Monsieur Lecoq/Partie 2/Chapitre 16

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(Tome 2p. 114-129).

XVI


La maison où s’était réfugié M. Lacheneur était située tout au haut des landes de la Rèche.

C’était bien, ainsi qu’il l’avait dit, une masure étroite et basse ; mais elle n’était guère plus misérable que le logis de beaucoup de paysans de la commune.

Elle se composait d’un rez-de-chaussée divisé en trois chambres et était couverte en chaume.

Devant était un petit jardin d’une vingtaine de mètres, où végétaient quelques arbres fruitiers, des choux jaunis et une vigne dont les brins couraient le long de la toiture.

Ce n’était rien, ce jardinet. Eh bien ! sa conquête sur un sol frappé de stérilité, avait exigé de la défunte tante de Lacheneur des prodiges de courage et de ténacité.

Pendant les vingt dernières années de sa vie, cette vieille paysanne n’avait jamais failli un seul jour à apporter là deux ou trois hottées de terre végétale qu’elle allait prendre à plus d’une demi-lieue.

Il y avait près d’un an qu’elle était morte, et le petit routin qu’elle avait tracé à travers la lande, pour sa tâche quotidienne, était parfaitement net encore, tant son pied, à la longue, l’avait profondément battu.

C’est dans ce sentier que s’engagea M. d’Escorval, qui, fidèle à ses résolutions, venait avec l’espoir d’arracher au père de Marie-Anne le secret de son inexplicable conduite.

Il était si vivement préoccupé de cette tentative suprême, qu’il gravissait, en plein midi, la rude côte, sans s’apercevoir de la chaleur, qui était accablante.

Arrivé au sommet, cependant, il s’arrêta pour reprendre haleine, et tout en s’essuyant le front, il se retourna pour donner un coup d’œil au chemin qu’il venait de parcourir.

C’était la première fois qu’il venait jusqu’à cet endroit ; il fut surpris de l’étendue du paysage qu’il découvrait.

De ce point, le plus élevé de la contrée, on domine toute la vallée de l’Oiselle. On aperçoit surtout, avec une netteté extraordinaire, en raison de la distance, la redoutable citadelle de Montaignac, bâtie sur un rocher presque inaccessible.

Cette dernière circonstance, que le baron devait se rappeler au milieu des plus effroyables angoisses, ne le frappa pas sur le moment. La maison de Lacheneur absorbait toute son attention.

Son imagination lui représentait vivement les souffrances de ce malheureux, qui, du jour au lendemain, sans transition, passait des splendeurs du château de Sairmeuse aux misères de cette triste demeure.

— Hélas ! pensait-il, combien en a-t-on vu dont la raison n’a pas résisté à de moindres épreuves…

Mais il avait hâte d’être fixé, il alla frapper à la porte de la maison.

— Entrez !… dit une voix.

Par un trou pratiqué à la vrille, dans la porte, passait une petite ficelle destinée à soulever le loquet intérieur ; le baron tira cette ficelle et entra.

La pièce où il pénétrait était petite, blanchie à la chaux, et n’avait d’autre plancher que le sol, d’autre plafond que le chaume du toit.

Un lit, une table et deux grossiers bancs de bois composaient tout le mobilier.

Assise sur un escabeau, près d’une fenêtre à petits carreaux verdâtres, Marie-Anne travaillait à un ouvrage de broderie.

Elle avait abandonné ses jolies robes de « demoiselle, » et son costume était presque celui des ouvrières de la campagne.

Quand parut M. d’Escorval, elle se leva, et pendant un moment, ils demeurèrent debout, en face l’un de l’autre, silencieux, elle calme en apparence, lui visiblement agité.

Il examinait Marie-Anne, et il la trouvait comme transfigurée. Elle était très-visiblement pâlie et maigrie, mais sa beauté avait une expression étrange et touchante, rayonnement sublime du devoir accompli et de la résignation au sacrifice.

Cependant, songeant à son fils, il s’étonna de voir cette tranquillité.

— Vous ne me demandez pas de nouvelles de Maurice ?… fit-il d’un ton de reproche.

