa fin, un de ses prêtres lui demanda : « Nous quitterez-vous sans nous rien dire ? » Et il lui cita l’exemple de plusieurs personnages qui avaient exhorté leurs enfants spirituels avant de mourir. L’humilité du saint vieillard s’effraya : il se contenta de répondre : « C’étaient des saints, moi je ne suis qu’un pécheur. »

Ce fut le 6 de mai 1708 que Mgr François de Laval, premier évêque de Québec, rendit sa belle âme à Dieu. Il était âgé de quatre-vingt-cinq ans. Évêque depuis cinquante ans, il avait gouverné pendant trente-cinq ans l’Église de la Nouvelle-France.

Il est resté pour le Canada le plus grand, le plus saint de nos évêques. Un seul, à notre avis, peut lui être comparé, savoir, le grand et saint évêque Ignace Bourget, deuxième évêque de Montréal : même zèle pour la maison de Dieu et les âmes, même élévation de pensées, même douceur et même fermeté dans l’exécution, et enfin, ce qui livre le secret de leur force et de leur fécondité, même sainteté personnelle dans l’union intime de leur âme avec le divin Maître. Ne peut-on espérer de voir bientôt l’évêque de Québec monter sur les autels, et l’évêque de Montréal le suivre de près ?

Le deuil de la colonie à la mort de Mgr de Laval fut profond, universel. Il était aimé autant que vénéré. Sa réputation de sainteté était déjà solidement établie : on en eut les plus touchants témoignages aux funérailles, qui eurent lieu avec un déploiement de splendeur jusqu’alors inconnu. Des miracles ne tardèrent pas à glorifier son tombeau.

En 1878, les restes du serviteur de Dieu furent transportés de la cathédrale à la chapelle du Séminaire. Ce fut, à travers les rues de la ville, une marche vraiment triomphale. Et tout de suite une supplique des évêques de la province partit pour Rome, demandant au Siège Apostolique de permettre les premiers travaux du procès de canonisation. La requête reçut un accueil favorable ; un premier procès fut institué et approuvé ; le deuxième, appelé procès apostolique, sur l’héroïcité des vertus, n’attend plus que l’approbation du Saint-Siège.

Tous, nous pouvons, par notre confiance en Mgr de Laval, par nos invocations, par notre culte, hâter sa suprême glorification. Il faut, en ce troisième centenaire de la naissance du saint évêque, faire violence au ciel. L’Église et la Patrie en retireront un surcroît de force et de gloire.