Monsieur Dominique/1

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Mégard et Cie, libraires-éditeurs (p. 7-32).

MONSIEUR DOMINIQUE

I.

La maison se dressait, blanche et toute neuve peinte, derrière une triple allée de sapins. Devant les sapins, une grille et sa porte ; devant la porte, le petit chemin rural qui menait de la mairie à l’école.

Oh ! ce triple rideau de pins vert sombre, que de merveilles ne cachait-il pas ! Combien de fois le petit nez en l’air des écoliers se rendant à l’école était-il allé se fourrer entre les barreaux de la grille pour en savoir quelque chose ! Et combien de fois s’étaient-ils retirés en grande déconvenue, parce que le rideau restait clos, rigide et ferme devant le vent, qui ne l’ébranlait même pas.

S’ils avaient seulement pu apercevoir les pelouses fleuries de tulipes, qui s’arrondissaient derrière les sapins, s’ils avaient vu les beaux calices multicolores étaler dans leurs feuilles raides leurs pétales épais comme des fleurs bien portantes, ils auraient pu se dire : M. X. cultive les tulipes.

S’ils avaient pu, dans une éclaircie du feuillage noirâtre, surprendre le gros chat noir qui faisait le sphynx sur l’appui du perron, en dardant droit devant lui ses émeraudes immobiles, ils auraient compris que M. X. élevait un chat noir.

S’ils avaient pu voir, par la fenêtre ouverte de l’office, le bataillon de morues salées pendues aux solives du plafond, balançant leur queue noire au bout de leur corps blanc, qui étincelait de sel quand le soleil luisait, ils auraient vu que M. X. se nourrissait exclusivement de morue salée.

Mais ils ne voyaient ni morue, ni chat, ni tulipe, de sorte qu’ils ne savaient rien sur M. X., sinon qu’il habitait là depuis l’automne passé, et au aucun œil humain ne l’avait depuis lors aperçu.

Dessin d’un bouquet de 3 tulipes avec tiges et feuilles. Légende : M. X. cultive les tulipes

Aujourd’hui, il fait très beau ; entre deux parterres de tulipes, s’allonge un ruban jaune qui est une allée sablée avec les empreintes d’un pied d’homme — l’empreinte d’une fine chaussure et, à côté, celles de petites pattes de chat. Apparemment, ce diablotin noir suit son maître partout où il va.

La première fenêtre à gauche dans le premier étage est fermée ; les rideaux blancs sont levés ; à l’espagnolette pend une petite glace élégante qui se secoue d’un mouvement régulier, en promenant sur le mur d’en face un petit paquet des couleurs de l’arc-en-ciel, et derrière la glace — miracle ! M. X. lui-même, M. X. en personne fait sa barbe.

Ah ! c’est un homme semblable aux autres ; il est long et maigre à faire peur, et voilà tout. Il n’est pas bien beau à voir en ce moment, ainsi barbouillé de mousse blanche ; mais qu’importe ?

Il gratte, gratte, gratte encore, se lave, se poudre, s’habille, et le voilà coquet et pimpant comme un homme qui va dans le monde. Il a la tournure élégante ; ses habits sont de drap fin ; ses cheveux bien brossés sont gris et rares, ainsi que ceux des gens de talent.

À côté de lui, Septentrion achève aussi sa minutieuse toilette.

Qu’est-ce que Septentrion ?

Septentrion, c’est le chat noir lissé et brillant, coquet comme son maître, sur qui à tout moment il lève ses yeux verts, avec un pli caressant dans la paupière.

Et voici que M. X. va parler ; il parle, il a parlé, il a dit : Septentrion !

Le chat dresse l’oreille, s’asseoit sur sa queue et écoute.

— Écoute, Septentrion, dit M. X. d’un ton pénétré, toi, mon seul ami, depuis que j’ai fui la détestable race des humains à laquelle j’ai la honte d’appartenir. Mon ami, le soleil se lève clair et beau, il inonde la nature, il inonde le jardin ; viens, allons voir nos tulipes.

Au mot tulipe, Septentrion, debout sur ses quatre pattes, a secoué sa fourrure, et d’un bond s’est précipité sur le parquet ciré. Maintenant, pendant qu’il le précède, M. X. descend l’escalier avec toute la circonspection d’un homme soucieux de l’élégance du mouvement.

