Monsieur Lecoq/Partie 2/Chapitre 27

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(Tome 2p. 215-235).

XXVII


Il y avait à la citadelle de Montaignac, engagée au milieu des fortifications de la seconde enceinte, une vieille construction qu’on appelait « la chapelle. »

Consacrée jadis au culte, « la chapelle » restait sans destination. Elle était humide à ce point qu’elle ne pouvait même servir de magasin au régiment d’artillerie ; les affûts des pièces y pourrissaient plus vite qu’en plein air. Une mousse noirâtre y couvrait les murs jusqu’à hauteur d’homme.

C’est cet endroit que le duc de Sairmeuse et le marquis de Courtomieu avaient choisi pour les séances de la commission militaire.

Tout d’abord, en y pénétrant, Maurice et l’abbé Midon sentirent comme un suaire de glace qui leur tombait sur les épaules. Une anxiété indéfinissable paralysa un instant toutes leurs facultés.

Mais la commission ne siégeait pas encore, ils purent se remettre et regarder…

Les dispositions prises pour transformer en tribunal cette salle lugubre attestaient la précipitation des juges et la volonté d’en finir promptement et brutalement.

On devinait le mépris absolu de toute forme et l’effrayante certitude du résultat.

Un vaste lit de camp, arraché à quelque corps de garde et apporté pendant la nuit par des soldats de corvée, figurait l’estrade. Il avait fallu le caller d’un côté pour faire disparaître l’inclinaison.

Sur cette estrade étaient placées trois tables grossières empruntées à la caserne, drapées de couvertes à cheval en guise de tapis. Des chaises de bois blanc attendaient les juges ; mais au milieu étincelait le siège du président, un superbe fauteuil sculpté et doré, envoyé par M. le duc de Sairmeuse.

Plusieurs bancs de chêne disposés bout à bout, sur deux rangs, étaient destinés aux accusés.

Enfin, des cordes à fourrage tendues d’un mur à l’autre et fixées par des crampons, divisaient en deux la chapelle. C’était une précaution contre le public.

Précaution superflue, hélas !…

L’abbé Midon et Maurice s’étaient attendus à trouver une foule trop grande pour la salle, si vaste qu’elle fût, et ils trouvaient presque la solitude.

C’est qu’ils avaient compté sans la lâcheté humaine. La peur, infâme conseillère, retenait au fond de leur logis les gens de Montaignac.

Il n’y avait pas vingt personnes en tout dans la chapelle.

Contre le mur du fond, dans l’ombre, une douzaine d’hommes se tenaient debout, pâles et roides, les yeux brillant d’un feu sombre, les dents serrées par la colère… c’étaient des officiers à la demi-solde. Trois autres hommes vêtus de noir causaient à voix basse près de la porte. Dans un angle, des femmes de la campagne, leur tablier relevé sur leur tête, pleuraient, et leurs sanglots rompaient seuls le silence… Celles-là étaient les mères, les femmes ou les filles des accusés…

Neuf heures sonnèrent. Un roulement de tambour fit trembler les vitres de l’unique fenêtre… Une voix forte au dehors cria : « Présentez… armes ! » La commission militaire entra, suivie du marquis de Courtomieu et de divers fonctionnaires civils.

Le duc de Sairmeuse était en grand uniforme, un peu rouge peut-être, mais plus hautain encore que de coutume. De tous les autres juges, un seul, un jeune lieutenant paraissait ému.

— La séance est ouverte !… prononça le duc de Sairmeuse, président.

Et d’une voix rude, il ajouta :

— Qu’on introduise les coupables.

Il n’avait même pas cette pudeur vulgaire de dire : les accusés.

Ils parurent, et un à un, jusqu’à trente, ils prirent place sur les bancs, au pied de l’estrade.

Chanlouineau portait haut la tête et promenait de tous côtés des regards assurés. Le baron d’Escorval était calme et grave, mais non plus que lorsqu’il était, jadis, appelé à donner son avis dans les conseils de l’Empereur.

Tous deux aperçurent Maurice, réduit à s’appuyer sur l’abbé pour ne pas tomber. Mais pendant que le baron adressait à son fils un simple signe de tête, Chanlouineau faisait un geste qui clairement signifiait :

— Ayez confiance en moi… ne craignez rien.

L’attitude des autres conjurés annonçait plutôt la surprise que la crainte. Peut-être n’avaient-ils conscience ni de ce qu’ils avaient osé, ni du danger qui les menaçait…

Les accusés placés, ce qui demanda un peu de temps, le capitaine rapporteur se leva.

Son réquisitoire, d’une violence inouïe, ne dura pas cinq minutes. Il exposa brièvement les faits, exalta les mérites du gouvernement de la Restauration et conclut à la peine de mort contre les trente accusés.

