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Monseigneur Henry Verjus/XIV

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XIV

L’APÔTRE

LE P. NAVARRE EN NOUVELLE-GUINÉE

I


À peine le R. P. Navarre a-t-il touché du pied la Nouvelle-Guinée que le P. Verjus, l’âme débordante, écrit au T. R. Père supérieur général : « Le divin Cœur de Jésus nous accorde grâce sur grâce. Le R. P. Navarre vient d’arriver à Yule… Je ne saurais vous dire avec quelle joie j’ai vu arriver ce vénéré Père et les deux excellents Frères qui l’accompagnent, et enfin le grand bateau définitivement acquis au service de la Mission… Puis, avec tout cela, des lettres, des lettres, et encore des lettres de nos chers Pères de Sydney, d’Europe et d’Amérique, tous si désireux, s’ils le pouvaient, de partager nos travaux ! Ce fut une extase de bonheur comme on ne peut en avoir qu’en Nouvelle-Guinée[1] ! » Quand le R. P. Navarre, les frères Mariano Travaglini et Salvatore Gasbarra se furent un peu reposés, quand ils eurent tout à leur aise admiré le paysage splendide, quand le P. Verjus eut dit ses trois premiers mois d’apostolat, à son tour le supérieur de la Mission raconta leur longue et périlleuse traversée de Thursday à Port-Léon[2]. Le temps avait été mauvais, la mer mauvaise, le capitaine maladroit. Plus d’une fois on s’égara et souvent l’on faillit échouer contre les récifs. Un soir, on aperçut un grand feu sur un rivage. C’était l’île York. Yankee Ned avait reconnu le bateau de M. Mac Nully. Il savait d’ailleurs que les Pères l’avaient acheté. Sans doute il y a quelques Missionnaires à bord. Pendant trois heures,





le bon pirate entretint un feu qui, dans l’obscurité, leur servit de phare. Ned offrit au P. Navarre et à ses Frères une légère collation. Puis, comme il était fort tard et qu’ils n’en pouvaient plus, les trois compagnons s’enroulèrent de leurs couvertures et s’étendirent sur de larges claies en forme de lits de camp. Le lendemain, 11 avril, Mosby présenta aux Missionnaires trois rois noirs, ses vassaux, tous employés à son service pour la pêche de la bêche-de-mer : le vice-roi d’York, son beau-père, le roi de l’île Mont-Ernest et le roi de l’île Stéphen. À chacun de ces chefs, le P. Navarre voulut offrir un présent. Le cadeau de Mosby fut une bouteille de cognac à cette marque : Albert et Cie. À voir l’épanouissement de la figure du Yankee, à entendre ses remerciements réitérés, nul doute que le cadeau ne lui agréât. Quelques sticks de tabac déridèrent et, pour ainsi parler, éclairèrent les fronts brunis des autres rois. Ce jour-là était un dimanche. Le P. Navarre célébra la messe dans la cabane où il avait dormi. Les Frères y firent la communion. Mosby, les matelots et les rois sauvages y assistèrent. Après l’action de grâces, le grand chef servit aux Missionnaires un déjeuner auquel, par respect, il ne voulut pas prendre part lui-même. Puis, en compagnie des rois, on s’en alla visiter le village. Les habitants, réunis dans une grande maison en paille, chantaient sur un ton langoureux et nasillard. Un vieux Canaque debout présidait à ses chants. C’était le prêtre. Singulier prêtre. Cet homme, ayant vu ce que les « teachers » protestants faisaient dans les environs, s’était institué lui-même « teacher». Depuis lors, chaque dimanche, il fait chanter des cantiques qu’il a appris, et lit, sans savoir lire, des choses qu’il ne comprend pas. Les auditeurs, naturellement, n’en comprenant pas davantage. Yankee Ned aurait bien voulu garder les Missionnaires. Maître de l’île qu’il a achetée du gouvernement de Queensland, il offrait au P. Navarre autant de terrain qu’il en aurait voulu pour installer une Mission. « À plus tard peut-être», dit le Père, et l’on reprend la route de la Nouvelle-Guinée.

Un autre épisode, moins souriant, de ce voyage apostolique :

Pour virer de bord, le capitaine s’est approché trop près du récif de l’île Stéphen. La quille de l’Annonciade bat le rocher. Le capitaine jette l’ancre ; mais, voilà que, de toute la longueur de la chaîne, le bateau s’avance sur l’écueil. Tous les efforts que l’on fait pour le dégager, sont inutiles. Le vent s’en mêle en soufflant dans les voiles et d’effroyables secousses heurtent la coque du navire. Il sera bientôt brisé contre les écueils. On met l’embarcation à la mer. Deux matelots vont porter une seconde ancre en dehors du récif. On y attache un long câble et l’on tire sur l’Annonciade. Au bout d’une heure de cette besogne, le bateau sort du récif, il est sauvé. Maintenant déployons les voiles. Levons la grande ancre, pendant que la seconde nous retient contre les assauts du vent. Puis, au moment où le navire va prendre sa course, vite coupons le câble et laissons l’ancre dans la mer. Les ordres sont bien donnés, mais mal exécutés. Avant, en effet, que les voiles ne soient levées, le matelot désigné coupe le câble. Aussitôt, le navire, redevenu libre, recule jusqu’au milieu du récif en grinçant sur les cailloux. Que faire ? On ne peut recommencer l’opération de tout à l’heure, puisque l’ancre est perdue. Le capitaine et l’équipage sont à bout de ressources. Les Frères se croient perdus. C’est un ahurissement général dans un complet désarroi. Celui-ci tire une corde ; celui-là remue une voile. La plupart sont immobilisés dans une stupeur morne. Cependant le navire frappait de la quille de plus en plus violemment. Il va se briser. Alors le P. Navarre se tourne vers le ciel : il jette dans une prière à Notre-Dame du Sacré-Cœur son âme désespérée. Le cri paraît se perdre dans l’immensité sourde. La mort est toujours imminente. Le Père pousse un second cri, au nom des saintes âmes du Purgatoire. Après neuf Souvenez-vous, il récite neuf De Profundis. « Au septième, écrit-il, le bateau ne frappe plus, quoique je voie le fond de l’abîme comme auparavant. Le capitaine, hors de lui, déploie les voiles et lève l’ancre. À la fin du neuvième, le navire prenait le large à pleines voiles. Sa quille racla le fond légèrement, deux ou trois fois. On eût dit les derniers grincements de dents du démon qui voyait sa proie lui échapper. »