Les tulipes sont perlées de rosée — quelle merveille ! — elles se penchent avec un brin d’abandon qui les rend tout intéressantes. Celle-ci a sur sa corolle rouge des bandes jaunes, celle-là est blanche, celle-là verte, oui, verte, et c’est un extraordinaire procédé de M. X. qui a fait cela. Elle est verte et bien verte ; ça n’est pas beau, mais M. X. se pâme.

— Vois donc la verte, Septentrion, dit-il ; quelle pureté, hein ? Semblable à tes yeux, mon ami… Tu connais le vers que je te cite souvent :

    La mer aux reflets d’émeraude…

Après le noir, le vert est la couleur du mystère et de la poésie ; c’est pourquoi j’aime le vert et le noir.

Quelle est donc cette tête de moricaud qui émerge là-haut de l’œil-de-bœuf du grenier ?

Le nègre à large face noire, c’est Cresphonte, le valet de chambre, le cuisinier ; il représente la domesticité de M. X. Il n’a rien de mystérieux, ce brave Cresphonte. Sa bouche, toujours ouverte dans un sourire bonasse, semble prête à laisser échapper tous les secrets de son maître, et ses yeux brillants paraissent parler autant que lui. Malheureusement pour les commères du village, il est, contre son apparence, muet autant qu’un poisson. Il va parfois, le matin, faire ses emplettes chez la bouchère ; il pose en riant son doigt noir sur un gros morceau de mou rouge, et dit :

— Septentrion veut ça.

Et la bouchère, armée de son couteau, coupe lentement, très lentement, le morceau demandé, pour laisser à Cresphonte le temps de parler ; mais Cresphonte n’en a cure ; il prodigue ses sourires, paye, et revient en montrant à tous ses belles dents blanches, n’ayant dit que ces trois mots :

— Septentrion veut ça.

Ces mots ont fait croire aux commères que Septentrion est son nom, et l’on dit partout à voix basse : J’ai vu le nègre Septentrion, le valet de chambre de M. X.

Au fait, Septentrion est bien un nègre chat ; mais les habitants du village ne doivent pas le voir.

— Cresphonte ! appelle à voix modérée M. X., sans franchir l’enceinte que circonscrivent les sapins.

Le nègre arrive, se trémoussant de joie comme un bon chien fidèle. Septentrion, qui ne l’aime pas, fait le gros dos, et le maître indique du doigt une tulipe malade, qui étale ses feuilles amollies, et penche plus que les autres sa corolle flétrie.

Cresphonte fait une grimace, roule ses yeux du levant au couchant, décrit de son bras un grand geste dans l’air, et, du même mouvement que son maître, montre du doigt Septentrion qui fait sa barbe sur l’appui du perron.

— Septentrion a fait ça, dit le grand gamin.

Puis, déterrant la plante malade, il l’apporte à M. X., en découvrant sur sa tige une mince brisure.

Ce nègre de chat aura voulu jardiner ; il aura gratté la terre alentour de la pauvre tulipe, et d’un coup de patte maladroit aura cassé la tige. Il va peut-être bien recevoir une correction ? Loin de là, M. X. a un double regard de pitié pour la plante et pour le chat, et à celui-ci il dit avec douceur :

— Pauvre insensé, tu n’as pas su ce que tu faisais !

Pendant ce temps, Cresphonte fait d’un mouvement frénétique un geste de menace à la bête coupable, puis il s’achemine vers l’office, où il coupe la corde d’une des morues, qu’il se prépare à accommoder pour le déjeuner de son maître.

Jusque-là, M. X., qui a quelques loisirs, s’installe sur un banc parmi ses fleurs, tire de sa poche un petit livre vert, et tandis qu’en face Septentrion ronronne, il s’imprègne de poésie…

Le déjeuner est des plus corrects ; droit et raide sur sa haute chaise, M. X. a pour vis-à-vis la noire figure de Septentrion, et Cresphonte le sert avec toute l’habileté d’un domestique bien stylé… La morue répand alentour une bonne odeur d’ail et d’huile plus qu’appétissante ; c’est aujourd’hui, par un nouveau procédé, que le nègre l’a cuite ; M. X. approuve, et tout est parfait.

Le repas achevé, M. X. sort de nouveau, et fait ses trois petits kilomètres, de long en large, dans l’allée sablée qui partage le parterre en deux parties égales. Puis, lorsque cette promenade le lasse, il reprend son banc, saisit une baguette, et, machinalement, trace des lignes sur le sable d’or.