— On m’en a apporté ce matin, monsieur, comme tous les jours. Je n’ai pas vécu tant que j’ai su sa vie en péril. Je sais qu’il va mieux, et que même depuis hier on lui a permis de manger un peu…

— Vous pensiez à lui ?…

Elle frissonna. Des rougeurs fugitives coururent de son cou à son front, mais c’est d’une voix presque assurée qu’elle répondit :

— Maurice sait bien qu’il ne serait pas en mon pouvoir de l’oublier, alors même que je le voudrais…

— Et cependant, vous lui avez dit que vous approuvez le refus de votre père !…

— Je l’ai dit, oui, monsieur le baron, et j’aurai le courage de le répéter.

— Mais vous avez désespéré Maurice, malheureuse enfant ; mais il a failli mourir !…

Elle redressa fièrement la tête, chercha le regard de M. d’Escorval, et quand elle l’eut rencontré :

— Regardez-moi, monsieur, prononça-t-elle. Pensez-vous que je ne souffre pas, moi ?

M. d’Escorval resta un instant abasourdi, mais se remettant, il prit la main de Marie-Anne, et la serrant affectueusement entre les siennes :

— Ainsi, dit-il, Maurice vous aime, vous l’aimez, vous souffrez, il a failli mourir, et vous le repoussez !…

— Il le faut, monsieur.

— Vous le dites, du moins, chère et malheureuse enfant ; vous le dites et vous le croyez. Mais moi qui cherche les raisons de ce sacrifice immense, je ne les découvre pas. Il faut me les avouer, Marie-Anne, il le faut… Qui sait si vous ne vous épouvantez pas de chimères que mon expérience dissiperait d’un souffle ?… N’avez-vous pas confiance en moi, ne suis-je plus votre vieil ami ?… Il se peut que votre père, sous le coup de son désespoir, ait pris quelques résolutions extrêmes… Parlez, nous les combattrons ensemble. Lacheneur sait combien mon amitié lui est dévouée, je lui parlerai, il m’écoutera…

— Je n’ai rien à vous apprendre, monsieur !…

— Quoi !… Vous aurez l’affreux courage de rester inflexible, car c’est un père qui vous prie à genoux, un père qui vous dit : Marie-Anne, vous tenez entre vos mains le bonheur, la vie, la raison de mon fils…

Les larmes, à ces mots, jaillirent des yeux de Marie-Anne, et elle dégagea vivement sa main.

— Ah ! vous êtes cruel, monsieur, s’écria-t-elle, vous êtes sans pitié !… Vous ne voyez donc pas tout ce que j’endure, et que vous me torturez comme il n’est pas possible !… Non, je n’ai rien à vous dire ; non, il n’y a rien à dire à mon père !… Pourquoi venir ébranler mon courage, quand je n’ai pas trop de toute mon énergie pour combattre le désespoir !… Que Maurice m’oublie, et que jamais il ne cherche à me revoir… Il est de ces destinées contre lesquelles on ne lutte pas, ce serait folie, nous sommes séparés pour toujours. Suppliez Maurice de quitter ce pays, et s’il refuse, vous êtes son père, commandez. Et vous-même, monsieur, au nom du ciel, fuyez-nous, nous portons malheur… Gardez-vous de jamais revenir ici, notre maison est maudite, la fatalité qui pesa sur nous vous atteindrait…

Elle parlait avec une sorte d’égarement, et si haut que sa voix devait arriver à la pièce voisine.

La porte de communication s’ouvrit, et M. Lacheneur se montra sur le seuil.

À la vue de M. d’Escorval, il ne put retenir un blasphème. Mais il y avait plus de douleur et d’anxiété que de colère, dans la façon dont il dit :

— Vous, monsieur le baron, vous ici !…

Le trouble où Marie-Anne avait jeté M. d’Escorval était si grand qu’il eut toutes les peines du monde à balbutier une apparence de réponse :

— Vous nous abandonniez, j’étais inquiet ; avez-vous oublié notre vieille amitié, je viens à vous…

Les sourcils de l’ancien maître de Sairmeuse restaient toujours froncés.

— Pourquoi ne m’avoir pas prévenu de l’honneur que me fait M. le baron, Marie-Anne ? dit-il sévèrement à sa fille…

Elle voulut parler, elle ne le put, et ce fut le baron, dont le sang-froid revenait, qui répondit :

— Mais j’arrive à l’instant, mon cher ami.