Le 15, on est en vue de Motou-Motou. Cinq doubles pirogues, chargées de Canaques, viennent au-devant de l’Annonciade. Chaque pirogue est montée par sept ou huit sauvages, vêtus de bracelets, de colliers en coquillages et en nacre, qui brillent au loin comme des armures. Leurs têtes sont fort remarquées des Missionnaires. L’une fait songer à un bonnet de sapeur. L’autre n’a qu’une touffe de cheveux dressée au milieu ; celle-ci une touffe de chaque côté avec une large raie du front à la nuque. Quelques-unes sont entièrement rasées. Quant aux barques, elles sont accouplées à la distance de deux à trois pieds et reliées par une espèce de clayonnage où l’on met les provisions. Au moment d’accoster, les sauvages paraissent timides. Le P. Navarre sourit et leur fait signe d’approcher. Ils ne se font pas répéter le geste amical deux fois. En un clin d’œil ils sont sur l’Annonciade. Leur chef est avec eux. On le reconnaît à ceci qu’il porte une chemise. Il donne au Père une poignée de main. Ses sujets en font autant. Il paraît que déjà les Missionnaires étaient connus sur ces rivages, car le chef dit à ses compagnons : « Mitsinari catolika : Ce sont des Missionnaires catholiques. » Ils visitent le navire jusqu’à fond de cale. Le Père leur fait quelques présents. Le chef l’invite à s’établir dans son village et l’on se dit au revoir.

Bientôt un cap se dessine à l’horizon, puis une montagne détachée de la terre ferme. «C’est Yule, » disent les matelots. En effet, l’on ne tarde pas à distinguer la maison de paille des Missionnaires. La joie d’arriver ne va pas sans quelque inquiétude. Sont-ils encore là ? Dans quel état les trouvera-t-on ? On hisse au grand mât de l’Annonciade le drapeau du Sacré-Cœur. Si le P. Verjus était là, il devrait l’apercevoir et répondre par un signal quelconque. Tous les contours de l’île se dessinent. Le plateau sur lequel est établie la Mission, est en pleine lumière, et l’on ne voit personne. L’inquiétude augmente. Alors les matelots et le frère Gasbarra chargent leurs fusils. On braque la lunette : deux hommes apparaissent près de la hutte. Le drapeau de la Mission monte dans l’air. Plus de doute. Ils sont vivants et ils ont reconnu le navire. Cinq détonations partent de l’Annonciade. Trois répondent du plateau. Si le P. Verjus n’a pas plus tôt donné signe de vie, c’est qu’il faisait à la chapelle, avec son Frère, le Chemin de la croix en souvenir de la très sainte Vierge dont, ce jour-là, l’Église célébrait la Transfixion. Après l’exercice, comme il regardait par la fenêtre, il vit tout à coup le bateau qui approchait. Le P. Navarre, « attendu et désiré comme le Messie », doit être à bord. Avec quelques sauvages, il descend la colline, monte en barque, et le voilà dans les bras de son supérieur.

Quelle joie ! Quelles émotions ! il nous le disait tout à l’heure. Tantôt il embrassait le Père, tantôt il embrassait les Frères, et il admirait l’Annonciade. Tout en remontant la colline, il disait ses espérances. Déjà les progrès matériels sont visibles ; les progrès spirituels sont encore plus consolants. Les chers sauvages s’instruisent tous les jours. Ils commencent à avoir une idée de Dieu, du Paradis, de l’Enfer. L’évangélisation est une affaire de prière, de patience et de souffrance. La grâce et le travail viendront à bout de toutes les difficultés. Quel dédommagement déjà d’entendre ces bons noirs chanter entre eux ce qu’ils savent du Pater ! Un jour viendra où l’on réalisera, ici même, à Rabao, l’idéal du village chrétien ; puis, peu à peu, on entamera les villages de l’intérieur. Ces tribus sont pacifiques. Leurs appels sont pressants. Que le divin Maître envoie seulement des ouvriers ! Que les enfants de la Petite-Œuvre se multiplient, qu’ils grandissent, qu’ils se sanctifient, et qu’ils viennent ! Voilà ce que, dans cette première rencontre, se disaient les uns aux autres les Missionnaires de la Papouasie.

