Monsieur Lecoq/Partie 2/Chapitre 29
XXIX
La perspective de s’emparer de Lacheneur, le chef du mouvement,
émoustillait si fort M. le marquis de Courtomieu, qu’il n’avait pas
quitté la citadelle, encore que l’heure de son dîner eût sonné.
Posté à l’entrée de l’obscur corridor qui conduisait au cachot de Chanlouineau, il guettait la sortie de Marie-Anne. En la voyant passer aux dernières clartés du jour, rapide et toute vibrante d’énergie, il douta de la sincérité du soi-disant révélateur.
— Ce misérable paysan se serait-il joué de moi !… pensa-t-il.
Si aigu fut le soupçon, qu’il s’élança sur les traces de la jeune fille, résolu à l’interroger, à lui arracher la vérité, à la faire arrêter au besoin.
Mais il n’avait plus son agilité de vingt ans. Quand il arriva au poste de la citadelle, le factionnaire lui répondit que Mlle Lacheneur venait de passer le pont-levis. Il le franchit lui-même, regarda de tous côtés, n’aperçut personne et rentra furieux.
— Allons toujours visiter Chanlouineau, se dit-il ; demain, il fera jour pour mander cette péronnelle et la questionner.
Cette « péronnelle, » ainsi que le disait le noble marquis, remontait alors la longue rue mal pavée qui mène à l’Hôtel de France.
Insoucieuse de soi et de la curiosité des rares passants, uniquement préoccupée d’abréger des angoisses mortelles.
Avec quelles palpitations devaient attendre son retour Mme d’Escorval et Maurice, l’abbé Midon et les officiers à demi-solde eux-mêmes !…
— Tout n’est peut-être pas perdu !… s’écria-t-elle en entrant.
— Mon Dieu ! murmura la baronne, vous avez donc entendu mes prières !…
Mais saisie aussitôt d’une appréhension terrible, elle ajouta :
— Ne me trompez-vous pas ?… Ne cherchez-vous pas à m’abuser d’irréalisables espérances ?… Ce serait une pitié cruelle !…
— Je ne vous trompe pas, madame !… Chanlouineau vient de me confier une arme qui, je l’espère, mettra M. de Sairmeuse à notre absolue discrétion… Il est tout-puissant à Montaignac ; le seul homme qui pourrait traverser ses desseins, M. de Courtomieu, est son ami… Je crois que M. d’Escorval peut être sauvé.
— Parlez !… s’écria Maurice. Que faut-il faire ?…
— Prier et attendre, Maurice. Je dois agir seule. Mais soyez sûr que tout ce qui est humainement possible je le ferai, moi, la cause unique de vos malheurs, moi que vous devriez maudire…
Tout entière à la tâche qu’elle s’était imposée, Marie-Anne ne remarquait pas un étranger survenu pendant son absence, un vieux paysan à cheveux blancs.
L’abbé Midon le lui montra.
— Voici un courageux ami, lui dit-il, qui depuis ce matin vous demande et vous cherche partout, pour vous donner des nouvelles de votre père.
Le saisissement de Marie-Anne fut tel qu’à peine on distingua les remercîments qu’elle balbutia.
— Oh ! il n’y a pas à me remercier, fit le brave paysan. Je me suis dit comme ça : « Elle doit être terriblement inquiète, la pauvre fille, il s’agit de la tirer de peine, » et je suis venu. C’est pour vous dire que M. Lacheneur se porte bien, sauf une blessure à la jambe qui le fait beaucoup souffrir, mais qui sera guérie en moins de trois semaines. Mon gendre qui chassait hier, dans la montagne, l’a rencontré près de la frontière en compagnie de deux des conjurés… Maintenant ils doivent être en Piémont, à l’abri des gendarmes…
— Espérons, fit l’abbé Midon, que nous saurons bientôt ce qu’est devenu Jean.
— Je le sais, monsieur le curé, répondit Marie-Anne, mon frère a été grièvement blessé et de braves gens l’ont recueilli.
Elle baissa la tête, près de défaillir sous le fardeau de ses tristesses ; mais bientôt, se redressant :
— Que fais-je !… s’écria-t-elle. Ai-je le droit de penser aux miens quand de ma promptitude et de mon courage dépend la vie d’un innocent follement compromis par eux !…
Maurice, l’abbé Midon et les officiers à demi-solde, entouraient la vaillante jeune fille.
