Monsieur Dominique/9

La bibliothèque libre.
Mégard et Cie, libraires-éditeurs (p. 215-222).

IX.

Le lendemain, à pareille heure, un groupe qui semblait immense aux yeux des voyageurs étonnés s’embarquait dans deux compartiments du train qui sifflait, prêt à s’élancer de la capitale vers la Sologne désolée.

C’était, on le devine, Mme Beatrix et sa nombreuse famille, reprenant une seconde fois la route de Sainte-Solange, escortée cette fois de son frère, d’un docteur honorable, d’un chimiste excellent, sans oublier un nègre fidèle.

Le regret de tous était qu’on ne put trouver une place assez vaste pour que tout le monde s’y logeât à l’aise ; malheureusement, il fallait se séparer, se diviser en deux groupes, ce qui mettait M. de Lavoisière au désespoir.

— Donnez-moi un tout petit coin, disait-il, un tout petit coin, je m’en contenterai. Je ne suis pas gros, moi, mesdames et messieurs.

— Mais c’est impossible, un chat n’entrerait pas où nous serons tous…

— Eh bien ! je prendrai les enfants sur mes genoux… et l’on se pressera…, et l’on se tassera…

— Dix enfants ! et votre boîte ?

Il fut bien forcé, le pauvre savant, d’aller s’asseoir dans le compartiment voisin, avec le docteur et tous les garçons, sauf petit Bob, qui ne quittait pas sa mère.

M. Dominique resta avec sa sœur, les fillettes et son nègre.

— Morbleu ! s’écria soudain M. de Lavoisière en se levant tout droit, pendant que le train s’ébranlait !

— Oh ! que vous m’avez fait peur ! Qu’avezvous ? dit M. Sauvant.

— Mes pauvres chemises ! gémit le chimiste en s’asseyant.

— Quelles chemises ?

Mes chemises à plastrons brodés de guirlandes de fleurs, comme Paris seul sait en fournir à la province, monsieur.

— Eh bien ?

— Je ne les ai pas achetées.

— Ceci est un détail insignifiant, mon éminent ami ; rendez-leur grâces, à ces chemises, puisque ce sont elles qui ont procuré tant de joies et une telle récompense à notre…

— Dites notre philanthrope, monsieur. Dès demain, j’enrôle ce parfait ami dans l’Union philanthropique berrichonne, et vous-même, si vous le désirez…

— Merci ; je soigne mes malades, c’est exactement la même chose.

La conversation du compartiment voisin était plus paisible ; à part le babillage des fillettes, toutes heureuses de retrouver un si bon oncle, on n’entendait pas de bruit. Le frère et la sœur avaient mille choses à se dire, qu’ils se disaient à voix basse on parlait de la vieille maison de pierre bâtie devant l’Océan, des bonnes heures passées à jadis ; on parlait aussi des chagrins du pauvre misanthrope, de ses étapes dans les pays lointains où il avait tant souffert, des inquiétudes de Mme Béatrix, de ses peines, de ses durs travaux.

Cresphonte, blotti entre Bob et son maitre, se tenait coi et ne soufflait mot. Bientôt M. Dominique s’aperçut qu’il pleurait encore.

— Voyons, mon pauvre ami, qu’as-tu ? Est-ce de joie que tes larmes coulent ?

— Pas de joie, massa, bon nègre est triste.

— C’est vrai, reprit Ma Beatrix ; le pauvre garçon entre de jour en jour dans une noire mélancolie, qui ne se rencontre pas d’ordinaire chez ceux de sa race. J’attribuais ce chagrin à ton absence, et maintenant je vois que tu ne le consoles pas.

— Parle, Cresphonte, dit M. Dominique avec une tendresse paternelle.

— Bon nègre n’ose pas….

Il devenait timide, honteux, confus, troublé ; il ne savait que dire ; il eut voulu fuir tous ces regards d’enfants qui se braquaient sur lui. On le harcela de questions, néanmoins, et son maître le pressa tellement, qu’il se décida à répondre :

— Bon nègre voudrait se marier.

Il y eut dans le compartiment une explosion de rires, ce qui mit le comble à la gêne du pauvre garçon. Mais son maître le rassura en disant :

— Cela est bien naturel, Cresphonte ; et bien que ce soit une grande peine pour moi de te voir partir, je ne te retiendrai pas. Qui veux-tu épouser ?

C’était apparemment le plus difficile à avouer, aussi résista-t-il pendant un temps infini. Enfin, quand son maître eut employé l’autorité pour le contraindre à parler, il mit sa tête dans ses mains et se pencha vers M. Dominique pour dire :

— C’est Madeleine.

— Eh bien ! je t’approuve, dit son maître sans rire ; Madeleine est une excellente fille qui te rendra heureux, si elle veut bien t’accepter. Ne compte pas trop sur ce bonheur, cependant, mon pauvre Cresphonte ; songe que ta figure noire pourrait bien lui faire peur.

— Oh ! bon nègre pas peur !

— Nous arrangerons tout cela pour le mieux ; demeure en paix et compte sur mon affection pour t’aplanir toutes les difficultés. Fais maintenant attention et penche-toi à cette portière ; nous approchons de l’endroit où ton imprudence m’a mis en un si bel état, la garde-barrière y sera sûrement, et tu verras peut-être Madeleine.

Les foins étaient rentrés ; la faneuse était revenue chez sa mère, qu’elle aidait dans ses fonctions ; ce fut elle qui tint le drapeau quand le train passa. Elle reconnut dans un éclair rapide les amis qu’elle s’était faits, et elle put entendre la voix de son malade lui crier :

— À bientôt, Madeleine.

Quelques instants plus tard on était à Sainte-Solange. Personne ne manquait à l’appel, car M. Dominique avait voulu que ses deux amis vinssent à l’ermitage pour y passer quelques jours. Ils entrèrent tous dans l’omnibus poussiéreux, qu’ils remplirent, et qui les emporta en cahotant vers la maison devenue hospitalière.

— Hélas ! pensa M. Dominique avec un grand sentiment de tristesse, les premiers objets qui frapperont ma vue seront les restes de ce que furent mes tulipes, et le cadavre de mon pauvre Septentrion.

En effet, dans le jardin délabré, un parterre de fleurs jaunies et desséchées formait quelque chose de si laid, que le maître de céans se détourna pour ne point voir. Il allait ouvrir la porte, quand un miaulement joyeux retentit derrière la muraille.

— Ciel ! se dit-il.

Aussitôt Septentrion, gros et gras, passa près de lui, faisant le beau et demandant des caresses.

Cresphonte ébahi n’en pouvait croire ses yeux.

— C’est Payebouth, se disait-il.

Mais tout s’expliqua quand l’innombrable famille pénétra dans l’office ; on vit les morues à demi dévorées gisant toutes à terre, et un baquet d’eau dormant dans un coin.

Septentrion s’était habilement tiré d’affaire.

La nouvelle de l’arrivée de M. Dominique se répandit comme une traînée de poudre dans Sainte-Solange. Mmes Crispin, Sauge et Pascal se réunirent chez la bouchère ; mais rien n’égala la stupéfaction inouïe qui éclata dans le pays, le jour où le vieux curé bénit l’union de Cresphonte et de Madeleine.

Maintenant, les jeunes époux servent ensemble M. Dominique et Mme Béatrix. À la demande de ceux-ci, le docteur est venu s’établir à Sainte-Solange. De temps à autre M. de Lavoisière apparaît rapidement ; il est toujours l’homme aimable par excellence et veut faire un chimiste du petit Bob.

FIN.

Rouen. — Imp. MÉGARD et Cie, rue Saint-Hilaire, 136.