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Monsieur Lecoq/Partie 1/Chapitre 40

La bibliothèque libre.
(Tome 1p. 395-401).


XL


Après une journée et une nuit comme celles qu’ils venaient de traverser, les deux hommes de la Préfecture devaient avoir, ce semble, un irrésistible besoin de sommeil.

Mais chez Lecoq, l’exaspération de l’amour-propre, la douleur encore vive, l’espoir non abandonné d’une revanche, soutenaient la machine.

Quant au père Absinthe, il ressemblait un peu à ces pauvres chevaux de fiacre qui, ayant oublié le repos, ne savent plus ce qu’est la fatigue, et trottent jusqu’à ce qu’ils s’abattent épuisés.

Il déclara bien que les genoux lui rentraient dans le corps ; mais Lecoq lui dit : « Il le faut, » et il marcha.

Ils gagnèrent le petit logis de Lecoq, où ils se débarrassèrent de leurs travestissements, et après un passable déjeuner arrosé d’une bonne bouteille de Bourgogne, ils se remirent en route.

Le jeune policier ne desserrait pas les dents.

Une idée unique bourdonnait dans son cerveau, taquine, importune, irritante autant que la mouche qui tourne autour de la lampe.

Et il ne l’eût pas communiquée pour trois mois de ses appointements, tant elle lui paraissait ridicule…

C’est rue Saint-Lazare, à deux pas de la gare, que se rendaient les deux agents de la sûreté. Ils entrèrent dans une des plus belles maisons du quartier et demandèrent au concierge :

— M. Tabaret ?…

— Le propriétaire ?… Ah ! il est malade…

— Gravement ?… fit Lecoq déjà inquiet.

— Heu !… on ne sait pas, répondit le portier ; c’est sa goutte qui le travaille…

Et d’un air d’hypocrite commisération, il ajouta :

— Monsieur n’est pas raisonnable, de mener la vie qu’il mène… Les femmes, c’est bon dans un temps, mais à son âge !…

Les deux policiers échangèrent un regard singulier, et dès qu’ils eurent le dos tourné, ils se prirent à rire…

Ils riaient encore en sonnant à la porte de l’appartement du premier étage.

La grosse et forte fille qui vint leur ouvrir leur dit que son maître recevait, bien que condamné à garder le lit.

— Seulement, ajouta-t-elle, son médecin est près de lui. Ces messieurs veulent-ils attendre qu’il soit parti ?…

Ces « messieurs » répondirent affirmativement, et la gouvernante les fit passer dans une belle bibliothèque, les engageant à s’asseoir.

Cet homme, ce propriétaire, que venait consulter Lecoq, était célèbre, à la Préfecture, pour sa prodigieuse finesse, et sa pénétration poussée jusqu’aux limites de l’invraisemblable.

C’était un ancien employé du Mont-de-Piété, qui jusqu’à quarante-cinq ans avait vécu plus que chichement de ses maigres appointements.

Enrichi tout à coup par un héritage, il s’était empressé de donner sa démission, et le lendemain, comme de juste, il s’était mis à regretter ce bureau qu’il avait tant maudit.

Il essaya de se distraire ; il s’improvisa collectionneur de vieux livres ; il entassa des montagnes de bouquins dans d’immenses armoires de chêne… Tentatives illusoires !… Le bâillement persistait.

Il maigrissait et jaunissait à vue d’œil, il dépérissait près de ses quarante mille livres de rentes, quand brilla pour lui l’éclair du chemin de Damas.

C’était un soir, après avoir lu les mémoires d’un célèbre inspecteur de la sûreté, d’un de ces hommes au flair subtil, déliés plus que la soie, souples autant que l’acier, que la justice lance sur la piste du crime.

Une soudaine révélation illumina son cerveau.

— Et moi aussi !… dut-il s’écrier, et moi aussi je suis policier !

Il l’était, il devait le prouver.

C’est avec un fiévreux intérêt qu’à dater de ce jour il rechercha tous les documents ayant trait à la police. Lettres, mémoires, rapports, pamphlets, collections de journaux judiciaires, tout lui était bon, il lisait tout.

Il faisait son éducation.

Un crime se commettait-il ? vite, il se mettait en campagne, il s’informait, il quêtait les détails, et à par soi poursuivait une petite instruction, heureux ou malheureux selon que le jugement donnait tort ou raison à ses prévisions.

Mais ces investigations platoniques ne devaient pas longtemps lui suffire.