Encore voulaient-ils savoir ce qu’elle allait tenter, et si elle ne courait pas au-devant d’un danger inutile.
Elle refusa de répondre aux plus pressantes questions. On voulait au moins l’accompagner ou la suivre de loin, elle déclara qu’elle irait seule…
— Avant deux heures je serai revenue et nous serons fixés, dit-elle en s’élançant dehors…
Obtenir une audience de M. le duc de Sairmeuse était certes difficile ; Maurice et l’abbé Midon ne l’avaient que trop éprouvé l’avant-veille. Assiégé par des familles éplorées, il se scélait, craignant peut-être de faiblir.
Marie-Anne savait cela, mais elle ne s’en inquiétait pas. Chanlouineau lui avait donné un mot — celui dont il s’était servi — qui, aux époques néfastes, ouvre les portes les plus sévèrement et les plus obstinément fermées.
Dans le vestibule de la maison du duc de Sairmeuse, trois ou quatre valets flânaient et causaient.
— Je suis la fille de M. Lacheneur, leur dit Marie-Anne, il faut que je parle à M. le duc, à l’instant même, au sujet de la conspiration…
— M. le duc est absent.
— Je viens pour des révélations.
L’attitude des domestiques changea brusquement.
— En ce cas, suivez-moi, mademoiselle, dit un valet de pied.
Elle le suivit le long de l’escalier et à travers deux ou trois pièces. Enfin, il ouvrit la porte d’un salon, en disant : « Entrez. » Elle entra…
Ce n’était pas le duc de Sairmeuse qui était dans le salon, mais son fils, Martial.
Étendu sur un canapé, il lisait un journal, à la lueur des six bougies d’un candélabre.
A la vue de Marie-Anne, il se dressa tout d’une pièce, plus pâle et plus troublé que si la porte eût livré passage à un spectre. — Vous !… bégaya-t-il.
Mais il maîtrisa vite son émotion, et en une seconde son esprit alerte eut parcouru tous les possibles.
— Lacheneur est arrêté ! s’écria-t-il. Et vous, sachant quel sort lui réserve la commission militaire, vous vous êtes souvenue de moi. Merci, chère Marie-Anne, merci de votre confiance… je ne la tromperai pas. Que votre cœur se rassure. Nous sauverons votre père, je vous le promets, je vous le jure… Comment ? je ne le sais pas encore… Qu’importe !… Il faudra bien que je le sauve, je le veux !…
Il s’exprimait avec l’accent de la passion la plus vive, laissant déborder la joie qu’il ressentait, sans songer à ce qu’elle avait d’insultant et de cruel.
— Mon père n’est pas arrêté, dit froidement Marie-Anne…
— Alors, fit Martial, d’une voix hésitante, c’est donc… Jean qui est… prisonnier ?
— Mon frère est en sûreté, et il échappera à toutes les recherches s’il survit à ses blessures…
De blême qu’il était, le marquis de Sairmeuse devint rouge comme le feu. Au ton de Marie-Anne, il comprit qu’elle connaissait le duel. Il n’essaya pas de nier, il voulut se disculper :
— C’est Jean qui m’a provoqué, dit-il. Je ne voulais pas… je n’ai fait que défendre ma vie, dans un combat loyal, à armes égales…
Marie-Anne l’interrompit.
— Je ne vous reproche rien, monsieur le marquis, prononça-t-elle.
— Eh bien !… moi, je suis plus sévère que vous… Jean a eu raison de me provoquer, il avait deviné mes espérances… Oui, je m’étais dit que vous seriez ma maîtresse… C’est que je ne vous connaissais pas, Marie-Anne… Je vous croyais comme toutes les autres, vous si chaste et si pure !…
Il cherchait à lui prendre les mains, elle le repoussa avec horreur et éclata en sanglots.
Après tant de coups qui la frappaient sans relâche, celui-ci, le dernier, était le plus terrible et le plus douloureux.
Quelle épouvantable humiliation que cette louange passionnée, et quelle honte ! Ah ! maintenant la mesure était comble. « Chaste et pure, » disait-il. Amère dérision !… Le matin même, elle avait cru sentir son enfant tressaillir dans son sein.
