Monseigneur Henry Verjus/III

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Victor Retaux (p. 47-72).

III

LE NOVICIAT

SAINT-GÉRAND-LE-PUY

I

À l’est du département de l’Allier, dans l’arrondissement de Lapalisse, sur une éminence, un podium, un « puy », de 300 mètres d’altitude, s’étage pittoresquement le gros bourg de Saint-Gérand. Au sommet du mamelon, tout près de la vieille église qui date du onzième siècle, une maison blanche du quinzième, petit manoir à trois tourelles. Elle se détache sur le fond verdoyant d’un massif de très beaux ormes et semble peinte sur la colline. Des vignes grimpent le long des pentes jusqu’aux terrasses superposées. De là l’horizon est immense.

Aux pieds du mamelon, la vallée tranquille où coule un ruisseau : le Rhédan ; çà et là, dans les champs, des maisons d’heureuse apparence ; puis, les ondulations de coteaux gracieux où les beaux arbres abondent ; plus loin, au second plan du tableau, là-bas, dans le soleil, des tourelles et des clochers, des châteaux, des hameaux, des villages et clés églises ; plus haut, la tête dans le ciel, les monts d’Auvergne, le Puy du Montoncel, les Bois-Noirs, le rocher Saint-Vincent en Ferrières et enfin le chaînon sombre des monts de la Madeleine.

Le manoir appartenait à une famille de haute race, éminemment chrétienne et hospitalière. C’est là que descendit Pie VII, lorsqu’il se rendait à Paris pour le sacre de Napoléon Ier. Au temps où nous vivons dans ce récit, les châtelains, M. et Mme de Saint-Gérand, n’avaient pas de récréation plus douce que de chanter des cantiques. Mme de Saint-Gérand faisait les solos et son mari l’accompagnait du violoncelle. Les deux époux, pressentant la mort, se préoccupaient de la maison héréditaire. Autant qu’ils l’avaient pu, et à l’envie l’un de l’autre, ils l’avaient sanctifiée par la vie la plus exemplaire. Il faudrait, pour qu’elle fût toujours saintement habitée, trouver une communauté religieuse. M. de Saint-Gérand mourut. Sa femme, par l’entremise de Mgr de Dreux-Brézé, évêque de Moulins, s’entendit avec les Missionnaires du Sacré-Cœur, puis se retira au Calvaire de Lyon pour y soigner les incurables. Au mois de septembre 1873, les Pères d’Issoudun installèrent dans la maison bénie leur noviciat. Le 25 janvier 1877, nous l’avons dit, Henry Verjus y arrivait.

II

Si nous avons justement crayonné le portrait de cet adolescent de seize ans à peine, — grand, élancé, les cheveux châtains, le regard un peu vague, mais très doux, les lèvres souriantes, et, par-dessus tout, humble, modeste, attirant, — Henry doit nous apparaître déjà dans la lumineuse beauté de la vertu. Candeur et douceur ; tendresse et force ; humilité profonde ; oubli de soi ; besoin joyeux et toujours croissant de donner, de tout donner, et son temps, et sa peine, et sa santé, son âme et sa flamme, voilà les traits saillants de cette physionomie virginale et virile. Le noviciat ne fera guère qu’en accuser le relief.


Ce que c’est que le noviciat, Henry Verjus ne tarda pas à le comprendre. C’est un temps de préparation, la préparation d’un holocauste. Quand un postulant frappe à la porte d’une cellule, il demande à s’immoler. La vie religieuse est un sacrifice perpétuel.

Le P. Vandel prêcha la retraite d’ouverture. Elle fut douce, comme il convenait à des jeunes gens qui sortaient presque tous de maladie. Chaque jour, il y avait une heure de récréation où le Père racontait des histoires édifiantes et reposantes. Une fois même, vers le milieu des exercices, on descendit dans la vallée pour une promenade. Le prédicateur mit dans ses prédications toute son âme, une âme d’une onction pénétrante et d’une suavité sainte. « Nous respirions à la fois, répètent les novices de ce temps-là, le parfum de ses enseignements et l’arôme de ses vertus. »

Du premier coup, Henry Verjus sut apprécier le livre des Exercices spirituels de saint Ignace : « Il me semble, écrit-il dans ses notes, qu’avec ce livre, je deviendrai saint et grand saint... »

« Cette retraite, écrit-il encore, m’a été très utile ; elle fera date dans ma vie. J’aime et je connais mieux le Sacré Cœur. Je ne veux rien épargner pour devenir un saint novice et un saint Missionnaire. »

Ce n’est pas à dire que tout fut consolation et joie pour le retraitant. Il est bien vrai qu’il répandit, surtout au début, des larmes d’amour ; mais il est plus vrai encore qu’il fut en proie le plus souvent à des sécheresses, à des tristesses, à des désolations dont il souffrit beaucoup. « Aussitôt que je commençais à méditer, les distractions venaient avec les tentations. Je les repoussais ; je protestais à Notre-Seigneur que je ne consentais nullement à ce que le diable me mettait dans l’imagination ; mais toujours cela revenait, et je passais tout le temps que j’aurais dû consacrer à la méditation, à combattre contre mon imagination... Le démon me poursuivait avec tant d’acharnement qu’à la fin j’étais fatigué, abattu. Que le Sacré Cœur de Jésus en soit loué et glorifié ! »

Dès le commencement, Henry fut soumis à une petite épreuve. La retraite devait se clore par la prise d’habit. A coup sûr, tous les postulants avaient hâte de revêtir la soutane. Henry était plus impatient que personne. La vêture, c’est l’oblation de la victime. Il lui tardait d’être offert à Dieu et de commencer, pour ainsi dire officiellement, les actes de purification totale sans lesquels l’holocauste ne serait point agréé. Mais, avant toute cérémonie, il fallait être muni des lettres testimoniales des évêques respectifs. Neuf seulement sur treize en étaient pourvus. Ceux-là, le 5 février, eurent la joie de prendre les livrées de Notre-Seigneur. Les jours suivants, trois lettres arrivent, et trois postulants reçoivent le saint habit. Henry reste seul avec les vêtements du siècle un jour encore, deux jours, trois jours, des larmes plein les yeux. Enfin, le 13 lévrier, au soir, on apporte un télégramme de l’évêché de Novare, annonçant l’expédition des lettres attendues. Le lendemain matin, le frère Verjus — nous l’appellerons ainsi jusqu’à son sacerdoce — revêtait la soutane, une longue et vieille soutane, du haut en bas toute rapiécée, et dont la teinte originelle avait depuis longtemps disparu. Mais, qu’importe la valeur et la couleur ! Il suffit que ce soit une soutane, c’est-à-dire le vêtement de l’immolation. Aussi, tel fut le bonheur du Frère qu’il se mit à danser. « J’étais fou de joie, dit-il ; je ne voulais pas y croire. » Dans son élan, la soutane s’accroche je ne sais où, et se déchire. Le novice, un peu confus, attristé surtout, subit de son mieux les traits plaisants de ses jeunes confrères et la première et douce gronderie du Père-Maître. Racontons encore, pour n’y plus revenir, un épisode de ce temps-là.