Lorsqu’il eut cessé de parler, le duc de Sairmeuse interpella le premier conjuré du premier banc :

— Levez-vous…

Il se leva.

— Votre nom ? vos prénoms ? votre âge ?…

— Chanlouineau (Eugène-Michel), âgé de vingt-neuf ans, cultivateur-propriétaire.

— Propriétaire de biens nationaux…

— Propriétaire de biens qui, ayant été payés en bon argent, gagné à force de travail, sont à moi légitimement.

Le duc de Sairmeuse ne voulut pas relever le défi, car c’en était un, par le fait.

— Vous avez fait partie de la rébellion ? poursuivit-il.

— Oui.

— Vous avez raison d’avouer, car on va introduire des témoins qui vous reconnaîtront.

Cinq grenadiers entrèrent ; qui étaient de ceux que Chanlouineau avait tenus en respect pendant que Maurice, l’abbé Midon et Marie-Anne montaient en voiture.

Ces militaires affirmèrent qu’ils remettaient très-bien l’accusé, et même, l’un d’eux entama de lui un éloge intempestif, déclarant que c’était un solide gaillard, d’une bravoure admirable. L’œil de Chanlouineau, pendant cette déposition, dut révéler quelque chose de ses angoisses. Les soldats parleraient-ils de cette circonstance de la voiture ? Non, ils n’en parlèrent pas.

— Il suffit !… interrompit le président. Et se tournant vers Chanlouineau :

— Quels étaient vos projets ? interrogea-t-il.

— Nous espérions nous débarrasser d’un gouvernement imposé par l’étranger, nous voulions nous affranchir de l’insolence des nobles et garder nos terres…

— Assez !… Vous étiez un des chefs de la révolte ?

— Un des quatre chefs, oui…

— Quels étaient les autres ?

Un sourire inaperçu glissa sur les lèvres du robuste gars, il parut se recueillir et dit :

— Les autres étaient M. Lacheneur, son fils Jean et le marquis de Sairmeuse.

M. le duc de Sairmeuse bondit sur son fauteuil doré.

— Misérable !… s’écria-t-il, coquin !… vil scélérat !… Il avait empoigné une lourde écritoire de plomb placée devant lui, et on put croire qu’il allait la lancer à la tête de l’accusé…

Chanlouineau demeurait seul impassible au milieu de cette assemblée, extraordinairement émue de son étrange déclaration.

— Vous m’interrogez, reprit-il, je réponds. Faites-moi mettre un bâillon, si mes réponses vous gênent… S’il y avait ici des témoins pour moi, comme il y en a contre, ils vous diraient si je ments… Mais tous les accusés qui sont là peuvent vous assurer que je dis la vérité… N’est-ce pas, vous autres ?…

À l’exception du baron d’Escorval, il n’était pas un accusé capable de comprendre la portée des audacieuses allégations de Chanlouineau ; tous cependant approuvèrent d’un signe de tête.

— Le marquis de Sairmeuse était si bien notre chef, poursuivit le hardi paysan, qu’il a été blessé d’un coup de sabre en se battant bravement à mes côtés…

Le duc de Sairmeuse était plus cramoisi qu’un homme frappé d’un coup de sang, et la fureur lui enlevait presque l’usage de la parole.

— Tu ments, coquin, bégayait-il, tu ments !

— Qu’on fasse venir le marquis, dit tranquillement Chanlouineau, on verra bien s’il est ou non blessé.

Il est sûr que l’attitude du duc eût donné à penser à un observateur. C’est qu’il doutait en ce moment, plus encore que la veille en apercevant la blessure de Martial. On l’avait cachée, il était impossible de l’avouer maintenant.

Heureusement pour M. de Sairmeuse, un des juges le tira d’embarras.

— J’espère, monsieur le président, dit-il, que vous ne donnerez pas satisfaction à cet arrogant rebelle, la commission s’y opposerait…

Chanlouineau éclata de rire.

— Naturellement, fit-il… Demain j’aurai le cou coupé, une blessure est vite cicatrisée, rien ne restera donc de la preuve que je dis. J’en ai une autre par bonheur, matérielle, indestructible, hors de votre puissance, et qui parlera quand mon corps sera à six pieds sous terre.

— Quelle est cette preuve ? demanda un autre juge, que le duc regarda de travers.

L’accusé hocha la tête.

— Je ne vous la donnerais pas, répondit-il, quand vous m’offririez ma vie en échange… Elle est entre des mains sûres qui la feront valoir… On ira au roi, s’il le faut… Nous voulons savoir le rôle du marquis de Sairmeuse en cette affaire… s’il était vraiment des nôtres ou s’il n’était qu’un agent provocateur.