Mais Martial devait se méprendre à la signification du geste de cette infortunée.
— Oh ! je comprends votre indignation, reprit-il, avec une exaltation croissante. Mais si je vous ai dit l’injure, c’est que je veux vous offrir la réparation… J’ai été un fou, un misérable vaniteux, car je vous aime, je n’aime et je ne puis aimer que vous. Je suis marquis de Sairmeuse, j’ai des millions. Marie-Anne, voulez-vous être ma femme ?…
Marie-Anne écoutait, éperdue de stupeur…
Le vertige, à la fin, s’emparait d’elle, et il lui semblait que sa raison vacillait au souffle furieux de toutes ces passions.
Tout à l’heure, c’était Chanlouineau qui, du fond de son cachot, lui criait qu’il mourait pour elle… C’était Martial, maintenant, qui prétendait lui sacrifier ses ambitions et son avenir.
Et le pauvre paysan condamné à mort et le fils du tout-puissant duc de Sairmeuse, enflammés d’un délire semblable, arrivaient pour le traduire, à des expressions pareilles.
Martial, cependant, s’était arrêté. Tout enfiévré d’espérances, il attendait une réponse, un mot, un signe… Mais Marie-Anne demeurait muette, immobile et glacée…
— Vous vous taisez ! reprit-il avec une véhémence nouvelle. Douteriez-vous de ma sincérité ? Non, c’est impossible ! Pourquoi donc ce silence ?… Auriez-vous peur de l’opposition de mon père ?… Je saurai lui arracher son consentement. Que nous importe d’ailleurs sa volonté ! Ai-je besoin de lui ?… Ne suis-je pas mon maître ? ne suis-je pas riche, immensément riche !… Je ne serais qu’un misérable sot, si j’hésitais entre des préjugés stupides et le bonheur de ma vie…
Il s’efforçait, évidemment, de prévoir toutes les objections, afin de les combattre et de les détruire…
— Est-ce votre famille, qui vous inquiète ? continuait-il. Votre père et votre frère sont poursuivis et la France leur est fermée… Eh bien ! nous quitterons la France et ils viendront vivre près de nous. Jean ne m’en voudra plus, quand vous serez ma femme… Nous nous fixerons en Angleterre ou en Italie… Maintenant, oui, je bénis ma fortune, qui me permettra de vous créer une existence enchantée. Je vous aime… je saurai bien, à force de tendresses, vous faire oublier toutes les amertumes du passé !…
Marie-Anne connaissait assez le marquis de Sairmeuse pour bien comprendre tout ce que révélaient de passion ses propositions inouïes…
Mais pour cela, précisément, elle hésitait à lui dire qu’il avait inutilement dompté les révoltes de son orgueil.
Elle se demandait avec épouvante à quelles extrémités le porteraient les rages de son amour-propre offensé et si elle n’allait pas trouver en lui un ennemi qui ferait échouer toutes ses tentatives.
— Vous ne répondez pas ?… interrogea Martial dont l’anxiété était visible.
Elle sentait bien qu’il fallait répondre, en effet, parler, dire quelque chose, mais elle ne pouvait desserrer les lèvres…
— Je ne suis qu’une pauvre fille, monsieur le marquis, murmura-t-elle enfin… Je vous préparerais, si j’acceptais, des regrets éternels !…
— Jamais !…
— D’ailleurs, vous avez perdu le droit de disposer de vous-même. Vous avez donné votre parole. Mlle Blanche de Courtomieu est votre fiancée…
— Ah !… dites un mot, un seul, et ces engagements que je déteste sont rompus.
Elle se tut. Il était clair que son parti était pris irrévocablement et qu’elle refusait.
— Vous me haïssez donc ? fit tristement Martial.
S’il lui eût été permis de dire toute la vérité, Marie-Anne eût répondu : « Oui. » Le marquis de Sairmeuse lui inspirait une aversion presque insurmontable.
— Je ne m’appartiens pas plus que vous ne vous appartenez, monsieur, prononça-t-elle.
Un éclair de haine, aussitôt éteint, brilla dans l’œil de Martial.
— Toujours Maurice !… dit-il.
— Toujours.
