Monseigneur Henry Verjus/VI

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Victor Retaux (p. 120-152).

VI

L’EXIL

BARCELONE

I

Depuis longtemps déjà de mauvais bruits retentissaient jusque dans la solitude de Chezal-Benoit. « Je ne sais ce qui se passe dans le monde politique, écrivait le frère Verjus. On dit que la persécution est imminente. Ah ! que nous en avons besoin ! » Cette note est du 5 février. Un mois plus tard il écrit encore : « Les nouvelles de la loi Ferry sont alarmantes. Je ne me sens pas troublé. Je suis bien résigné. Peut-être est-ce un chemin pour les Missions. Le Sacré Cœur se sert de tout. » Enfin, le 30 mai : « Les événements se précipitent. Je ne sais où nous allons. Tous les partis cherchent à s’entre-déchirer. Mon Dieu, vous seul ne changez pas. Je vous aime. »

C’était l’heure des entreprises scélérates contre la liberté catholique, l’heure des décrets sacrilèges et des expulsions à main armée.

Le jour où, dans la chapelle du grand séminaire de Bourges, le frère Verjus recevait la tonsure, le 28 juin 1880, on crochetait, à Paris, des serrures, on brisait, on enfonçait des portes, on appréhendait au collet des prêtres coupables de s’être liés à Jésus-Christ par la triple chaîne de la pauvreté, de la chasteté et de l’obéissance ; puis, comme des malfaiteurs, on les jetait dans la rue.

De retour à Chezal-Benoît, le Frère écrit : « Les nouvelles sont bien tristes. On ne parle dans la maison que de religieux expulsés par la force brutale et d’églises violées. Où s’arrêteront ces furieux ? Ah ! si vous vouliez accepter mon sang, ô Jésus, pour sauver ma chère Société ! Prenez-le, je vous le sacrifie, bien que je ne sois pas encore prêtre[1]. » Le tour des maisons religieuses de la province ne devait pas tarder. On entendait de proche en proche le pas des argousins et le coup de marteau des spoliateurs. Tantôt l’âme du Frère s’abandonnait à de poignantes angoisses qui, toutes, se résumaient en deux points d’interrogation : Que va devenir la Société des Missionnaires du Sacré-Cœur ? Que fera-t-on de la Petite-Œuvre ? Tantôt l’espoir l’emportait et aussi le courage. Au fond, c’était toujours l’abandon à la providence du Cœur de Jésus. « L’Église, écrit-il à son « parrain », traverse une grande crise, et notre chère petite Société se ressent de la tempête. Ses souffrances me vont au cœur comme celles de ma mère bien-aimée. Ses dangers, comme ceux que court notre chère Petite-Œuvre, m’attristent profondément[2] . »

Sur ces entrefaites, l’organiste de la basilique d’Issoudun, le P. Alphonse Postal, tombe malade. On appelle le frère Verjus pour le remplacer pendant les grandes vacances scolaires. Il arrive à temps pour le veiller une fois ou deux : « J’ai veillé un peu notre cher malade. On a le tort de ne lui dire que des choses badines. Ce n’est pas le moment d’égayer et de distraire une âme, le moment de la mort[3] ! » Le bon Père meurt le 15 août, et le Frère écrit : « Il ne pouvait pas mieux choisir... Il est mort le même jour que saint Stanislas Kostka ; c’est une faveur que j’estime bien grande[4] ... » — « Mon Dieu, recevez-le dans votre Paradis ! Comme il est heureux ! Il aime purement le Sacré Cœur. Il voit, il sait tout... Quand donc mon tour viendra-t-il ? Le martyre, mon Dieu, le martyre ! Celui de mon cœur commence ; merci, ô Jésus[5] . »

Organiste et chef de chœur aux jours de pèlerinage, le Frère se donne tout entier, comme toujours. Le 18 août, il écrit : « Je cède mon lit à un pauvre malade oublié. Quel bonheur de faire un heureux ! Je ne sais comment la Providence m’envoie un matelas et je m’y endors jusqu’au lendemain. »

Certes, c’était une joie pour lui de se dépenser au service de tous ; cependant il avait compté sur les deux mois de vacances pour travailler à ses Missions. Impossible. Dans l’intervalle des offices, on l’emploie à la réinstallation de la bibliothèque : « J’y vais. Je veux obéir en tout. Pauvres plans de vacances, chères Missions !... Mais non, tout cela ne sera pas perdu. Quand je me serai vaincu moi-même, j’aurai beaucoup fait... . Mon Dieu, que je comprends bien mon néant ! J’aime à m’enfoncer dans cet abîme[6] . »

Une joie pourtant lui était réservée le 8 septembre, à la grande fête anniversaire du couronnement de Notre-Dame du Sacré-Cœur. Parmi les personnages présents, il y avait un Missionnaire de Chine, Mgr Guillemin, évêque de Canton, escorté d’un jeune sous-diacre chinois. Le frère Verjus aborde l’Évêque-Missionnaire, lui baise les pieds et les mains, puis l’entretient de sa vocation. Non seulement Mgr Guillemin lui donne un souvenir et l’encourage, mais encore il lui promet un mémento à la messe pour lui, pour un de ses amis, pour sa mère. La pensée qu’un saint évêque, un Missionnaire, prierait à ses intentions, le transportait et il écrivait à tous son bonheur[7] .

II

Après les fêtes, il regagna Chezal-Benoit, mais pour en bientôt repartir avec la Petite-Œuvre tout entière. Le 1er novembre, en la solennité de Tous-les-Saints, à la fin des vêpres, on annonça à l’École apostolique qu’elle devait quitter la maison où elle habitait depuis quatorze ans, le lendemain, de grand matin, Mgr Marchai, archevêque de Bourges, voulant éviter une expulsion bruyante. «Pauvres enfants ! Pauvre Petite-Œuvre ! » Tel fut le premier cri du frère Verjus. Voici le second : « Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice ! » Justement, le matin, à la messe, on avait lu cette étrange béatitude et le Père directeur l’avait commentée en termes émus. « Je suis prêt, dit le Frère ; mais, hélas ! je ne suis point digne de cet honneur. »

Désormais, mûri par les événements, il entend devenir plus grave dans ses pensées, dans ses discours, dans ses manières, dans toute sa conduite. Jusqu’à présent, il lui paraît qu’il n’a point vécu. « C’est là le commencement de ma vie. Oui, toute ma vie se passera ainsi. Mon Dieu, je suis à vous : soutenez-moi et faites de moi tout ce que vous voudrez. »

Le lendemain, jour des morts, deux fois jour de deuil, on se lève à trois heures et demie. Comme à l’ordinaire, le Père directeur fait la méditation aux enfants. Le Frère y assiste. « Notre bon Père, écrit-il, s’y surpassa. Ses dernières recommandations ne sortiront jamais de mon cœur. » Les professeurs sanglotaient et le cœur battait dans la poitrine des enfants.

Après la sainte messe où la communion fut fervente, on chanta une dernière fois l’Ave Maris Stella ; puis on se répandit à travers la maison. On voulait revoir encore et pour ainsi dire emporter dans le regard la cour joyeuse, les salles d’étude, le grand jardin et l’horizon des bois. Enfin on embrasse le Père directeur qui restait provisoirement le gardien du désert. « Les adieux furent navrants. Tout le monde pleurait. »

Au seuil de la maison, les religieuses et les domestiques attendaient. « Les bonnes Sœurs fondaient en larmes ; le silence morne des autres disait assez leur profonde douleur. » — « Ces pauvres gens, nos serviteurs, les voilà sans place, dit le frère Verjus. Que le Cœur de Jésus ait pitié d’eux ! » Tous se jettent à genoux. Le Père économe les bénit. Puis, les enfants prennent la route d’Issoudun.