Un tribunal soucieux des règles immuables de la justice, ou simplement préoccupé de son honneur, eût exigé, en vertu de ses pouvoirs discrétionnaires, la comparution immédiate du marquis de Sairmeuse.

Et alors, tout s’éclaircissait, la vérité se dégageait des ténèbres, l’étonnante calomnie de Chanlouineau se trouvait confondue.

Mais la commission militaire ne devait point agir ainsi.

Ces hommes, qui siégeaient en grand uniforme, n’étaient pas des juges chargés d’appliquer une loi cruelle, mais enfin une loi !… C’étaient des instruments commis par les vainqueurs pour frapper les vaincus au nom de ce code sauvage que deux mots résument : vae victis !…

Le président, le noble duc de Sairmeuse, n’eût consenti à aucun prix à mander Martial. Les officiers, ses conseillers, ne le voulaient pas davantage.

Chanlouineau avait-il prévu cela ?… On est autorisé à le supposer. Eût-il, sans une sorte d’intuition des faits, risqué un coup si hasardeux !…

Quoi qu’il en soit, le tribunal, après une courte délibération, décida qu’on ne prendrait pas en considération cet incident qui avait remué l’auditoire et stupéfié Maurice et l’abbé Midon.

L’interrogatoire se poursuivit donc avec une âpreté nouvelle.

— Au lieu de désigner des chefs imaginaires, reprit le duc de Sairmeuse, vous eussiez mieux fait de nommer le véritable instigateur du mouvement, qui n’est pas Lacheneur, mais bien un individu assis à l’autre extrémité de ce banc où vous êtes, le sieur Escorval.

— M. le baron d’Escorval ignorait absolument le complot, je le jure sur tout ce qu’il y a de plus sacré, et même…

— Taisez-vous !… interrompit le capitaine rapporteur, songez, plutôt que d’abuser la commission par des fables ridicules, songez à mériter son indulgence !…

Chanlouineau eut un geste et un regard empreints d’un tel dédain, que son interrupteur en fut décontenancé.

— Je ne veux pas d’indulgence, prononça-t-il… J’ai joué, j’ai perdu, voici ma tête… payez-vous… Mais si vous n’êtes pas plus cruels que les bêtes féroces, vous aurez pitié de ces malheureux qui m’entourent… J’en aperçois dix, pour le moins, parmi eux, qui jamais n’ont été nos complices et qui certainement n’ont pas pris les armes… Les autres ne savaient ce qu’ils faisaient… Non, ils ne le savaient pas !…

Ayant dit, il se rassit, indifférent et fier, sans paraître remarquer le frémissement qui, à sa voix vibrante, avait couru dans l’auditoire, parmi les soldats de garde et jusque sur l’estrade.

La douleur des pauvres paysannes en était ravivée, et leurs sanglots et leurs gémissements emplissaient la salle immense.

Les officiers à la demi-solde étaient devenus plus sombres et plus pâles, et sur les joues ridées de plusieurs d’entre eux, de grosses larmes roulaient.

— Celui-là, pensaient-ils, est un homme !

L’abbé Midon s’était penché vers Maurice.

— Evidemment, murmurait-il, Chanlouineau joue un rôle… Il prétend sauver votre père… Comment ?… Je ne comprends pas.

Les juges, cependant, s’étaient retournés à demi, et tous inclinés vers le président, ils délibéraient à voix basse, avec animation.

C’est qu’une difficulté se présentait.

Les accusés, pour la plupart, ignorant leur mise en accusation immédiate, n’avaient pas pensé à se pourvoir d’un défenseur.

Et cette circonstance, amère dérision ! effrayait et arrêtait ce tribunal inique, qui n’avait pas craint de fouler aux pieds les plus saintes lois de l’équité, qui s’était affranchi de toutes les entraves de la procédure.

Le parti de ces juges était pris, leur verdict était comme rendu à l’avance, et cependant ils voulaient qu’une voix s’élevât pour défendre ceux qui ne pouvaient plus être défendus.

Mais par une sorte de hasard, trois avocats choisis par la famille de plusieurs accusés se trouvaient dans la salle.

C’était ces trois hommes que Maurice en entrant avait remarqués, causant près de la porte de la chapelle…

Cela fut dit à M. de Sairmeuse ; il se retourna vers eux en leur faisant signe d’approcher ; puis, leur montrant Chanlouineau :

— Voulez vous, demanda-t-il, vous charger de la défense de ce coupable ?

Les avocats furent un instant sans répondre. Cette séance monstrueuse les impressionnait vivement, et ils se consultaient du regard.