Elle s’attendait à une explosion de colère, il resta calme.
— Allons, reprit-il avec un sourire contraint, il faut que je me rende à l’évidence !… Il faut que je reconnaisse et que j’avoue que vous m’avez fait jouer, à la Rèche, un personnage affreusement ridicule… Jusqu’ici je doutais.
La pauvre fille baissa la tête, rouge de honte jusqu’à la racine des cheveux, mais elle n’essaya pas de nier.
— Je n’étais pas maîtresse de ma volonté, balbutia-t-elle, mon père commandait et menaçait, j’obéissais…
— Peu importe, interrompit-il, votre rôle n’a pas été celui d’une jeune fille…
Ce fut son seul reproche, et encore il le regretta ; soit qu’il crût de sa dignité de ne pas laisser deviner la blessure saignante de son orgueil, soit que véritablement — ainsi qu’il le déclarait plus tard — il ne put prendre sur lui d’en vouloir à Marie-Anne.
— Maintenant, reprit-il, je m’explique votre présence ici. Vous venez demander la grâce de M. d’Escorval.
— Grâce ! non ; mais justice ? Le baron est innocent…
Martial se rapprocha de Marie-Anne, et baissant la voix : — Si le père est innocent, murmura-t-il, c’est donc le fils qui est coupable !…
Elle recula terrifiée. Il tenait le secret que les juges n’avaient pas su ou n’avaient pas voulu pénétrer. Mais lui, voyant son angoisse, en eut pitié.
— Raison de plus, dit-il, pour essayer de sauver le baron !… Son sang versé sur l’échafaud creuserait entre Maurice et vous un abîme que rien ne comblerait… Je joindrai mes efforts aux vôtres…
Rouge, embarrassée, Marie-Anne n’osa pas remercier Martial. Comment allait-elle reconnaître sa générosité ? En le calomniant odieusement. Ah ! mille fois, elle eût préférer affronter sa colère.
Sans nul doute, il allait donner d’utiles indications, quand un valet ouvrit la porte du salon, et M. le duc de Sairmeuse, toujours en grand uniforme, entra.
— Par ma foi !… s’écria-t-il dès le seuil, il faut avouer que ce Chupin est un limier incomparable, grâce à lui…
Il s’interrompit brusquement, il venait de reconnaître Marie-Anne.
— La fille de ce coquin de Lacheneur !… fit-il, de l’air le plus surpris, que veut-elle ?
Le moment décisif était arrivé. La vie du baron allait dépendre de l’adresse et du courage de Marie-Anne. La conscience de sa terrible responsabilité lui rendit comme par magie tout son sang-froid et même quelque chose de plus.
— On m’a chargée de vous vendre une révélation, monsieur, dit-elle résolument.
Le duc l’examina curieusement, et c’est en riant du meilleur cœur qu’il se laissa tomber et s’étendit sur un canapé.
— Vendez, la belle, répondit-il, vendez !…
— Je ne puis traiter que si je suis seule avec vous, monsieur.
Sur un signe de son père, Martial se retira.
— Vous pouvez parler, maintenant… mam’selle, dit le duc.
Elle n’eut pas une seconde d’hésitation.
— Vous devez avoir lu, monsieur, commença-t-elle, la circulaire qui convoquait tous les conjurés !
— Certes !… j’en ai une douzaine d’exemplaires dans ma poche.
— Par qui pensez-vous qu’elle a été rédigée ?
— Par le sieur Escorval, évidemment, ou par votre père…
— Vous vous trompez, monsieur, cette lettre est l’œuvre du marquis de Sairmeuse, votre fils…
Le duc de Sairmeuse se dressa, l’œil flamboyant, plus rouge que son pantalon garance.
— Jarnibleu !… s’écria-t-il, je vous engage, la fille, à brider votre langue !…
— La preuve existe de ce que j’avance !…
— Silence, coquine ! sinon…
— La personne qui m’envoie, monsieur le duc, possède le brouillon de cette circulaire, écrit en entier de la main de M. Martial, et je dois vous dire…
Elle n’acheva pas. Le duc bondit jusqu’à la porte et d’une voix de tonnerre appela son fils.
Dès que Martial rentra.
— Répétez, dit le duc à Marie-Anne, répétez devant mon fils ce que vous venez de me dire.