Cependant, le frère Verjus qui n’avait pu voir en tête à tête le Père directeur, rentre un moment pour lui dire « un mot de cœur et de remerciement ». C’est fait. Vite, la poitrine gonflée de sanglots, il rejoint la troupe fugitive, se redisant à lui-même, pour s’encourager et se consoler, la parole de l’apôtre : « A qui aime Dieu, tout profite[8]. »

L’expulsion qui n’a pas eu lieu à Chezal-Benoit, Issoudun la subira. Le 5 novembre était, cette année-là, le premier vendredi du mois, jour particulièrement consacré au souvenir de la Passion et au culte du Sacré Cœur. Bien avant le lever du soleil, de nombreux détachements de soldats et des gendarmes gardaient toutes les avenues de la Basilique et en interdisaient l’entrée. Pendant ce temps-là, dans la maison des Missionnaires, on crochetait les portes, on envahissait les cellules, on expulsait les religieux. « Quoi ! disait au commissaire de police un vénérable prêtre à cheveux blancs, ce n’était donc pas assez d’avoir été banni d’Alsace par les Prussiens ! J’ai opté pour la France, et vous, Français, vous me chassez ! » A un Père qui l’invitait à se chauffer, un gendarme grelottant de froid et plus encore de honte, disait : « Ah ! si je n’avais pas mes enfants à nourrir, je ne ferais pas ce métier de malheur ! »

Oui, métier de malheur — et de malédiction... Où sont-ils les héros du crochetage ? Les uns ont disparu en des aventures honteuses ; les autres ont fait, suivant le mot populaire, de vilaines morts. D’aucuns sont devenus fous.

Le prêtre qui écrit ces pages, visitant, en 1886, à Moulins, la maison des aliénés, remarqua un homme aux yeux hagards, à la figure convulsée, aux mains tremblantes. Il s’arrête près de lui. On dit au malheureux que ce passant est un Missionnaire du Sacré-Cœur. Alors, s’enfonçant en quelque sorte dans le mur, comme pour échapper à la vision : « Oh ! quel mal je vous ai fait ! pardonnez-moi ou je suis damné... Dites que vous me pardonnez. » C’était le commissaire de police qui avait exécuté les décrets au noviciat de Saint-Gérand. On recueillerait plus d’un fait de ce genre.

Quant à l’auteur de l’article 7, Jules Ferry, son histoire est connue. Pour premier châtiment, il a été couvert des anathèmes de tout un peuple ; puis, au moment où ce naufragé allait regagner le rivage, la main justicière de Dieu l’a refoulé et roulé dans les eaux d’où l’on ne revient pas, les eaux profondes de la mort.

Ce n’est pas seulement la maison des Missionnaires qui fut en proie aux malfaiteurs, mais la Basilique elle-même. On expulsa de son temple, comme un simple religieux, Jésus-Christ. On déshonora les portes par l’empreinte du sinistre cachet de cire rouge : Défense à Dieu d’entrer ! Et Notre-Dame du Sacré-Cœur qui, depuis vingt-cinq ans, accueillait, du trône où elle régnait en souveraine, les pieuses multitudes, resta prisonnière dans son propre palais... Il y a quatorze ans que ce forfait sacrilège a été consommé. La Vierge est toujours captive[9].

III

Au lendemain des expulsions, les élèves de la Petite-Œuvre trouvèrent dans la ville d’Issoudun une hospitalité aussi cordiale que généreuse. Ils suivirent, en qualité d’externes, les cours de l’École libre du Sacré-Cœur, légalement établie. Un seul enfant disparut dans la tourmente. De tous les autres, on peut dire qu’ils se cramponnèrent à leurs maîtres. Rien ne put les arracher du Cœur de Jésus. Une mère effrayée, une veuve, accourut des montagnes de la Haute-Loire. Elle voulait emmener son enfant. Ce fut elle qui resta. Elle entra chez les Filles de Notre-Dame du Sacré-Cœur où elle est morte religieuse. Aujourd’hui, son fils est prêtre et Missionnaire.

Au milieu de ces troubles profonds, le frère Verjus disait : « Je n’ai plus ni feu ni lieu. J’écris ceci assis sur une malle et mon cahier sur une chaise. Malgré cela, je suis heureux[10]. » Bientôt, il datera son Journal de l’exil. Le 8 novembre, au soir, en effet, à l’heure où il conduisait ses élèves au dortoir, un de ses confrères l’arrête dans la rue et l’avertit, au nom du Père général, qu’il partira cette nuit même pour Barcelone. « L’émoi, lisons-nous dans ses notes, se répand parmi nos chers enfants ; les rangs se rompent ; l’émotion nous gagne, et, sur place, nous nous faisons nos adieux. Ils furent touchants et pleins d’affection de part et d’autre. » Le bon Frère rentre au Sacré-Cœur où il fait son petit paquet. Ce ne fut pas long. La Basilique étant sous les scellés, il ne put y pénétrer pour une prière à Notre-Dame du Sacré-Cœur. Il s’agenouilla près de la porte et fit là ses adieux à la divine prisonnière. « Nous nous éloignâmes lentement, écrit-il, de ce lieu béni où nous avions passé des jours si heureux. Ce qui nous le rendait plus cher, c’est que nous y avions souffert, c’est qu’on y souffrait encore. »

La tristesse du départ fut tempérée un peu par les compagnons mêmes de l’exil : un Irlandais, à peu près de l’âge du frère Verjus, le bon et pieux frère Neenan, et le bien-aimé P. Marie, l’ancien supérieur de la Petite-Œuvre, dont le lecteur n’a pas sans doute oublié le nom. « Ce bon Père est toujours le même : même cœur, même délicatesse, mêmes manières enfin qui font de lui le Missionnaire-type... Voir le P. Marie me fait plus que de l’entendre, bien que mon bonheur serait de l’écouter des heures entières[11]. »

Les exilés crurent prudent, tant les sectes avaient, en certains milieux, surexcité les esprits, de revêtir des habits laïques. Le frère Verjus s’est amusé dans son journal à esquisser la silhouette des trois voyageurs. On dirait un dessin de Cham ou de Callot en marge d’un lugubre exode. « Le P. Marie ressemblait à un mylord : un grand pardessus fourré, un col à la mode, et un grand chapeau à coupole. Le frère Neenan, avec son pardessus et sa petite casquette, me faisait l’effet d’un commis-voyageur. Pour moi, j’avais l’air d’un marchand d’allumettes. J’étais affublé à faire peur. Mes pantalons étaient trop courts, mon col trop grand, mon pardessus trop large, et tout cela surmonté d’un gros feutre noir de forme jadis cubique, mais considérablement élargi et dont les lignes architecturales étaient émoussées. Bref, je n’avais qu’à me mettre à la portière pour empêcher les importuns de monter[12]. »

Il en monte quelques-uns cependant, dont les conversations ne sont rien moins qu’édifiantes. Le jeune religieux en éprouva une impression de profond dégoût. « Je crois, dit-il, que le démon fait beaucoup d’affaires dans les chemins de fer. »

Dès que le jour eut paru, le Frère se donna tout entier à la contemplation des paysages. C’était le Limousin avec ses hameaux, ses prairies, ses vallons, ses collines. Il est charmé par les courbes nonchalantes de la Dordogne et ravi par les hauts escarpements du Puy-d’Issolud. Quel contraste avec les plateaux arides, les ravins pierreux des environs de Roc-Amadour, les effondrements du sol où s’engouffrent des torrents ! Montauban lui rappelle « avec un charme inexprimable » Mgr de Cheverus. À mesure qu’on avance dans le Midi, il surprend aux lèvres des voyageurs cet accent qu’il connaît pour l’avoir entendu résonner à la Petite-Œuvre. Tout l’intéresse, aussi bien les toits des maisons que les fenêtres ; il en veut à la locomotive de dévorer l’espace ; il n’a qu’un regret, c’est d’être déjà à Toulouse. On y passera une partie de la nuit. A l’hôtel, le P. Marie le bénit. Il fait une courte prière, il se couche, « et voilà, dit-il, la première journée de notre fuite en Espagne ». Il ajoute : « Le Sacré Cœur est bon. Nous sommes broyés pour être mêlés[13]. Tout est bien. »

On repart à trois heures et demie du matin[14]. Avec le soleil recommencent les extases. Les Pyrénées lui rappellent les pics neigeux de la Savoie. Des refrains, qu’il a entendus à la Petite-Œuvre, lui reviennent en mémoire et bourdonnent à ses oreilles. Son enthousiasme fut au comble et déborda, lorsqu’il vit, tout ensemble, les montagnes, d’un côté, et, de l’autre, pour la première fois, la mer, « la belle Méditerranée, calme, bleue, brillante comme un cristal ». Le P. Marie, à plusieurs reprises, dut l’inviter à mettre une sourdine à ses exclamations. À Perpignan, les voyageurs rencontrèrent le futur supérieur de la maison d’Espagne, expulsé lui-même de la maison d’Arles. « C’est le même entrain, écrit le frère Verjus, au milieu des mêmes souffrances. » En quelques tours de roue on est en Espagne. Le temps manque pour admirer à loisir les plants d’oliviers sur les flancs des montagnes et les buissons de grenadiers qui bordent les routes. « Les paysages et les échappées de vue sur la mer sont à peindre... On passerait et on repasserait des journées entières sans se lasser. »