— Nous sommes tout disposés à défendre le prévenu, répondit enfin le plus âgé, mais nous le voyons pour la première fois, nous ignorons ses moyens de défense, un délai nous est indispensable pour conférer avec lui…

— Le conseil ne peut vous accorder aucun délai, interrompit M. de Sairmeuse, voulez-vous, oui ou non, accepter la défense ?…

L’avocat hésitait, non qu’il eût peur, c’était un vaillant homme, mais parce qu’il cherchait quelque argument assez fort pour troubler la conscience de ces juges.

— Et si nous refusions ?… interrogea-t-il.

Le duc de Sairmeuse laissa voir un mouvement d’impatience.

— Si vous refusez, dit-il, je donnerai pour défenseur d’office à ce scélérat, le premier tambour qui me tombera sous la main.

— Je parlerai donc, dit l’avocat, mais non sans protester de toutes mes forces contre cette façon inouïe de procéder…

— Oh !… faites-nous grâce de vos homélies… et soyez bref.

Après l’interrogatoire de Chanlouineau, improviser là, sur-le-champ, une plaidoirie, était difficile. Pourtant le courageux défenseur puisa dans son indignation des considérations qui eussent fait réfléchir un autre tribunal.

Pendant qu’il parlait, le duc de Sairmeuse s’agitait sur son fauteuil doré, avec toutes les marques de la plus impertinente impatience…

— C’est bien long, prononça-t-il, dès que l’avocat eut fini, c’est terriblement long !… Nous n’en finirons jamais, si chacun des accusés doit nous tenir autant !…

Il se retournait déjà vers ses collègues pour recueillir leur opinion, quand se ravisant tout à coup il proposa au conseil de réunir toutes les causes, à l’exception de celle du sieur d’Escorval.

— Ainsi, objectait-il, on abrégerait singulièrement « la besogne, » puisqu’on n’aurait que deux jugements à prononcer… Ce qui n’empêchera pas la défense d’être individuelle, ajouta-t-il.

Les avocats se récrièrent. Un jugement « en bloc, » comme disait le duc, leur enlevait l’espoir d’arracher au bourreau un seul des malheureux prévenus.

— Quelle défense prononcerons-nous, disaient-ils, lorsque nous ne savons rien de la situation particulière de chacun des accusés ! Nous ignorons jusqu’à leurs noms !… Il nous faudra les désigner par la forme de leurs vêtements et la couleur de leurs cheveux…

Ils suppliaient le tribunal de leur accorder huit jours de délai, quatre jours, vingt-quatre heures !… Efforts inutiles ! La proposition du président avait été adoptée, il fut passé outre.

En conséquence, chacun des prévenus fut appelé d’après le rang qu’il occupait sur le banc. Il s’approchait du bureau, donnait son nom, ses prénoms, son âge, indiquait son domicile et sa profession… et il recevait l’ordre de retourner à sa place.

À peine laissa-t-on à six ou sept accusés le temps de dire qu’ils étaient absolument étrangers à la conspiration, qu’on leur avait mis la main au collet le 5, en plein jour, pendant qu’ils s’entretenaient paisiblement sur la grande route… Ils demandaient à fournir la preuve matérielle de ce qu’ils avançaient… ils invoquaient le témoignage des soldats qui les avaient arrêtés…

M. d’Escorval, dont la cause se trouvait disjointe, ne fut pas appelé. Il devait être interrogé le dernier.

— Maintenant la parole est aux défenseurs, dit le duc de Sairmeuse, mais abrégeons, abrégeons !… Il est déjà midi.

Alors commença une scène inouïe, honteuse, révoltante. À chaque moment, le duc interrompait les avocats, leur ordonnait de se taire, les interpellait ou les raillait…

— C’est chose incroyable, disait-il, de voir défendre de pareils scélérats…

Ou encore :

— Allez, vous devriez rougir de vous constituer les défenseurs de ces misérables !

Les avocats tinrent ferme, encore qu’ils sentissent l’inanité de leurs efforts. Mais que pouvaient-ils ?… La défense de ces vingt-neuf accusés ne dura pas une heure et demie…

Enfin la dernière parole fut prononcée, le duc de Sairmeuse respira bruyamment, et d’un ton qui trahissait la joie la plus cruelle :

— Accusé Escorval, levez-vous.

Interpellé, le baron se leva, digne, impassible…

Des sensations qui l’agitaient, et elles devaient être terribles, rien ne paraissait sur son noble visage.

Il avait réprimé jusqu’au sourire de dédain que faisait monter à ses lèvres la misérable affectation du duc à ne lui point donner le titre qui lui appartenait.

Mais en même temps que lui, Chanlouineau s’était dressé, vibrant d’indignation, rouge comme si la colère eût charrié à sa face tout le sang généreux de ses veines.