II

La petite maison en feuilles de sagoutier, construite par le Père Verjus et le Frère, ne pouvait, manifestement, suffire pour cinq. Il fallut songer tout de suite à terminer celle qui était commencée. Les trois Frères coadjuteurs occupèrent la maison d’école et les deux Pères la cabane. Force fut donc d’interrompre les classes et de suspendre les catéchismes. Si ardent que l’on fût au travail, l’achèvement de la maison prit du temps. Outre qu’en ces pays équatoriaux, toute fatigue est plus rude qu’ailleurs, on devait couper le bois nécessaire, à cinq ou six kilomètres de l’autre côté de la baie, et le transporter, à dos d’homme, du fond de la vallée jusqu’au sommet de la colline. Rude besogne qu’il fallut reprendre souvent.

Entre temps, les deux Pères firent quelques excursions dans les villages voisins pour s’assurer de leurs dispositions à l’égard des Missionnaires. Ils constatèrent qu’une fois encore les « teachers » protestants avaient indisposé les indigènes contre eux. Tel village de l’intérieur, qui avait demandé le Père et qui s’était même offert à bâtir une résidence et une chapelle, les reçut froidement. Les habitants de Rabao eux-mêmes s’étaient refroidis. Les ministres de Port-Moresby n’avaient pas renoncé au projet d’établir un catéchiste chez eux. On avait même recommencé les travaux de leur maison. Ces menées des « teachers » et surtout la mauvaise disposition des Canaques contrariaient fort le P. Navarre et le P. Verjus. Ils étaient depuis trop peu de temps dans le pays et ne parlaient pas encore assez facilement la langue pour se bien défendre contre les calomnies des hérétiques. Sans doute, ils multipliaient les prévenances envers les naturels ; mais ceux-ci n’y répondaient guère et même quelquefois ils les repoussaient avec dédain. Humainement parlant, les Pères étaient impuissants à changer cet état de choses ; mais, disaient-ils, nous travaillons pour Dieu et pour les âmes. Le succès viendra. Ayons seulement bon courage et prions.

Un matin, quand la maison fut à peu près terminée, le P. Verjus part avec ses tableaux et son sac à médecine ? Où va-t-il ? Au village. Il est décidé à reprendre son œuvre de catéchiste et de maître d’école. Non plus à la résidence : elle est trop éloignée du centre, mais à la « maréa », la maison commune. Comme elle est située à l’extrémité du village, le Père appelle en passant tous les habitants, lesquels ne sont jamais bien affairés. Tous, sans doute à cause de la nouveauté du fait, se rendent à son invitation. D’abord il leur annonce que, pour leur épargner la peine de monter jusqu’à la Mission, il viendrait tous les jours lui-même au village les instruire, soigner leurs malades, et, s’il plaît à Dieu, les guérir. Puis la classe commença. Mais, bientôt, les sauvages en eurent assez du « ba be bi bo bu ». Alors, le Père, passant au catéchisme, déploya deux tableaux. L’un représentait la création du premier homme, sa chute, son expulsion du Paradis ; l’autre, la mort du juste et son entrée au Ciel, la mort du pécheur et sa damnation. Le Père parla pendant près de deux heures, et les sauvages, littéralement suspendus à ses lèvres, buvaient sa parole. Ils étaient gagnés. Aussi leurs sentiments à l’égard des Missionnaires changent-ils tout à coup. Le Père profita de ce revirement pour les engager à bâtir une chapelle qui serait affectée aux classes et aux catéchismes. Sur-le-champ, les Canaques se mirent à l’œuvre. Ceux mêmes qui travaillaient à la maison du « teacher » et qui avaient assisté à l’instruction comme les autres, abandonnèrent les protestants. En quelques semaines, la chapelle était finie[3]

III

Dans l’intervalle de ses catéchismes, le P. Verjus entretenait une active correspondance avec ses parents et ses amis.

Les lettres à sa mère sont, comme autrefois, imprégnées de la plus naïve tendresse :

« Nous avons maintenant une belle cabane sur une colline qui domine la mer. La vue est splendide. Que de fois, pensant à la patrie, je me dis : Oh ! si ma chère maman était ici !… Pour ma santé, ne soyez pas inquiète. Je vais très bien. Je ne puis pour le moment désirer mieux. Ne sommes-nous pas dans la main de Dieu ? et trop heureux, quand il daigne se servir de nous pour sa plus grande gloire ! Notre petit navire, qui vous portera ces lettres, reviendra bientôt. Que je serais content s’il m’apportait quelques nouvelles des miens et surtout de ma mère tant aimée ! Je vous recommande de vous tenir toujours dans la paix de Dieu et de prier pour votre Henry, qui est ici combattant pour les âmes. Donnez-moi votre bénédiction[4]. »

Un peu plus tard :

« Je remercie beaucoup le bon Dieu qui vous garde en bonne santé et vous donne cette sainte allégresse dans vos réunions de famille. Il paraît que maman a chanté en italien à la fête de P… Oui, ma chère mère, chantez ! Chantez toujours ! Votre cœur est fait pour la joie. Chantez, mère heureuse, car votre fils Jean est bon et il a une femme digne de lui. Chantez, car votre fils Henry chante toujours. Il chante sur la mer, sur les fleuves, dans les forêts, parmi les sauvages. Il chante, car son cœur est content au milieu des périls, au milieu des souffrances. Tout pour Dieu sur cette terre, et dans le ciel Dieu pour nous[5] ! »