Le sable est mou, la baguette effilée ; elle s’enfonce et laisse un trait profond sur son passage ; mais voici que les lignes prennent forme ; elles s’arrondissent, deviennent plus nettes, et un profil d’homme se dessine vis-à-vis de M. X.

— Morbleu qu’ai-je fait ! se dit l’auteur inconscient de l’œuvre, le portrait de mon ennemi !

Et de droite à gauche promenant la baguette, il couvre de sable et de sillons la figure humaine. Mais M. X. a l’âme troublée ; il est mécontent de lui ; et si tout à l’heure il a évoqué sur le sable un spécimen de la race à laquelle il appartient, c’est moins par un mouvement de nonchalance que poussé par son propre état d’esprit. Car un homme ne peut vivre une demi-année devant les yeux verts d’un Septentrion, ni la noiraude face d’un Cresphonte, sans se ressouvenir par instants qu’il est sur terre de plus blancs visages, et, fût-il, comme M. X., le plus ardent des misanthropes sans souhaiter plus de variété dans les physionomies.

Seulement, ce désir intime, ce besoin impérieux que tout homme éprouve de voir ses semblables, M. X. ne veut pas se l’avouer, et c’est pourquoi il biffe avec colère le profil esquissé par lui, le pauvre visage humain qui l’eût un moment consolé de sa solitude.

— On a des principes ou bien on n’en a pas, n’est-ce pas, Septentrion ? dit-il à son chat, comme pour se garder du sentiment de philanthropie qu’il sent naître. L’homme est un animal fourbe et méchant qu’il faut fuir, puisqu’on ne peut pas le chasser comme un tigre qu’il est. Toi, mon ami, lorsque tu croques une souris, tu es simple et naïf au point de me ravir, et tu fais de bonne besogne, dans l’ordre naturel ; mais quand l’homme qui sait lire, écrire et compter, bachelier et philosophe, vous trompe avec son exquis sourire et vous ment en pleine face, ma foi, mon brave Septentrion, je sens que mon sang bout dans mes veines, et je me réfugie en ta noire compagnie.

Mais voici que du chemin rural s’élèvent des cris de joie, des chansons, une explosion de gaieté c’est la bande écolière échappée de l’école ; et M. X., dont les théories semblent vacillantes, quoique bien exprimées, s’émeut et pâlit, parce que des enfants, cette graine de fourbes, de tigres, de scélérats, chantent une vieille ronde devant sa porte.

Il rentre. Septentrion le suit. Ensemble et d’un pas lent, ils gravissent l’escalier. On sent le tabac par ici. M. X. ouvre son appartement et fait bondir Cresphonte, qui, ayant volé un cigare à son maître, le fume, voluptueusement étendu sur le lit de celui-ci.

Cresphonte se trouble ; il tremble, et rougirait s’il en avait le droit ; il jette le cigare, se lève, s’effraye, met un genou sur le soulier de M. X., joint les mains et s’écrie, poignant d’émotion :

— Massa ! massa ! pauvre Cresphonte fou !

Pauvre fou de Cresphonte ! il a bien tort de craindre les foudres de son maître. M. X., dans la réflexion et la solitude, s’est aguerri contre les colères non raisonnées ; il est maître de lui et ne s’emporte pas contre son nègre, mais au contraire lui pardonne, après une excellente admonestation, telle qu’un homme civilisé la doit à un être simple et sauvage comme le prévenu.

Et lui, ravi d’en être quitte à si bon compte, fait un bond de singe, court après le bout de cigare éteint, le rallume, et s’en va le fumer au jardin avec toute la fierté d’un prince dahoméen.

Septentrion, qui voit la scène d’un œil rêveur, semble dire :

— Voici un manant qui peut s’estimer heureux d’être vêtu de sa peau noire.

Il est évident que M. X. n’eût pas si débonnairement traité un type de sa race.

Le dîner est pacifique autant que frugal ; et en même temps que le soleil, les trois amis se mettent au lit.

Telle est la journée, telle est la vie de M. X.

Telle était-elle du moins jusqu’au jour de printemps, ce beau jour de mai tout doré de soleil, où un événement de marque vint se jeter au travers de son cours.

La belle saison touchait à sa fin pour M. X. Les tulipes passaient, moins rouges, moins jaunes, moins blanches, ou moins vertes ; elles s’allongeaient en pâlissant, quelques-unes étaient complètement flétries, et leur bon jardinier voyait cela avec la tristesse qu’inspire la fin de toute chose.