— Restez assis !… commanda le duc, ou je vous fais expulser…

Lui déclara qu’il voulait parler : il avait quelque chose à dire, des observations à ajouter à la plaidoirie des avocats…

Alors, sur un signe, deux grenadiers approchèrent, qui appuyèrent leurs mains sur les épaules du robuste paysan. Il se laissa retomber sur son banc, comme s’il eût cédé à une force supérieure, lui qui eût étouffé aisément ces deux soldats, rien qu’en les serrant entre ses bras de fer.

On l’eût dit furieux ; intérieurement il était ravi. Le but qu’il se proposait, il l’avait atteint. Ses yeux avaient rencontré les yeux de l’abbé Midon, et dans un rapide regard, inaperçu de tous, il avait pu lui dire :

— Quoi qu’il advienne, veillez sur Maurice, contenez-le… qu’il ne compromette pas, par quelque éclat, le dessein que je poursuis !…

La recommandation n’était pas inutile.

La figure de Maurice était bouleversée comme son âme ; il étouffait, il n’y voyait plus, il sentait s’égarer sa raison.

— Où donc est le sang-froid que vous m’avez promis !… murmura le prêtre.

Cela ne fut pas remarqué. L’attention, dans cette grande salle lugubre, était intense, palpitante… Si profond était le silence qu’on entendait le pas monotone des sentinelles de faction autour de la chapelle.

Chacun sentait instinctivement que le moment décisif était venu, pour lequel le tribunal avait ménagé et réservé tous ses efforts.

Condamner de pauvres paysans dont nul ne prendrait souci… la belle affaire !… Mais frapper un homme illustre, qui avait été le conseiller et l’ami fidèle de l’Empereur… Quelle gloire et quel espoir pour des ambitions ardentes, altérées de récompenses.

L’instinct de l’auditoire avait raison. S’ils jugeaient sans enquête préalable des conjurés obscurs, les commissaires avaient poursuivi contre M. d’Escorval une information relativement complète.

Grâce à l’activité du marquis de Courtomieu, on avait réuni sept chefs d’accusation, dont le moins grave entraînait la peine de mort.

— Lequel de vous, demanda M. de Sairmeuse aux avocats, consentira à détendre ce grand coupable ?…

— Moi !… répondirent ensemble ces trois hommes.

— Prenez garde, fit le duc avec un mauvais sourire, la tâche est… lourde.

Lourde !… Il eût mieux fait de dire dangereuse. Il eût pu dire que le défenseur risquait sa carrière, à coup sûr… le repos de sa vie et sa liberté, vraisemblablement… sa tête, peut-être…

Mais il le donnait à entendre, et tout le monde le savait.

— Notre profession a ses exigences, dit noblement le plus âgé des avocats.

Et tous trois, courageusement, ils allèrent prendre place près du baron d’Escorval, vengeant ainsi l’honneur de leur robe, qui venait d’être misérablement compromis dans une ville de cent mille âmes, où deux pures et innocentes victimes de réactions furieuses, n’avaient pu, ô honte ! trouver un défenseur.

— Accusé, reprit M. de Sairmeuse, dites-nous votre nom, vos prénoms, votre profession ?

— Louis-Guillaume, baron d’Escorval, commandeur de l’ordre de la Légion d’honneur, ancien conseiller d’État du gouvernement de l’empereur.

— Ainsi, vous avouez de honteux services, vous confessez…

— Pardon, monsieur !… Je me fais gloire d’avoir servi mon pays et de lui avoir été utile dans la mesure de mes forces…

D’un geste furibond le duc l’interrompit :

— C’est bien !… fit-il, messieurs les commissaires apprécieront… C’est sans doute pour reconquérir ce poste de conseiller d’État que vous avez conspiré contre un prince magnanime avec ce vil ramassis de misérables !…

— Ces paysans ne sont pas des misérables, monsieur, mais bien des hommes égarés. Ensuite, vous savez, oui, vous savez aussi bien que moi que je n’ai pas conspiré.

— On vous a arrêté les armes à la main dans les rangs des rebelles !…

— Je n’avais pas d’armes, monsieur, vous ne l’ignorez pas… et si j’étais parmi les révoltés, c’est que j’espérais les décider à abandonner une entreprise insensée !…

— Vous mentez !…

Le baron d’Escorval pâlit sous l’insulte et ne répondit pas.

Mais il y eut un homme dans l’auditoire, qui ne put supporter l’horrible, l’abominable injustice, qui fut emporté hors de soi… Et celui-là, ce fut l’abbé Midon, qui, l’instant d’avant, recommandait le calme à Maurice.

Il quitta brusquement sa place, se courba pour passer sous les cordes à fourrage qui barraient l’enceinte réservée, et s’avança au pied de l’estrade.

