Monsieur Auguste/19

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 252-257).

XIX

Le lendemain, Mlle Agnès reçut la lettre suivante de Paris :


Paris,… juillet 1858.
« Mademoiselle,

» J’arrive et je vous écris.

» On m’a présenté, en arrivant, trente lettres en retard, et toutes de la plus haute importance : elles attendront ; vous n’attendrez pas.

» Si j’eusse trouvé ma maison en flammes, j’éteignais le côté de mon pupitre, et je vous écrivais.

» Vous écrire, mais quoi ? Il n’y a qu’une pensée en ce monde, celle qui s’adresse à vous. Paris est une ville muette, elle ne m’a pas parlé de vous ; une ville déserte, vous n’y êtes pas.

» Ainsi, ne vous attendez pas à lire sur cette page le bulletin de la vie de Paris ; je ne m’occupe jamais des morts.

» Il y a un monde qui n’est pas sur la carte du globe, et qui est l’univers pour moi : c’est ce coin de terre, où le rayon de votre regard ralluma le jour, dans cette nuit mémorable où il m’a été permis de vous dire les trois mots qui sont le vocabulaire complet du cœur : Je vous aime ! En dehors de ce coin de terre, il y a le domaine du vide. Le monde n’a que deux habitants.

» En quittant votre Éden, j’ai dit à l’arbre de vous donner son ombre la plus douce, à la fontaine de vous réjouir de sa fraîcheur, à l’oiseau de vous enchanter de sa mélodie, au gazon de se velouter sous vos pieds divins, aux fleurs de vous entourer de leurs parfums, et toutes ces charmantes choses de la nature m’ont permis de vous parler de moi. Écoutez-les bien, et pensez à qui pense.

» Le terme de mon exil est dans votre volonté sainte. Je sais attendre, parce que je sais souffrir ; mais daignez ne pas abuser de ma science. La beauté est synonyme de bonté dans le vocabulaire des femmes. La beauté est toujours bonne, car elle n’envie rien. Dieu a mis sa signature sur son front.

» Vous aimer, vivre à vos pieds, avoir votre sourire, entendre votre voix, c’est le bonheur d’un homme ; mon bonheur est dans vos mains.

 » Votre esclave,
 » Le Dr ***. »


— Eh bien ! que dites-vous de cette lettre ? demanda la belle Agnès à Rose.

— Je pense que cet homme ne vous aime pas.

— Vous avez raison ; mais cela m’est bien égal.

— Et à moi aussi.

— C’est une lettre, reprit Agnès, qui ferait le bonheur d’une pensionnaire de quinze ans, et qui me fait sourire de pitié.

— Il a travaillé toute la nuit pour vous écrire vingt lignes qui n’ont pas l’ombre…

— De l’amour commun, interrompit Agnès… Mais je ne donnerais pas cette lettre pour une dot. Voilà une arme terrible que j’ai entre les mains.

— Oh ! ceci est une autre question, dit Rose. En voilà un qui n’épousera pas Mlle Louise. Il n’y a pas de danger.

— Avez-vous remarqué, demanda Agnès, que dans tout son verbiage entortillé, où il me parle des arbres, des fontaines, des fleurs, il n’a pas écrit une seule fois le mot mariage ?

— Si, je l’ai remarqué, mademoiselle ! mais je ne serais pas femme si je n’avais pas remarqué cela ! Une femme mettrait ce mot à toutes les lignes ; un homme n’oublie jamais de ne pas l’écrire. Il redoute les engagements. Ah ! il faut convenir, mademoiselle, que vous avez rendu là un fameux service à ce pauvre M. Octave. Celui-là écrirait à Louise une lettre dans laquelle il y aurait vingt lignes, et quarante fois : Je veux vous épouser.

— Son affaire, donc… sa dernière affaire, demanda Agnès, commence donc à s’ébruiter dans le village ?

— Comment donc ! dit Rose, j’ai même entendu chez l’épicier, qu’on en parle dans les papiers publics. Il n’y a que M. Octave qui n’en parle pas.

— Quel noble jeune homme ! dit Agnès ; il va se battre avec ce brigand qui est venu troubler la maison de Louise ; il joue sa belle vie contre un misérable en haillons ! Oh ! si un homme se battait pour moi, je ferais la folie de l’aimer !

— Oh ! il faut entendre les deux braves hussards qui ont servi de témoins ! Ils disent que M. Octave mérite la médaille de Crimée.

— Ceci est un propos de village, reprit Agnès en riant aux éclats. Mais voici M. Lebreton… Chut !… il paraît très-ému…

— Il vient de lire un journal… Quand il a lu son journal, il a toujours des larmes dans les yeux, parce qu’il y a toujours un malheur dans un journal, au moins un… Votre oncle n’est pas un aigle, mais il a un excellent cœur.

M. Lebreton aborda ainsi sa nièce :

— Tiens, ma chère Agnès… lis ces quatre lignes.

Et il se détourna pour cacher des larmes.

Agnès prit le journal et lut ce qui suit :

« Un duel a eu lieu hier, dans le bois du Vésinet. Les particularités de cette rencontre sont étranges et dignes d’être mentionnées. Un misérable repris de justice, pour délit contre les mœurs, est venu insulter une honorable famille, dans sa maison, à Chatou, M. O… D…, jeune peintre d’histoire, d’un grand talent, et dont le père jouit d’une immense fortune, a saisi le misérable agresseur, l’a chassé de la maison, et lui a fait l’honneur de se battre avec lui. Deux hussards de la garnison voisine ont été si enchantés de l’héroïque courage du jeune homme, qu’ils ont porté partout le bulletin de ce duel fabuleux, qui s’est terminé, disaient-ils, de la manière la plus triomphante pour le peintre. On nous promet d’autres détails. »

Agnès, attendrie aux larmes, rendit le journal à son oncle, et lui dit avec feu :

— Et vous ne donneriez pas Louise à ce noble jeune homme ? vous qui la donniez à un… infâme !

— Mais, dit M. Lebreton en bégayant, ce noble jeune homme ne m’a jamais demandé ma fille en mariage ?

— Eh bien ! je vous la demande pour lui, moi…

— Qui t’a donné le… ?

— Je vous la demande à genoux, s’il le faut. J’aime Louise autant que vous pouvez l’aimer, et quand je vous supplie ainsi, je sais que j’en ai le droit.

M. Lebreton sourit à travers les larmes, et dit en offrant son bras à Agnès :

— Louise va tout à fait bien…

— Je le crois facilement, interrompit Agnès, son médecin est parti.

— Allons voir ma fille, dit M. Lebreton.