M. Lacheneur enveloppait d’un même regard soupçonneux sa fille et le baron.

— Que se sont-ils dit, pensait-il évidemment, pendant qu’ils étaient seuls ?

Mais si grandes que fussent ses inquiétudes, il parvint à en maîtriser l’expression, et c’est presque de sa bonne voix d’autrefois, sa voix des temps heureux, qu’il engagea M. d’Escorval à le suivre dans la chambre voisine.

— C’est le salon de réception et mon cabinet de travail, dit-il en souriant.

Cette pièce, beaucoup plus grande que la première, était tout aussi sommairement meublée, mais elle était encombrée de petits volumes et d’une quantité infinie de menus paquets.

Deux hommes étaient occupés à ranger ces paquets et ces livres.

L’un était Chanlouineau.

M. d’Escorval ne se rappelait pas avoir jamais vu l’autre, qui était tout jeune.

— C’est mon fils Jean, monsieur le baron, dit Lacheneur… Dame !… il a changé depuis tantôt dix ans que vous ne l’avez vu.

C’était vrai… Il y avait bien dix bonnes années au moins que le baron d’Escorval n’avait en l’occasion de voir le fils de Lacheneur.

Comme le temps passe !… Il l’avait quitté enfant, il le retrouvait homme.

Jean venait d’avoir vingt ans, mais des traits fatigués et une barbe précoce le faisaient paraître plus vieux.

Il était grand, très-bien de sa personne, et sa physionomie annonçait une vive intelligence.

Malgré cela, il ne plaisait pas à première vue. Il y avait en lui un certain « on ne sait quoi » qui effarouchait la sympathie. Son regard mobile fuyait le regard de l’interlocuteur, son sourire offrait le caractère de l’astuce et de la méchanceté.

— Ce garçon, pensa M. d’Escorval, doit être faux comme un jeton.

Présenté par son père, il s’était incliné devant le baron, profondément, mais avec une mauvaise grâce très-appréciable.

M. Lacheneur, lui, poursuivait :

— N’ayant plus les moyens d’entretenir Jean à Paris, j’ai dû le faire revenir… Ma ruine sera peut-être un bonheur pour lui !… L’air des grandes villes ne vaut rien pour les fils des paysans. Nous les y envoyons, vaniteux que nous sommes, pour qu’ils y apprennent à s’élever au-dessus de leur père, et pas du tout, ils n’aspirent qu’à descendre…

— Mon père, interrompit le jeune homme, mon père !… Attendez au moins que nous soyons seuls !…

— M. d’Escorval n’est pas un étranger !…

Chanlouineau était évidemment du parti du fils ; il multipliait les signes pour engager M. Lacheneur à se taire.

Il ne les vit pas ou il ne lui plut pas d’en tenir compte, car il continua :

— J’ai dû vous ennuyer, monsieur le baron, à force de vous répéter : « Je suis content de mon fils, je lui vois une ambition honorable, il travaille, il arrivera… » Je le croyais sur la foi de ses lettres. Ah ! j’étais un père naïf ! L’ami chargé de porter à Jean l’ordre de revenir m’a appris la vérité. Ce jeune homme modèle ne sortait des tripots que pour courir les bals publics… Il s’était amouraché d’une mauvaise petite sauteuse de je ne sais quel théâtre infime, et pour plaire à cette créature, il montait sur les planches et se montrait à ses côtés, la face barbouillée de blanc et de rouge…

— Monter sur un théâtre n’est pas un crime !

— Non, mais c’en est un que de tromper son père, c’en est un que de se draper d’une fausse vertu !… T’ai-je jamais refusé de l’argent ? non. Mais plutôt que de m’en demander, tu faisais des dettes partout, et tu dois au moins vingt mille francs !

Jean baissait la tête ; son irritation était visible, mais il craignait son père.

— Vingt mille francs !… répétait M. Lacheneur, je les avais il y a quinze jours… je n’ai plus rien. Je ne puis espérer cette somme que de la générosité des Messieurs de Sairmeuse…

Cette phrase, dans sa bouche, dépassait tellement tout ce que pouvait imaginer le baron, qu’il ne fut pas maître d’un mouvement de stupeur.