Le soir, les six voyageurs arrivaient à Barcelone. « Nous saluâmes, dit le Frère, les anges gardiens de la ville. » Puis, on alla frapper à la porte d’un couvent de la Présentation. L’émoi fut grand dans la maison. — « Les Pères sont là. — Nous ne les attendions pas ce soir. — Où vont-ils se loger ?… » — Enfin tout se calme. Tout s’arrange. On s’assied. On cause. On interroge. On attend. Puis, le souper s’improvisant , on lui fait honneur. L’heure venue du coucher, chacun se disperse. Un pieux voisin donne au P. Marie et au frère Verjus une hospitalité plus généreuse que confortable. Le Frère raconte la chose avec une gaieté de style charmante. « Nous arrivons. Il nous offre un petit verre, et, après nous avoir énuméré tous ses titres à notre confiance et à notre admiration, il nous permet enfin de nous coucher ; je n’essaierai pas de dire où. En France, on appelle cela des fourre-tout ; mais, à cheval donné on ne regarde pas la dent. Ce bon monsieur nous recevait avec tant de cordialité que nous ne pouvions pas faire les difficiles. »

Au surplus, ils auraient été mal venus à faire, dès le premier jour, les difficiles, les chers exilés ; car, il leur faudra s’habituer, quoi qu’il en coûte, à la gêne, aux privations, à la pauvreté.

IV

Arrivés à Barcelone le 10 novembre, ils s’installent, le 15, au numéro 59 de la calle Ancha au premier étage d’une maison spacieuse mais vide. Comment la meubler ? Le P. Marie a parcouru les magasins et acheté des lits : matelas, draps, couvertures, « tout cela pauvre et assez vieux ». Après le souper, qui eut lieu chez les Sœurs, et, la nuit tombée, « nous partons, écrit le frère Verjus, par bande, emportant sous nos bras les bagages. C’était tout à l’ait primitif et touchant. Jamais Barcelone n’avait vu passer dans ses rues des ecclésiastiques ainsi chargés. J’avais pour mon compte deux énormes paquets qui m’arrondissaient les côtes[15] ».

Le bon Frère aimait la pauvreté, « la sainte pauvreté », non pas d’un amour idéal, platonique, non pas à la condition de ne manquer de rien, mais dans la réalité et dans la douleur des choses. Il eut de quoi se satisfaire. L’ameublement des cellules n’est pas riche : une chaise, une table, un lit, quelques livres. « Je suis heureux de cette pauvreté, écrit-il. Au moins on a l’occasion de pratiquer son vœu jusqu’au bout. » Telle qu’elle est, sa cellule ne tardera pas à faire ses délices. « Je l’aime déjà beaucoup. Elle est celle de l’exil. »

Le Père supérieur l’a nommé « cuisinier en second », s’étant adjugé à lui-même, comme il convenait, l’honneur d’être « cuisinier en chef ». Pour batterie de cuisine, ils n’ont à leur disposition qu’une petite marmite, une casserole minuscule, un seau et un couteau. Le premier essai ne fut pas heureux. Outre qu’il oublia le sel, le frère Verjus laissa fondre une cuillère, en préparant le rôti. Un autre jour, le frère Neenan lui vint en aide. Pittoresquement, le frère Verjus nous le montre à l’œuvre. « Il parvient, dit-il, à faire bouillir le pot-au-feu. Quel triomphe ! La sueur ruisselle sur son front. Je l’admire, tandis que, plus calme, je m’évertue à faire rôtir de petits boudins dans une poêle neuve qui arrive à point. Entre le Père supérieur qui goûte ceci, goûte cela, ajoute ici de l’eau et là du sel. Tout étant prêt, on ose convoquer la communauté. J’étais honteux… Enfin on se contente de tout, en ayant soin de saupoudrer les mets d’un grand esprit de mortification[16]. » Rien n’édifie le Frère comme la joie religieuse avec laquelle les Pères supportent les mille privations inhérentes à une fondation. « Si nous savons souffrir, notre maison a de l’avenir. On voit notre présence et nos affaires bien en noir, c’est bon signe. Quand les hommes n’y voient goutte, Dieu agit. Je suis plein de confiance[17]. »

Les Sœurs de la Présentation, celles de Barcelone, celles de Las Cortès et d’Arenys, plus d’une fois, ont été la providence des exilés. Un jour elles envoient des provisions maraîchères ; un autre jour du linge… Elles s’intéressent surtout à la petite chapelle qui ressemble fort à la grotte de Bethléem. A différentes reprises, le frère Verjus a été touché de leur dévouement, et il a noté « leurs soins attentifs et délicats ». A chaque visite que la maternelle bonté du Cœur de Jésus faisait à ses Missionnaires, il rend grâces. Écoutons-le : « Le samedi, toujours de bonnes nouvelles ! Les âmes du Purgatoire que nous prions tout spécialement depuis quelques jours, viennent de nous faire une belle surprise. Une personne inconnue qui nous avait vus à Santa Maria del Mar (leur église paroissiale), nous envoie une aumône assez forte… Voilà une intervention du Sacré Cœur dans nos affaires temporelles. Je me plais à noter ce fait, parce qu’il me remplit de confiance. Oui, allons en avant ! C’est le Sacré Cœur qui nous veut ici ; à lui de nous nourrir. Quand nous serons dans le besoin, si nous savons prier, il viendra certainement à notre secours[18]. » Volontiers il eût dit, avec le saint roi David : « Je n’ai vu nulle part le juste cherchant son pain[19]. » Ce qui est indéniable, c’est que les pauvres de Jésus-Christ, les religieux, partout et toujours, ont su trouver le leur. Notre Frère connaissait-il ce passage des Constitutions de sainte Thérèse, la grande Espagnole : « Il ne peut y avoir rien de réglé pour l’heure du dîner, parce que c’est quand il y en aura. » Assurément, cet abandon total à la Providence l’eût rempli de joie, et, de grand cœur, il l’eût adopté pour sa règle de vie. Ce qu’il n’ignorait pas, c’est que les Missionnaires du Sacré-Cœur doivent être disposés à tout, « même à mendier de porte en porte, si parfois l’obéissance ou la nécessité l’exige[20]».

V

Pour aider à la Providence, il fait lui-même les commissions en ville, et, comme il ne sait pas encore l’espagnol, il lui arrive de temps en temps de bonnes petites humiliations dont il est, du reste, loin de se plaindre. Un exemple ; c’est le supérieur qui nous le rapporte. « Un jour, il arrive du marché, triomphant. — J’ai trouvé, pour notre chapelle, de vieilles mais bonnes chaises, à quatre francs le cent. — Je lui dis qu’il s’est trompé, que la chose n’est pas possible. — Oui, oui, vous verrez, de bonnes chaises à quatre francs le cent ! » Nous vîmes arriver en effet un tombereau de chaises. Il les place, les aligne dans la chapelle ; puis le marchand demande son compte. Le Frère lui remet avec une grave simplicité la somme de quatre pezetas. « Vous vous moquez de moi, lui dit notre homme, c’est quatre francs la chaise ; mais d’où venez -vous donc ? » etc., etc. Il fallut remporter les chaises et payer une indemnité au porteur. Heureusement, le bon Frère était ordinairement plus habile. »

Un autre épisode. Le Frère désirait vivement une cloche. Pour trente-sept francs, on en trouva une que l’on suspendit à une fenêtre donnant sur la cour. Le 25 mars, au matin de l’Annonciation de la très sainte Vierge, elle sonna l’Angelus pour la première fois. Mais voilà, nous raconte encore le Père supérieur, que les voisins, étonnés d’entendre du bruit dans ce vaste domaine abandonné, — vrai séjour de la mort, car on y fabriquait des atahudes, « cercueils », — arrivent en toute hâte. La cour se remplit. Le sereno lui-même, effaré, le pistolet à la ceinture, se précipite et demande au frère Verjus qui était là, si nous avions l’autorisation de l’adjadamento pour sonner notre cloche. Le Frère répond que, n’étant pas au courant de la législation espagnole, nous n’avions point demandé de permission, mais qu’au plus tôt nous allions nous mettre en règle. Le bon Frère n’eut de repos que lorsque l’alcade eût permis de sonner. Le jour où l’autorisation fut octroyée, la pauvre cloche sortit de son sommeil et rattrapa le temps perdu[21].