Gros et gras, de bon appétit, Septentrion réclamait sa pitance, et Cresphonte, le panier au bras, s’en allait chez la bouchère, pour chercher le déjeuner du chat, poussant seulement la porte de la grille derrière lui.

Bouchère et boucherie se trouvaient à l’autre bout du village, un kilomètre allongé — peu de chose en somme pour un coureur de savanes — Au moment où Cresphonte mettait le pied sur le carrelage couvert de sciure, un lourd omnibus s’arrêtait en face des sapins, devant la porte laissée entr’ouverte

C’était le lourd, le cahoteux, le poussiéreux omnibus de la gare ; il s’ouvrit là comme une boîte à surprise, laissant écouler par sa porte un flot de voyageurs. D’abord une jeune femme vêtue comme une veuve, puis une kyrielle d’enfants de tous les âges possibles, depuis deux ans jusqu’à treize ; elle les fit descendre tous un à un, entourant de soins les plus petits, réparant d’un adroit coup de main la toilette des plus grands, et les ayant rangés à cinq rangs de deux, car ils étaient dix, elle glissa dans la main du conducteur une menue pièce de pourboire, en demandant :

— C’est bien là qu’il demeure, monsieur ?

Le conducteur fit un geste équivoque qui voulait dire tout à la fois oui, je ne sais pas, peut-être ; après tout, je ne suis pas responsable…

— Vous serez gentils, mes enfants, dit ensuite la jeune femme aux petits, vous direz poliment : « Bonjour, mon oncle… »

Et, poussant la grille, voici que la petite procession s’avance, contournant les sapins, suivant l’allée sablée, maintenue au petit trottinement des plus jeunes.

D’abord Septentrion, qui, selon l’usage, fait le sphynx sur l’appui du perron, dresse l’oreille, écoute plein d’inquiétude. M. X., qui, par l’intermédiaire du livre vert, semble aspirer les salines effluves de « la mer aux reflets d’émeraude », a intérieurement un petit tressaillement en entendant le pas de ces intrus, et il ne faudrait pas répondre que ce ne soit pas un tressaillement de joie ; mais les principes, les principes inexorables se dressent devant son esprit ; il se lève indigné…

La jeune femme et sa bande débouchent derrière les sapins ; trois petits courent en avant.

— Bonjour, mon oncle !

Leur mère, à voix basse et triste, dit en les suivant :

— Dominique !

Mais ce mauvais cœur de misanthrope, qui a juré de ne plus voir visage humain, se détourne avec fierté, et, laissant tout ce monde en grande stupéfaction, remonte à sa chambre, suivi de Septentrion, et s’y enferme.

Ils sont onze dans le jardin : Mme Lange, ses quatre filles aînées, Cécile, Agnès, Luce et Agathe, et ses six fils derniers, Pierre, Paul, Henri, Marius, Joseph et Bob.

Pauvre petit Bob, il a une piteuse mine. Est-ce là l’oncle aux poches pleines de bonbons, comme en avaient ses petits amis de Paris ? Ce monsieur paraît bien méchant ; ce n’était vraiment pas la peine ; et il résume ses impressions en un seul mot :

— C’est ça l’oncle ?

Et Cécile, la jolie fillette à l’espiègle mine, ajoute :

— Pour une réception…, c’est une réception… Ah mais !…

— Qu’allons-nous faire, mes pauvres enfants ? gémit M. Lange.

Par bonheur, la bonne face réjouie de Cresphonte apparaît au fond de l’allée ; il est comme toujours rayonnant, le brave nègre ; sa bouche s’ouvre peut-être même plus large que jamais ; il trottine, le panier au bras, gêné, intimidé, avec un petit balancement de gauche à droite. Évidemment tout ce monde l’embarrasse considérablement ; et puis où est son maître ? Quel rôle va-t-il jouer devant ces nouveaux venus ?

Marius, Joseph et Bob, qui ont peur, se font petits et se serrent contre leur mère. Cresphonte s’avance à pas lents, et, riant toujours, il hasarde ces mots :

— Massa veut pas dame et petits enfants ; seulement chat, nègre et tulipes.

— Mon ami, je vous en prie, dit la jeune femme, allez trouver votre maître, et dites-lui que sa sœur est là, qu’elle le supplie de la voir, que tous ces petits enfants sont orphelins.