Ce geste, Lacheneur le surprit, et c’est avec toutes les apparences de la sincérité et de la plus entière bonne foi, qu’il reprit :

— Ce que je dis là vous étonne, monsieur ? Je le comprends. La colère du premier moment m’a arraché tant de propos ridicules !… Mais je me suis calmé et j’ai reconnu mon injustice. Que vouliez-vous que fît le duc ? Devait-il me faire cadeau de Sairmeuse ? Il a été un peu brusque, je l’avoue, mais c’est son genre ; au fond il est le meilleur des hommes…

— Vous l’avez donc revu ?…

— Lui, non ; mais j’ai revu son fils, M. le marquis. Même, je suis allé avec lui au château pour y désigner les objets que je désire garder… Oh ! il n’y a pas à dire non, on a tout mis à ma disposition, tout. J’ai choisi ce que j’ai voulu, meubles, vêtements, linge… On m’apportera tout cela ici, et j’y serai comme un seigneur…

— Pourquoi ne pas chercher une autre maison ? celle-ci…

— Celle-ci me plaît, monsieur le baron ; sa situation surtout me convient.

Au fait, pourquoi les Sairmeuse n’auraient-ils pas regretté l’odieux de leur conduite ? Était-il impossible que les rancunes de Lacheneur eussent cédé devant les plus honorables réparations ? Ainsi pensa M. d’Escorval.

— Dire que M. le marquis a été bon, continuait Lacheneur, serait trop peu dire. Il a eu pour nous les plus délicates attentions. Par exemple, ayant vu combien Marie-Anne regrette ses fleurs, il a déclaré qu’il allait lui en envoyer de quoi remplir notre petit jardin, et qu’il les ferait renouveler tous les mois…

Comme tous les gens passionnés, M. Lacheneur outrait le rôle qu’il s’était imposé. Ce dernier exemple était de trop ; il éclaira d’une sinistre lueur l’esprit de M. d’Escorval.

— Grand Dieu !… pensa-t-il, ce malheureux méditerait-il un crime !…

Il regarda Chanlouineau et son inquiétude augmenta. Aux noms du marquis et de Marie-Anne, le robuste gars était devenu blême.

— Il est entendu, disait Lacheneur de l’air le plus satisfait, qu’on me donnera les dix mille francs que m’avait légués Mlle Armande. En outre, j’aurai à fixer le chiffre de l’indemnité qu’on reconnaît me devoir. Et ce n’est pas tout : on m’a offert de gérer Sairmeuse, moyennant de bons appointements… Je serais allé loger avec ma fille au pavillon de garde, que j’ai habité si longtemps… Toutes réflexions faites, j’ai refusé. Après avoir joui longtemps d’une fortune qui ne m’appartenait pas, je veux en amasser une qui sera bien à moi…

— Serait-il indiscret de vous demander ce que vous comptez faire ?…

— Pas le moins du monde… Je m’établis colporteur.

M. d’Escorval n’en pouvait croire ses oreilles.

— Colporteur ?… répéta-t-il.

— Oui, monsieur. Tenez, voici ma balle, là-bas, dans ce coin…

— Mais c’est insensé ! s’écria M. d’Escorval, c’est à peine si les gens qui font ce métier gagnent leur vie de chaque jour !…

— Erreur, monsieur le baron. Mes calculs sont faits, le bénéfice est de trente pour cent. Et notez que nous serons trois à vendre, car je confierai une balle à mon fils et une autre à Chanlouineau, qui feront des tournées de leur côté.

— Quoi !… Chanlouineau…

— Devient mon associé.

— Et ses terres, qui en prendra soin ?

— Il aura des journaliers…

Et là-dessus, voulant sans doute faire entendre à M. d’Escorval que sa visite avait assez duré, Lacheneur se mit aussi, lui, à arranger les petits paquets qui devaient emplir la balle du marchand ambulant.

Mais le baron ne pouvait s’éloigner ainsi, maintenant surtout que ses soupçons devenaient presque une certitude.

— Il faut que je vous parle !… dit-il brusquement.

M. Lacheneur se retourna.

— C’est que je suis bien occupé, répondit-il avec une visible hésitation.