Le frère Verjus avait un peu de peine, surtout dans les commencements, à donner à sa démarche cette gravité qui est requise par la modestie religieuse. Un jour donc le Père-Maître lui imposa, comme pénitence réformatrice, de traverser la grande cour du noviciat, comme s’il eût dû la mesurer. Il devait, à chaque pas, appliquer le talon d’un pied à l’extrémité de l’autre, et la consigne était de répéter cet exercice à chaque fois que l’ardent savoyard passerait par la cour. Il y eut bien d’abord, de la part des novices, quelques sourires : pour être sur le chemin de la perfection, on n’en est pas moins homme à de certaines heures, et, du reste, c’est un fait d’expérience qu’il faut chercher ailleurs que dans un noviciat la terre classique de la mélancolie[1] ; mais le frère Verjus fit son expériment avec tant de simplicité et une fidélité si scrupuleuse qu’il fut bientôt pour tous, en ceci comme en tout le reste, un sujet d’édification profonde.

III

Que dirons-nous du noviciat de ce cher enfant, sinon que les journées en furent pleines jusqu’au bord, comme cette mesure dont il est parlé dans l’Évangile[2] , pleines de bonnes pensées, de bons désirs, de bonnes paroles, de pieux sentiments et d’actions saintes ? Écoutons le Père-Maître rappelant à lui, après quinze années, ses impressions d’autrefois : « Le frère Verjus était la vivante image d’une âme tout entière abandonnée aux touches les plus délicates de la grâce. Le Sacré Cœur le préparait visiblement à sa grande Mission par un oubli complet de soi. Son âme était de ces âmes dans lesquelles on est heureux d’avoir pénétré, parce qu’il s’en exhale, même après de nombreuses années, un parfum de sainteté. Oh ! qu’ils sont beaux les cœurs où Jésus règne en maître ! » Écoutons encore Mgr Navarre, Missionnaire du Sacré-Cœur, archevêque de Cyr, vicaire apostolique de la Nouvelle-Guinée anglaise, dont le nom se retrouvera plus d’une fois sous notre plume dans le cours de cette histoire. Curé dans l’archidiocèse de Bourges, non loin de Chezal-Benoît, il avait aperçu Henry Verjus à la Petite-Œuvre : « La vue de cet enfant, dit-il, a été pour quelque chose dans ma vocation religieuse. Deux ou trois ans après, je faisais mon noviciat avec lui et je le trouvais déjà un saint religieux [3] . » En ce temps-là, le P. Navarre était loin de se douter que lui deviendrait archevêque et qu’il aurait pour coadjuteur son compagnon de noviciat.

Entrons nous-mêmes dans l’intimité de cette âme exquise. Ouvrons son Journal, au hasard en quelque sorte, et lisons :

« J’ai senti et vu clairement la sainteté de mes frères, et j’ai été écrasé sous le poids de ma misère. J’ai bien pleuré. Cela m’a fait une telle impression que je suis tout ému de respect et de vénération lorsque mes frères me parlent. Je les regarde comme des saints[4] . » — « Le sentiment de la sainteté de mes frères me poursuit partout. J’ai médité avec fruit ces paroles de Notre-Seigneur : « Aimez-vous les uns les autres. C’est à ce signe que l’on reconnaîtra que vous êtes mes disciples. » Que c’est bien la marque distinctive des Missionnaires du Sacré-Cœur[5] ! » — « Ma méditation a roulé sur ces paroles : Aimez-vous les uns les autres. Vous savez, ô mon Jésus, mon amour pour tous mes frères ! Je prends la résolution de ne jamais les regarder en face, de ne jamais leur faire de peine, de saluer leur bon Ange ou le Sacré Cœur qui est en eux, toutes les fois que je les aborderai[6] ... » — « Je ne puis m’empêcher d’avoir pour tous mes frères une sorte de culte. Ce sont des saints. Oh ! que je suis loin d’eux[7] ! »

Voilà bien, dans cette estime surnaturelle que le frère Verjus a pour ses compagnons de noviciat, ce que les Maîtres appellent la charité de l’esprit, préface en quelque sorte de la charité affective et effective dont le cœur est le centre et le foyer. C’est de la foi qu’elle tire ses lumières. En ces âmes fraternelles, Henry voit l’œuvre de Dieu, et c’est pourquoi il les vénère : il a pour elles « une sorte de culte ».

Connaissait-il la parole de saint Jérôme : « L’hostie et l’holocauste du Christ, c’est la virginité[8] » ? En tout cas, il écrit :

« À partir d’aujourd’hui et tous les jours, je veux demander au Sacré Cœur d’être aussi pur que mon bon ange[9] . » — « J’ai lu dans Rodriguez le traité sur la chasteté. J’ai senti en mon cœur un si grand amour pour cette vertu et un si grand désir de l’acquérir que je n’ai fait que la demander avec larmes toute la journée[10] . » — « Quel bonheur ! Le Sacré Cœur m’exauce. Je suis bien tranquille. Le démon cherchera à me salir ; mais il n’y réussira pas. Je ne dis point cela par présomption. Je me jette dans le Cœur de Jésus. Qu’il vienne m’y chercher, s’il le peut ! J’aime beaucoup saint Stanislas, saint Louis de Gonzague et la très sainte Vierge. Oui, je veux que la sainte pureté soit l’objet de tous mes désirs et de tous mes efforts[11] . »

Plus tard, en temps opportun, nous citerons sur ce même sujet de très belles notes du frère Verjus. Nous ne sommes encore qu’aux premiers jours du noviciat. Rien n’est beau comme ces âmes de quinze ans, de dix-huit ans, de vingt ans, ces âmes vierges, qui, volontairement, joyeusement, s’immolent. Quelle suave odeur devant Dieu s’exhale du sacrifice, et, sur le front des victimes, aux regards des hommes qui ont des yeux pour voir, quelle transparence ! elle vient de l’âme ; quel rayonnement ! il vient de Dieu. Continuons de feuilleter ces notes du noviciat :

« Ce matin, à la méditation, je n’ai pu demander au Sacré Cœur que des souffrances et des croix. Il m’a semblé que ma place était dans les humiliations et les abjections[12] ! » — « Des souffrances ! des souffrances et encore des souffrances ! puis la mort la plus ignominieuse, la plus cachée et la plus cruelle ! Voilà ce que je veux, ce que j’aurai !...