— M. le baron d’Escorval dit vrai, prononça-t-il d’une voix éclatante, les trois cents prisonniers de la citadelle l’attesteront, les accusés en feront serment la tête sur le billot… Et moi qui l’accompagnais, qui marchais à ses côtés, moi prêtre, je jure devant Dieu qui vous jugera l’un et l’autre, monsieur de Sairmeuse, je jure que tout ce qu’il était humainement possible de faire pour arrêter le mouvement, nous l’avons fait !…

Le duc écoutait d’un air à la fois ironique et méchant.

— On ne me trompait donc pas, dit-il, quand on m’affirmait que la rébellion avait un aumônier !… Allez, monsieur le curé, vous devriez rentrer sous terre de honte. Vous, un prêtre, mêlé à ces coquins, à ces ennemis de notre bon roi et de notre sainte religion !… Et ne niez pas… Vos traits contractés, vos yeux rougis, le désordre de vos vêtements souillés de poussière et de boue, tout trahit votre conduite coupable !… Faut-il donc que ce soit moi, un soldat, qui vous rappelle à la pudeur, au respect de votre caractère sacré !… Taisez-vous, monsieur, éloignez-vous !…

Les avocats se levèrent vivement.

— Nous demandons, s’écrièrent-ils, que ce témoin soit entendu, il doit l’être… Les commissions militaires ne sont pas au-dessus des lois qui régissent les tribunaux ordinaires.

— Si je ne dis pas la vérité, reprit l’abbé Midon, avec une animation extraordinaire, je suis donc un faux témoin, pis encore, un complice… Votre devoir en ce cas est de me faire arrêter…

La physionomie du duc de Sairmeuse exprimait une hypocrite compassion.

— Non, monsieur le curé, dit-il ; non, je ne vous ferai pas arrêter… Je saurai éviter le scandale que vous recherchez… Nous aurons pour l’habit les égards que l’homme ne mérite pas… Une dernière fois, retirez-vous, sinon je me verrai contraint d’employer la force !…

À quoi eût abouti une résistance plus longue ?… À rien. L’abbé, plus blanc que le plâtre des murs, désespéré, les yeux pleins de larmes, regagna sa place près de Maurice.

Les avocats, pendant ce temps, protestaient avec une énergie croissante… Mais le duc, à grand renfort de coups de poing sur la table, finit par les réduire au silence.

— Ah ! vous voulez des dépositions ! s’écria-t-il. Eh bien ! vous en aurez. Soldats, introduisez le premier témoin.

Un mouvement se fit parmi les grenadiers de garde, et presque aussitôt parut Chupin, qui s’avança d’un air délibéré.

Mais sa contenance mentait ; un observateur l’eût vu à ses yeux, dont l’inquiète mobilité trahissait ses terreurs.

Même, il eut dans la voix un tremblement très-appréciable, quand, la main levée, il jura sur son âme et conscience de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

— Que savez-vous de l’accusé Escorval ? demanda le duc.

— Il faisait partie du complot qui a éclaté dans la nuit du 4 au 5.

— En êtes-vous bien sûr ?

— J’ai des preuves.

— Soumettez-les à l’appréciation de la commission.

Le vieux maraudeur se rassurait.

— D’abord, répondit-il, c’est chez M. d’Escorval que M. Lacheneur a couru après qu’il a eu restitué, bien malgré lui, à M. le duc, le château des ancêtres de M. le duc… M. Lacheneur y a rencontré Chanlouineau, et de ce jour-là date le plan de la conjuration.

— J’étais l’ami de Lacheneur, il était naturel qu’il vînt me demander des consolations après un grand malheur.

M. de Sairmeuse se retourna vers ses collègues.

— Vous entendez ! fit-il. Le sieur Escorval appelle un grand malheur la restitution d’un dépôt !… Continuez, témoin.

— En second lieu, reprit Chupin, l’accusé était toujours fourré chez M. Lacheneur…

— C’est faux, interrompit le baron, je n’y suis allé qu’une fois, et encore, ce jour-là, l’ai-je conjuré de renoncer…

Il s’arrêta, comprenant trop tard la terrible portée de ce qu’il disait. Mais ayant commencé, il ne voulut pas reculer, et il ajouta :

— Je l’ai conjuré de renoncer à ses projets de soulèvement.

— Ah !… vous les connaissiez donc, ces projets impies ?

— Je les soupçonnais…

La non révélation d’un complot, c’était l’échafaud… Le baron d’Escorval venait, pour ainsi dire, de signer son arrêt de mort.

Étrange caprice de la destinée !… Il était innocent, et cependant, en l’état de la procédure, il était le seul de tous les accusés qu’un tribunal régulier eût pu condamner légalement, un texte sous les yeux.