À son frère Jean : « Bien-aimé frère, si tu savais le plaisir que me font tes lettres, tu ne passerais jamais un mois sans m’envoyer un long journal. Elles me font vivre dans la famille quelques instants, et je t’assure qu’à la distance où je me trouve, c’est une grande consolation… Ici, tout va pour le mieux. Nous sommes cinq, tous animés de la meilleure volonté du monde. Votre tabernacle (un tabernacle que son frère, menuisier, avait fabriqué lui-même) fonctionne maintenant. Le bon Dieu l’habite depuis trois mois. Tous les matins, je dis la messe devant, et, quand je l’ouvre, pour distribuer la sainte communion, je prie pour que mon cher Jean ne soit pas seulement, un bon, mais un fervent chrétien. Je sais bien qu’avec ton ouvrage tu n’as pas le temps de passer des heures et des heures à l’église. Aussi n’est-ce pas ce que je te demande. Je ne puis pas non plus être tout le temps en prière. Je passe ma vie moitié sur l’eau, à courir la mer, et moitié à bâtir des maisons pour faire la classe aux sauvages. Mais, je fais, autant que possible, tout pour Notre-Seigneur. C’est là la question, tu le sais bien, cher frère ; c’est la vraie religion… Quand tu m’écris, dis-moi quelque chose de ton âme. Comment es-tu avec le bon Dieu ? Lui rends-tu tous tes devoirs ? Je l’espère et je prie souvent pour cela. Mais, dis-le-moi ; cela me fera tant plaisir[6] ! »

Dans une lettre à son « parrain », c’est la note joyeuse, amusante même, qui résonne :

« Bien cher parrain, imaginez quelle fut ma surprise, lorsque, notre navire l’Annonciade arrivant, on me dit qu’il y avait un baron à bord, Son Excellence M. le baron des Gruyères, venant d’Annecy par le paquebot-poste, et désirant me voir. Le baron des Gruyères !… Certes ! ce n’est pas de la petite bière, me dis-je, il faut faire sa toilette et rendre une visite à ce bon savoisien, qui vient de si loin m’apporter des nouvelles de ceux qui me sont si chers. Vite je me débarbouille, je me mets en dimanche, comme l’on dit à Annecy, et me voilà dans ma barque avec deux robustes sauvages : le roi de l’île et son fils, qui rament à tour de bras. On arrive, je me fais annoncer à Son Excellence qui, sur mon invitation, descend à terre et, grâce aux robustes épaules de mes hommes, arrive chez nous sain et sauf. Son odeur le trahissait, pauvre homme !… On ne lui donna pas même le temps de reposer. Frère Mariano, notre menuisier, arrive avec un ciseau à froid et un gros marteau. J’eus peur un moment qu’il ne voulût se mesurer avec M. le baron des Gruyères ; mais il me rassura et, en trois coups, il fit sauter le couvercle… Une… deux… trois… Voilà monsieur ! — « Quelle lune ! » s’écria le R. Père supérieur ; mais en y regardant de près, je vis que ce n’était pas la pleine lune. Il en manquait un morceau. Figurez-vous que le pauvre baron des Gruyères, durant son voyage, fut attaqué par certaines petites bêtes, si bien qu’en arrivant à Thursday, il fit une maladie fort sérieuse. Le R. P. Durin lui fit une visite et, le voyant si mal, crut l’amputation nécessaire. Il coupa un morceau, remit du papier huilé sur la plaie et m’expédia le baron par la première occasion. Mais, me croirez-vous ? après Mariano, voilà notre cuisinier qui arrive armé d’un gros couteau. Il veut se battre avec le baron et, malgré mon intervention, il en emporte un morceau dans un plat !… Pauvre baron, si la guerre qu’on lui fait continue, il ne sera venu ici que pour y laisser sa peau ! Mais il faut avouer qu’il est tentant. Tous les matins, il nous fait un excellent déjeuner, et l’on dit : Merci mille fois à notre cher parrain, à maman, à Jean, à Pauline ! »

Dans une lettre à sa mère, un trait achève le tableau. Les sauvages assistent au débarquement du « baron des Gruyères», et, devant cette nouvelle espèce de pain, comme ils disent, c’est d’abord de l’étonnement ; puis ils sont émerveillés quand le Père leur explique que cela vient de loin, de très loin, du pays natal, là-bas, tout là-bas, par delà des océans, que ce pain s’appelle du fromage et qu’on le prépare avec du lait de bouloumakao. C’est ainsi qu’ils appellent la vache ; mammifère qu’ils ne connaissent du reste que pour en avoir vu la viande chez le Missionnaire, en conserve, au fond d’un tonneau.

Tout ce qui vient du pays lui fait battre le cœur : « Je reçois régulièrement le Petit Savoisien. Ce journal me fait passer quelques lions moments à Annecy. Je le lis ordinairement en voyage. C’est mon seul temps libre. Je le trouve si intéressant dans sa brièveté qu’il me fait oublier la mer que je sillonne et mes sauvages qui rament. Les bons enfants me disent, en me voyant sourire de bonheur : « Il te dit de bonnes choses, ce papier ? Qui « donc a écrit tout cela ? » Et je leur parle de vous, mon cher parrain, du bon abbé Veyrat d’Annecy, et de la famille[7]. »

Les sauvages ont nommé « chef » le P. Verjus. Il lui faut un bâton, un sceptre, ce qu’on appelle vulgairement une canne à épée. Il désire qu’elle lui vienne du cher pays de Savoie. Il la demande à son parrain : « Celle que vous m’aviez donnée à mon départ a été cassée sur mer, durant un voyage assez mauvais. J’en garde la poignée comme souvenir. Elle me sert de porte-manteau. C’est du luxe, comme vous le voyez ! En ce moment, j’ai celle d’un de nos Pères. Il l’a un peu fracassée sur l’échiné d’un gros serpent. Envoyez-moi donc quelque chose de solide, le bâton du chef, le sceptre royal[8]. »

Citons maintenant, tout entière, une lettre aux enfants de la Petite-Œuvre. Elle est d’une grâce souriante, cette grâce dont le poète disait justement qu’elle est plus belle encore que la beauté.