« Lorsque je souffrirai, je serai plus gai, plus doux, plus affable.

« À partir d’aujourd’hui, je veux m’immoler et me dépenser tout entier[13]. » — « J’ai commencé, d’après le conseil de mes frères, une neuvaine au vénéré P. Chanel[14], pour obtenir la grâce d’être un saint Missionnaire et un saint martyr[15] . »

Ces dernières notes sont d’avril. En ce mois, le 26, une nouvelle foudroyante consterna le noviciat. On attendait le P. Vandel pour une profession. Il avait promis sa présence ; il avait même annoncé son arrivée, et l’on apprend sa mort. Il venait d’expirer à Issoudun de la rupture d’une veine au cœur, dans la nuit du 25 au 26. La veille au soir, il était resté plus de trois heures devant la statue de Notre-Dame du Sacré-Cœur, à genoux, immobile, ravi. Le frère Verjus écrit dans son Journal : « Il était pour moi un père. Je ne l’oublierai jamais. » Personne parmi ses enfants ne l’a oublié. Il reste pour eux l’idéal du prêtre ; pour eux aussi, par excellence, il est le Missionnaire du Sacré Cœur.

IV

« Je veux m’immoler et me dépenser tout entier », lisions-nous tout à l’heure dans les notes du Frère. La charge d’infirmier qu’il avait eue à la Petite-Œuvre et que le Père-Maitre lui confia de nouveau, fut pour Henry Verjus une occasion de satisfaire son besoin de dévouement.

Il avait le don de gouverner les malades. « Quels gracieux entretiens, nous écrit-on, son cœur lui dictait au chevet des infirmes ! Il établissait le patient dans la paix, puis dans les sentiments de la piété la plus douce, et, peu à peu, dans la joie de souffrir. » Souvent il exprimait son désir de changer de rôle, d’être malade à son tour et à la place de ses frères, d’être soigné par eux, d’être un enfant entre leurs mains, un petit enfant sans impatience ni murmure, joyeux malgré tout et, s’il se peut, souriant à la maladie et à la mort elle-même.

Que de fois il a demandé à Notre-Seigneur toutes les infirmités du noviciat, attendu que ses compagnons profiteraient des leçons du Père-Maître, des impulsions de la grâce, des saints exemples et que, lui, n’était qu’un pauvre être inutile et stupide !

« En de certains colloques de piété, nous écrit encore le même témoin, je l’ai vu ardent et enflammé, si ému qu’il en avait les larmes aux yeux. »

Mais, les envolées dans les hauteurs mystiques ne lui faisaient point oublier le côté matériel de sa charge. Content de tout pour lui-même, il ne trouvait rien d’assez bon pour ses chers infirmes. Il devinait non pas seulement leurs besoins, mais leurs moindres désirs. Ne lui dites pas que ce sont là des fantaisies et des caprices ; il a, pour les justifier, les mille ressources de la charité la plus ingénieuse, et, pour les défendre, au besoin même devant les supérieurs, les chauds accents de la plus persuasive éloquence. « Un malade dans une famille, disait-il volontiers, n’est-ce pas la bénédiction du bon Dieu ? » Un jour de la « grande retraite » dont nous parlerons bientôt, cinq Anglais ou Irlandais entrèrent à l’école préparatoire que l’on avait fondée, à côté du noviciat, pour la Petite-Œuvre. L’un d’eux, David O’S***, tombe malade. Le frère Verjus ne l’avait vu qu’à la chapelle, mais si profondément et si pieusement recueilli que, du premier regard, il l’aima[16]. Cet enfant fut pris de crises nerveuses et épileptiques. En même temps une effroyable maladie de peau, sorte de gale, se déclara. Le Père-Maître appela le Frère : « Je vous confie cet enfant. Soignez-le bien. » — « Mon Jésus, écrit l’infirmier, merci !… Je suis heureux ; mais, guérissez-le… Quel spectacle !… Faites-moi souffrir pour lui… Sauvez-le… Il est digne de devenir Missionnaire du Sacré-Cœur. » Une mère, au témoignage du Père-Maître, n’aurait pas soigné son enfant avec un dévouement plus entier. Quand on voit Jésus dans un malade et quand on aime, les fatigues sont des jouissances. Jamais de plainte. Nul souci de la contagion. Le jour, deux ou trois fois, l’infirmier prenait le malade dans ses bras, et, du second étage, il le descendait à la salle de bains. La nuit, sur un lit de camp, il était tout près, plus éveillé qu’endormi, debout au moindre appel. À l’heure des crises, il y a des luttes corps à corps, des luttes qui durent une demi-heure, une heure même. Quelquefois elles sont si violentes que le courageux et robuste gardien n’en peut plus, et qu’il est contraint d’appeler au secours. Quand les crises sont passées, plus doux que jamais, compatissant et caressant, il s’approche de son malade et tâche à le distraire un peu, à l’encourager, à le consoler. Au surplus, David ne voulait point d’autre infirmier. Seul, le frère Verjus pouvait lui faire accepter les prescriptions du médecin, dont quelques-unes, à la lettre, le martyrisaient. De temps à autre, pour extirper sans doute l’affreux germe, on lui appliquait sur la peau une chemise enduite de je ne sais quel ingrédient. Le martyre commençait. « Je brûle ! Je brûle ! » criait le pauvre enfant. Et pour le contraindre à subir, le temps voulu, ce remède horrible, il ne fallait rien moins que le génie et le cœur de notre bon Frère.

L’enfant fut rendu à sa famille où il mourut. L’infirmier l’avait soigné durant plus de quatre-vingts jours. Pendant ce temps-là, faute de loisir, il n’ouvrit son Journal que pour y écrire très simplement ces mots sublimes : « J’ai passé là trois mois de délices. »

V

Se dévouer aux malades, c’est bien ; s’immoler pour les âmes, c’est mieux. Toute la vie d’Henry Verjus sera une immolation. Dès le noviciat, il demande à se sacrifier de la sorte.

Un de ses amis de la Petite-Œuvre, un membre de la pieuse association qu’il avait fondée à Chezal-Benoit et dont il était l’âme, on s’en souvient, un de ses compagnons les plus chers du noviciat, un des treize, vient de rentrer dans le monde. Le voyage qu’il a fait dans sa famille à l’occasion de la mort de son père, l’a troublé profondément, l’a dérouté et perdu peut-être. Il ne reparaît à Saint-Gérand que pour en repartir presque aussitôt.

