Monsieur Auguste/21

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Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 265-273).

XXI

Nous sommes dans un riche appartement de l’hôtel de M. Lebreton, à Paris. Le calme qui règne partout n’annonce pas qu’une opulente et belle héritière, la fille de la maison, vient de quitter l’église voisine, où elle a prononcé la syllabe nuptiale de la fidélité. L’anneau d’or, cet emblème du lien indissoluble, est au doigt de la jeune épouse ; la fleur virginale s’épanouit sur son front ; le voile de dentelle blanche accompagne une robe de même nuance, et laisse voir, entre deux arabesques de broderies, un visage divin, où la joie d’une fête ressemble beaucoup trop à la résignation.

Il était convenu qu’Octave, l’heureux mari, n’arriverait de la campagne que la veille du mariage pour la signature du contrat, et qu’aucun éclat ne serait donné à cette union. Quelques parents, le colonel de Gérenty et sa belle-sœur, deux amis intimes devaient suffire à une fête de famille ; et trois jours après le mariage, les mariés, accompagnés de M. Lebreton, d’Agnès et de Rose, devaient partir pour l’Italie et faire un voyage d’un an.

Octave a consenti à tout : il n’appartient plus à la terre depuis le moment où M. Lebreton lui a dit deux fois, pour les lui rendre croyables, ces mots sublimes :

— Je vous donne ma fille.

La terre est pour lui un grain de sable, créé pour soutenir son pied dans le voyage de l’infini ; il ne voit rien, n’entend rien, ne comprend rien ; il habite une région d’azur, de lumière, de mélodie, où l’amour est le seul sentiment, où la beauté de Louise est le seul objet digne de ses regards. Il compte les minutes par les battements de son cœur ; les pendules n’ont plus de cadrans, les horloges ont perdu la voix ; tout est muet et invisible ; rien n’existe, rien n’est vivant autour de lui. Parfois, il s’oublie lui-même ; il ne se sent plus vivre, il a donné son âme ; il revit dans ce corps divin qui lui appartient, et quand la fièvre des sens le rappelle à la réalité humaine, au dénoûment qui se prépare, à ses droits souverains de mari, il s’épouvante de son bonheur ; il trouve intolérable la dernière minute de son désir, et demande à Dieu la force de vivre une heure de plus, car il se trouve agonisant, avec toute l’énergie de la jeunesse, et ne peut soutenir le poids de cette minute étouffante que les calmes étoiles éternisent dans le ciel.

Louise a voulu passer sa dernière heure de jeune fille aux genoux et à côté de son père, pour lui demander sa bénédiction, et lui faire ses suprêmes confidences. Ce pauvre père, avec l’œil infaillible de sa tendresse, voit une tristesse profonde, à travers la joie officielle, sur le visage de sa fille, et il regrette d’avoir cédé trop vite aux conseils et aux obsessions de trois femmes étourdies et follement éprises d’un jeune fou.

— Oui, mon ange, oui, ma chère fille, disait le père attendri aux larmes, sois bénie, et que Dieu te bénisse après moi ! Va, tu seras heureuse… la tristesse porte malheur un jour de mariage… Il faut sourire à son avenir, si on veut que notre avenir nous sourie… Allons ! du courage, ma Louise… C’est le sort des femmes… le mariage est leur état… Mais tu ne quitteras pas ton père… Oh ! non !… jamais… Je serai, toujours auprès de toi, comme un ami, un protecteur, un père enfin, c’est tout dire… Allons ! ma chère enfant… montre-moi ton visage… je veux voir un sourire dans tes yeux…

— Mon père, dit Louise en se levant, le sourire viendra… mais je ne veux pas tromper mon père, même en ce moment, par une joie menteuse… J’ai la tristesse de la jeune fille qui change de condition… Que diriez-vous de moi, que penseriez-vous de moi, si je quittais mon père sans donner une larme à notre cruelle séparation.

— Oui, oui, ma fille… je comprends… cette douleur est naturelle… elle rend justice à ton cœur et au mien… mais… écoute-moi, Louise, et parle-moi avec franchise… Voilà ton seul motif de tristesse… le seul… n’est-ce pas ?… Réponds.

— Mais s’il y avait un autre motif, mon père, dit Louise avec mélancolie, où serait maintenant le remède ?… Tout est fini.

— Tu m’effrayes, Louise, dit le père en plaçant sa fille sur ses genoux, tu portes à mon cœur un coup bien cruel, si j’ai su deviner ta pensée. Y aurait-il encore dans ce front un souvenir de…

Louise embrassa son père et voila son visage.

Le malheureux père poussa un cri déchirant, et ne rendit pas à sa fille la caresse reçue.

— Ah ! dit-il après un court silence, je dois n’en accuser que moi… Ces larmes que tu répands aujourd’hui, c’est moi qui les ai préparées… L’autre était le mari de mon choix… Tu avais obéi à ma volonté… Louise, veux-tu me donner une preuve de ton amour pour moi ?

— Oui, mon père.

— Eh bien ! efface ce souvenir, ma fille, parce que si tu le gardes, ce serait pour toi un malheur qui te viendrait de ton père.

— Dieu me donnera la force d’oublier, dit Louise, et le temps effacera le souvenir. Voilà tout ce que je puis promettre. Si vous exigez davantage, vous me ferez désirer la mort comme un bonheur, car il m’est impossible d’obéir tout de suite à mon père.

