Monsieur Charles Welche

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La Réforme socialesérie 5, tome 3 (p. 804-806).


MONSIEUR CHARLES WELCHE[1]



La Société d’Économie sociale ne pouvait rester muette devant ce cercueil et laisser partir un des plus éminents parmi ceux qui l’ont présidée, sans lui adresser un dernier hommage de respect et de reconnaissance. Des voix plus autorisées ont dit déjà, et rediront encore ailleurs, comment M. Charles Welche a servi la patrie en larmes aux heures cruelles de l’invasion, et comment dans la haute administration, à Lyon, à Lille, au ministère enfin, il a été par ses rares qualités au premier rang de ceux qui avaient pu si rapidement relever « la noble blessée », quand le caprice de nos révolutions a remis son sort en d’autres mains. Écarter de toute gestion des intérêts publics les hommes de cette trempe, c’est décapiter la nation et lui infliger une longue déchéance. Du moins M. Welche n’était point de ceux qui s’usent dans une impuissante inaction, et sa retraite resta féconde. Une part de sa vie fut donnée à la direction de grandes affaires où la droiture de son caractère et la sûreté de son jugement firent rechercher ses conseils en lui assurant partout une autorité respectée. Une part plus grande fut faite aux intérêts agricoles, car cet administrateur émérite de nos plus grandes cités était resté un homme des champs, chérissant par-dessus tout les vignes et les labours, les guérets et les pâturages de la terre natale. Nul n’ignore ce que lui doit le Syndicat central des agriculteurs de France. Mais il savait que l’homme ne vit pas seulement de pain : dans les troubles qui agitent notre société moderne, il regardait au delà des phénomènes de production et de richesse, et reconnaissait que les esprits sont malades, que les âmes souffrent, et qu’il les faut guérir.

C’est la noble inquiétude de ce devoir qui l’amena à la Société d’Économie sociale, dont il prisait la méthode rigoureuse, les travaux scientifiques, l’absolu désintéressement. Il y prit vite une place prépondérante, car, dans les discussions, sa parole était pleine d’affabilité courtoise et ses convictions s’affirmaient avec une convaincante fermeté. Aussi fut-ce un honneur et une joie que de lui voir occuper la présidence pendant l’année 1893. Après comme avant, il fut toujours pour nous le guide le plus prudent, le conseiller le plus sagace, l’ami le plus dévoué, le maître le plus écouté. Avec quelle sollicitude il aimait à unir les efforts de la Société d’Économie sociale à ceux de la Société des agriculteurs de France pour améliorer la condition des populations rurales, pour les retenir aux champs, pour leur assurer le bien moral et matériel que réalisent l’association, la coopération, le syndicat, la mutualité, l’assistance. La petite propriété surtout, l’humble héritage, fruit du labeur et des privations d’une vie entière et que détruisent dès sa naissance la rapacité du fisc et la tyrannie du partage forcé, avec quelle énergie il les défendait pour les libérer enfin des contraintes léguées par la Terreur !

Écoutez-le aussi parler à tous ceux qui ont charge d’âmes. « La charité chrétienne, dit-il, comporte le devoir impérieux, l’obligation pour celui qui a le superflu d’y ménager la part du pauvre et de se regarder pour cette part comme l’intendant de Celui qui lui a fait sur cette terre la tâche si facile et si douce. C’est une obligation étroite qui ne peut avoir de prescription ni de sanction dans aucune loi humaine, mais dont il sera demandé un compte sévère par la justice immuable, éternelle, et le riche égoïste, oublieux de ce devoir, verra avec confusion, nous dit l’Écriture, de son réduit obscur le misérable Lazare rayonnant des splendeurs de Dieu. La tâche que Le Play a donnée à son École, est de rappeler sans relâche et sans découragement ces devoirs supérieurs à ceux qui peuvent travailler au relèvement du pays et à l’apaisement des révoltes soulevées par la loi mystérieuse de l’inégalité des conditions, loi dont l’apparente injustice ne nous sera expliquée qu’au tribunal suprême : jamais il n’a été plus urgent de proclamer bien haut la nécessité de faire rentrer Dieu dans les lois, et, dans les mœurs, les commandements de Dieu et la morale de l’Évangile. »

Tant que ses forces le lui ont permis, il n’a cessé de réconforter ainsi les courages, trop disposés souvent à se lasser devant le labeur long et ingrat. « Livrez le bon combat sans songer à une victoire prochaine, dit-il éloquemment ; le temps vous donnera raison : travailleurs obstinés, jetez à pleine main la bonne semence ; certes beaucoup de grains seront la proie des oiseaux moqueurs, beaucoup encore sécheront sur le rocher stérile, mais, Dieu aidant, il en germera un grand nombre, et ceux qui plus tard recueilleront la moisson, remercieront, dans un élan de reconnaissance, le semeur consciencieux et oublié qui leur aura ménagé cette fortune. »

À l’heure de la séparation suprême, un incident inattendu semble avoir précisé le sens de cette vie et dégagé la leçon qu’elle nous laisse. Le chef-d’œuvre de Chapu qu’à son lit de mort lui apportait un reconnaissant hommage, cette Jeanne d’Arc, la bonne Lorraine que son cœur attendait, que ses yeux tout à coup fermés n’ont pu voir, n’est-ce pas l’image de l’âme qui écoute la voix de plus en plus distincte de l’appel de Dieu, et aussi l’image de la patrie se relevant vers la délivrance ? C’est le symbole de la double passion qui a toujours animé cette noble existence : l’amour du Dieu vivant et l’amour de la patrie française.

Tel est, chrétiens, l’exemple de foi, de dévouement et d’espérance qu’avant de se coucher dans le tombeau pour y dormir jusqu’à l’aurore triomphante, nous donne aujourd’hui celui que nous pleurons et que nous n’oublierons jamais.

A. Delaire


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  1. Allocution prononcée aux funérailles, au nom de la Société d’Économie sociale.