Cheminant dans les rues ou faisant des achats dans les boutiques, le Frère s’approche du peuple : « Ces braves gens sont très touchés de notre franche cordialité… » De là plus d’une réflexion juste sur le clergé, qui vit trop à l’écart, trop en dehors du mouvement populaire, loin des pauvres et des petits : « Quelle n’est pas la joie des bons parents quand nous caressons leurs petits anges qui viennent nous baiser la main !… Le clergé aura un grand compte à rendre au bon Dieu. On ne fait rien pour conserver la foi au peuple… Devenons saints et savants, apprenons la langue : notre maison est destinée à faire beaucoup de bien. »

Un jour qu’il était avec ses confrères dans une église, un homme du peuple les aborde, et, avec un accent de compassion : « N’êtes-vous pas des religieux français expulsés ? — Oui, monsieur. — Et moi aussi, j’ai connu l’exil ! » Et le brave homme, tout ému, leur glisse dans la main son obole. Inutile de dire les sentiments du frère Verjus.

Tout en faisant les commissions, tout en apprenant la langue, il suivait les cours du séminaire. De beaucoup supérieur aux plus forts élèves dans les études latines, il s’en fait dispenser et réserve tout son temps pour la philosophie.

Tout son temps… Hélas ! il ne lui en reste guère. De là des tristesses et des accès de découragement. « saint Stanislas, mon bien-aimé patron, ayez pitié de ma misère ; tendez-moi les bras, et faites le miracle de me rendre courageux et fort contre toutes les épreuves[22] ! »

En ce temps-là, je ne sais pourquoi le supérieur a dû lui donner un avertissement. Avec quelle humilité le bon Frère s’incline sous la main du Père ! « Je ne suis qu’un néant, tout étonné qu’on me souffre ici. Pauvre Henry, peux-tu t’imaginer comment font tes supérieurs et tes frères pour te supporter, et, qui plus est, pour t’aimer ?… Et, par-dessus tout, comment fait le Cœur de Jésus pour ne pas te vomir, te repousser, te maudire ! Miracle d’indignité (d’une part) et de miséricorde (de l’autre), constituant un abîme d’où je ne saurais jamais sortir et où je veux me cacher, souffrir, vivre et mourir[23]. »

« Je reviens, je pars de nouveau, pour mille et mille commissions. Quelle vie ! quelles journées ! Mon Dieu, faites mon éducation ; mais que j’aie au moins du temps pour mon examen[24] ! »

Il y a des heures lourdes et lentes dans cette vie de l’exil. Nulle joie sur l’horizon. Nulle joie dans l’âme.

« J’ai perdu mon temps, restant toute la soirée comme assoupi, pensif et inoccupé. mon Dieu, pardonnezmoi. Je vous promets que je ne passerai jamais plus de ces heures inactives et mortes qui doivent tant vous déplaire[25]. »

« Je vais me coucher, portant au cœur un profond sentiment de tristesse que je nommerai tristesse d’impuissance et d’impatience. J’ai vu le monde ! J’ai pensé à mes sauvages. Je les ai souhaités avec une ardeur indicible. Oh ! quand viendront-ils, ces véritables jours de ma vie ! Je ne vis pas ces jours-ci, je végète, au jour le jour, sans but. O mon Dieu, faites cesser cette indécision ! Que je travaille, O mon Dieu ! et que je vous aime ! Demain je vous recevrai encore. Que ce soit pour moi une communion décisive ! C’est la fête de saint Jean, l’apôtre de votre divin Cœur ; j’espère[26]. »

« Ce soir, je suis un peu remis, bien décidé, après avoir fait mon possible pour faire de bonnes études, à n’en faire que de médiocres ; mais je ne veux pas qu’il y ait de ma part ombre de faute. Dieu sait si je souhaite en faire de fortes ! Mes plans, mes désirs, mes efforts de l’année dernière, alors que la bonne volonté était possible, le prouvent. Maintenant, rien n’est possible, à moins de veiller la nuit[27]»

Les Missionnaires du Sacré-Cœur ont ouvert une école : c’est pour lui l’humble commencement d’une Petite-Œuvre espagnole. Il s’y dévouera, comme partout, comme toujours. « Je tâcherai de bien économiser mon temps et de lire un peu la nuit, quand je m’éveillerai, à la lueur de ma petite veilleuse[28]. » L’examen approche. Il s’y prépare de son mieux, non pas tant pour lui que « pour l’honneur de la Société ». Jamais il ne sera prêt : « Mon Dieu, rendez-moi force et courage. Donnez-moi de l’énergie. Le temps me manque. J’en ai besoin et on ne semble pas le comprendre. Mon Dieu, je ne veux pas me plaindre… » Toute la soirée, il a travaillé pour faire un porte-missel : « Je ne demanderais pas mieux que de me dévouer ; mais si j’étais prêtre ! Et on me retarde !... Mais non, tout est bien[29] »

Et, quand il le faut (hélas ! il le faut souvent), il se remet au travail manuel, courageusement, pieusement, tantôt à la cuisine, tantôt à la menuiserie. Il fabrique des meubles pour la maison et aussi pour la chapelle. On a besoin d’un confessionnal : c’est lui qui le fait ; d’un autel : il y met toute sa science et tout son cœur. « Nous le ferons simple, dit-il, sans raboter le bois (et pour cause, car il n’a point de rabot, ni d’argent pour en acheter) ; nous le recouvrirons de toile figurant du marbre blanc. » On l’encadrera, aussi gracieusement que possible, de certaines lames de grain rouge que l’on a entrevues chez le tapissier. Il s’est procuré une scie à découper « très bien montée », et, avec elle, il pourra faire « du beau et du solide ». Jésus-ouvrier le verra dans son atelier travaillant pour lui. « Je veux que chaque coup soit un baiser d’amour et de réparation au Sacré Cœur[30] ! » La veille de Noël, il a travaillé toute la nuit pour terminer des chandeliers et faire « une pauvre petite crèche » au saint Enfant Jésus.

Sans doute, encore une fois, tous ces travaux le distraient de ses études, et il en souffre et il s’en plaint : ces souffrances, et même ces plaintes ne sont pas pour nous déplaire, car elles accusent, jusque dans ces natures vaillantes, l’infirmité humaine. Cependant, la résignation l’emporte et toujours elle étouffe le murmure. « Le Sacré Cœur a encore pitié de moi. Après m’avoir laissé descendre jusqu’au fond de ma misère et de ma faiblesse, il me rappelle à lui et je reviens plus décidé que jamais à me donner tout entier, sans conditions et pour tout ce que le bon Jésus voudra. Les créatures me délaissent. J’en comprends le néant. Je vais faire tous mes efforts pour ne pas m’enchaîner de nouveau[31]. » — « Je perds beaucoup de temps au travail manuel. Qu’importe ! Ce n’est pas pour mon plaisir. C’est la volonté de Dieu. Fiat ! Que le Cœur de Jésus en tire sa gloire et moi mon bien[32] ! »

A tous ces travaux, il ajoutera de faire la chambre du supérieur, lequel est parfois malade : « Je veux la faire le plus souvent possible, dit-il avec un esprit de foi admirable, en grande dévotion[33]. » Au surplus, tout cela lui donnera l’expérience des choses, des personnes et de lui-même. « Je fais tout et veux tout faire dans le but de me préparer à mes chères Missions. C’est là ma vocation, ma raison d’être, mon but, ce pourquoi Dieu m’a créé. Je le sens. J’en suis certain[34]. » — « Mon désir des Missions et du martyre prend un caractère de sûreté qui m’étonne. Je suis surpris de tout ce que j’ose de ce côté-là[35]. »

VI

A chaque fois qu’il le peut, il visite les églises. « Toutes les églises l’attiraient, nous écrit le supérieur ; il ne pouvait en sortir ; il aurait mangé les crucifix, les madones, les corps saints. » Les cérémonies l’enthousiasmaient. Or, l’Espagne est en quelque sorte la terre classique des belles solennités religieuses. Le 8 décembre, fête de l’Immaculée-Conception, « la première fête de l’exil », comme il l’appelle, le canon du fort annonce à la ville la grande fête de la patronne des Espagnes. « La salve a été très imposante. Les canons des divers navires du port ont répondu. Nous ne sommes pas en France, me suis-je dit, et alors ma joie eut quelque chose d’amer, car j’aime la France. » A la cathédrale, à la grand’messe, « ce fut quelque chose de splendide comme chants, cérémonie et assistance. Au Pax tecum, les autorités se sont donné le baiser de paix avec la plus grande cordialité. Les larmes m’en sont venues aux yeux. Et puis, quelle piété ! quelle foi ! C’est consolant… »

Pendant la messe, le cuisinier en second étant absent, le R. Père supérieur, cuisinier en chef, avait seul préparé le dîner, « en vraie maman », dit le bon Frère. On dîna, tout en parlant de la chère Société, qui célébrait, elle aussi, dans toutes ses maisons, mais bien tristement, cette fête de la Vierge qui est l’anniversaire de sa fondation.