Mes bien chers petits frères,

Je vous assure qu’ici nous pensons bien à vous. Et, si je ne craignais de faire des jaloux, je vous dirais tout doucement qu’en Océanie, on vous aime peut-être encore mieux qu’en France. Quand nous considérons tout le bien qu’il y a à faire, et que, d’autre part, nous nous disons : « Ces chers enfants feront tout cela un jour », nous vous aimons alors de tout l’amour que nous portons aux âmes et aux intérêts du divin Cœur de Jésus.

Il paraît, mes bons petits frères, que vous savez bien prier. On m’a conté, je ne sais où, une belle histoire à votre sujet. Écoutez-la. — Un jour, un ange, égaré sur cette terre de larmes, cherchait en vain le chemin du ciel. Il lui vint à la pensée que la prière devait connaître ce chemin si désiré. Il alla donc dans une maison de prières pour en saisir une au vol et monter avec elle jusqu’au trône de Dieu ! Mais, hélas ! la prière était mal faite, elle resta en route, et l’ange aussi. Il revint sur cette terre et, cherchant toujours, il découvrit, attiré par je ne sais quel charme secret, la Petite-Œuvre du Sacré-Cœur. La première prière qu’il entendit, c’était le Souvenez-vous à Notre-Dame du Sacré-Cœur ; il monta avec elle à tire-d’aile, et le jour même il était en Paradis.

Si l’histoire est vraie, mes chers petits frères, vous nous encouragez beaucoup. Écoutez donc une proposition que nous voudrions vous faire. Vous savez que chaque nation a son ange gardien, chaque province aussi, de même chaque ville, chaque famille et chaque individu. La Nouvelle-Guinée a donc elle aussi son ange ; il doit être bien triste. Il m’a semblé le voir sourire de joie, pour la première fois, le jour où j’eus le bonheur de dire la première messe sur ses domaines. Chaque village, chaque indigène enfin, a aussi son ange gardien. C’est au nom de tous ces anges que je viens vous proposer une chose qui certainement fera plaisir à votre piété si ingénieuse. Voici : On me dit que vous êtes soixante-dix. Je supposerai que vous êtes quatre-vingts, comme je le souhaite. Et alors, cherchant bien dans ma mémoire, sur nos cartes et dans mes notes, je vous enverrai quatre-vingts noms de village. Districts et personnes particulières, vous les tirerez au sort, et chacun de vous sera chargé de conduire au ciel tout ce qui sera porté sur son billet. Si c’est un village qui tombe en votre partage, ce sera votre village adoptif : vous devrez l’aimer et prier pour lui jusqu’à ce que vous ayez obtenu sa conversion. Si c’est un enfant, vous l’adopterez comme votre frère, vous l’aimerez bien et penserez souvent à lui.

Voyez, mes bons petits frères, il en est plusieurs parmi vous qui sont entretenus à l’Œuvre, grâce aux généreuses offrandes faites régulièrement par une bienfaitrice que vous appelez votre mère adoptive. Vous aimez cette nouvelle mère, vous priez pour elle, vous correspondez même avec elle. Eh bien, ce que je vous demande, c’est d’agir de même pour nos chers sauvages. Adoptez-les, parlez souvent d’eux au bon Dieu, à Notre-Dame du Sacré-Cœur, et, un jour, nous serons tout étonnés des nombreuses conversions qui auront lieu en Nouvelle-Guinée. Ce sera vous qui aurez tout fait. Mais que les sauvages ne vous fassent pas oublier les pauvres Pères Missionnaires qui souffrent et qui travaillent de toutes leurs forces. Pour ma part, dans le sens que je viens de vous indiquer, je serais enchanté d’être adopté par quelqu’un, voire même par plusieurs d’entre vous.

C’est donc bien entendu, n’est-ce pas, mes bons petits frères, vous allez être Missionnaires en Nouvelle-Guinée, sans vous déranger et sans laisser votre chère Petite-Œuvre. Vous n’aurez pas, comme vos Pères, à courir les dangers de la mer, endurer la faim ou la soif. Comme vous le voyez, cette manière de donner les Missions, est fort avantageuse, et ce n’est peut-être pas la moins efficace. Cependant, en prévision de l’avenir, je vous en conjure au nom de la Mission, devenez des saints avant tout. Habituez-vous à vivre des choses d’en-haut. C’est ainsi que vous reproduirez en vous notre bon Maître. Et, voyez-vous, c’est nécessaire. Il faut que le sauvage soit attiré à vous par ce je ne sais quoi de divin que mettra en vous l’habitude d’étudier et d’imiter Notre Seigneur Jésus-Christ et surtout son divin Cœur. À ce propos, écoutez une dernière petite histoire :

Il y a quelques mois, avant d’aller en Nouvelle-Guinée, je faisais le catéchisme à un groupe de sauvages dans une île du détroit. Ils étaient fort attentifs et profondément émerveillés de la pensée qu’après leur mort, par le moyen du baptême, ils pourraient aller voir le bon Jésus et non se promener sur les cimes des montagnes comme ils le croyaient auparavant. Je leur fis voir alors une grande et belle image de l’Enfant Jésus. Jamais ils n’avaient rien vu de si beau !… « Voilà, leur dis-je, celui qui m’a enseigné toutes les belles choses que je vous ai racontées. C’est lui que vous verrez en Paradis, si jamais vous pouvez être baptisés. » Tous, alors, se mirent à baiser avec transport ce saint Enfant-Jésus. Ils voulaient tous être baptisés à l’instant. Je dus les modérer, et, depuis, j’ai vu avec bonheur que leurs bonnes dispositions sont sérieuses. Le roi Maïno et un autre veulent que nous allions les instruire.