Mais Cresphonte, qui a par bribes entendu les théories de son maître, répète ces mots avec le plus affable des sourires :

— Dame et petits enfants fourbes, dame et petits enfants tigres, dame et petits enfants méchants.

Cette fois, Cécile n’y tient plus et part d’un grand éclat de rire, tandis que le nègre scandalisé s’éloigne.

— Mon ami, je vous en supplie, réitère Mme Lange, que votre maître descende.

Cresphonte fait un geste sérieux cette fois et répond :

— Non, non, non.

La position est des plus critiques ; le parti qui reste à prendre est celui de s’en aller, et la nombreuse famille s’en va lamentablement par l’étroite allée, comme une grande armée vaincue dans le sentier de la retraite.

— Toc, toc, fait Cresphonte à la porte de M. X

— Qui va là ?

— C’est bon nègre, répond le valet avec modestie.

— Entre alors. Écoute, Cresphonte ; ale soin désormais de fermer à clef la grille, quand tu sortiras… Que t’a dit cette dame ?

— Elle a dit : Sœur de massa, et petits orphelins… Et Cresphonte a répondu : Dame et petits enfants fourbes, dame et petits enfants tigres, dame et petits enfants méchants.

M. X., qui possède une fort belle paire de moustaches, les tord avec un demi-sourire, et cependant, au fond, il est très agité : sa conscience lui dit qu’il a commis une mauvaise action, et il voudrait se punir, en même temps que son petit orgueil satisfait voit avec bonheur triompher ses principes.

— Va-t’en, Cresphonte, dit-il enfin.

Pendant que Cresphonte s’éloigne en humble serviteur qu’il est, M. X., M. Dominique, respirant par la fenêtre ouverte les parfums doux de verdure et de pousses jeunes qui montent du jardin, revoit dans un panorama intérieur de son âme passer toutes les images qui l’ont quelque peu remué depuis qu’il est sur terre.

D’abord la petite maison paternelle bâtie dans un coin perdu de Bretagne, en face de l’Océan, et dont les murs de granit supportaient crânement le vent apre depuis l’an 1654. Puis les habitants de la maison : son père âgé, malade, cassé, doux vieillard caressant et plein d’indulgence pour le diabolique gamin qu’il était alors ; sa sœur, grande, elle, et raisonnable, qui recousait ses habits déchirés aux rochers de la grève, cette sœur parfaite, Mlle Beatrix, que respectaient les pêcheurs et leurs femmes.

Quand il grandit et que son père meurt, Béatrix s’en va au couvent, lui part pour le collège ; une vieille Allemande vient gérer la maison, et lui serine la langue germanique durant les jours de sortie. Alors, il s’échappe dans les rochers, il va écouter la mer mugir ; pendant la tempête, il y lance des copeaux pour le plaisir de les voir roulés par les vagues ; il voudrait, lui aussi, être dans ce trouble et pouvoir lutter contre l’onde folle… Il sera marin.

Au collège, il y à Francisque, son ami, son intime ; un gros garçon plaisant et de naïf abord, qu’il aime avec ardeur, et auquel il est dévoué de corps et d’âme, qui occupe sa pensée deux années durant, dont il surveille les études comme un frère aîné, et qui un jour le trompe odieusement.

Ah ! oui, dans sa chambre élégante d’homme fait, M. Dominique la revoit clairement devant lui cette classe où, dans un jour de sa jeunesse, il a compris que l’ami de cœur Francisque le dénonçait à ses maîtres, l’abaissait devant les autres, et se révoltait de le voir primer sur lui. Il se souvient que, ce jour-là, quelque chose d’âpre et d’amer était né chez lui, chose bizarre, corde sensible qu’un rien faisait vibrer, défiance naissante qui s’étendait à tout être humain.

Plus tard, ce sont ses étapes de jeune marin ; il cherche des amis ; il en trouve pour le moins dix qu’il croit dignes de lui, et que sa grâce attirante lui attache. Amis de plaisirs, de fêtes, qui ne le quittent pas, et qui, le jour venu du premier examen, cherchent à le faire tomber, à le supplanter.

Et puis ce lieutenant du vaisseau où il est enseigne, qui prêche l’impartialité par-dessus les vergues, qui dans un faux air modeste se vanterait presque d’être impeccable, et qui révolte l’équipage par de criantes injustices.

