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Monsieur Lecoq/Partie 1/Chapitre 5

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(Tome 1p. 53-58).


V


Cette nuit-là les vagabonds réfugiés aux environs de la Poivrière dormirent peu, et encore d’un pénible sommeil, coupé de sursauts, troublé par l’affreux cauchemar d’une descente de police.

Réveillés par les détonations de l’arme du meurtrier, croyant à quelque collision entre des agents de la sûreté et un de leurs camarades, ils restèrent sur pied pour la plupart, l’œil et l’oreille au guet, prêts à détaler comme une bande de chacals à la moindre apparence de danger.

D’abord, ils ne découvrirent rien de suspect.

Mais plus tard, sur les deux heures du matin, lorsqu’ils se rassuraient, le brouillard s’étant un peu dissipé, ils furent témoins d’un phénomène bien fait pour raviver toutes leurs inquiétudes.

Au milieu des terrains déserts, que les gens du quartier appelaient « la plaine, » une lumière petite et fort brillante, décrivait les plus capricieuses évolutions.

Elle se mouvait comme au hasard, sans direction apparente, traçant les plus inexplicables zigzags, rasant le sol parfois, d’autres fois s’élevant, immobile par instants et la seconde d’après filant comme une balle.

En dépit du lieu et de la saison, les moins ignorants d’entre les coquins crurent à un feu follet, à une de ces flammes légères qui s’allument spontanément au-dessus des marais et flottent dans l’atmosphère au gré de la brise.

Ce feu follet… c’était la lanterne des deux agents de la sûreté qui continuaient leurs investigations…

Avant de quitter le chantier où il s’était si soudainement révélé à son premier disciple, Lecoq avait eu de longues et cruelles perplexités.

Il n’avait pas encore le coup d’œil magistral de la pratique. Il n’avait pas surtout la hardiesse et la promptitude de décision que donne un passé de succès.

Or, il hésitait entre deux partis également raisonnables, offrant chacun en sa faveur des probabilités et des arguments de même poids.

Il se trouvait entre deux pistes : celle des deux femmes, d’un côté, celle du complice du meurtrier, de l’autre.

À laquelle s’attacher ?… Car, de pouvoir les relever toutes deux, il ne fallait pas l’espérer.

Assis sur le madrier qui lui semblait garder encore la chaleur du corps de la femme au petit pied, le front dans sa main, il réfléchissait, il pesait ses chances.

— Suivre l’homme, murmurait-il, cela ne m’apprendra rien que je ne devine. Il est allé s’embusquer sur le passage de la ronde, il l’a accompagnée de loin, il a regardé coffrer son complice, enfin il a sans doute rôdé autour du poste. En me jetant rapidement sur ses traces, puis-je espérer le rejoindre, me saisir de sa personne ? Non, trop de temps s’est écoulé…

Ce monologue, le père Absinthe l’écoutait avec une curiosité ardente et convaincue, anxieux autant que le naïf qui est allé consulter une somnambule pour un objet perdu, et qui attend l’oracle.

— Suivre les femmes, continuait le jeune policier, à quoi cela mènera-t-il ? Peut-être à une découverte importante, peut-être à rien !

De ce côté, c’est l’inconnu avec toutes ses déceptions, mais aussi avec toutes ses chances heureuses.

Il se leva, son parti était pris.

— Eh bien !… s’écria-t-il, je choisis l’inconnu ! Nous allons, père Absinthe, nous attacher aux pas des deux femmes, et tant qu’ils nous guideront, nous irons…

Enflammés d’une ardeur pareille, ils se mirent en marche. Au bout de la voie où ils s’engageaient, ils apercevaient, ainsi qu’un phare magique, l’un la gratification, l’autre la gloire du succès.

Ils allaient grand train. Au début ce n’était qu’un jeu de suivre ces traces si distinctes qui s’éloignaient dans la direction de la Seine.

Mais ils ne tardèrent pas à être forcés de ralentir leur allure.

Le désert finissait, ils arrivaient aux confins de la civilisation pour ainsi dire, et à chaque instant des empreintes étrangères se mêlaient aux empreintes des fugitives, se confondaient avec elles ; et parfois les effaçaient.

Puis, en beaucoup d’endroits, selon l’exposition ou la nature du sol, le dégel avait fait son œuvre, et il se rencontrait de grands espaces absolument débarrassés de neige.

La piste se trouvait alors interrompue, et ce n’était pas trop, pour la ressaisir, de toute la sagacité de Lecoq et de toute la bonne volonté de son vieux compagnon.