Une irrésistible vocation le poussait vers cette mystérieuse puissance dont la tête est là-bas, vers le quai des Orfèvres, et dont l’œil invisible est partout.

Le désir le poignait de devenir un des rouages d’une machine que son optique particulière lui montrait admirable.

Il tressaillait d’aise et de vanité à cette pensée qu’il pourrait être tout comme un autre un des collaborateurs de cette Providence au petit pied, chargée de confondre le crime et de faire triompher la vertu.

Cent fois il résolut de solliciter un petit emploi, cent fois il fut retenu par le respect humain, par ce qu’il appelait en enrageant un stupide préjugé.

— Que dirait-on, pensait-il, si on venait à savoir que moi, bourgeois de Paris, propriétaire et sergent de la garde civique… « j’en suis. »

Mais il est des destinées qu’on n’évite pas.

Un soir, à la brune, prenant son courage à deux mains, il s’en alla d’un pied furtif demander humblement de l’ouvrage rue de Jérusalem.

On le reçut assez mal d’abord. Dame !… les solliciteurs sont nombreux. Mais il insista si adroitement, qu’on le chargea de plusieurs petites commissions. Il s’en tira bien. Le plus difficile était fait.

Un succès où d’autres avaient échoué, le posa. Il s’enhardit et put déployer ses surprenantes aptitudes de limier.

L’affaire de Mme B… la femme du banquier, couronna sa réputation.

Consulté au moment où la police était sur les dents, il prouva par A plus B, par une déduction mathématique, pour ainsi dire, qu’il fallait que la chère dame se fût volée elle-même.

On chercha dans ce sens… il avait dit vrai.

Après cela, et pendant plusieurs années, il fut appelé à donner son avis sur toutes les affaires obscures.

On ne peut dire cependant qu’il fût employé à la Préfecture. Qui dit emploi, dit appointements, et jamais ce bizarre policier ne consentit à recevoir un sou.

Ce qu’il faisait, c’était pour son plaisir, pour la satisfaction d’une passion devenue sa vie, pour la gloire, pour l’honneur…

Il chassait au scélérat dans Paris, comme d’autres au sanglier dans les bois, et il trouvait que c’était bien autrement utile, et surtout bien plus émouvant.

Même, quand les fonds alloués lui paraissaient insuffisants, bravement il y allait de sa poche, et jamais les agents qui travaillaient avec lui ne le quittaient sans emporter des marques monnayées de sa munificence.

Un tel caractère devait lui susciter des ennemis.

Pour rien, il travaillait autant et mieux que deux inspecteurs. En l’appelant « gâte-métier » on n’avait pas tort.

Son nom seul donne encore des convulsions à Gévrol.

Et pourtant, le jaloux inspecteur sut habilement exploiter une erreur de ce précieux volontaire.

Entêté comme tous les gens passionnés, le père Tabaret faillit, une fois, faire couper le cou à un innocent, un pauvre petit tailleur accusé d’avoir tué sa femme.

Ce malheur refroidit le bonhomme, les dégoûts dont on l’abreuva l’éloignèrent. Il ne parut plus que rarement à la Préfecture.

Mais en dépit de tout, il resta l’oracle, pareil à ces grands avocats qui, dégoûtés de la barre, triomphent encore dans leur cabinet, et prêtent aux autres des armes qu’il ne leur convient plus de manier.

Quand, rue de Jérusalem, on ne savait plus à quel saint se vouer, on disait : « Allons consulter Tirauclair !… »

Car ce fut là un nom de guerre, un sobriquet emprunté à une phrase : « Il faut que cela se tire au clair, » qu’il avait toujours à la bouche.

Peut-être ce sobriquet l’aida-t-il à dérober le secret de ses occupations policières. Aucun de ses amis ne le soupçonna jamais.

Son existence accidentée, quand il suivait une enquête, les étranges visites qu’il recevait, ses préoccupations constantes, il avait su faire mettre tout cela sur le compte d’une galanterie hors de saison.

Son concierge était dupe comme ses amis et ses voisins.

On jasait de ses prétendus débordements, on riait de ses nuits passées dehors, on l’appelait vieux roquentin, vieux coureur de guilledou…

Mais jamais il ne vint à l’idée de personne que Tirauclair et Tabaret ne faisaient qu’un.

Toute cette histoire de cet excentrique bonhomme, Lecoq la repassait dans sa tête pour se donner espoir et courage, quand la gouvernante reparut, annonçant le départ du médecin.

Elle ouvrit une porte en même temps, et dit :

— Voici la chambre de monsieur, ces messieurs peuvent entrer.