— Je ne vous demande que cinq minutes. Cependant, si vous ne les avez pas aujourd’hui, je reviendrai demain… après-demain… tous les jours, jusqu’à ce que je puisse me trouver seul avec vous.

Ainsi pressé, Lacheneur comprit qu’il n’éviterait pas cet entretien ; il eut le geste de l’homme qui se résigne, et, s’adressant à son fils et à Chanlouineau :

— Allez donc voir un moment de l’autre côté, si j’y suis… dit-il.

Ils sortirent, et dès que la porte fut refermée :

— Je sais, monsieur le baron, commença-t-il, très-vite, quelles raisons vous amènent. Vous venez me demander encore Marie-Anne… Je sais que mon refus a failli tuer Maurice ; croyez que j’ai cruellement souffert… Mais mon refus n’en reste pas moins définitif, irrévocable. Il n’est pas au monde de puissance capable de me faire revenir sur ma résolution. Ne me demandez pas les motifs de ma décision, je ne vous les dirais pas… croyez qu’ils sont graves…

— Nous ne sommes donc pas vos amis !…

— Vous !… monsieur, s’écria Lacheneur, avec l’accent de la plus vive affection, vous !… Ah ! vous le savez bien, vous êtes les meilleurs, les seuls amis que j’aie ici-bas !… Je serais le dernier et le plus misérable des hommes, si jusqu’à mon dernier soupir je ne gardais le souvenir précieux de vos bontés. Oui, vous êtes mes amis, oui je vous suis dévoué… et c’est pour cela même que je vous réponds ; non, non, jamais !…

Il n’y avait plus à douter. M. d’Escorval saisit les poignets de Lacheneur, et les serrant à les briser :

— Malheureux !… dit-il d’une voix sourde, que voulez-vous faire ! quelle vengeance terrible rêvez-vous !…

— Je vous jure…

— Oh ! ne jurez pas. On ne trompe pas un homme de mon âge et de mon expérience. Vos projets, je les devine… vous haïssez les Sairmeuse plus mortellement que jamais.

— Moi !…

— Oui, vous… et si vous semblez oublier, c’est afin qu’ils oublient, eux aussi… Ces gens-là vous ont trop cruellement offensé pour ne pas vous craindre, vous le comprenez bien, et vous faites tout au monde pour les rassurer… Vous allez au devant de leurs avances, vous vous agenouillez devant eux… pourquoi ?… Parce que vous êtes sûr qu’ils seront à vous quand vous aurez endormi leurs défiances, et que vous pourrez les frapper plus sûrement…

Il s’arrêta, on ouvrait la porte de communication. Marie-Anne parut :

— Mon père, dit-elle, voici M. le marquis de Sairmeuse.

Ce nom, que Marie-Anne jetait d’une voix effrayante de calme, au milieu d’une explication brûlante, ce nom de Sairmeuse empruntait aux circonstances une telle signification, que M. d’Escorval fut comme pétrifié.

— Il ose venir ici, pensa-t-il. Comment ne craint-il pas que les murs ne s’écroulent sur lui !…

M. Lacheneur avait foudroyé sa fille du regard. Il la soupçonnait d’une ruse qui pouvait le forcer à se découvrir. En une seconde, les plus furieuses passions contractèrent ses traits.

Mais il se remit, par un prodige de volonté. Il courut à la porte, repoussa Marie-Anne, et s’appuyant à l’huisserie, il se pencha dans la première pièce, en disant :

— Daignez m’excuser, monsieur le marquis, si je prends la liberté de vous prier d’attendre ; je termine une affaire et je suis à vous à l’instant…

Il n’y avait dans son accent ni trouble ni colère, mais bien une respectueuse déférence et comme un sentiment profond de gratitude.

Ayant dit, il attira la porte à lui et se retourna vers M. d’Escorval.

Le baron, debout, les bras croisés, avait assisté à cette scène de l’air d’un homme qui doute du témoignage de ses sens ; et cependant il en comprenait la portée.

— Ainsi, dit-il à Lacheneur, ce jeune homme vient ici, chez vous ?…

— Presque tous les jours… non à cette heure, mais un peu plus tard.