En ces occasions, le père Absinthe plantait sa canne en terre, près de la dernière empreinte relevée, et Lecoq et lui quêtaient et battaient le terrain autour de ce point de repaire, à la façon des limiers en défaut.

C’est alors que la lanterne évoluait si étrangement.

Dix fois, malgré tout, ils eussent perdu la voie ou pris le change, sans les élégantes bottines de la femme au petit pied.

Elles avaient, ces bottines, des talons si hauts, si étroits, si singulièrement échancrés, qu’ils rendaient une méprise impossible. Ils enfonçaient à chaque pas de trois ou quatre centimètres dans la neige ou dans la boue, et leur empreinte révélatrice restait nette comme celle du cachet sur la cire.

C’est grâce à ces talons que les agents reconnurent que les deux fugitives n’avaient pas remonté la rue du Patay, comme on devait s’y attendre. Sans doute elles l’avaient jugée peu sûre et trop éclairée.

Elles l’avaient traversée simplement, un peu au-dessous de la ruelle de la Croix-Rouge, et avaient profité d’un vide entre deux maisons pour se rejeter dans les terrains vagues.

— Décidément, murmura Lecoq, les coquines connaissent le pays.

En effet, elles en savaient si bien la topographie, qu’en quittant la rue du Patay, elles avaient brusquement tourné à droite, pour éviter de vastes tranchées ouvertes par des chercheurs de terre à brique.

Mais leur piste était redevenue on ne peut plus visible, et elle resta telle jusqu’à la rue du Chevaleret.

Là, par exemple, les indices cessèrent brusquement.

Lecoq releva bien huit ou dix empreintes de la fugitive aux souliers plats, mais ce fut tout.

Le terrain, il est vrai, ne se prêtait guère à une exploration de cette nature. La circulation avait été assez active dans la rue du Chevaleret, et s’il restait encore un peu de neige sur les trottoirs, le milieu de la chaussée était transformé en une rivière de boue.

— Les gaillardes ont-elles enfin songé que la neige pouvait les trahir, grommela le jeune policier, ont-elles pris la chaussée ?

À coup sûr, elles n’avaient pu traverser comme l’instant d’avant ; car de l’autre côté de la rue s’étendait le mur d’une fabrique.

— N, i, ni, prononça le père Absinthe, nous en sommes pour nos frais.

Mais Lecoq n’était pas d’une trempe à jeter le manche après la cognée pour un échec.

Animé de la rage froide de l’homme qui voit lui échapper l’objet qu’il croyait saisir, il recommença ses recherches, et bien lui en prit.

— J’y suis !… cria-t-il tout à coup, je devine, je vois !…

Le père Absinthe s’approcha. Il ne voyait ni ne devinait, lui, mais il n’en était plus à douter de son compagnon.

— Regardez là, lui dit Lecoq ; qu’apercevez-vous ?…

— Les traces laissées par les roues d’une voiture qui a tourné court.

— Eh bien !… papa, ces traces expliquent tout. Arrivées à cette rue, nos fugitives ont aperçu dans le lointain les lanternes d’un fiacre qui s’avançait, revenant de Paris. S’il était vide, c’était le salut. Elles l’ont attendu, et, quand il a été à portée, elles ont appelé le cocher… Sans doute, elles lui ont promis un bon pourboire ; ce qui est clair, c’est qu’il a consenti à rebrousser chemin. Il a tourné court, elles sont montées en voiture… et voilà pourquoi les empreintes finissent ici.

Cette explication ne dérida pas le bonhomme.

— Sommes-nous plus avancés, maintenant que nous savons cela ? dit-il.

Lecoq ne put s’empêcher de hausser les épaules.

— Espériez-vous donc, fit-il, que la piste des coquines nous conduirait à travers tout Paris jusqu’à la porte de leur maison ?…

— Non, mais…

— Alors, que voulez-vous de mieux ? Pensez-vous que je ne saurai pas, demain, retrouver ce cocher ? Il rentrait à vide, cet homme, sa journée finie, donc sa remise est dans le quartier. Croyez-vous qu’il ne se souviendra pas d’avoir pris deux personnes rue du Chevaleret ? Il nous dira où il les a déposées, ce qui ne signifie rien, car elles ne lui auront certes pas donné leur adresse, mais il nous dira aussi leur signalement, comment elles étaient mises, leur air, leur âge, leurs façons. Et avec cela, et ce que nous savons déjà…

Un geste éloquent compléta sa pensée, puis il ajouta :

— Il s’agit, à présent, de regagner la Poivrière, et vite… Et vous, l’ancien, vous pouvez éteindre votre lanterne.