Et durant ses longues stations aux pays exotiques, les rivalités, les intrigues, les bassesses qu’il a vues s’agiter sous la sérénité du ciel bleu de là-bas.

Éternelle contradiction entre les œuvres des hommes et leurs paroles, même entre leurs pensées !

Il voit tout cela, et il sont renaître le dégoût qui l’avait alors saisi.

Au retour, il trouve sa sœur mariée ; et l’époux de Béatrix, c’est Francisque, le traitre ami de collège, qu’il méprise et qu’il hait.

Il part de nouveau avec un chagrin de plus dans le cœur ; il va au centre de l’Afrique ; il se fait l’ami des sauvages. Ces noirs sont fins, adroits et rusés ; ils sont cousus de perfidie ; mais M. Dominique trouve dans leur ignorance une candeur qui le charme ; il soigne l’un d’eux qu’un sorcier a maudit, et qu’à cause de cela ceux de sa tribu laissent mourir sur le bord d’un cours d’eau bleue ; il se l’attache, et ce nègre, qui lui sera désormais dévoué, c’est Cresphonte.

Après tout cela, il se dit vieilli et fatigué, et veut revoir la France ; il se réfugie là, dans ce village perdu de la Sologne ; il s’enferme dans cette maisonnette avec un chat égaré qu’il recueille en débarquant à Marseille. Il est ou se croit tranquille, et voilà qu’au bout de six mois, Béatrix le découvre et vient l’arracher à sa paix. C’est trop fort !

Oui, c’est trop fort. M. Dominique le crie bien haut pour se révolter, et, chose étrange ! il reste parfaitement calme ; ou si quelque sentiment l’agite, c’est plutôt le remords que la colère. Allons donc ! ne va-t-il pas maintenant tendre les bras à sa sœur, qui l’a mis en dehors de la famille, et qui a pris pour mari l’homme qu’il détestait le plus au monde !… Vos principes, monsieur Dominique, vos principes !

Et, dans un profond désordre, ses pensées vont et viennent, se croisent et se choquent, se combattent et se contredisent.

— Béatrix est comme les autres, elle m’a trompé par son affection prétendue… — Elle est veuve… Francisque est mort…

Et M. Dominique, qui ne perd point l’occasion de philosopher, ajoute en lui-même :

— Devant la mort, les hommes sont vrais, et leur dernière heure est une heure de franchise ; ils se montrent là ce qu’ils sont réellement.

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Puis, comme il n’est ni un ogre, ni un tigre, il ajoute : Pauvre Francisque !

Il a dit : Pauvre Francisque ! Il n’est donc pas loin de dire : Chère Béatrix ! Mais les inexorables principes l’accablent de leurs exigences ; il a juré de vivre en solitaire, il sera fidèle à ses idées et conséquent avec ses théories. Pourquoi, quand il se repose en paix, aller se rejeter de nouveau au milieu des misères humaines qui l’écœurent ?

Eh bien ! monsieur Dominique, vivez en paix dans votre ermitage. Ce poil de Septentrion est très doux, et vous pourrez en toute volupté le caresser en rêvant. Cresphonte est un nègre qui vous entourera de confortable, vous serez très à l’aise. Vous avez d’admirables qualités de droiture et de justice, et vous ne voulez point souiller votre blanche tunique de vérité au contact de la duplicité d’autrui. C’est très beau !

Seulement, Mme Béatrix, traînant par la main sa longue bande d’enfants ; Mme Béatrix, qui a vu ses ressources s’épuiser, et venait vous demander asile, frappe à ce moment à la porte d’une auberge, l’auberge du père Pascal, où elle va se réfugier, brisée par votre refus, votre indifférence, et l’échec de ses dernières espérances.

Il est beau, monsieur Dominique, de passer dans la vie, affligé d’un souverain dégoût pour les bassesses humaines ; il est beau de lever la tête pour ne pas voir les choses regrettables, et de s’enfermer dans sa petite contemplation personnelle, qui vous réjouit suffisamment.

Mais il y en a d’autres, loyaux et vrais comme vous, qui ne trompent ni ne mentent, et qui, écartant charitablement de toute œuvre humaine les faiblesses qui en sont inséparables, ne voient que le peu de bien demeurant malgré tout au cœur de l’homme, et, à cause de ce bien, le prennent en pitié et l’aiment. Ceux-là, monsieur Dominique, sont meilleurs que vous.