Monsieur Lecoq/Partie 1/Chapitre 31

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(Tome 1p. 293-299).


XXXI


Si l’on jette au milieu d’un lac une lourde pierre, elle produit un jaillissement considérable, et la masse de l’eau est agitée jusque sur les bords… Mais le grand mouvement ne dure qu’une minute ; le remous diminue à mesure que ses cercles s’élargissent, la surface reprend son immobilité, et bientôt nulle trace ne reste de la pierre, enfouie désormais dans les vases du fond.

Ainsi il en est des événements qui tombent dans la vie de chaque jour, si énormes qu’ils puissent paraître. Il semble que leur impression durera des années ; folie ! Le temps se referme au-dessus plus vite que l’eau du lac, et, plus rapidement que la pierre, ils glissent dans les abîmes du passé.

C’est dire qu’au bout de quinze jours le crime affreux du cabaret de la Chupin, ce triple meurtre qui avait fait frémir Paris, dont tous les journaux s’étaient émus, était plus oublié qu’un vulgaire assassinat du règne de Charlemagne.

Au Palais, seulement, à la Préfecture et au Dépôt, on se souvenait.

C’est que les efforts de M. Segmuller, et Dieu sait s’il s’était épargné, n’avaient pas eu un succès meilleur que ceux de Lecoq.

Interrogatoires multipliés, confrontations habilement ménagées, questions captieuses, insinuations, menaces, promesses, tout s’était brisé contre cette force invincible, la plus puissante dont l’homme dispose, la force d’inertie.

Un même esprit semblait animer la veuve Chupin et Polyte, Toinon-la-Vertu et Mme  Milner, la maîtresse de l’hôtel de Mariembourg.

Il ressortait clairement des dépositions que tous ces témoins avaient reçu les confidences du complice et qu’ils obéissaient à la même politique savante : mais que servait cette certitude !

L’attitude de tous ces gens conjurés pour jouer la justice ne variait pas. Il arrivait parfois que leurs regards démentaient leurs dénégations, on ne cessait de lire dans leurs yeux l’inébranlable résolution de taire la vérité.

Il y avait des moments où ce juge, le meilleur des hommes cependant, écrasé par le sentiment de l’insuffisance d’armes purement morales, se prenait à regretter l’arsenal de l’inquisition.

Oui, en présence de ces allégations dont l’impudence arrivait à l’insulte, il comprenait les barbaries des juges du moyen âge, les coins qui brisaient les muscles des patients, les tenailles rougies, la question de l’eau, toutes ces épouvantables tortures qui arrachaient la vérité avec la chair.

Le meurtrier, lui aussi, s’était tenu, et même chaque jour il ajoutait à son rôle une perfection nouvelle, pareil à l’homme qui s’habitue à un vêtement étranger où d’abord il s’était trouvé gêné.

Son assurance, en présence du juge, grandissait, comme s’il eût été plus sûr de soi, comme s’il eût pu, en dépit de sa séquestration et des rigueurs du secret, acquérir cette certitude que l’instruction n’avait point avancé d’un pas.

À un de ses derniers interrogatoires, il avait osé dire, non sans une nuance très-saisissable d’ironie :

— Me garderez-vous donc encore longtemps au secret, monsieur le juge ?… Ne serai-je pas remis en liberté ou envoyé devant la cour d’assises ? Dois-je souffrir longtemps de cette idée qui vous est venue, je me demande comment, que je suis un gros personnage !…

— Je vous garderai, avait répondu M. Segmuller, tant que vous n’aurez pas avoué.

— Avoué quoi ?…

— Oh ! vous le savez bien…

Cet homme indéchiffrable avait alors haussé les épaules, et de ce ton moitié triste, moitié goguenard qui lui était habituel, il avait répondu :

— En ce cas, je ne me vois pas près de sortir de ce cabanon maudit !…

C’est en raison de cette conviction, sans doute, qu’il parut prendre ses dispositions pour une détention indéfinie.

Il avait obtenu qu’on lui remît une partie des effets contenus dans sa malle, et il avait témoigné une joie d’enfant en rentrant en possession de ses affaires.

Grâce à l’argent trouvé sur lui et déposé au greffe, il s’accordait de ces petites douceurs qu’on ne refuse jamais à des prévenus, lesquels, en définitive, quelles que soient les charges qui pèsent sur eux, peuvent être considérés comme innocents tant que le jury n’a pas prononcé.

Pour se distraire, il avait demandé et on lui avait donné un volume de chansons de Béranger, et il passait ses journées à en apprendre par cœur ; il les chantait à pleine voix et avec assez de goût.

C’était, prétendait-il, un talent qu’il se donnait là, et qui ne manquerait pas de lui servir quand on lui rendrait la clef des champs.