À cette nouvelle le frère Verjus a la mort dans l’âme. « Comment, dit-il à l’un de ses confrères, vous qui, à l’heure triste, avez vu ce pauvre égaré, comment ne l’avez-vous pas retenu sur le bord de l’abîme ? Il lui paraissait que, s’il avait pu le voir un instant et l’entretenir, il l’eût arrêté dans sa résolution fatale… Rentré dans sa cellule, il écrit : « Hélas ! Ô mon Jésus, où l’entraînera sa désobéissance ! Ô sainte obéissance ! Ô joug de mon Jésus ! Je veux vous porter coûte que coûte. Je jure à l’obéissance fidélité jusqu’à la mort et à la mort de la croix, c’est-à-dire à la mort la plus cruelle. Quelle leçon que la chute de ce Frère qui avait de si bonnes dispositions ! Oh ! {{{2}}}, mon Jésus, comme l’enfant qui, entendant à côté de lui un grand bruit, s’attache et se cramponne à la robe de sa mère, de même, ô mon Jésus, en voyant tomber à côté de moi celui qui était si au-dessus de moi, je suis effrayé, terrifié, et je m’attache à vous et à ma sainte vocation plus fort que jamais. » Puis, il s’en va trouver le Père-Maître et il lui demande de se flageller pour le salut du novice infidèle. Le Père l’autorise à se donner la discipline trois fois par semaine. C’est bien peu ; mais, « le Père n’a pas permis davantage, si ce n’est de me mettre pour le fugitif à la disposition de Notre-Seigneur. Si le Sacré Cœur veut me faire souffrir pour cette âme, je suis prêt. Oui, mon Jésus, si vous le voulez, frappez-moi et sauvez-le. »

Le retraitant — car ceci se passe durant la grande retraite — profite de cet exemple douloureux pour se fortifier dans la vertu d’obéissance : « Le Père-Maître m’a dit : « Ô mon cher Frère, attachez-vous à l’obéissance. « Cette chère obéissance, c’est le grand moyen pour vous sauver. Obéissez, obéissez jusqu’à la mort. Obéissez maintenant et toujours. Ô sainte obéissance, quel trésor ! » — « Oui, mon Jésus, je vous le promets : obéir et mourir pour obéir. Quand l’obéissance parlera, je veux marcher sur toutes mes affections les plus légitimes. C’est l’obéissance qui doit me sauver. Ô mon Jésus, à votre exemple, je veux obéir, maintenant, toujours et jusqu’à la mort, dans les petites choses, dans les grandes, dans celles qui me sont agréables et dans celles qui me répugnent. Je vous le promets, mon Dieu, aidez-moi. »

Nous pouvons dire dès à présent que, toute sa vie, Henry Verjus a magnifiquement pratiqué l’obéissance. Le sentiment profond de sa misère le maintenait dans l’humilité et l’humilité lui rendait l’obéissance facile. De plus, grâce aux vives lumières de sa foi, partout et toujours, sous le voile, j’allais dire sous le sacrement plus ou moins vulgaire d’un homme terrestre, il voyait Dieu.

VI

La vie silencieuse et retirée de Saint-Gérand ne diminuait en rien son amour des Missions.

Vers le milieu du noviciat, arrive un prêtre dont nous avons déjà rencontré le nom, M. l’abbé Navarre. Henry Verjus s’attache à lui. Ce bon Père était richement pourvu de connaissances pratiques : maçonnerie, charpenterie, menuiserie, la peinture même et le reste ; sans compter qu’il avait apporté les manuels Roret, sorte d’encyclopédie des arts et métiers, sciences théoriques et pratiques, etc., dont le Frère faisait ses délices. Dès ce temps-là, en prévision de l’avenir, il s’appliquait à tous les métiers.

Son désir des Missions allait grandissant. Un jour, il aperçut dans la bibliothèque une vie du P. Chanel, premier Missionnaire et martyr de l’Océanie centrale. Il la demanda, la lut et la relut. Pendant les promenades, à l’heure du repos, il appelait le frère Georges Mayer. Tous les deux s’écartaient des groupes où l’on causait et s’asseyaient à l’ombre. Là, ils ouvraient la vie du bienheureux Mariste, et, lentement, à qui mieux mieux, en savouraient l’austère douceur. Ils n’interrompaient leur lecture que pour s’enflammer mutuellement du désir de l’apostolat lointain et du martyre.

Un autre jour, c’est la vie du vénérable Joseph Marchand, martyrisé en Cochinchine, qui lui tombe sous la main. « Je viens de lire le martyre de M. Marchand. J’avais mal à la tête et au cœur. Cette lecture m’a relevé. Je veux tout supporter. Ô mon Jésus, comme je vous remercierais, si vous m’accordiez un martyre aussi cruel que celui-là ! »

Or, on ne peut lire sans horreur ce qu’eut à souffrir ce vaillant Missionnaire. Une première fois, les bourreaux lui ont déchiré avec des pinces la chair des jambes et des cuisses. Quinze jours plus tard, comme des cicatrices commençaient à se former, on renouvela le même supplice avec des tenailles rougies à blanc : les plaies ardentes fumaient. Au milieu de ces tortures, le martyr confessait la foi de Jésus-Christ. Enfin, on l’attache à un poteau. Deux hommes, ou plutôt deux monstres que le tam-tam accompagne, déchirent d’abord la peau des sourcils et la rabattent sur les yeux, puis, avec leurs tenailles, saisissent la poitrine du patient, la tirent, la tordent, la coupent et en jettent par terre les lambeaux sanglants. L’héroïque victime ne bouge pas. Les bourreaux saisissent d’autres parties du corps dans la même région et coupent encore deux morceaux. Le martyr frissonne et tremble. Ses yeux cherchent le ciel : « mon Dieu ! ô Père ! » s’écrie-t-il. On descend aux jambes. Deux lambeaux tombent sous le fer. Alors la nature épuisée succombe, la tête de M. Marchand s’incline, il meurt.

Le frère Verjus a lu, dans le détail, cette scène atroce que nous venons d’abréger, et il écrit : « Mon Jésus, comme je vous remercierais, si vous m’accordiez un martyre aussi cruel que celui-là ! »

En attendant, il se fabriquait des chaînes de fer, armées de pointes, pour les bras, les jambes et la ceinture. Celles qui, à son gré, n’étaient point réussies, c’est-à-dire qui n’entraient pas dans les chairs assez vivement, il en faisait cadeau à ses amis, et se remettait à l’ouvrage pour quelque invention nouvelle. Jusqu’où ne serait-il pas allé dans la pénitence, si le Père-Maitre n’eût entravé son élan ! Mais, avant tout, nous l’avons vu, il était fils de l’obéissance.