Voyez-vous, mes bons petits frères, si l’image de Jésus Enfant a produit tant d’effet sur ces pauvres noirs qu’ils veulent tous obéir à ce beau et bon Jésus, vous serez mille fois plus puissants que cette image matérielle, lorsque vous vous présenterez à nos chers sauvages, reproduisant en vous-mêmes les vertus du divin Cœur.

Ces sauvages, comme nous les appelons, sont peut-être, après tout, moins sauvages que beaucoup d’Européens. Nous ne leur faisons pas peur : nous portons le costume, et ils n’y trouvent rien à redire. Au contraire, ils nous admirent dans nos grandes chemises, comme ils nomment nos soutanes ; ils voudraient bien en avoir de pareilles ; mais ils trouvent que c’est bien compliqué de chausser des souliers, de porter des pantalons et de revêtir une chemise pardessus, et enfin une troisième chemise très longue lorsque l’on veut célébrer la messe, et, avec tout cela, un manteau et une foule d’appendices ; c’est trop se charger, disent-ils. Admirez leur simplicité. Quand je leur dis que vous viendrez après moi ou avec moi, ils veulent savoir vos noms et qualités. Pour moi, je suis déjà mitsinari (missionnaire) ou Pé Ari (Père Henry). Le P. Navarre est Pé Navara capéna (Père Navarre) le capitaine. Nous continuons à leur faire le catéchisme. Priez bien pour nous et pour eux… Votre frère bien affectionné dans le Cœur de Jésus,

ST.-H. VERJUS,
Miss, du S.-C.

Hélas ! « le capitaine », le R. P. Navarre, fut bientôt en proie à la fièvre, puis gravement malade, et il dut, le 28 juin, remonter sur l’Annonciade et se retirer, pour un temps, à Thursday.

IV

« J’ai de la peine à m’habituer à mon bonheur, écrivait le Père Verjus à l’arrivée du R. P. Navarre. Me voilà enfin avec mon Père. Je ne travaillerai pas dans le doute, en obéissant[9]. »

Son bonheur, on l’a vu, ne fut pas de longue durée. À peine le supérieur de la Mission catholique est-il parti que le chef de la mission protestante, M. Lawes, arrive avec un « teacher » destiné à Rabao. La maison qu’on lui préparait n’était pas finie, en sorte que l’on aurait dit que le loup guettait la disparition du berger pour entrer aussitôt dans la bergerie. Le P. Verjus se trouble bien un peu et se tourmente ; mais, quoi qu’il advienne, il restera fidèle au bercail. « Je continuerai mes visites et classes au village comme par le passé, plein de confiance dans le secours du bon Maître dont la cause est enjeu[10]. Et il se promet d’être prudent avec les sauvages et charitable envers le ministre et les « teachers ». Pour ce qui est des déboires personnels et des avanies qu’on lui pourra faire, d’avance il pardonne tout. Au fond, il prévoit la guerre et s’y prépare. Son imagination évoque même le martyre. Non seulement il l’accepte, mais volontiers il irait au-devant[11].

M. Lawes lui fait visite. Le Père l’accueille poliment mais froidement. Il lui représente ce que sa conduite a d’anormal et de singulier. — Au surplus, c’est une maladresse que vous faites là, car l’ignorance du « teacher » éclatera bientôt, même aux yeux des sauvages. Le ministre n’en laisse pas moins son catéchiste à Rabao. Il annonce la visite prochaine du gouverneur et il s’en va. Mais, avant de partir, il avait déblatéré dans le village contre les Missionnaires catholiques. Le P. Verjus l’apprit bientôt. Au reste, il n’eût pas tardé à s’en apercevoir à la réserve des indigènes et même à l’éloignement de plus d’un. Quand il passait par le village, on ne s’empressait plus autour de lui. On affectait même de ne point le remarquer. Il avait beau sonner la classe, les enfants n’entendaient point la cloche. « Je suis bien persuadé, écrivait-il dans son Journal[12], que le bon Maître seul peut nous sauver. Il faut donc nous sanctifier d’abord et le bon Dieu fera de ses coups… Si j’étais seul au village, je suis sur que le bien se ferait et assez vite ; mais, au moment où, possédant la langue un tant soit peu, je puis dominer les sauvages, voilà le démon qui nous suscite un obstacle humainement insurmontable. Dieu soit mille fois béni ! »