Au jour octave de l’Immaculée-Conception, le frère Verjus, le soir, a assisté, dans l’église de Notre-Dame-de-la-Merci, à la clôture des fêtes. « Tous mes souvenirs, dit-il, et toutes mes aspirations se sont réunies pour m’enlever de cette terre et me faire goûter de bien grandes délices. O mon Dieu, merci ; oui, merci de tout mon cœur ! Que votre ciel doit être beau ! Que vous devez être bon, puisque vos représentants sont si bons et vos symboles si touchants !

« La cérémonie, commencée à six heures et demie, n’a fini qu’à neuf heures un quart. Je n’ai pas trouvé le temps long. Tout d’abord, en entrant, j’ai fait mon petit pacte avec les saints Anges du tabernacle. J’étais tout ému et bien en ferveur. L’idée de mes chères Missions m’était rappelée par la foi de tout ce peuple, l’ornementation de l’église, l’orgue, et je me suis mis à pleurer sans savoir pourquoi. O mon Dieu, quand donc pourrai-je vous donner mon sang ? quand donc ? En attendant, je veux vous donner tout mon temps.

« Après avoir salué Jésus et Notre-Dame, je me mis à réciter mon chapelet. Quel ne fut pas mon étonnement, quand je l’entendis chanter à la tribune ! Deux soprani chantaient l’Ave Maria et le peuple répondait sans chanter. Et ainsi jusqu’à huit heures. Le prêtre, du haut de la chaire, avec sa petite lanterne sourde et sa clochette pour donner le signal des chants, me fit penser aux Missionnaires au milieu de leurs peuplades faisant réciter la prière du soir.

« Les prières, les chants, les illuminations, la Vierge resplendissante de lumières et comme perdue au milieu des guirlandes de roses, tout cela me transportait : je me croyais au milieu de mes chers futurs néophytes. C’est ainsi que je ferai plus tard. »

« A huit heures, les prières cessent. Un long silence règne sur l’assemblée. Tout à coup, un bruit se fait entendre. On se lève. C’est le père qui arrive au milieu de ses enfants. C’est Mgr l’évêque d’Avila. Ce saint prélat me fit la meilleure impression. Comme il rejette toute recherche de lui-même ! Comme il aime son peuple ! Il ne peut avancer : tout le monde veut lui baiser la main. Quel beau spectacle ! Enfin Sa Grandeur monte en chaire, et, pendant cinq quarts d’heure, nous tient tous suspendus à ses lèvres. Quel beau discours ! J’en suis encore ravi Style doux ou véhément, toujours simple. Beaucoup de doctrine, de l’affection, du cœur, de la foi à transporter les montagnes… Ah ! si tous les prédicateurs prêchaient comme cela, le monde changerait en peu de temps[36] ! »

Ce ne sont pas seulement les églises qui l’intéressent ni les cérémonies du culte ; on peut dire qu’il a les yeux ouverts sur tout. Le costume des prêtres le frappe et il décrit leur grand manteau assez semblable au manteau des Missionnaires du Sacré-Cœur, mais plus large et à grand col. Ils le ramènent à la manière catalane : ce qui les empêche d’ôter leur chapeau pour saluer. Chapeau immense. « Il parait cependant qu’il a bien diminué. Jugez de sa largeur primitive, puisqu’il mesure encore soixante-dix centimètres d’envergure[37] ! »

De la tête du prêtre, il descend aux pieds de l’artisan. « La chaussure du petit peuple est une semelle de jonc, toute simple, reliée au pied comme les sandales du capucin. Son vêtement est court et léger. Sa coiffure est un bonnet rouge assez singulier, aussi long que le vulgaire bonnet de nuit, sans mèche et de largeur régulière. Il se plie ou se rabat, à droite ou à gauche, à volonté.

« Le bourgeois catalan a toujours des bottines pointues et un grand manteau qu’il ramène sur l’épaule gauche avec une gravité sans pareille… On croirait qu’ils ont tous mal aux dents ou qu’ils cachent une arme à feu. »

Une visite au fort de Monjuich ne le laisse pas indifférent. A mi-côte de l’escarpement, il s’arrête comme en extase devant le superbe panorama qui se déroule à ses pieds : la mer, la ville, une plaine que limitent de belles collines plantées d’oliviers. « On éprouve là, dit-il, quelque chose d’indéfinissable ; c’est comme une sensation de l’infini. » Le commandant du fort, un ancien zouave pontifical, tout fier d’une cicatrice à la joue, « preuve qu’il n’a pas tourné le dos à l’ennemi », entretient les visiteurs de la science stratégique, et le frère Verjus a pris des notes sur les ponts-levis, les canons de tous calibres, les obusiers, les mortiers et les bombes. Il a pris garde »que tous les bastions portent des noms de saints et que la Croix domine le tout[38].

Une promenade à la résidence des Sœurs de la Présentation, à Las Cortès, aux portes de Barcelone, lui arrache ce cri : « O la belle maison, comme site, dispositions, jardins, voisinage ! Que j’aurais voulu y voir notre chère Petite-Œuvre ! On y trouve tout à souhait. L’air y est encore embaumé par les roses et le jasmin qui y éclosent, l’hiver, comme en France, en plein été. C’est enchanteur[39]. »

Mais, ce qui, par-dessus tout, l’enchante, c’est la mer « Quel imposant spectacle ! Mirabiles elationes maris Mirabilis in altis Dominus[40]. Il y a tout cela à Barcelone. En arrivant, nous entendions comme un bruit de tonnerre, et nous hésitions à attribuer ce bruit à la mer, la voyant, de loin, si calme. Oui, mais au bord, les lames se brisaient contre le rivage avec une force irrésistible et s’étendaient sur le sable avec un bruit d’ouragan. Nous demeurâmes en admiration toute la soirée[41]. » Un autre jour de ce même hiver, il est sur le même rivage. « Ce spectacle, toujours si beau, m’a élevé un peu, et j’ai joui du bonheur que l’on goûte lorsqu’on ne pense plus qu’au ciel et aux âmes… J’ai frémi de désir et de bonheur en pensant qu’un jour, traversant ces grandes eaux, j’irai embrasser mes chers sauvages et les conduire au Cœur de Jésus et à Notre-Dame du Sacré-Cœur[42]. »

On le voit, toujours la pensée des Missions est la note dominante de cette âme. Elle va résonner tout à l’heure plus haut que jamais.

VII

En ce temps-là, un Français, un Breton, avait conçu le projet de créer à l’autre extrémité du globe, aux antipodes du continent que nous habitons, dans les îles sauvages de l’océan Pacifique, une colonie chrétienne, une Nouvelle-France. Seul et sans ressources, il fait appel aux catholiques. Vingt mille adhérents lui répondent. Au gouvernement de son pays il ne demande que la protection des lois et la liberté. L’une et l’autre, disait-il, lui ont été refusées. Il frappe alors à la porte d’une nation amie : l’Espagne lui est hospitalière. Là, à Barcelone, durant deux ans et plus, il essaie de réaliser ses plans et de tenir ses promesses. Quatre navires, chargés de colons et de marins, partent successivement à la conquête de ces terres lointaines. Trahi par la fortune, mal servi par des lieutenants incapables ou infidèles, il succombe. On l’accuse d’avoir, sous prétexte de civilisation chrétienne, de colonisation imaginaire, organisé, sciemment et frauduleusement, une gigantesque et monstrueuse escroquerie. Le marquis de Rays est incarcéré, tenu au secret, déclaré coupable… Coupable, l’était-il ? En tout cas, il fut malheureux. Il en est mort.

