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Monsieur Croche/Virtuoses

La bibliothèque libre.
Librairie Dorbon-aîné ; Nouvelle Revue française (p. 45-49).

VI

VIRTUOSES.

Il y a eu ces dernières semaines un grand arrivage de chefs d’orchestre allemands. C’est moins grave qu’une épidémie, mais ça fait beaucoup plus de bruit… un chef d’orchestre étant multipliable par 90… Que Weingartner ou Richard Strauss, que le nerveux Mottl ou le grand Richter fassent refleurir la beauté trop durement insultée des grands maîtres, je n’y contredis pas, mais il ne faut pas exagérer et prendre Paris pour une salle d’entraînement. Si encore ces messieurs apportaient quelque nouveauté dans leurs programmes, ça serait tout de même intéressant ; mais pas du tout, c’est le vieux fonds symphonique qui marche jusqu’ici et nous allons assister aux exercices habituels sur les différentes manières de conduire les symphonies de Beethoven ; les uns « presseront », les autres « ralentiront » et c’est ce pauvre grand vieux Beethoven qui souffrira le plus. Des personnes graves et informées déclareront que tel ou tel chef d’orchestre possède le vrai mouvement, c’est d’ailleurs un excellent sujet de conversation. Où ces personnes prirent-elles tant d’assurance ? reçurent-elles des communications de l’Au-delà ? Voilà des gentillesses d’outre-tombe qui m’étonneraient beaucoup de la part de Beethoven. Et si sa pauvre âme erre parfois dans une salle de concert, elle doit vite remonter vers ce monde où ne s’entend plus que la musique des sphères ! Et le grand aïeul J.-S. Bach doit lui dire un peu sévèrement : « Mon petit Ludwig, je vois à votre âme un peu crispée que vous êtes encore allé dans de mauvais lieux. » — Au surplus, peut-être ne se parlèrent-ils jamais…

L’attrait qu’exerce le virtuose sur le public paraît assez semblable à celui qui attire les foules vers les jeux du cirque. On espère toujours qu’il va se passer quelque chose de dangereux : M. X va jouer du violon en prenant M. Y sur ses épaules, ou bien M. Z terminera son morceau en saisissant le piano entre ses dents…

X joue le concerto en sol pour violon, de J.-S. Bach, comme lui seul est peut-être capable de le faire sans avoir l’air d’un intrus ; il a cette liberté dans l’expression, cette beauté sans apprêt dans la sonorité, dons nécessaires à l’interprétation de cette musique.

C’est d’autant plus tangible que le reste de l’exécution marche d’un pas pénible et lourd. On dirait que l’on fait supporter à Bach le poids des siècles accumulés sur son œuvre par cette manière empesée dont on l’interprète.

Pourtant, ce concerto est une chose admirable parmi tant d’autres déjà inscrites dans les cahiers du grand Bach ; on y retrouve presque intacte cette « arabesque musicale » ou plutôt ce principe de « l’ornement » qui est la base de tous les modes d’art. (Le mot « ornement » n’a rien à voir ici avec la signification qu’on lui donne dans les grammaires musicales.)

Les primitifs, Palestrina, Vittoria, Orlando di Lasso, etc…, se servirent de cette divine « arabesque ». Ils en trouvèrent le principe dans le chant grégorien et en étayèrent les frêles entrelacs par de résistants contrepoints. Bach en reprenant l’arabesque la rendit plus souple, plus fluide, et, malgré la sévère discipline qu’imposait ce grand maître à la Beauté, elle put se mouvoir avec cette libre fantaisie toujours renouvelée qui étonne encore à notre époque.

Dans la musique de Bach, ce n’est pas le caractère de la mélodie qui émeut, c’est sa courbe ; plus souvent même, c’est le mouvement parallèle de plusieurs lignes dont la rencontre, soit fortuite, soit unanime, sollicite l’émotion. À cette conception ornementale, la musique qu’acquiert la sûreté d’un mécanisme à impressionner le public et qui fait surgir les images.

Qu’on n’aille pas croire à quelque chose de hors nature ou d’artificiel. C’est au contraire infiniment plus « vrai » que les pauvres petits cris humains qu’essaye de vagir le Drame lyrique. Surtout, la musique y garde toute sa noblesse, elle ne condescend jamais à s’adapter à ces besoins de sensiblerie qu’affectent les gens dont on dit qu’ils « aiment tant la musique » ; plus hautainement, elle les force au respect, sinon à l’adoration.

On peut remarquer facilement que l’on n’entendit jamais « siffler » du Bach… Cette gloire buccale n’aura pas manqué à Wagner : sur le boulevard, à l’heure où sortent les prisonniers de luxe des maisons d’arrêt musicales, il arrive d’entendre allègrement « siffler » « la Chanson du Printemps » ou la phrase initiale des Maîtres Chanteurs. Je sais bien que pour beaucoup de gens, c’est toute la gloire promise à la musique. Il est néanmoins permis d’être de l’avis contraire sans trop se singulariser.

Je dois ajouter que cette conception ornementale a complètement disparu ; on a réussi à domestiquer la musique… Enfin ! Cela fait l’affaire des familles qui, ne sachant que faire d’un enfant, — la carrière de brillant ingénieur commence à fâcheusement s’encombrer, — lui font apprendre la musique : ça fait toujours un médiocre de plus… Si parfois un quelconque homme de génie essaye de secouer le dur collier de la tradition, on s’arrange de façon à le noyer dans le ridicule ; alors le pauvre homme de génie prend le parti de mourir très jeune, et c’est la seule manifestation pour laquelle il trouve de nombreux encouragements.