Maurice et l’abbé Midon étaient atterrés de cet abandon de soi, mais Chanlouineau, qui s’était retourné vers eux, avait encore aux lèvres son sourire de confiance.

Qu’espérait-il donc, alors que tout espoir paraissait absolument perdu ?…

Mais la commission, elle, triomphait sans vergogne, et M. de Sairmeuse laissait éclater une joie indécente.

— Eh bien ! Messieurs !… dit-il aux avocats d’un ton goguenard.

Les défenseurs dissimulaient mal leur découragement, mais ils n’en essayaient pas moins de contester la valeur de la déclaration de leur client. Il avait dit qu’il soupçonnait le complot, et non qu’il le connaissait… Ce n’était pas la même chose…

— Dites tout de suite que vous voulez des charges plus accablantes encore, interrompit le duc de Sairmeuse. Soit !… On va vous en produire. Continuez votre déposition, témoin…

Le vieux maraudeur hocha la tête d’un air capable.

— L’accusé, reprit-il, assistait à tous les conciliabules qui se tenaient chez Lacheneur, et la preuve en est plus claire que le jour… Ayant à traverser l’Oiselle pour se rendre à la Rèche, et craignant que le passeur ne remarquât ses voyages nocturnes, le baron a fait, juste à cette époque, raccommoder un vieux canot dont il ne se servait pas depuis des années…

— En effet !… voilà une circonstance frappante ! Accusé Escorval, reconnaissez-vous avoir fait réparer votre bateau ?…

— Oui !… mais non avec le dessein que dit cet homme.

— Dans quel but alors ?…

Le baron garda le silence. N’était-ce pas sur les instances de Maurice que le canot avait été remis en état !

— Enfin, continua Chupin, quand Lacheneur a mis le feu à sa maison pour donner le signal du soulèvement, l’accusé était près de lui…

— Pour le coup, s’écria le duc, voilà qui est concluant…

— J’étais à la Rèche, en effet, interrompit le baron, mais c’était, je vous l’ai déjà dit, avec la ferme volonté d’empêcher le mouvement.

M. de Sairmeuse eut un petit ricanement dédaigneux.

— Messieurs les commissaires, prononça-t-il avec emphase, peuvent voir que l’accusé n’a même pas le courage de sa scélératesse… Mais je vais le confondre. Qu’avez-vous fait, accusé, quand les insurgés ont quitté la lande de la Rèche ?

— Je suis rentré chez moi en toute hâte, j’ai pris un cheval et je me suis rendu au carrefour de la Croix-d’Arcy.

— Vous saviez donc que c’était l’endroit désigné pour le rendez-vous général ?

— Lacheneur venait de me l’apprendre.

— Si j’admettais votre version, je vous dirais que votre devoir était d’accourir à Montaignac prévenir l’autorité… Mais vous n’avez pas agi comme vous dites… Vous n’avez pas quitté Lacheneur, vous l’avez accompagné.

— Non, monsieur, non !…

— Et si je vous le prouvais d’une façon indiscutable ?…

— Impossible, monsieur, puisque cela n’est pas.

À la sinistre satisfaction qui éclairait le visage de M. de Sairmeuse, l’abbé Midon comprit que ce juge inique devait avoir entre les mains une arme inattendue et terrible, et que le baron d’Escorval allait être écrasé sous quelqu’une de ces coïncidences fatales qui expliquent sans les justifier toutes les erreurs judiciaires…

Sur un signe du commissaire rapporteur, le marquis de Courtomieu avait quitté sa place et s’était avancé jusqu’à l’estrade.

— Je vous prie, monsieur le marquis, lui dit le duc, de vouloir bien donner à la commission lecture de la déposition écrite et signée de Mlle  votre fille.

Cet effet d’audience devait avoir été préparé. M. de Courtomieu chaussa ses lunettes, tira de sa poche un papier qu’il déplia, et au milieu d’un silence de mort, il lut :

« Moi, Blanche de Courtomieu, soussignée, après avoir juré sur mon âme et conscience de dire la vérité, je déclare :

Dans la soirée du 4 février dernier, entre dix et onze heures, suivant en voiture la route qui conduit de Sairmeuse à Montaignac, j’ai été assaillie par une horde de brigands armés. Pendant qu’ils délibéraient pour savoir s’ils devaient s’emparer de ma personne et piller ma voiture, j’ai entendu l’un d’eux s’écrier en parlant de moi : « Il faut qu’elle descende, n’est-ce pas M. d’Escorval ? » Je crois que le brigand qui a prononcé ces paroles est un homme du pays nommé Chanlouineau, mais je n’oserais l’affirmer. »

Un cri terrible, suivi de gémissements inarticulés, interrompit le marquis.