Audacieusement, le front haut, d’une voix ferme, Marie-Anne répéta.
Elle s’attendait, de la part du marquis, à des dénégations indignées, à des reproches cruels, à des explications violentes. Point. Il écoutait d’un air nonchalant et même elle croyait lire dans ses yeux comme un encouragement à poursuivre et des promesses de protection.
Dès que Marie-Anne eut achevé :
— Eh bien !… demanda violemment M. de Sairmeuse à son fils.
— Avant tout, répondit Martial d’un ton léger, je voudrais voir un peu cette fameuse circulaire.
Le duc lui en tendit un exemplaire.
— Tenez !… lisez !…
Martial n’y jeta qu’un regard, il éclata de rire et s’écria :
— Bien joué !…
— Que dites-vous ?…
— Je dis que Chanlouineau est un rusé compère… Qui diable ! jamais se serait attendu à tant d’astuce, en voyant la face honnête de ce gros gars… Fiez-vous donc après à la mine des gens !…
De sa vie, le duc de Sairmeuse n’avait été soumis à une épreuve si rude.
— Chanlouineau ne mentait donc pas, dit-il à son fils d’une voix étranglée, vous étiez donc un des instigateurs de la rébellion…
La physionomie de Martial s’assombrit, et d’un ton de dédaigneuse hauteur :
— Voici quatre fois déjà, monsieur, fit-il, que vous m’adressez cette question, et quatre fois que je vous réponds : non. Cela devrait suffire. Si la fantaisie m’eût pris de me mêler de ce mouvement, je vous l’avouerais le plus ingénument du monde. Quelles raisons ai-je de me cacher de vous ?…
— Au fait !… interrompit furieusement le duc, au fait !…
— Eh bien !… répondit Martial, reprenant son ton léger, le fait est qu’un brouillon de cette circulaire existe, écrit de ma plus belle écriture sur une grande feuille de mauvais papier… Je me rappelle que cherchant l’expression juste j’ai raturé et surchargé plusieurs mots… Ai-je daté ce brouillon ? Je crois que oui, mais je n’en jurerais pas…
— Conciliez donc cela avec vos dénégations ? s’écria M. de Sairmeuse.
— Parfaitement !… Ne viens-je pas de vous dire que Chanlouineau s’était moqué de moi !…
Le duc ne savait plus que croire. Mais ce qui l’exaspérait plus que tout, c’était l’imperturbable tranquillité de son fils.
— Avouez donc plutôt, dit-il en montrant le poing à Marie-Anne, que vous vous êtes laissé engluer par votre maîtresse…
Mais cette injure, Martial ne voulut pas la tolérer.
— Mlle Lacheneur n’est pas ma maîtresse, déclara-t-il d’un ton impérieux jusqu’à la menace. Il est vrai qu’il ne tient qu’à elle d’être demain la marquise de Sairmeuse !… Laissons les récriminations, elles n’avanceront en rien nos affaires.
Une lueur de raison qui éclairait encore le cerveau de M. de Sairmeuse arrêta sur ses lèvres la plus outrageante réplique.
Tout frémissant de rage contenue, il arpenta trois ou quatre fois le salon ; puis revenant à Marie-Anne, qui restait à la même place, roide comme une statue :
— Voyons, la belle, commanda-t-il, donnez-moi ce brouillon.
— Je ne l’ai pas, monsieur.
— Où est-il ?
— Entre les mains d’une personne qui ne vous le rendra que sous certaines conditions.
— Quelle est cette personne ?
— C’est ce qu’il m’est défendu de vous dire.
Il y avait de l’admiration et de la jalousie, dans le regard que Martial attachait sur Marie-Anne.
Il était ébahi de son sang-froid et de sa présence d’esprit. Où donc puisait-elle cette audace virile, elle autrefois si craintive et qui pour un rien rougissait… Ah ! elle devait être bien puissante, la passion qui donnait à sa voix cette sonorité, cette flamme à ses yeux, tant de précision à ses réponses.
— Et si je n’acceptais pas les… conditions qu’on prétend m’imposer ? interrogea M. de Sairmeuse.