« Pendant la messe, j’ai été rudement tourmenté par Satan. Il m’inspirait toutes sortes de mortifications à faire. J’ai presque succombé. Ô mon Jésus, ayez pitié de ma misère ! … Le Père-Maître m’a permis trois disciplines pas semaine. Pas plus. Je n’en ferai pas davantage. Je ne veux me servir de cette créature qu’autant qu’elle me conduira à ma fin. Elle serait nuisible autrement. Je déclare donc au démon que je me tiendrai dans l’obéissance. — L’obéissance est meilleure que le sacrifice. — L’humilité, l’oubli de moi-même, la soumission aveugle, voilà des créatures dont je ne risque pas d’abuser. »

VII

Ceux de nos lecteurs qui sont familiers avec les Exercices spirituels ont reconnu dans ce mot « les créatures », une des expressions de saint Ignace en sa méditation « du principe et du fondement ». Deux fois déjà nous avons évoqué le souvenir de la grande retraite. Nous y sommes.

Aujourd’hui, dans tous les noviciats, ou peu s’en faut, au courant de l’année, sans préjudice de la retraite d’ouverture et de la retraite des vœux, on fait « les grands exercices », les exercices complets, autrement dit, la retraite de trente jours. Rien de plus sage. De quoi s’agit-il en effet dans un noviciat ? De se vaincre soi-même et de régler sa vie suivant la volonté de Dieu. Or, régler sa vie est la fin dernière des Exercices. Pour jeter l’âme du retraitant dans le creuset d’où elle sortira, si elle veut, non pas seulement purifiée, mais transfigurée, et toute prête aux volontés divines, le livre de saint Ignace est d’une force merveilleuse et vraiment unique. « Que de bien il me fait, disait le frère Verjus, tant il est clair, pratique et profond ! »

Voici donc, dans l’étroite solitude du noviciat, les novices qui se font, pour quatre semaines, une solitude plus étroite encore. Toutes les avenues de l’âme sont fermées du côté de la terre. L’espace est libre du côté du ciel. Une fois la semaine seulement, il y aura relâche et repos, un jour de congé qui n’aura rien de dissipant. Tout d’abord il s’agit de purifier l’âme, de la détacher des affections terrestres, puis de l’établir dans la crainte de Dieu et l’horreur du mal. C’est l’objet de la première semaine[17].

Le frère Verjus, est-il besoin de le dire ? entre dans les Exercices avec une générosité vaillante et pour ainsi parler à plein cœur. Laissons-le nous faire la confidence de son âme. Il s’est peint dans son Journal de retraite, comme dans tous ses autres écrits, sans retouche, avec une candeur aussi charmante qu’elle est naïve. Il a donc, en ces premiers jours, scruté sa vie, depuis l’éveil déjà lointain de sa raison jusqu’à l’heure présente : « Il me semblait qu’à la lumière d’un grand soleil je voyais toutes mes fautes principales. J’en ai compté quatre-vingts. » Mais, ce qui lui a fait grande peine, c’est que jamais il n’a pu croire qu’elles fussent mortelles. « Il me semble que je les ai commises sans y penser, que je ne les aurais pas faites, si j’eusse pensé que c’était offenser Dieu. » Admirable enfant ! À peine si l’ombre du péché a effleuré son âme, comme ces nuages qui passent sur des eaux limpides sans presque en ternir l’éclat ; il n’en est pas moins désolé d’avoir contristé le Cœur de Jésus, désolé et humilié, « terriblement humilié », dit-il. « Je voudrais me rappeler souvent ce sentiment d’humiliation, d’anéantissement que j’ai éprouvé ; mon orgueil serait bien rabattu. O mon Jésus, j’espère que vous ne m’épargnerez pas cette vue. Frappez, frappez, ô mon Dieu, anéantissez-moi, humiliez-moi, abîmez-moi !

Il revient dans une autre méditation sur ses péchés personnels, et, de tout son cœur, il demande à Dieu la contrition. « Oh ! que cette méditation a été bonne ! Le Sauveur m’a fait une grande grâce : Je me suis bien repenti de mes fautes. J’ai pleuré sur mes péchés, parce qu’ils avaient fait de la peine au Cœur de Jésus. » Une autre grâce, « une grâce immense », dont il remercie le Seigneur, c’est d’avoir une horreur profonde de tout ce qui serait, de près ou de loin, « l’ombre même du péché ».

Il y a des méditations, cependant, dont il ne peut venir à bout, celle de l’enfer par exemple. Il essaie bien de suivre les prescriptions de saint Ignace et de se figurer les effroyables supplices que la justice et la sainteté de Dieu infligent aux damnés ; mais, toujours et comme malgré lui, il entend chanter à son oreille le refrain de la bienheureuse Marguerite-Marie :

L’amour triomphe, l’amour jouit, L’amour dans Dieu se réjouit.

Quand il médite sur la mort, la pensée du martyre vient à la traverse et jette sur les aspects funèbres comme une pourpre radieuse. Il la repousse, car elle est propre à lui donner de la joie, et « il fait, dit-il, tout comme s’il devait mourir dans son lit ».

Ainsi donc, humilité, confusion, douleur de ses fautes, voilà le fruit que l’exercitant a retiré des méditations de la première semaine .


Dans la seconde, les sombres horizons se déchirent. Une belle lumière se lève sur l’âme généreuse. C’est Notre-Seigneur qui s’approche et qui l’appelle. Il l’appelle à combattre, avec lui et comme lui..., quoi donc ? l’orgueil par les abaissements ; l’amour des richesses par la pauvreté et les privations ; l’amour des honneurs par l’obscurité et les humiliations ; l’amour des plaisirs par les travaux et les souffrances.

« Je serai saint ou je mourrai », conclut le frère Verjus. C’est le mot d’ordre. Soldat du divin capitaine, il le répétera souvent, ou encore, et dans le même sens, il dira avec la bienheureuse Marguerite-Marie : « Je veux vaincre ou mourir. » « Volo : Je veux. » C’est l’affirmation que saint Ignace place au commencement de chacun de ses Exercices ; c’est l’acte, cent fois répété, d’où dépend le succès de la retraite. La volonté joue dans le frère Verjus, comme dans saint Ignace, un rôle prépondérant. Une rare vigueur dans les affections de la volonté, l’acrius insistendum, voilà, avec la piété la plus affectueuse, ce qui distingue le Frère dans son Journal. Nous allons le citer largement.

« Ô mon Jésus, en présence de votre divin Cœur, bien persuadé que sans vous je ne puis rien, moi, Henry Verjus, après vous avoir promis de fuir, détester, abhorrer jusqu’à l’ombre du péché le plus petit, comme si je devais mourir à chaque seconde, je déclare la guerre à ma nature, vous promettant de faire le contraire de ce qu’elle m’inspirera, en tout, partout et toujours. Je veux imiter les vertus de votre divin Cœur, et je déclare la guerre au démon, au monde, à ma chair, prêt à vaincre ou à mourir. »

Et ce que le novice écrit en ce moment, sous la forte impression de la grâce, le religieux le pratiquera toute sa vie. Toute sa vie, nous le verrons, non pas réduit à la défensive, mais dans l’action, la marche en avant, l’attaque, agendo contra[18], en vrai chevalier qu’il est du roi Jésus.