— Et vous le recevez, vous l’accueillez !…

— De mon mieux, oui, monsieur le baron. Comment ne serais-je pas sensible à l’honneur qu’il me fait !… D’ailleurs, nous avons à débattre des intérêts sérieux… Nous nous occupons de régulariser la restitution de Sairmeuse… J’ai à lui donner des détails infinis pour l’exploitation des propriétés…

— Et c’est à moi, interrompit le baron, à moi, votre ami, que vous espérez faire entendre que vous, un homme d’une intelligence supérieure, vous êtes dupe des prétextes dont se pare M. le marquis de Sairmeuse pour hanter votre maison !… Regardez-moi dans les yeux… oui, comme cela !… Et maintenant osez me soutenir que véritablement, dans votre conscience, vous croyez que les visites de ce jeune homme s’adressent à vous !…

L’œil de Lacheneur ne vacilla pas.

— À qui donc s’adresseraient-elles ? dit-il.

Cette opiniâtre sérénité trompait toutes les prévisions du baron. Il n’avait plus qu’à frapper un grand coup.

— Prenez garde, Lacheneur !… prononça-t-il sévèrement. Songez à la situation que vous faites à votre fille, entre Chanlouineau qui la voudrait pour femme, et M. de Sairmeuse qui la veut…

— Qui la veut pour maîtresse, n’est-ce pas ?… Oh ! dites le mot. Mais que m’importe !… Je suis sur de Marie-Anne et je méprise les propos des imbéciles.

M. d’Escorval frémit.

— En d’autres termes, dit-il d’un ton indigné, vous faites de l’honneur et de la réputation de votre fille les enjeux de la partie que vous engagez !…

C’en était trop. Toutes les passions furieuses que Lacheneur comprimait éclatèrent à la fois ; il ne songea plus à se contenir.

— Eh bien ! oui !… s’écria-t-il avec un affreux blasphème, oui, vous l’avez dit : Marie-Anne doit être et sera l’instrument de mes projets… Ah ! c’est ainsi. L’homme qui est où j’en suis ne s’arrête plus aux considérations qui retiennent les autres hommes. Fortune, amis, famille, la vie, l’honneur, j’ai d’avance tout sacrifié. Périsse la vertu de ma fille, périsse ma fille même, que m’importe ! pourvu que je réussisse…

Il était effrayant d’énergie et de fanatisme, ses poings crispés menaçaient d’invisibles ennemis, ses yeux s’injectaient de sang.

Le baron le saisit par le revers de sa redingote comme s’il eût craint qu’il ne lui échappât…

— Vous l’avouez donc, lui dit-il… Vous voulez vous venger des Sairmeuse et vous avez fait Chanlouineau votre complice.

Mais Lacheneur, d’un mouvement brusque, se dégagea.

— Je n’avoue rien, répliqua-t-il… Et cependant je veux vous rassurer…

Il leva la main comme pour prêter serment, et d’une voix solennelle :

— Devant Dieu qui m’entend, prononça-t-il ; sur tout ce que j’ai de sacré au monde, par la mémoire de ma sainte femme qui est en terre, je jure que je ne médite rien contre les Sairmeuse, que je n’ai jamais eu l’idée de toucher seulement un cheveu de leur tête… Je les ménage parce que j’ai absolument besoin d’eux. Ils m’aideront sans s’en douter.

Lacheneur disait vrai, cette fois ; on le sentait ; la vérité trouve à son service d’irrésistibles accents. Cependant M. d’Escorval feignit de douter. Il pensa qui si lui, de sang-froid, il attisait la colère de ce malheureux, il lui arracherait toute sa pensée. C’est donc d’un air de défiance insultante qu’il dit :

— Comment croire à vos serments, après vos aveux !… Calcul inutile !… Éclairé par une dernière lueur de raison, Lacheneur vit le piège ; tout son calme lui revint comme par magie.