Cette froideur des naturels et surtout cet arrêt brusque dans son apostolat sont durs au cœur du Missionnaire. Il faut que le « teacher » disparaisse. Le Père ira voir, à Port-Moresby, le gouverneur qui tarde à venir. Le 31 juillet, il part. Mais, voici que, chemin faisant, il rencontre à Resdscar-Head, le bateau du gouverneur qui, précisément, se rendait à Yule. M. Douglas invite le Père à monter à bord. Son bateau suit. On rentre de concert. Le gouverneur visite le village et paraît enchanté. Il recommande aux « teachers » et aux sauvages de vivre en bonne harmonie avec le Missionnaire catholique. Celui-ci, porteur d’une lettre de sir Douglas pour M. Lawes, partira le 5 août pour Port-Moresby. En trois jours et trois nuits, non sans peine, le voyage est effectué. Le P. Verjus, au débarcadère, admire le port. « Il produit, dit-il, un effet des plus enchanteurs… ; mais on reconnaît vite la mauvaise qualité du terrain, et l’illusion tombe[13]. » À côté du village indigène, ombragé de cocotiers, « les maisons, bâties à l’européenne, font bonne figure, la Mission et le Gouvernement surtout, de beaux édifices pour le pays ». Le Père se rend chez M. Musgrave, secrétaire du gouverneur, qui se montre d’une exquise politesse et d’une bonté charmante. Il offre même l’hospitalité au Missionnaire, lequel accepte. Le lendemain, entrevue avec M. Lawes. Le ton change. Énergiquement le ministre revendique Rabao. Les « teachers » ont été les premiers occupants, non seulement à Rabao, mais à Déléna ; les catéchistes sont là ; ils resteront là jusqu’à ce qu’il soit prouvé qu’ils n’ont rien à faire. Le soir même, grâce à un bon vent de poupe, le P. Verjus rentrait à Port-Léon, bénissant Dieu de l’heureuse et rapide traversée, mais au fond l’âme triste. « J’ai le plus grand désir de travailler, écrit-il[14], et je sens le froid semé par ces pauvres ministres. Je me sens sur un terrain vague et indécis ; cela me fait bien souffrir. Enfin je vais tout écrire au R. P. Navarre. » Son supérieur ne lui donna point raison d’avoir été pour ainsi dire provoquer l’ennemi dans sa forteresse. Il ne faut tenir aucun compte des ministres, agir comme s’ils n’existaient pas, faire du bien à l’occasion aux « teachers » et essayer de les convertir. Le P. Verjus s’humilie et il prie Dieu, qui a vu la droiture de son âme, de ne pas faire tourner au détriment de la Mission cette démarche inconsidérée. Il profite, comme toujours, de cet incident pour renouveler sa ferveur. « Je vais me remettre à mes chers exercices et tout entier entre les mains du bon Jésus par le cœur de mes vénérés supérieurs[15]. »

V

Les compensations et les consolations ne tardèrent pas à venir. Par une permission divine, ce qui devait entraver l’essor de l’apostolat, servit au contraire à le déployer. Les sauvages remarquèrent vite l’ignorance et la mauvaise conduite de Ratsou, le « teacher » noir. On les entendit bientôt qui disaient : « Il n’est pas bon, Ratsou. Il n’est pas non plus Missionnaire : il ne sait pas la religion de Mitsi. » Mitsi ou Mitsinari, abréviatif de Missionnaire, était pour eux, nous l’avons déjà noté, le nom propre du P. Verjus qu’ils ignoraient encore, ou qu’ils n’arrivaient pas à prononcer. « De plus, ajoutaient-ils, il ne vient jamais voir nos malades et ne leur apporte point de remèdes. » Le pauvre eût été bien embarrassé pour donner aux autres des médicaments : il n’en avait pas pour lui-même. Tombait-il malade, c’est le P. Verjus qui le soignait. Et voilà comment, par un élan spontané de leur simple raison, les sauvages allaient tout droit à cette conclusion logique : La religion de ceux qui se dévouent et se donnent eux-mêmes, doit être la religion vraie. Dans Ratsou, « le teacher noir », ils flétrissaient la religion protestante. En Verjus, le Missionnaire blanc, ils admiraient la religion catholique. Et la grande merveille pour eux qui n’agissent que par boutade et caprice ou par nécessité, c’était l’esprit de suite, la continuité, la persévérance du Père. Une fois, il avait dit publiquement : « Je viendrai demain au village et après-demain et tous les jours, pour vous instruire du royaume de Dieu et, quand vous aurez des malades dans vos cases, vous me le direz, et je les soignerai. » Ces têtes mobiles ne le crurent pas. Est-ce qu’un homme peut se rappeler le lendemain ce qu’il a promis la veille ? Ce ne fut donc pas seulement de la stupeur, ce fut de l’émerveillement quand ils virent que le P. Verjus était fidèle à sa promesse. Ajoutez qu’il ne demande rien à personne ! « Je veux vous faire du bien, se plaisait-il à répéter aux noirs, pour l’amour du bon Dieu. C’est lui, c’est le bon Dieu, qui nous a fait quitter notre pays et nos parents et nos amis et tout ce que nous aimons, pour vous apprendre à le connaître, à le servir et à aller le voir un jour dans son paradis. » Quant aux malades, quotidiennement, après la classe et le catéchisme, le Père les visitait. Il les soignait lui-même, « avec toute l’affection d’une mère pour ses enfants[16] », dira plus tard son supérieur. Comment les sauvages n’auraient-ils pas été touchés ?

Tout en prodiguant ses soins aux corps infirmes, il est préoccupé des âmes. On le voit, dans ses notes, pour ainsi dire penché sur tous les lits d’agonie, épiant le dernier souffle, la main prête à verser l’eau régénératrice. Pour que personne ne meure sans sacrement, il fait en quelque sorte le recensement du village, prend les noms des habitants et, de temps à autre, visite chaque famille, en demandant des nouvelles de tous[17]. Quelle douleur, quand, malgré ses précautions, un moribond lui échappe !