VIII

Le frère Verjus tressaillit le jour où, pour la première fois, il entendit prononcer le nom de la Nouvelle-France. « Qui sait[43], écrit-il, ce qui peut en sortir pour moi ? Mon Dieu, tout ce que vous voudrez ! »

Bon nombre d’émigrants avaient répondu aux appels du marquis de Rays. Le P. Marie se fît tout de suite leur apôtre. Le bon Frère l’accompagnait souvent à la Posada de la Estrella, sur le port où ils étaient assemblés, entassés. « C’est quelque chose d’étonnant, dit-il, de voir l’affection que nous portent ces braves gens[44]. » Il ne sait pourquoi lui-même les aime tant. « Peut-être irai-je un jour les rejoindre… » « Le P. Marie « fait un bien incalculable ». Il encourage, il console, il prêche, il confesse, il catéchise, il prépare aux premières communions. « Oh ! s’il y avait beaucoup de prêtres de cette trempe[45] ! » Le 2 janvier, au discours des vêpres, tous les émigrants pleuraient. « Que de bien fait ce bon Père ! Que je voudrais être prêtre aussi ! C’est si facile de faire du bien ! Il n’y a qu’à le vouloir. Pourquoi donc s’en fait-il si peu ? Le P. Marie, lui ; le sème sur ses pas. Partout où il passe, il se fait des amis, et par conséquent des amis du Sacré-Cœur. Mon Dieu, donnez-moi ses qualités, ses vertus et sa distinction… Si jamais les Missionnaires du Sacré-Cœur vont en Nouvelle-France, la place est prête dans les cœurs. »

La Nouvelle-France, où il voudrait être déjà, ne lui fait point oublier cependant la mère patrie. « On dit que la France va bien mal. Que le Sacré Cœur lui fasse décrire une courbe rentrante[46] ! » Ce qui l’attriste surtout, ce qui même le fait pleurer, ce sont les victoires de la franc-maçonnerie. Toutefois, il est loin de désespérer, et, dans ses vastes pensées, il embrasse le vieux monde européen et les continents qui vont s’ouvrir à la foi du Christ. « Je me recueille souvent pour penser à mes chères Missions où la foi se réfugiera un moment pour revenir ensuite plus forte que jamais, et je sens en mon cœur une joie bien douce, mais un peu mélancolique. O chères Missions, oui, je me dévouerai à votre service pour sauver les âmes de ces infidèles, pour souffrir, pour civiliser et pour mourir ; mais aussi, puisque la crise est inévitable et même nécessaire, pour préparer un asile à la foi qui, pour un moment, désertera notre pauvre Europe. Puis, quand cette insensée, au fond si chrétienne et si catholique, se sera déchirée elle-même et débattue dans les étreintes de la mort, nous reviendrons, nous ou nos successeurs, et nous lui montrerons de nouveau ce crucifix, cette hostie, cette religion enfin autrefois tant aimée et dont elle n’aura plus qu’un vague souvenir[47]. »

Voilà un de ces jaillissements d’éloquence comme on en rencontre assez souvent dans les notes du cher scolastique. On tourne la page, et c’est une exclamation candide et souriante : « Pourvu, écrit-il, que ces légions de Missionnaires qui partent tous les jours me laissent au moins une bonne île, une seule, encore intacte, inabordée, où le sauvage se trouve sans mélange européen[48] !… »

IX

Un mois plus tard, le cardinal Siméoni, préfet de la Sacrée Congrégation de la Propagande, écrivait au T. R.P.

Chevalier, supérieur général des Missionnaires du Sacré-Cœur, la lettre suivante :
Rome, 25 mars 1881.

Très Révérend Père,

Depuis plusieurs années, le Vicariat de la Nouvelle-Guinée est vacant, faute d’une communauté religieuse qui veuille s’en charger.

Le Saint-Siège, qui porte le plus grand intérêt à cette importante contrée où n’existe aucune aucune Mission catholique, tandis que plus d’un ministre protestant y répand l’erreur, connaissant bien le zèle dont votre Paternité et les membres de sa Congrégation sont animés pour la propagation de notre sainte religion, verrait avec un très grand plaisir les Missionnaires du Sacré-Cœur se charger d’évangéliser ce vaste champ. Je ne me dissimule pas que, pour réaliser ce dessein, il faudra du temps et de la patience.

Mais, pour le moment, il ne s’agirait que d’envoyer seulement quelques prêtres de votre Congrégation, lesquels, tout en ayant la charge spirituelle des catholiques dont se compose la colonie de la Nouvelle-France, déjà établie là-bas, pourraient en même temps rechercher les moyens d’y établir une Mission et de pourvoir à l’entier Vicariat, resté, comme je l’ai déjà dit, vacant depuis bien longtemps.

J’ai la ferme confiance que votre Paternité accueillera avec plaisir la proposition que cette lettre renferme, et en vous priant de m’adresser votre bienveillante réponse, je vous souhaite dans le Seigneur tous les biens.

JEAN, cardinal SIMÉONI,
Préfet de la S. C. Propagande.
MAZOTTI, SECRÉTAIRE.

Le 16 avril suivant, le T. R. P. Chevalier répondait :

Éminentissime Cardinal,

La proposition que le Saint-Siège daigne nous faire par votre entremise nous honore autant qu’elle nous effraie. Nous étions loin de penser que Sa Sainteté jetterait les yeux sur les humbles Missionnaires du Sacré-Cœur pour leur confier une Mission de cette importance. Entreprendre l’évangélisation de la Nouvelle-Guinée et des archipels voisins est une tâche bien au-dessus de nos forces, assurément. Les mœurs des indigènes, leur caractère sauvage, leurs langues difficiles, le climat de ces contrées équatoriales, tout, en un mot, nous laisse entrevoir un apostolat des plus laborieux.

La lettre officielle, que Votre Eminence m’a fait l’honneur de m’écrire pour me transmettre le désir du Saint-Père, porte la date du 25 mars. Cette date est significative. C’est le jour que le Ciel choisit pour annoncer la nouvelle du salut par l’Incarnation du Verbe. C’est aussi le jour que Léon XIII a choisi pour nous proposer par son fidèle messager la Mission de la Mélanésie. À l’exemple de Marie, nous avons fait connaître avec simplicité notre insuffisance notoire et nos légitimes inquiétudes. Puisque malgré cet aveu sincère, Éminence, vous nous dites comme l’Ange : Ne craignez rien ; acceptez l’offre qui vous est faite, l’Esprit de Dieu sera avec vous, et la vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre, nous nous inclinons avec respect, et notre humble Congrégation répond avec la Vierge de Nazareth : « Ecce ancilla Domini, fiat mihi secundum verbum tuum : Voici la servante du Seigneur, qu’il me soit fait selon votre parole ! » Et avec saint Pierre : « In verbo tuo laxabo rete ! A votre parole, je jetterai le filet. »

Nous voudrions être à même d’envoyer vers ces pauvres idolâtres une légion d’apôtres ; mais notre nombre est encore trop restreint. Aussi, malgré notre meilleure volonté, nous ne pourrons, pour le moment, consacrer à cette importante Mission que les quelques Missionnaires demandés par Votre Éminence. Veuillez dire au Saint-Père, en déposant à ses pieds l’expression de notre vive reconnaissance et l’hommage de notre profonde vénération, qu’il peut compter sur notre obéissance aveugle et sur notre dévouement absolu.

JULES CHEVALIER.

Tels sont, dans l’Église catholique, les humbles commencements des plus grandes choses. Un appel, un désir, un mot du Pape ; une bouche qui répond : Oui ; voilà décidée la conquête d’un nouveau monde.

X

Imaginez, à cette nouvelle, la joie du frère Verjus ! — « La Terre Promise arrive enfin ! O mon Dieu, plus je vais, et plus je vois que je ne suis pas fait pour autre chose que pour mes chères Missions[49]… » — « Oh ! que mes chères Missions me tiennent au cœur ! Je ne vis plus que pour elles. J’attends et j’espère fermement que le moment n’est pas loin[50]… » —— « C’est le but, la raison, la fleur, le fruit de ma vie entière[51]… » — « J’y suis appelé, je n’en puis douter. Il faut que je m’y dévoue corps et âme. Donc, mes actions, mes aspirations, mes prières, mes sacrifices,

mes mortifications, mes efforts n’auront pas d’autre but que de hâter le succès de cette grande œuvre et d’obtenir la grâce d’y être envoyé pour la plus grande gloire du Sacré Cœur de Jésus[52] … »

Trois Pères, dit-on, vont partir et deux Frères. S’il en était ! Quelle joie !