Car il ne doutait pas, affirmait-il, de son acquittement.

Il s’inquiétait de l’époque du jugement, du résultat, non.

S’il était pris de tristesses, c’était quand il parlait de sa profession. Il avait la nostalgie du tréteau. Il pleurait presque en songeant à son costume bariolé de pitre, à son public, à ses boniments accompagnés par les musiques enragées de la foire.

Jamais d’ailleurs, on ne vit détenu plus ouvert, plus communicatif, plus soumis, meilleur enfant.

C’est avec un empressement marqué qu’il recherchait toutes les occasions de babiller. Il aimait à raconter sa vie, ses aventures, ses courses vagabondes à travers l’Europe, à la suite de M. Simpson, le montreur de phénomènes.

Ayant beaucoup vu, il avait beaucoup retenu, et il possédait un inépuisable fonds de bons contes et de saillies triviales qui faisaient se pâmer de rire les surveillants.

Et toutes les paroles de ce grand bavard, de même que ses actions les plus indifférentes, étaient marquées d’un tel cachet de naturel, que les gens du Dépôt ne doutaient plus de la vérité de ses assertions.

Plus difficile à convaincre était le directeur.

Il avait affirmé que ce soi-disant « bonisseur » ne pouvait être qu’un dangereux repris de justice, dissimulant des antécédents accablants ; il ne négligea rien pour le prouver.

Quinze jours durant, Mai fut soumis tous les matins à l’examen du ban et de l’arrière-ban des agents de la sûreté, réguliers et irréguliers.

On le présenta ensuite à une trentaine de forçats renommés pour leur connaissance parfaite de la population des prisons, et qui avaient été transférés au Dépôt pour cette épreuve.

Personne ne le reconnut.

Sa photographie avait été envoyée à tous les bagnes, à toutes les maisons centrales ; personne ne se rappela ses traits.

À ces circonstances, d’autres vinrent se joindre, qui avaient bien leur importance, et qui plaidaient en faveur du prévenu.

Le 2e bureau de la Préfecture, qui était celui des sommiers judiciaires, trouva des traces positives de l’existence d’un nommé Tringlot, « artiste forain, » lequel pouvait fort bien être l’homme de la version de Mai. Ce Tringlot était mort depuis plusieurs années.

En outre, de renseignements pris en Allemagne et en Angleterre, il résultait qu’on y connaissait très-bien un sieur Simpson, en grande réputation sur tous les champs de foire.

Devant de telles preuves le directeur se rendit, et avoua hautement qu’il s’était trompé.

« Le prévenu Mai, écrivit-il au juge d’instruction, est bien réellement et véritablement ce qu’il prétend être ; les doutes à cet égard ne sont plus possibles. »

Ce fut en dernier lieu l’avis de Gévrol.

Ainsi M. Segmuller et Lecoq restaient seuls de leur opinion.

Il est vrai que seuls ils étaient bons juges, puisque seuls ils connaissaient tous les détails d’une instruction demeurée strictement secrète.

Mais peu importe ! Lutter contre tout le monde est toujours pénible, sinon dangereux, eût-on d’ailleurs mille et mille fois raison.

« L’affaire Mai, » on lui donnait ce nom, avait transpiré ; et si le jeune policier était accablé de quolibets grossiers dès qu’il paraissait à la Préfecture, le juge d’instruction n’était pas à l’abri d’amicales ironies.

Plus d’un juge, en le rencontrant dans la galerie, lui demandait, le sourire aux lèvres, ce qu’il faisait de son Gaspard Hauser, de son homme au masque de fer, de son mystérieux saltimbanque…

De là chez M. Segmuller et chez Lecoq, cette exaspération de l’homme qui, ayant la certitude absolue d’une chose, ne peut cependant en démontrer l’exactitude.

Ils en perdaient l’appétit l’un et l’autre, ils en maigrissaient, ils en verdissaient.

— Mon Dieu !… disait parfois le juge, pourquoi d’Escorval est-il tombé !… Sans cette chute maudite, il aurait tous mes soucis, et, à cette heure, je rirais comme les autres !

— Et moi qui me croyais fort ! murmurait le jeune policier.

Mais l’idée ne leur venait point de se rendre. Bien que de tempéraments essentiellement opposés, chacun d’eux, à part soi, s’était juré d’avoir le mot de cette agaçante énigme.

C’est alors que Lecoq résolut de renoncer à ses courses au dehors pour se consacrer uniquement à l’étude du prévenu.

— Désormais, dit-il à M. Segmuller, je me constitue prisonnier comme lui, et sans qu’il me voie, je ne le perds plus de vue !…