La troisième semaine a pour but d’affermir le retraitant dans le choix d’une vie plus haute et plus parfaite et de le confirmer dans sa résolution d’être tout entier au service de Dieu pour sa gloire. « Il s’agit donc, écrit le frère Verjus, d’être ardent, ferme, courageux, dans tout ce qui regarde le service du Sacré Cœur... Je ne veux rien passer à ma nature, mais tout passer au prochain. Fermeté humble ! »

À ce propos, saint Ignace nous présente dans la Passion du Sauveur un grand et puissant exemple de courage. Dans ces contemplations l’âme ardente du Frère s’enflamme. Il sent tout à la fois, et plus vivement que jamais, l’horreur du péché, la justice et la sainteté de Dieu. Il demande à souffrir, il est heureux de souffrir pour expier ses fautes et pour témoigner à Notre-Seigneur une compassion pratique,

« Dans la première semaine, dit-il, j’ai résolu d’éviter avec horreur l’ombre même du plus petit péché, afin d’honorer, louer et servir Dieu.

« Dans la seconde, j’ai résolu non seulement de me défendre, mais de faire agression contre ma nature, le démon et le monde. Je l’ai dit : ou vaincre ou mourir.

« Mais, dans la troisième, je ne veux pas me contenter de cela. À l’exemple de mon Jésus souffrant, je veux être prêt à souffrir les tourments les plus cruels et les plus longs, plutôt que de consentir à faire souffrir encore mon Jésus par des imperfections volontaires.

« Ô mon Jésus, je suis heureux d’avoir la fièvre et le mal de tête, depuis que je médite votre Passion. Augmentez mes peines. Avec votre grâce, je veux être fidèle. Je suis bien décidé à souffrir tout, en mon cœur, en mon honneur, en mon corps, comme Jésus… — Tout souffrir, sans me plaindre, jusque dans les petits détails. — Tout va parfaitement. Le bon Jésus me fait souffrir et me console en même temps. Oui, je veux souffrir et mourir toute ma vie, mourir à mes moindres petites volontés. »

Certes, ce sont là de beaux sentiments. Mais, pour courageux que l’on soit et saintement épris d’oraison, quand une retraite dure trente jours, quatre méditations par jour, d’une heure chacune, sans en compter la préparation et l’examen, sans compter les autres exercices, c’est un rude labeur, et il n’est point surprenant qu’il y ait des moments de fatigue, de malaise, même de souffrance, et que l’on soit tenté quelquefois de découragement. Les meilleurs ont passé par là. Le frère Verjus eut le sort commun.

« J’ai eu une assez forte fièvre qui m’a empêché de méditer. Le démon m’a tenté d’une façon formidable. Il aurait voulu, à cause de ma maladie, me faire cesser la retraite, parce que cela me fatigue. J’ai failli succomber ; mais le Sacré Cœur m’a aidé. Quand je ne pourrai rien faire, je me tiendrai en présence de Jésus-Christ souffrant, comme un compagnon de misère ; mais, je veux suivre la communauté, tant que mes forces y suffiront. Ou vaincre ou mourir. Désolation complète. Mal de tête. Fièvre. Ô mon Jésus, le démon rirait bien, s’il me voyait quitter la retraite ; mais dussé-je en sortir à l’agonie, je suivrai, jusqu’à la dernière seconde, la communauté, heureux qu’on me souffre parmi tant de saints. Quelle ferveur d’un côté ! Quelle lâcheté de l’autre ! »

Non seulement le vaillant Frère n’abandonna point l’oraison, mais, pour dompter les infirmités de la nature et répondre aux sollicitations de la grâce, il la prolongeait ; parfois même il la recommençait, et, de la sorte, méditait deux heures de suite. « Vaincre ou mourir. » Quelle mise en œuvre de la parole de saint Ignace que nous avons citée : « Il faut agir contre ! Agendo contra. » — « Grande journée. Chemin de la Croix. Que de leçons ! J’ai demandé à Notre-Seigneur de me faire victime de son Sacré Cœur, non seulement dans les grandes circonstances, mais en détail. » — « Aujourd’hui j’ai eu l’idée de me faire victime pour tous mes frères. » — « J’ai mis au pied de la croix de mon Jésus toutes mes affections et toutes les créatures. Je lui ai tout sacrifié. Je me suis sacrifié moi-même. » — « Désolation complète. Mon Jésus, qu’ai-je donc fait ? Encore une sottise ?… Oui, une grande sottise. Le Père-Maître me l’a dit. En soignant le Frère***, j’ai parlé de choses qui ne regardaient pas ma charge. Ô mon Jésus, vous me punissez. Merci. Oui, je l’ai bien mérité. Je suis un mauvais novice, m’a dit le Père-Maître. Ô mon Jésus, quand je vous le disais qu’on ne pouvait plus me supporter ! Ô mon Jésus, je vous offense donc sans le savoir. Je suis donc aveuglé par mes crimes. Ô mon Dieu, il me semble cependant que je voudrais bien vous aimer. Il me semble que je déteste le péché de toutes les forces de mon âme. Ô mon Jésus, pitié ! Donnez-moi une pénitence. Le Père ne veut pas m’en donner, parce que je n’en suis pas digne. Ô mon Jésus, je me jette dans votre Sacré Cœur, consumez mes iniquités. »

Notre-Seigneur lui faisait sentir, comme à toutes les âmes de choix, ses moindres manquements et faiblesses. Voici comme il s’accuse :

« Aujourd’hui, je me suis laissé distraire par le congé. J’ai fait plusieurs fautes que je viens de pleurer bien amèrement devant mon Jésus-Hostie. Il me semblait que Jésus était irrité de ces fautes, après tant de grâces ! »

Quelles sont donc ces fautes ?

« 1° J’ai continué d’écrire après le son de la cloche. 2° J’ai trop désiré d’aller à la lithographie. 3° J’ai trop désiré la récréation. 4° En récréation, j’ai trop parlé. 5° J’ai dit trop vite mon office.

« Ô mon Jésus, voilà ce que je suis ! Je prends des résolutions pour ne pas les tenir… Ayez pitié de moi, je vous en supplie. Ne regardez mes fautes que pour me les pardonner. »

Quand les désolations étaient trop fortes, il allait trouver son directeur. « Un jour, nous écrit le Père-Maître, il m’arriva tout consterné. Je lui demande s’il n’a point occasionné cet état par quelque infidélité à la grâce. À force de réflexion et d’examen, il crut avoir découvert quelque léger manquement, s’en alla aux pieds de Notre-Seigneur, et implora son pardon avec un si vif repentir qu’il revint bientôt tout rayonnant de joie. Il était consolé. »

À l’exemple de Notre-Seigneur dont toute la vie n’est qu’un mystère d’anéantissement, le frère Verjus semblait chercher des abîmes de plus en plus profonds, les trouver et s’y complaire.