— Soit, monsieur le baron, dit-il, ne me croyez pas. Mais vous n’obtiendrez plus un mot de moi sur ce sujet ; je n’en ai que trop dit. Je sais que votre seule amitié vous guide, ma reconnaissance est grande, mais je ne puis vous répondre. Les événements ont creusé un abîme entre nous, n’essayons pas de le franchir. Pourquoi nous revoir encore ?… Il me faut vous répéter ce que je disais hier à M. l’abbé Midon. Si vous êtes mon ami, ne revenez plus ici, jamais, ni de nuit ni de jour, sous aucun prétexte… On irait vous dire que je suis à la mort, n’importe ! ne venez pas, la maison est fatale. Et si vous me rencontrez, détournez-vous, évitez-moi comme un pestiféré dont le contact peut être mortel !… Le baron se taisait. C’était là, sous une forme nouvelle et bien autrement saisissante, ce que déjà lui avait dit Marie-Anne. Et son esprit s’épuisait à chercher le mot de cette effrayante énigme.

— Mais il y a mieux, poursuivait Lacheneur. Tout en ce pays est fait pour éterniser le désespoir de Maurice. Il n’est pas un sentier, pas un arbre, pas une fleur qui ne lui rappelle cruellement le rêve de ses amours perdues… Partez, emmenez-le, loin, bien loin…

— Eh !… le puis-je !… Ce misérable Fouché ne m’a-t-il pas emprisonné ici !…

— Raison de plus pour écouter mes conseils. Vous avez été l’ami de l’Empereur, donc vous êtes suspect. Vous êtes environné d’espions. Vos ennemis guettent dans l’ombre une occasion de vous perdre. Que leur faut-il pour vous jeter en prison ?… Une démarche mal interprétée, une lettre, un mot… La frontière est proche, allez attendre à l’étranger des temps plus heureux…

— C’est ce que je ne ferai pas, dit fièrement M. d’Escorval.

Son accent n’admettait pas de discussion, Lacheneur ne le comprit que trop, et il parut désespéré.

— Ah !… vous êtes comme l’abbé Midon, fit-il d’une voix sourde, vous ne voulez pas croire… Qui sait cependant ce qui peut vous en coûter d’être venu ici ce matin ? Enfin, il est dit que nul ne peut fuir sa destinée. Mais si quelque jour la main du bourreau s’abattait sur votre épaule, rappelez-vous que je vous ai prévenu, et ne me maudissez pas…

Il dit… et voyant que cette sinistre prophétie n’ébranlait pas le baron, il lui serra la main comme pour un suprême adieu, et alla ouvrir la porte au marquis de Sairmeuse.

Martial était peut-être {{corr}dépite|dépité}} de rencontrer M. d’Escorval ; il ne l’en salua pas moins avec une politesse étudiée, et tout aussitôt il se mit à raconter gaiement à M. Lacheneur que les objets choisis par lui au château venaient d’être chargés sur des charrettes qui allaient arriver…

M. d’Escorval n’avait plus rien à faire dans cette maison. Parler à Marie-Anne était impossible ; Chanlouineau et Jean la gardaient à vue.

Il se retira donc… et lentement, poigné par les plus cruelles angoisses, il redescendit cette côte de la Rèche que deux heures plus tôt il gravissait le cœur plein d’espoir.

Qu’allait-il dire au pauvre Maurice ?…

Il arrivait au petit bois de pins, quand un pas jeune et leste, sur le sentier, le fit se retourner.

Le marquis de Sairmeuse arrivait, lui faisant signe. Il s’arrêta, très-surpris. Martial l’aborda avec cet air de juvénile franchise qu’il savait si bien prendre, et d’un ton brusque :

— J’espère, monsieur, dit-il, que vous m’excuserez de vous avoir poursuivi quand vous m’aurez entendu. Je ne suis pas de votre bord, j’exècre ce que vous adorez, mais je n’ai ni la passion ni les rancunes de vos ennemis. C’est pourquoi je vous dis : à votre place, je voyagerais… La frontière est à deux pas, un bon cheval et un temps de galop, et on est à l’abri… À bon entendeur salut !

Et sans attendre une réponse, il s’éloigna.

M. d’Escorval était confondu.

— On dirait une conspiration pour me chasser, murmura-t-il. Mais j’ai de fortes raisons de suspecter la bonne foi de ce beau fils.

Martial était déjà loin.

Moins préoccupé, il eût aperçu deux ombres le long du bois : Mlle Blanche de Courtomieu, suivie de l’inévitable tante Médie, était venue l’épier.