Mais le bruit court qu’il n’en sera pas. « O mon Dieu, quelle épreuve ! Ah ! si je n’avais pas peur de forcer vos desseins !… Mon Dieu, je vous en conjure. Mon Dieu, exaucez-moi[53] !… » Le supérieur de Barcelone et le P. Marie l’encouragent dans ses aspirations. La visite du T. R. Père général est prochaine, on le croit du moins. Le Frère se reprend à l’espoir. « Comme je lui demanderai cette grâce ! Je vais prier Notre-Dame de toucher victorieusement son cœur, et me voilà sauvé[54] … »

Quelques jours après, il écrit encore : « Eh bien, non, je ne suis pas en route pour mes chères Missions. Humainement parlant, j’en suis aussi loin que possible… Peut-être est-ce une raison d’espérer plus fort que jamais… Oui, malgré les hommes, malgré les événements qui semblent contraires, malgré les on dit, malgré moi-même, malgré mes défauts, malgré ma tiédeur, je mets toute ma confiance en Marie, et j’espère que cette bonne Mère ne me fera pas attendre longtemps… Hélas ! Ô Mère, il faut que je sache bien que vous êtes le refuge des pécheurs pour oser vous prier de m’exaucer, alors que je ne sais pas même prier… Soyez aussi le refuge des tièdes et des pauvres têtes. Ô bonne Mère, sauvez-moi ! Conduisez-moi vous-même. Le jour de mon martyre sera le plus beau de ma vie[55] . »

XI

Cependant il se prépare à ses vœux perpétuels. « Une idée grande et terrible, pleine de joie et de je ne sais quelle mélancolie me poursuit... J’approche de l’antépénultième étape de ma vie... Me voici à huit jours de mes grands vœux. Après cela, je n’ai plus qu’à me préparer à ma première messe et à mon départ. Le martyre viendra clore tout... Et me voilà, pour toute préparation, plus tiède, plus immortifié, plus paresseux et plus apathique que jamais ! Ô mon Dieu, sans vous je ne puis rien, et cependant il est de la plus haute importance que ce grand acte de ma vie se fasse dans votre amour et le recueillement[56]. » — « Il faut donc que je rentre en moi-même, que je devienne plus sérieux, plus perdu en Dieu. Tout pour moi est manqué jusqu’ici. Je n’ai fait que des ébauches[57]. »

Sans doute ; mais avouons que ces ébauches sont dignes d’un maître.

Régulièrement, il aurait dû et il aurait voulu faire sa profession le 15 février, en la fête de l’Agonie de Notre-Seigneur au Jardin des Olives. Je ne sais pour quelle raison le supérieur local la retarda jusqu’au 19 mars. Il en a souffert, mais sans murmure. « Je l’ai fait pour obéir, je ne regrette rien. » Ces journées préparatoires furent des journées d’épreuves intérieures. Son journal est tout plein de gémissements, d’accusations, de cris vers Notre-Seigneur et Notre-Dame.

« ... Jamais je n’ai eu tant sommeil. Jamais je n’ai été si lourd, si paresseux, parce que jamais je n’ai été si gourmand. (Sa gourmandise, sur laquelle il revient souvent, était de manger trop de pain.) De là, négligence dans la piété, négligence dans le travail, négligence en tout et partout... Je tâcherai, avec la grâce du Sacré Cœur de faire cesser cette tyrannie qui m’opprime et de me remettre à flot[58]. »

« Que de grâces méprisées ! Que de temps perdu ! Que de résolutions manquées ! Que de fautes ! Ô mon Dieu, je suis insupportable à moi-même. Je vous en conjure, ayez pitié de moi. Venez à mon secours. Tirez-moi moi de cet abîme où je me perds[59]. » « Toujours le même ! Quel affreux état ? D’où vient-il ? Je n’en sais rien ? Est-ce une punition ? Est-ce une épreuve ?

« Ô mon Dieu, comme c’est dur de sentir que l’on vous aime, et en même temps de se surprendre à hésiter à votre service ! Je passe des temps considérables à rêver. Le démon en profite pour me mettre en tête de singulières idées. Je ne me reconnais plus. Tout est en désarroi chez moi. Mon Dieu, sauvez-moi, je péris[60]. »

Pour sortir de ce douloureux état d’âme sans doute, il a demandé à faire l’heure sainte et à jeûner, Tout lui a été refusé. « Je me vengerai en détail », dit-il. Comme, à cause de ses fonctions de surveillant au dortoir et à l’étude, il lui est difficile de bien faire oraison à l’heure de règle, il prie les âmes du Purgatoire de le réveiller à trois heures trois quarts, et, pour ne pas succomber au sommeil, il écrit sa méditation.

« Un peu de mieux, grâce au Cœur de Jésus. Il me semble que le bon Maître me donne un peu de bonne volonté pour le servir de toutes mes forces. Je sens que le sacrifice seul peut sauver le monde... Les plus saints seront ceux qui auront le plus et le mieux souffert. La perspective de mes vœux me secoue[61]. »

Le bon Frère eût été heureux de faire une retraite avant sa profession ; mais, comme il devait tout à la fois suivre les cours du séminaire, faire la classe et l’étude aux enfants, sans préjudice de quelques autres charges, on ne put lui accorder cette faveur. « Le Sacré Cœur, écrit-il, permet sans doute cette très sensible épreuve pour me punir de toutes mes tiédeurs et me faire désirer davantage la retraite annuelle... Je veux être fort quand même... Je ne murmurerai pas, et, quoique ne voyant rien aux raisons qui me l’ont fait refuser, je me soumettrai. J’étais bien révolté ce matin. Mais, c’était mon amour-propre froissé qui parlait alors. Je suis allé à la chapelle, et j’ai dit au bon Jésus que je me bouchais les yeux et les oreilles, et que je me confiais à lui, me jetant à corps perdu dans son divin Cœur.

« J’aurai souvent ici à remporter de ces victoires, j’en remercie Notre-Seigneur. Ce n’est pas à moi de prévoir et de calculer, je n’ai qu’à obéir. Toutes les fois que mon esprit se révoltera, parce que je ne comprendrai pas la conduite de mes supérieurs, je me rappellerai mes péchés et le martyre, et tout sera fini. Je me plaignais l’année dernière de ce que l’on respectait trop ma liberté et de ce que l’on ne me traitait pas assez en religieux, me voilà exaucé maintenant. Merci, mon Dieu[62] ! »

Au moins il se rattrape sur la méditation du matin. Il la commence à trois heures et demie, et, le soir, il en fait une autre jusqu’à dix heures.

La veille même de ses vœux, il est sevré de toute joie spirituelle. « Le Sacré Cœur m’exauce. Il veut me traiter en homme. Depuis quelques jours le bon Maître prend plaisir à me retrancher impitoyablement tout ce qui pourrait me plaire, même du côté de la piété. Pas de retraite ; pas même ce soir ; rien de spécial ; pas de direction ; une simple confession, ni plus ni moins ; des humiliations ; des refus, etc, etc. Tout cela vient à point pour me faire faire la meilleure des retraites. L’obéissance vaut mieux... La journée a été bien crucifiante, mais je suis content[63] . »

Il est content ! Que sera-ce donc le lendemain ? Écoutons, sans l’interrompre, son chant d’actions de grâces : « Ô mon Dieu, je suis si heureux que je serais tenté de chanter mon Nunc dimittis ! Le moment serait bon : me voici comme le jour de mon baptême. Ô mon Dieu, que jamais je ne descende ! Que jamais je ne souille cette robe d’innocence que vous avez lavée dans votre sang. C’est aujourd’hui, mon Jésus, c’est aujourd’hui surtout que je reconnais combien votre joug est léger. Sans doute je ne comprends pas encore la grâce immense que vous m’avez faite, en m’admettant au nombre de vos soldats d’avant-poste, si jeune encore, et n’entendant rien au maniement des armes, sans défense, sans guide, sans autre bouclier que ma confiance illimitée en votre bonté.

« Me voilà lancé ! Je ne reculerai pas, ô mon Dieu, dût-il m’en coûter mille épreuves, mille contradictions, mille serrements de cœur, plus terribles que la mort !

« La mort ! Ô mon Dieu, la mort au milieu de vos rangs, après avoir combattu, en combattant pour vous ! Voilà ce que je vous demande...

