Monsieur Croche/J. Ph. Rameau

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Librairie Dorbon-aîné ; Nouvelle Revue française (p. 77-82).
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XII

J. PH. RAMEAU.

M. Charles Bordes est presque universellement connu, cela pour les meilleures raisons du monde. Il est d’abord un musicien accompli dans toute la force du terme ; puis il a l’âme de ces ardents missionnaires de jadis dont le courage s’augmentait avec les difficultés. Assurément il est moins périlleux de catéchiser les foules au nom de Palestrina que les sauvages avec l’Évangile ; toutefois, on peut y rencontrer la même mauvaise volonté — le genre de supplice seul diffère, les uns ont le scalp, les autres le bâillement !

Charles Bordes, nommé maître de chapelle de Saint-Gervais de Paris, entreprit la série des « Semaines saintes de Saint-Gervais », dont le succès fut tellement considérable que le haut clergé s’en émut, trouvant, bien à tort, qu’il dispersait l’attention des fidèles. (Celui qui règne dans les deux n’a pourtant jamais manifesté qu’il en fût choqué.)

Ceci le décida à fonder l’Association des Chanteurs de Saint-Gervais, société de musique chorale ancienne. De ce moment date son besoin incessant de propagande, car il n’y a pas de villes où cette société n’ait porté la bonne parole. Soyez sûr que si quelque jour Bordes la conduisait dans Sirius ou Aldebaran, il ne faudrait pas s’en étonner autrement.

Bordes fut aussi l’initiateur de cette « Schola Cantorum » fondée d’abord pour la restauration de la musique d’église, mais dont le programme s’est élargi depuis jusqu’à être devenue une École supérieure de musique.

Et c’est là que nous venons d’entendre les deux premiers actes de Castor et Pollux. Pour beaucoup de personnes, Rameau est l’auteur du célèbre rigodon de Dardanus, et c’est tout…

C’est bien là un exemple de cette sentimentalité particulière au peuple français qui le pousse à adopter frénétiquement aussi bien des formules d’art que des formes de vêtements, qui n’ont rien à faire avec l’esprit du sol.

On sait l’influence de Gluck sur la musique française, influence qui ne put se manifester que grâce à l’intervention de la Dauphine Marie-Antoinette (Autrichienne) — aventure assez semblable à celle de Wagner, qui dut la représentation du Tannhæuser à Paris à la puissance de Mme Metternich (Autrichienne). Pourtant, le génie de Gluck trouve dans l’œuvre de Rameau de profondes racines. Castor et Pollux contient en raccourci les esquisses premières que Gluck développera plus tard ; on peut faire de singuliers rapprochements, qui permettent d’affirmer que Gluck ne put prendre la place de Rameau sur la scène française qu’en s’assimilant et rendant siennes les belles créations de ce dernier. Au nom de quoi la tradition de Gluck est-elle encore vivante ? La façon pompeuse et fausse de traiter le récitatif en témoigne suffisamment, s’il n’y avait encore cette habitude d’interrompre impoliment l’action, ainsi que fait Orphée ayant perdu son Eurydice, par une romance qui n’indique pas précisément un si lamentable état d’âme… Seulement, c’est Gluck !… et l’on s’incline. Pour Rameau, il n’avait qu’à se faire naturaliser ! C’est bien sa faute !

Nous avions pourtant une pure tradition française dans l’œuvre de Rameau, faite de tendresse délicate et charmante, d’accents justes, de déclamation rigoureuse dans le récit, sans cette affectation à la profondeur allemande, ni au besoin de souligner à coups de poing, d’expliquer à perdre haleine, qui semble dire : « Vous êtes une collection d’idiots particuliers, qui ne comprenez rien, si on ne vous force pas d’avance à prendre des « vessies pour des lanternes ». On peut regretter tout de même que la musique française ait suivi, pendant trop longtemps, des chemins qui l’éloignaient perfidement de cette clarté dans l’expression, ce précis et ce ramassé dans la forme, qualités particulières et significatives du génie français. — Je connais fort bien la théorie du libre-échange en art, et ce qu’elle a donné de résultats appréciables. Cela ne peut excuser d’avoir oublié à ce point la tradition inscrite dans l’œuvre de Rameau, remplie de trouvailles générales, presque uniques…

Revenons à Castor et Pollux… Le théâtre représente le lieu destiné à la sépulture des rois de Sparte. Après une ouverture, bruit nécessaire pour permettre aux robes à panier d’étaler la soie de leur tour, s’élèvent les voix gémissantes d’un chœur célébrant les funérailles de Castor. Tout de suite on se sent enveloppé d’une atmosphère tragique, qui, quand même, reste humaine, c’est-à-dire que ça ne sent pas le péplum ni le casque… Simplement des gens qui pleurent comme vous et moi. Puis arrive Télaïre, amoureuse de Castor, et la plainte la plus douce, la plus profonde qui soit sortie d’un cœur aimant est ici traduite. Pollux paraît, à la tête des combattants ; ils ont vengé l’insulte faite à Castor ; le chœur, puis un divertissement guerrier dans un mouvement superbe de force, traversé çà et là par d’éclatantes trompettes, terminent le premier acte.

Au deuxième acte, nous sommes dans le vestibule du temple de Jupiter, où tout est préparé pour le sacrifice, et c’est une pure merveille ; il faudrait tout citer… : l’air-monologue de Pollux : « Nature, amour, qui partagez mon sort », si personnel d’accent, si nouveau de construction, que l’espace et le temps sont supprimés, et Rameau semble un contemporain auquel nous pourrons dire notre admiration à la sortie.

En vérité, cela est inquiétant !… La scène qui suit, où Pollux et Télaïre sacrifient l’amour le plus grand au désir des dieux, l’entrée du grand-prêtre de Jupiter, Jupiter apparaissant lui-même, assis sur son trône de gloire, si souverainement bon, et pitoyable à la douleur humaine de Pollux, pauvre mortel que lui, le maître des dieux, pourrait écraser à son gré. Je répète, il faudrait tout citer…

Arrivons à la dernière scène de cet acte. Hébé danse à la tête des Plaisirs célestes, tenant dans leurs mains des guirlandes de fleurs dont ils veulent enchaîner Pollux. — Jupiter a voulu l’enchantement de cette scène afin d’arracher Pollux à son désir de la mort. — Jamais la sensation d’une volupté calme et tranquille n’a trouvé de si parfaite traduction ; cela joue si lumineusement dans l’air surnaturel qu’il faut toute l’énergie spartiate de Pollux pour échapper à ce charme, et penser encore à Castor. (Je l’avais oublié depuis un bon moment.)

Enfin, il faut dire, pour conclure, ce que cette musique conserve de fine élégance, sans jamais tomber dans l’afféterie, ni dans des tortillements de grâce louche. L’avons-nous remplacée par le goût du joli, ou nos préoccupations de serrurier byzantin ?