— Et pourtant, reprit le père, en bien réfléchissant, ma fille, tu arriverais vite à la guérison… L’autre était sans doute un jeune homme très-agréable, comme instruction, esprit, figure, tenue, etc… j’en raffolais, moi, c’est tout dire… Mais il faut convenir que sa conduite a été indigne ce jour-là… le jour du bandit… M. Auguste ce jour-là, n’était ni un homme, ni une femme… et puis… quel est cet ami abominable, qui est venu l’insulter et le flétrir impunément ?… A-t-il été assez lâche et ignoble dans sa fuite ?… Mais, ma Louise, songes-y bien, un mari est un protecteur ; avant tout, il doit être un homme ; on court beaucoup de dangers, en cette vie, et cet Auguste, dans un moment difficile ou périlleux, t’aurait abandonnée lâchement, si tu étais venue implorer sa protection.

— Oui, oui, mon père, cela est peut-être vrai… Tous les hommes ne sont pas des héros, et…

— Et je ne suis pas un héros, moi, interrompit M. Lebreton ; entre un héros et moi, il y a la différence qui existe entre la colonne Vendôme et cette bougie, eh bien ! une nuit, deux voleurs s’introduisirent à la campagne, dans la chambre de ma femme ; j’entendis son cri d’épouvante ; je sautai sur mon fusil de chasse, et je mis en déroute mes coquins. M. Auguste te laisserait égorger sur place en pareille occasion.

— C’est possible, mon père, mais…

— Mais ! interrompit le père ; toujours mais ! toujours mais !… C’était un fort joli garçon, tout le monde le disait, excepté les femmes… Oui, oui, demande à Mme de Gérenty… Une femme qui a voyagé partout !… demande-lui ce qu’elle pense de ce joli garçon ?… Un jour, elle disait : Je ne sais pas trop ce qu’il y a sur la figure de ce monsieur, mais elle ne promet rien de bon à la femme qu’il épousera.

— Je ne comprends pas bien cela, mon père.

— C’est fort clair, pourtant ! ce M. Auguste n’est pas fait pour le mariage, voilà… Il y a des savants qui ne se marient jamais… Le colonel disait l’autre jour que le plus savant de tous, un nommé Platon n’avait jamais parlé à une femme… M. Auguste est peut-être un fils… que dis-je, un fils !… un neveu de ce Platon… La passion de M. Auguste était de poursuivre Annibal dans la Champagne ; il ne sortait pas de là !

— Enfin, tout est fini i comme vous le dites, mon père, répondit Louise avec un soupir de résignation.

M. Lebreton regarda la pendule, se leva, et embrassa tendrement sa fille.

— Ma chère Louise, dit-il avec la plus rive émotion, oublie le passe ; songe à ton père, et commence ta vie aujourd’hui… Essuie tes larmes, ma fille… Ne pleure plus… Montre-toi à ton mari avec un visage riant… Ma sœur t’attend dans ta chambre ; c’est ta seconde mère. Écoute bien ce qu’elle te dira… et demain matin, ta première visite sera pour moi.

— Mon père, dit Louise en essuyant sa dernière larme, je ferai tout ce qu’il est au pouvoir d’une femme de faire, pour répondre à votre tendresse ; mais je ne veux pas que ma dernière parole soit un mensonge… Je ne l’aime pas ! je ne l’aime pas !

Et elle sortit avec précipitation, comme une jeune fille désespérée qui court à la guérison du suicide.

M. Lebreton demeura, comme accablé par la dernière parole de sa fille. Minuit sonnait, et ce malheureux père, assis dans un fauteuil, sentait que ses yeux brûlés par les larmes ne pouvaient être fermés par le sommeil. Dévoré par une insomnie affreuse, il compta toutes les heures de cette nuit sans fin ; il vit blanchir l’aube et lever le soleil, et garda son immobile pose d’accablement.

— Je suis le meurtrier de ma pauvre fille, disait-il à haute voix, pour se donner le douloureux plaisir d’entendre de sa bouche sa propre condamnation. Quand les heures matinales versèrent un peu de fraîcheur sur son front, il s’endormit, mais son sommeil ne fut pas long ; un rêve affreux l’interrompit : il lui sembla qu’il voyait sa fille agonisante, couchée sur un grabat, avec sa riche toilette de mariée, et le visage bouleversé par un rire fou, racontant à une statue de pierre des histoires incohérentes, où le nom d’Auguste était prononcé à chaque instant.

Un léger bruit réveilla en sursaut M. Lebreton.

Il ouvrit les yeux, et vit, à la clarté du soleil, sa fille Louise, enveloppée d’un burnous blanc, sur lequel se déroulait, comme un ornement splendide, sa longue chevelure d’or. Sa figure rayonnait d’une joie ineffable, et la langue humaine n’avait plus d’expression à donner à sa beauté.

Elle enlaça de ses bras nus le cou de son père, et lui dit, avec une voix notée par les anges :

— Mon père, soyez heureux ! je l’aime !

Et elle disparut comme une apparition que le ciel aurait prêtée à la terre un instant.

Le père joignit ses mains, et remercia Dieu, avec ces actions de grâce qui partent du cœur, et que la parole ne diminue pas.

— Elle l’aime ! dit-il ensuite.

Et deux heures après, Louise vint montrer à son père la même joie innocente et lui dire les mêmes mots de consolation.


FIN