La fille de Béra, âgée de six ans, meurt de grosses plaies aux jambes. « O mon Dieu, j’aurais été si heureux de vous envoyer un ange ! Je crains de mettre opposition à vos desseins de miséricorde. Ayez pitié, mon Dieu ! Faitesmoi souffrir, mais sauvez-les[18]. » De son mieux, il console Béra lequel est bien affligé de ce que sa fille ne verra pas le bon Dieu[19].

Un autre jour, il apprend que Bouré, chef de Pinoupaka, dont l’enfant a été tué, s’est pendu de désespoir. Hélas ! lui aussi est mort sans baptême. « Mon Dieu, je vous en conjure, faites que ce soit le dernier[20]. »

C’est encore le vieux Raboui qui s’en va sans baptême. « Ce bon vieux n’était pas fort instruit et je ne le croyais pas si malade. Mais enfin, sacramenta propter homines[21] ! Pauvre Raboui, tu vois maintenant la vérité. Tu comprends tout le bien que te voulait le Mitsinari. Mon Dieu, s’il vous faut des victimes pour obtenir à ces pauvres gens la grâce du baptême, vous le savez, je suis prêt ! Prenez-moi… au milieu des plus grands supplices[22]. »

Le 15 juillet, ce ne sont plus des plaintes qu’exhalent les notes du P. Verjus, c’est la joie, la joie du premier baptême. « Ce soir à deux heures, j’ai eu l’honneur de baptiser la petite Marie-Paul, fille d’Aitsi-Bio. Cette pauvre enfant mourra certainement de son mal à moins d’un miracle. Que le bon Maître, ma bonne Mère, et l’Apôtre des nations soient bénis et loués mille fois ! » Deux jours après : « La petite Marie-Paul va plus mal. Mon Dieu, prenez-la dans votre beau paradis. » Elle meurt le 18 : « Aujourd’hui, un ange de Nouvelle-Guinée est monté au ciel. S’il pouvait maintenant revenir et dire à ses frères ce qu’il sait, ce dont il jouit ! Bonne petite, priez pour moi et pour Roro. »

À Rabao, il y avait un vieillard malade que les indigènes croyaient en proie au mauvais sort, au sorcier, au « népou », comme ils disent, mais qui, tout naturellement, s’en allait de vieillesse. Le vieux Boïa n’a plus l’apparence d’un homme, tant il est maigre, et sa taille, plus qu’ordinaire, le fait paraître encore plus décharné. Le P. Verjus, pressentant la fin, l’instruisait en particulier depuis déjà quelque temps, en vue du sacrement du baptême. Boïa demanda lui-même à être baptisé : « Je ne veux pas, disait-il, m’asseoir dans le feu pour toujours, mais demeurer dans le ciel avec le bon Dieu. » Un matin, le Père arrive avec l’eau et l’huile saintes. Et voilà qu’au moment où il entrait dans la cabane, il entend un grand cri. Des femmes qui entouraient la maison, venaient de pousser cette clameur. « Qu’avez-vous donc, demande le Père ? — Oh ! Mitsi, le népou a peur de toi ! — Comment le savez-vous ? — Il vient de sortir de la maison de Boïa à ton approche, et il Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/361 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/362 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/363 chefs. Ils entrevoient ce que nous sommes et ce que nous désirons faire. Les choses saintes leur plaisent. Mon Dieu, donnez-moi force et patience[23]. » Les indigènes vont même plus loin : ils se font les apologistes du Missionnaire et, si l’on ose ainsi parler, les colporteurs de la Bonne Nouvelle. C’est ainsi qu’un jour on voit les habitants de Kivori amarrera Port-Léon en grandes pirogues, demander le Missionnaire, lui vendre des cocos, l’interroger sur sa doctrine et l’inviter à s’établir chez eux[24].

La joie des joies, ce fut le retour du R. P. Navarre et l’arrivée d’un nouveau confrère, le R. P. Couppé, 27 août : « Quel bonheur pour moi de me sentir avec ces vénérés Pères et de n’avoir plus cette charge et cette responsabilité qui m’ont fait tant souffrir ! Que le bon Maître en soit béni et remercié ! J’espère que nous allons enfin commencer quelque chose de sérieux. Comme me voilà en paix[25] ! » D’autres Missionnaires sont annoncés, et les Filles de Notre-Dame du Sacré-Cœur ne tarderont pas à venir. « Vive Jésus ! »



  1. Lettre au T. R. P. Chevalier, Yule, 5 mai 1886.
  2. Cf. dans les Annales de Notre-Dame du Sacré-Cœur, janvier et février 1887, le Journal de voyage du R. P. Navarre.
  3. Cf. dans les Annales d’avril 1887 le Rapport du R. P. Navarre à MM. les directeurs de l’Œuvre de la Propagation de la Foi.
  4. Yule, 16 février 1886.
  5. Port-Léon, 25 septembre 1886.
  6. 5 mai 1886.
  7. Lettre à M. C…, 25 septembre.
  8. Même lettre.
  9. Journal, 17 avril.
  10. Ibid., 14 juillet.
  11. Ibid.
  12. Journal, 16 juillet.
  13. Journal, 5-12 août.
  14. Ibid.
  15. Ibid., 27 août.
  16. Premier rapport du R. P. Navarre à MM. les directeurs de l’Œuvre de la Propagation de la Foi.
  17. Journal, 21 septembre.
  18. Ibid., 1er juillet.
  19. Ibid., 2 juillet.
  20. Ibid., 5 juillet.
  21. Les sacrements sont pour les hommes.
  22. Journal, 9 septembre.
  23. Journal, 23 avril.
  24. Ibid., 29 septembre.
  25. Ibid., 27-28 août.