Monsieur Croche/Massenet

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Librairie Dorbon-aîné ; Nouvelle Revue française (p. 61-65).

IX

MASSENET.

Je voudrais essayer de tracer, non un portrait de M. Massenet, mais un peu ce qu’il voulut représenter de son attitude mentale à travers la musique qu’il écrivit ; par ailleurs, les anecdotes ou les manies composant la vie d’un homme ont besoin d’être « posthumes » pour avoir vraiment de l’intérêt.

Il apparaît tout de suite que la musique ne fut jamais pour M. Massenet « la voix universelle » qu’entendirent Bach et Beethoven : il en fit plutôt une charmante spécialité.

Que l’on consulte la liste déjà longue de ses œuvres et l’on y verra une préoccupation constante qui en commande, on peut dire fatidiquement, la marche. Elle lui fait retrouver dans Grisélidis, son dernier opéra, un peu des aventures d’Ève, une de ses premières œuvres. N’y a-t-il pas là une sorte de destinée mystérieuse et tyrannique qui explique l’inlassable curiosité de M. Massenet à chercher dans la musique des documents pour servir à l’histoire de l’âme féminine ? — Elles sont là, presque toutes, ces figures de femmes qui servirent déjà tant de rêves ! Le sourire de la Manon en robes à panier renaît sur la bouche de la moderne Sapho pour faire pareillement pleurer les hommes ! Le couteau de la Navarraise y rejoint le pistolet de l’inconsciente Charlotte. (Cf. Werther.)

D’autre part, on sait combien cette musique est secouée de frissons, d’élans, d’étreintes qui voudraient s’éterniser. Les harmonies y ressemblent à des bras, les mélodies à des nuques ; on s’y penche sur le front des femmes pour savoir à tout prix ce qui se passe derrière… — Les philosophes et les gens bien portants affirment qu’ils ne s’y passe rien, mais cela ne supprime pas absolument l’opinion contraire, l’exemple de M. Massenet le prouve (au moins mélodiquement) ; à cette préoccupation il devra, au surplus, d’occuper dans l’art contemporain une place qu’on lui envie sourdement, ce qui peut faire croire qu’elle n’est pas à dédaigner.

La fortune, qui est femme, se devait de bien traiter M. Massenet et même de lui être quelquefois infidèle ; elle n’y a point manqué. Tant de succès fit qu’à une époque il fut de bon ton de copier les manies mélodiques de M. Massenet, puis, tout à coup, ceux qui l’avaient si tranquillement pillé le traitèrent durement.

On lui reprochait d’avoir trop de sympathie pour M. Mascagni et pas assez d’adoration pour Wagner. — Ce reproche est aussi faux qu’il est inadmissible. M. Massenet continuait héroïquement à vouloir l’approbation de ses admiratrices habituelles : j’avoue ne pas comprendre pourquoi il vaut mieux plaire à de vieilles wagnériennes cosmopolites qu’à des jeunes femmes parfumées et même ne jouant pas très bien du piano. Une fois pour toutes, il avait raison… On ne peut sérieusement lui reprocher que d’avoir fait des infidélités à Manon… Il avait trouvé là le cadre qui convenait à ses habitudes de « flirt » et il ne devait pas les forcer à entrer à l’Opéra ? On ne « flirte » pas à l’Opéra ; on crie très fort des mots incompréhensibles ; si l’on y échange des serments, c’est avec l’assentiment des trombones : logiquement, les nuances changeantes d’un sentiment doivent s’y perdre parmi tant de clameur obligée. Enfin, il eût mieux fait de continuer d’assouplir son génie des teintes claires et des mélodies chuchotantes, dans des œuvres faites de légèreté ; cela n’excluait pas des recherches d’art, elles étaient seulement plus délicates et voilà tout. Il ne manque pourtant pas de musiciens qui portent la musique à bras tendus pendant que hurlent les trompettes… Pourquoi en grossir inutilement le nombre et laisser se développer ce goût pour la musique ennuyeuse qui nous vient des « néo-wagnériens » et qui pourrait nous faire l’amabilité de retourner en son pays d’origine.

M. Massenet, par ses dons uniques et sa facilité, pouvait beaucoup contre ce déplorable mouvement. — Il n’est pas toujours bon de hurler avec les loups. C’est un conseil qu’aurait pu lui donner, il me semble, la moins fine de ses belles écouteuses.

Massenet fut le plus réellement aimé des musiciens contemporains. C’est d’ailleurs bien cet amour que l’on a eu pour Massenet qui lui créa du même coup la situation particulière qu’il n’a cessé d’occuper dans le monde musical.

Ses confrères lui pardonnèrent mal ce pouvoir de plaire qui est proprement un don. À vrai dire, ce don n’est pas indispensable, surtout en art, et l’on peut affirmer, entre autres exemples, que jamais Jean-Sébastien Bach ne plut, dans le sens que ce mot prend lorsqu’il s’agit de Massenet. A-t-on entendu dire des jeunes modistes qu’elles fredonnaient la Passion selon saint Mathieu ? Je ne le crois pas. Tandis que tout le monde sait qu’elles s’éveillent le matin en chantant Manon ou Werther. Qu’on ne s’y trompe pas, c’est là une gloire charmante qu’envieront secrètement plus d’un de ces grands puristes qui n’ont pour réchauffer leur cœur que le respect un peu laborieux des cénacles.

Il a réussi pleinement dans ce qu’il entreprenait, de quoi l’on a cru se venger en disant — à voix basse — qu’il était le meilleur élève de Paul Delmet, ce qui n’est qu’une plaisanterie du plus mauvais goût. On l’a beaucoup imité, aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur…

Tâcher de faire tomber ceux que l’on imite est le premier principe de la sagesse chez certains artistes, qui nomment ces manœuvres blâmables « lutte pour l’art ». Cette expression si souvent employée a quelque chose de louche et, au surplus, le défaut d’assimiler l’art à un sport quelconque.

En art, on n’a à lutter le plus souvent que contre soi-même, et les victoires que l’on y remporte sont peut-être les plus belles. Mais par une ironie singulière, on a peur, en même temps, d’être victorieux de soi-même, et l’on aime mieux tranquillement faire partie du public ou suivre ses amis, ce qui revient au même.

Au siècle de Napoléon, toutes les mères françaises espéraient que leurs fils continueraient Napoléon… Le jeu des guerres s’est chargé de faucher beaucoup de ces rêves. Et puis il y a des destinées uniques. Dans son genre, la destinée de Massenet est une de celles-là.