Le supplice enduré par Maurice était trop grand pour ses forces et pour sa raison. Il venait de s’élancer vers le tribunal pour crier : « C’est à moi que s’adressait Chanlouineau, seul je suis coupable, mon père est innocent !… »

L’abbé Midon, par bonheur, eut la présence d’esprit de se jeter devant lui et d’appliquer sa main sur sa bouche…

Mais le prêtre n’eût pu contenir ce malheureux jeune homme sans les officiers à demi-solde placés près de lui.

Devinant tout peut-être, ils entourèrent Maurice, l’enlevèrent et le portèrent dehors, bien qu’il se débattit avec une énergie extraordinaire.

Tout cela ne prit pas dix secondes.

— Qu’est-ce ? fit le duc, en promenant sur l’auditoire un regard irrité.

Personne ne souffla mot.

— Au moindre bruit je fais évacuer la salle, ajouta M. de Sairmeuse. Et vous, accusé, qu’avez-vous à dire pour votre justification, après l’accablant témoignage de Mlle de Courtomieu ?

— Rien ! murmura le baron.

— Ainsi, vous avouez ?…

Une fois dehors, l’abbé Midon avait confié Maurice à trois officiers à demi-solde qui s’étaient engagés, sur l’honneur, à le conduire, à le porter au besoin à l’hôtel, et à l’y retenir de gré ou de force.

Rassuré de ce côté, le prêtre rentra dans la salle juste à temps pour voir le baron se rasseoir sans répondre, indiquant ainsi qu’il renonçait à disputer plus longtemps sa tête.

Que dire, en effet !… se défendre, n’était-ce pas risquer de trahir son fils, le livrer quand déjà lui-même, quoi qu’il advînt, ne pouvait plus être sauvé…

Jusqu’alors, il n’était personne dans l’auditoire qui ne crût à l’innocence absolue du baron. Etait-il donc coupable ?… Sa résignation devait le faire croire ; quelques-uns le crurent.

Mais les membres de la commission, qui avaient aperçu le mouvement de Maurice, ne pouvaient pas ne pas soupçonner la vérité. Ils se turent cependant.

Toutes les affaires de ce genre ont des côtés sombres et mystérieux que n’éclairent jamais les débats publics.

Si les accusés se tiennent bien, les accusateurs semblent redouter d’aller jusqu’au fond des choses, ne sachant ce qu’ils y trouveront.

Conseillé par le marquis de Courtomieu, inquiet du rôle de son fils, le duc de Sairmeuse devait tenir à circonscrire l’accusation. Il n’avait pas fait arrêter l’abbé Midon, il était bien résolu à ne pas inquiéter Maurice tant qu’il n’y serait pas contraint.

Le baron d’Escorval semblait se reconnaître coupable ; n’était-ce pas une assez belle victoire pour le duc de Sairmeuse !…

Il se retourna vers les avocats, et d’un air dédaigneux et ennuyé :

— Maintenant, leur dit-il, parlez, puisqu’il le faut absolument, mais pas de phrases !… Nous devrions avoir fini depuis une heure.

Le plus âgé des avocats se leva, frémissant d’indignation, prêt à tout braver pour dire sa pensée ; mais le baron l’arrêta.

— N’essayez pas de me défendre, monsieur, prononça-t-il froidement… ce serait inutile !… Je n’ai qu’un mot à dire à mes juges : qu’ils se souviennent de ce qu’écrivait au roi le noble et généreux maréchal Moncey : l’échafaud ne fait pas d’amis !

Ce souvenir n’était pas de nature à émouvoir beaucoup la commission. Le maréchal, pour cette phrase, avait été « destitué » et condamné à trois mois de prison…

Cependant, les avocats ne prenant pas la parole, le duc de Sairmeuse résuma les débats et la commission se retira pour délibérer.

M. d’Escorval restait pour ainsi dire avec ses défenseurs. Il leur serra affectueusement la main, et en termes qui attestaient la liberté de son esprit, il les remercia de leur dévouement et de leur courage.

Ces hommes de cœur pleuraient…

Alors, le baron attira vers lui le plus âgé, et rapidement, tout bas, d’une voix émue :

— J’ai, monsieur, lui dit-il, un dernier service à vous demander… Tout à l’heure, quand la sentence de mort aura été prononcée, rendez-vous près de mon fils… Vous lui direz que son père mourant lui ordonne de vivre… il vous comprendra. Dites-lui bien que c’est ma dernière volonté : Qu’il vive… pour sa mère !…

Il se tut, la commission rentrait…

Des trente accusés, neuf, déclarés non coupables, étaient relâchés…

Les vingt-et-un autres, et M. d’Escorval et Chanlouineau étaient de ce nombre, étaient condamnés à mort !…

Chanlouineau souriait toujours !…