« J’ai vu dans toute sa laideur ma vie passée… Que monstre ! C’est maintenant que je désire être méprisé, bafoué, oublié de tous. Ô mon Jésus, pardon, pardon ! Je suis bien persuadé que je suis la peste de ce saint noviciat. Aussi je me veux faire le serviteur de tous. Je veux me faire mépriser. Je veux me cacher. » — « Ô mon Jésus, je vous en supplie, ayez pitié de moi. Faites que je commence enfin à me haïr et à me mépriser autant que je le mérite et que je vous le désirez. » — «J’ai demandé pardon à mon Jésus de ma sotte vanité qu’il a voulu expier en se faisant passer pour fou aux yeux des hommes. Je lui ai demandé de tout mon cœur la robe blanche, signe de folie devant les hommes, signe de pureté devant Dieu. Je la lui ai demandée avec larmes, lui promettant, avec sa grâce, de la conserver pure. » — « J’ai demandé au Sacré Cœur que toute chose me tourne en humiliation. Il me semble que je suis exaucé. »

Voilà des vérités qui, pour être fondamentales dans la vie spirituelle et surtout dans la vie religieuse, n’en font pas moins horreur à la nature. Aux yeux du clairvoyant novice, tout cela est dans l’ordre, tout cela est bon et savoureux. C’est le calice du Maître et le disciple n’en doit point détourner ses lèvres.

Enfin on entre dans la quatrième semaine où l’âme est uniquement occupée de l’amour de Dieu et des saints désirs du ciel. On médite les glorieux mystères du Christ qui en sont le gage et le modèle. Le frère Verjus, de plus en plus dépris, dégagé de la terre, fait je ne sais quels divins rêves de pureté idéale. Écoutons-le :

« Ce matin, j’ai fait une excellente communion. J’ai bien demandé à mon Jésus la pureté. Depuis quelque temps je désire tant cette vertu que je ne passe pas un seul jour sans la demander en pleurant à chaudes larmes. Je ne sais pourquoi, quand je pense à cette vertu, je me mets à pleurer, et je la demande à Jésus, à Marie, à mes saints patrons, avec beaucoup d’ardeur. » — « J’ai étudié le petit Enfant Jésus avec de grandes douceurs. Dans ses yeux bleus, j’ai vu la sainte pureté. » — « Pendant la messe, avant la communion, je me suis figuré que mon Jésus me disait : « Henry, pourquoi es-tu venu ici ? Cette pensée m’a bien fait pleurer mes péchés. J’ai dit à mon Jésus : « Non, mon Jésus, je ne suis pas venu vous trahir. J’en suis pourtant capable, hélas ! Je suis venu pour vous « recevoir en mon cœur, afin que vous me guérissiez, que vous me laviez. » Et alors je lui ai présenté successivement toutes mes facultés, mon âme, mon cœur, mon esprit, mon corps, pour que ce bon Jésus purifie tout. » — « Je viens de lire un passage de la vie de saint Stanislas. Ce bon saint veut me faire la grâce de protéger en moi la belle vertu. Je vais ajouter un billet à ceux que je porte sur ma poitrine, demandant pour moi à saint Stanislas une pureté comme la sienne. Mais, dit le saint, pour avoir cette vertu en haut degré, il faut avoir une grande dévotion à la sainte Vierge. Plus on aime la sainte Vierge, plus on est pur. Ô ma Mère ! ô ma Mère chérie ! ma chère Mère, pourriez-vous refuser cette grâce à votre enfant ? Non, vous êtes trop bonne. saint Stanislas, je vous en conjure, je vous en supplie, faites que je vous ressemble. »

— « Je repousse tout sentiment qui pourrait me venir de la joie que j’aurais à être pur. Je ne veux être pur que pour être agréable au Sacré Cœur, pour être sa victime. »

— « Oh ! oui, il faut absolument que j’arrive à être pur comme un ange. Je repousse de toutes mes forces tout sentiment de satisfaction personnelle. Je veux être pur, mais pour mon Jésus, pour lui plaire, et afin de mieux le connaître pour le mieux aimer. » — « Saint Stanislas m’enflamme d’amour pour la sainte vertu. Oh ! qu’il est bon, le Sacré Cœur de mon Jésus qui a donné au monde un si beau saint ! Oh ! que je suis heureux ! Mon bonheur est inconcevable. Jamais ! non, jamais, je n’en avais goûté un si pur ! »

On le voit, il est heureux. Il manque quelque chose à son bonheur pourtant, puisqu’il n’a pas encore, il le dit du moins, la science intégrale de l’amour :

« Oh ! que je serai heureux, quand je saurai aimer ! Amour ! Ce seul mot m’émeut ; mais il me semble que je ne le comprends pas encore bien. Il me semble qu’on ne peut le comprendre ici-bas. mon Jésus, ô ma Mère, je le sais, je suis indigne de vous aimer ; mais, je vous en supplie, ne me défendez pas de vous aimer. Ayez pitié de moi. Mettez en mon cœur un si ardent amour que je ne puisse aimer personne autre que vous !… »

La retraite est finie. Il reste au Frère à condenser en quelques brèves formules et à réduire en pratique, outre les réflexions que lui a suggérées l’Esprit de Dieu, les résolutions qui feront de toute sa vie une vie de pureté, d’humilité, de sacrifice, d’union à Notre-Seigneur, une vie d’amour.

Pour la glorification de l’humble novice et la haute édification du lecteur, nous citons ces pages intégralement.

FRUITS DE MA RETRAITE
RÉSOLUTIONS PRATIQUES

« Voici les résolutions que je veux faire entrer désormais dans le cours ordinaire de ma vie :

« I. — La première résolution que je devrai observer tous les jours de ma vie, c’est de faire scrupuleusement, sans y manquer jamais, les additions que marque saint Ignace pour bien réussir dans l’oraison[19]. Car, il me semble que j’ai compris de quelle importance il était pour moi de bien faire oraison.

« Tous les jours, de même, je ferai et marquerai mon examen particulier et mon examen général.

« II. — Je veux désormais rejeter, abhorrer, repousser vivement, mais sans trouble, tout ce qui peut, même de très loin, avoir la moindre ombre de péché, afin de réjouir le Cœur de Jésus et Notre-Dame, afin d’être prêt à mourir à toutes les secondes.

« III. — Je veux mener une vie d’oraison, c’est-à-dire avoir la présence de Dieu continuelle. Sans contention d’esprit, je me tiendrai toujours auprès du Sacré Cœur. En tous mes moments libres, j’irai faire oraison devant le Saint Sacrement, méditant sur la vie et la passion de Notre-Seigneur, selon les besoins du moment, m’efforçant de trouver le Sacré Cœur partout.