« Vous m’avez toujours exaucé, ô mon Dieu. Je vous ai demandé de sauver ma vocation à la Petite-Œuvre, vous l’avez fait d’une manière admirable. Je vous ai demandé le noviciat, les vœux, le professorat, l’exil, vous m’avez tout accordé... Maintenant, je vous demande un autel pour y dire une messe, et une île sauvage pour y mourir... »

Après cette chaude effusion de sa reconnaissance, l’heureux profès raconte brièvement la cérémonie. Au sortir de son oraison qu’il a prolongée jusqu’à sept heures, la sainte messe. « Comme mon cœur battait ! Mon oraison n’était pas achevée, qu’importe ! Je continuerai à la chapelle... La messe commence, à l’autel de Saint-Joseph. Le Cœur de Jésus me fait la grâce de ne penser qu’à lui. Après l’élévation, je me mets en adoration. Mon sacrifice (s’il y a sacrifice) m’apparaît comme une immense grâce que me fait le Sacré Cœur. Je me fonds en actions de grâces jusqu’à la sainte communion. Le moment venu, le bon Père supérieur se retourne (j’étais à ses pieds) avec la sainte hostie élevée et me fait signe de commencer... Alors, avec un bonheur indicible, je prononce la formule, bien ému, mais sans hésiter...

« Après !... Quel abîme entre ces deux moments ! « Le bon Père, tenant toujours la sainte hostie entre ses doigts, m’adresse quelques paroles pleines de cœur et d’à-propos, me disant que j’étais heureux de faire mes vœux à un âge encore si jeune, en un temps de persécution, exilé sur la terre d’Espagne, patrie de saint François Xavier et de sainte Thérèse... L’émotion me gagne. Je me mets à pleurer. Je reçois mon Jésus, et je retourne à ma place, le cœur surabondant de bonheur et de consolation. J’étais en Paradis[64] ... »

XII

Au matin du 1er septembre 1881, à Barcelone, dans une petite chapelle de la rue Ancha, le R. P. Durin, Missionnaire du Sacré-Cœur disait la messe. Autour de l’autel étaient groupés le P. Navarre, le P. Cramaille, premier prêtre de la Petite-Œuvre, et deux Frères coadjuteurs. Ils vont partir au nom de leurs deux mères, la sainte Église et la petite Société, pour les îles sauvages de la Mélanésie et de la Micronésie. Le R. P. Jouet, en ce temps-là procureur général des Missionnaires du Sacré-Cœur, est accouru de Rome, tout exprès. Le frère Verjus, caché derrière l’autel, « en tête à tête avec son Jésus caché, comme lui, et heureux de l’être », tient l’harmonium. Au commencement de la messe, il entonne l’Ave Maris Stella. « Avec quel cœur, écrit-il, et quelle ardeur je chantai ces sublimes paroles qui résument toutes mes aspirations et tous mes désirs ! J’étais bien ému. Tout se déroulait en ce moment sous mes yeux. Je voyais presque clairement les plans du bon Dieu, le divin Maître se servant de tout, même des obstacles... J’admirais. J’étais heureux. » À l’Évangile, le R. P. Durin, supérieur de la Mission, se tourna vers l’assistance et, d’une voix que l’émotion rendait tremblante, il demanda des prières pour le succès de cet apostolat lointain.

« De tout mon cœur, dit le pieux Frère, je priais le bon Jésus qui était tout près de moi dans son tabernacle. Je regardais la petite lettre que j’avais écrite le 15 août pour lui demander de partir aujourd’hui. Il ne me vint pas à l’idée de me plaindre ; mais je me mis à pleurer, comme quelqu’un qui est bien résigné, mais qui ne comprend pas. Je suis bien sûr, ô mon Jésus, que mes larmes ne vous ont point offensé. Je vous aime trop et je sais trop que vous en savez plus que moi pour revenir sur votre refus, alors même que la grâce demandée n’était que pour vous prouver tout de bon mon amour. Ô chères Missions, je vous aime ; mais, si pour prouver à Jésus que je l’aime plus que vous, il fallait vous sacrifier, je le ferais sur l’heure et brûlerais tout ce que j’ai fait ! » Et le bon Frère, comme effrayé de cette sorte d’audace dans l’amour, se reprend : « Mon Dieu, cette pensée seule me fait trembler. Il me paraît que, sans les Missions, je suis comme un navire perdu qui va où le vent le pousse. Mes chères Missions m’ont sauvé. Elles me sauveront encore. Je ne demande qu’une chose, c’est de les clore par le martyre... Vous ne voulez pas, ô mon Dieu, je le comprends, que je parte encore, afin que je me prépare dans l’étude, dans le silence et dans la prière. » Après l’allocution du Père, le frère Verjus chanta le cantique d’ « Adieu à Notre-Dame du Sacré-Cœur » ; mais, au lieu de dire au second vers : « Nous reviendrons avec bonheur », il improvisa cette variante :

Nous vous quittons, Vierge Marie,
Nous laissons tout avec bonheur...

Après la messe, le P. Jouët voulut, à son tour et au nom du T. R. Père général, adresser la parole aux chers partants. Il le fit avec un attendrissement si contagieux que tout le monde pleurait. Puis, tandis que le même Père distribuait aux Missionnaires des croix bénites, pour la circonstance, par le Souverain Pontife, le frère Verjus, saintement jaloux, chantait d’une voix qui remuait jusqu’à fond d’âme, un beau cantique composé par le supérieur de la maison et dont voici la première strophe :

Fendez, vaisseaux, la mer aux eaux profondes,
Et transportez les fils du Sacré Cœur.
Ils sont pressés ; car il leur faut des mondes.
Serait-ce trop pour les rendre au Seigneur ?

Ils les auront. Aux pieds du divin Maître
Tombe à genoux le sauvage adouci.
Ô Sacré Cœur, ils vont donc vous connaître
Et vous aimer ! Merci, mon Dieu, merci !

Dans l’après-midi, vers quatre heures et demie, au moment où le navire la Barcelona, au signal du canon, levait l’ancre, arrivait de Rome le télégramme suivant :

Sa Sainteté Léon XIII bénit cordialement le Père Durin, ses compagnons, ses bienfaiteurs, et toute la Mélanésie et Micronésie consacrés au Cœur de Jésus.
J. CARDINAL SIMÉONI.

Et, peu à peu, le vaisseau qui emportait dans ses flancs les vaillants croisés de la douleur et de l’amour s’évaporait à l’horizon dans les feux transfigurants du soleil.



  1. 1er juillet
  2. Lettre à M. C..., juillet.
  3. Journal du 13 août.
  4. Lettre à M. C..., septembre.
  5. 16 août.
  6. 20 août.
  7. Notamment à sa mère et à M. C...
  8. Rom., viii, 28. Diligentibus Deum omnia cooperantur in bonum.
  9. Écrit en 1894.
  10. 6 novembre.
  11. 2 novembre.
  12. 9 novembre.
  13. Le lecteur lettré a reconnu une parole célèbre de Joseph de Maistre.
  14. 10 novembre.
  15. 15 novembre.
  16. 16 novembre.
  17. 19 novembre.
  18. 27 novembre.
  19. Ps. xxxvi, 25.
  20. Const., ch. v.
  21. Cf. le Journal au 25 mars 1881.
  22. 13 novembre.
  23. 22 décembre.
  24. 24 décembre.
  25. 4 janvier 1881.
  26. 26 décembre.
  27. 22 janvier.
  28. 12 janvier.
  29. 17 et 18 décembre.
  30. 11 décembre.
  31. 22 janvier.
  32. 28 décembre.
  33. 17 novembre.
  34. 18 novembre.
  35. 12 décembre.
  36. 14 novembre.
  37. 26 novembre.
  38. 28 novembre.
  39. 25 novembre.
  40. Ps. xcii, 4. — Les élancements de la mer sont admirables. Le Seigneur est admirable sur les hauteurs.
  41. 5 décembre.
  42. 30 janvier.
  43. 19 novembre.
  44. 1er janvier 1881.
  45. 5 janvier.
  46. 19 novembre 1881.
  47. 6 janvier 1881.
  48. 20 février 1880.
  49. 5 avril
  50. 6 avril
  51. 7 avril
  52. 13 avril.
  53. 13 avril.
  54. 23 avril.
  55. 6 mai.
  56. 7 février.
  57. 8 février.
  58. 6 mars.
  59. 8 mars.
  60. 9 mars.
  61. 11 mars.
  62. 13 mars.
  63. 18 mars.
  64. 19 mars.