« IV. — Je veux être obéissant jusqu’à la mort, m’efforçant de l’être non seulement dans les grandes occasions, mais aussi et surtout dans les plus petits détails ;

« Essayant de tout faire, tout, absolument tout, par obéissance ;

« Obéissant à mes inférieurs en tout ce qui ne contrevient pas à la loi et aux conseils de Notre-Seigneur, essayant de leur rendre le plus de services possible, mais sans donner du reste la moindre attention à leur appréciation de mes actions, lorsque f aurai fait mon devoir[20] ;

« Obéissant surtout à mes supérieurs.

« Oui, il faut que j’acquière cette vertu à un degré sublime.

« V. — Je veux mener une vie pure, prenant pour modèle le Sacré Cœur de Jésus. J’aurai recours pour cela au jeûne et à la prière. Vigilate et orate. Je réprimerai mon imagination, en ayant une vie toute d’union à Dieu. Je combattrai ma chair. En un mot, je n’épargnerai rien pour acquérir une pureté angélique. Le Cœur de Jésus me veut pur comme saint Stanislas. Il faut absolument que j’y arrive.

« VI. — L’humilité ! Voici une vertu que le Sacré Cœur me veut voir pratiquer parfaitement. Il le veut et je le puis avec sa grâce.

« Donc, je ne parlerai pas de moi. Je serai heureux de me voir méprisé. Je tâcherai d’être toujours caché. Je ferai quelquefois des sottises innocentes pour me faire mépriser. Mais, surtout, et toujours, je serai strict observateur de la règle et des moindres volontés ou désirs de mes supérieurs, au risque de paraître singulier et ridicule. J’appuierai tout particulièrement sur ce dernier point : Je me donnerai toujours tous les torts.

« J’excuserai toujours mes frères. Je leur demanderai pardon quand je les aurai offensés. Je baiserai, quand je serai seul, la trace de leurs pieds.

« Je me dirai souvent : Je ne suis que le rebut de la maison.

« VII. — Amour ! Ama et fac quod vis. Mon cœur est naturellement porté à l’amour.

« Je ferai tout par amour, et je tâcherai d’exciter ce sentiment en mon cœur par de fréquentes aspirations.

« En tout ce qui m’arrivera, je verrai une marque de l’amour du Sacré Cœur. « Je veux tout faire par amour. »

« Voilà sept résolutions. Je les confie de tout mon cœur à ma bonne Mère. Car, de moi-même, je ne pourrai pas les tenir. Mais, avec son secours, j’y parviendrai certainement.

« Il faut que je sois un saint !… Ô ma Mère ! Il le faut absolument. Avez-vous entendu ? Il le faut. Aidez-moi donc et donnez-moi la persévérance.

« Merci, mon Jésus, de toutes les grâces que vous m’avez accordées pendant cette retraite. Elle fera date dans ma vie.

« Vous m’avez fait éprouver la consolation la plus douce et la désolation la plus amère, autant du moins que je puis en juger.

« Que votre saint Nom en soit béni et que votre Sacré Cœur en soit glorifié !

« Vive le Sacré Cœur de Jésus !

« Vive Notre-Dame du Sacré-Cœur !

« Vive saint Tharcisius ! »

Au bas de ces pages, le Père-Maître a écrit de sa main :

« Qui se humiliât, exaltabitur : Qui s’humilie, sera exalté. »

Comment Henry Verjus a été fidèle à ses résolutions, les quinze années qui lui restent à vivre vont nous l’apprendre.



  1. « Quelle douce et délicieuse année ! écrit un témoin. Tout semblait fait pour nous rendre heureux : Un pays magnifique, une belle propriété, une nombreuse réunion de jeunes gens pleins d’ardeur, de piété, de vie ; une direction douce et paternelle ; les fréquentes visites et les intéressantes conférences d’un Père dont l’austère figure nous effraya bien un peu au commencement, mais dont nous ne tardâmes pas à apprécier, et la bonté, et la haute vertu. Naturellement nous eûmes à un très fort degré la maladie habituelle des noviciats : une gaîté qui se traduit par des éclats de rire involontaires aux moments les plus inattendus et les plus sérieux. Le frère Verjus, qui ne connut jamais la dissipation, mais qui faisait de grands efforts pour être très recueilli, échappa moins que personne à la contagion du rire, et bien des scènes de lectures spirituelles sont restées fameuses. Heureux temps où l’on riait de si bon cœur ! Le Père-Maître ne nous en voulait pas trop ; même quelquefois il essayait vainement de dissimuler les efforts qu’il faisait pour ne pas prendre part à l’hilarité générale... »
  2. Luc., iv. 38. — Mensuram bonam, et confertam, et coagitatam, et supereffluentem.
  3. Lettre circulaire de Mgr Navarre à tous les Missionnaires du Sacré-Cœur sous sa juridiction, sur la vie et la mort de Mgr Verjus, datée de Marseille, 8 mai 1893, et reproduite dans les Annales de Notre-Dame du Sacré-Cœur du mois de juillet de la même année.
  4. 21 mars.
  5. 22 mars.
  6. 12 avril.
  7. 5 mai.
  8. Contra Jovinian. lib. I (Patrol. t. xxiii, col. 231). — Virginitas hostia et holocaustum Chrisli est.
  9. 26 mars.
  10. 27 mars.
  11. Avril. Saint jour de Pâques.
  12. 21 mars.
  13. 13 avril.
  14. Missionnaire de la Société de Marie, martyrisé aux îles Fidji et déclaré Bienheureux par Sa Sainteté Léon XIII.
  15. 19 avril.
  16. Note ajoutée à son Journal de Retraite, le 14 septembre 1879. C’est l'Intuitus eum dilexit eum de l’Évangile.
  17. On sait que les Exercices de saint Ignace sont divisés en quatre semaines. La première comprend les grandes vérités ; la seconde, la vie de Notre-Seigneur ; la troisième, sa passion ; la quatrième, la résurrection et l’ascension.
  18. C’est un mot de l’Exercice du Règne, « Il faut agir, dit saint Ignace, contre la propre sensualité et contre l’amour de la chair et du monde. » — On appelle Exercice du Règne la contemplation dans laquelle saint Ignace compare Notre Seigneur Jésus-Christ, le Roi éternel, à un roi temporel qui invite ses sujets à une guerre juste et glorieuse dont il veut leur faire partager les fatigues et les triomphes.
  19. On appelle additions les avis ajoutés par saint Ignace à sa méthode d’oraison pour l’éclairer et la compléter.
  20. Tous les mots soulignés dans ces pages l’ont été par le Frère lui-même.