— On utiliserait le brouillon de la circulaire…
— Qu’entendez-vous par là ?…
— Je veux dire, monsieur, que demain, de bon matin, partirait pour Paris un homme de confiance, chargé de mettre ce document sous les yeux de divers personnages, connus pour n’être pas précisément de vos amis. Il le montrerait à M. Lainé, par exemple… ou à M. le duc de Richelieu, et, comme de juste, il leur en expliquerait la signification et la valeur… Cet écrit prouve-t-il, oui ou non, la complicité de M. le marquis de Sairmeuse ?… Avez-vous, oui ou non, osé juger et condamner à mort des infortunés qui n’étaient que les soldats de votre fils ?…
— Ah !… misérable !… interrompit le duc, scélérate, coquine, vipère…
Toutes les injures qui lui vinrent à la mémoire, il les égrena comme un chapelet. Il était hors de soi, il écumait, les yeux lui sortaient de la tête, il ne savait plus ce qu’il disait.
— Voilà, criait-il avec des gestes furibonds, voilà ce qu’il fallait craindre. Oui, j’ai des ennemis acharnés, oui, j’ai des envieux, qui donneraient leur petit doigt pour cette exécrable lettre… Ah ! s’ils la tenaient !… Ils obtiendraient une enquête… Et alors, adieu les récompenses éclatantes dues à mes services…
Qu’on nous envoie de Paris quelque coquin intéressé à notre perte, et il saura vite, marquis, vos relations avec Lacheneur… Il criera sur les toits que Chanlouineau en plein tribunal vous déclarait son complice et son chef… Il vous fera déshabiller par des médecins qui, voyant une cicatrice fraîche, vous demanderont où vous avez reçu une blessure et pourquoi vous l’avez cachée…
Après cela, de quoi ne m’accuserait-on pas ?… On dirait que j’ai brusqué la procédure pour étouffer les voix qui s’élevaient contre mon fils… Peut-être irait-on jusqu’à insinuer que je favorisais sous main le soulèvement… Je serais vilipendé dans tous les journaux !…
Et qui aurait, s’il vous plaît, renversé la fortune de notre maison quand j’allais la porter si haut ?… Vous seul, marquis…
Mais c’est ainsi… On se targue de diplomatie, de profondeur, de pénétration, on joue au Talleyrand et on se laisse jouer par le premier paysan venu…
On ne croit à rien, on doute de tout, on est froid, sceptique, dédaigneux, frondeur, railleur, usé, blasé… Mais qu’un cotillon paraisse, bssst !… On s’enflamme comme un séminariste et on est prêt à toutes les sottises… C’est à vous que je m’adresse, marquis… entendez-vous ?… parlez !… qu’avez-vous à dire ?…
Martial avait écouté d’un air froidement railleur, sans même essayer d’interrompre.
Il répondit lentement :
— Je pense, monsieur, que si Mlle Lacheneur avait quelques doutes sur la valeur du document qu’elle possède… elle ne les a plus.
Cette réponse devait tomber comme un seau d’eau glacée sur la colère du duc de Sairmeuse. Il vit et comprit sa folie, et tout épouvanté de ce qu’il venait de dire, il demeura stupide d’étonnement, bouche béante, les yeux écarquillés.
Sans daigner ajouter un mot, le marquis se retourna vers Marie-Anne.
— Voulez-vous nous dire, mademoiselle, demanda-t-il, ce qu’on exige de mon père en échange de cette lettre ?…
— La vie et la liberté du baron d’Escorval, monsieur.
Cela secoua le duc comme une décharge électrique.
— Ah !… s’écria-t-il, je savais bien qu’on me demanderait l’impossible !…
À son exaltation, un profond abattement succédait. Il se laissa tomber sur un fauteuil, et le front entre ses mains il se recueillit, cherchant évidemment un expédient.
— Pourquoi n’être pas venue me trouver avant le jugement, murmurait-il. Alors, je pouvais tout… Maintenant j’ai les mains liées. La commission a prononcé, il faut que le jugement s’exécute…
Il se leva, et du ton d’un homme résigné à tout :
— Décidément, fit-il, je risquerais à essayer seulement de sauver le baron — il lui rendait son titre, tant il était troublé — mille fois plus que je n’ai à craindre de mes ennemis. Ainsi, mademoiselle — il ne disait plus : « la belle » — vous pouvez utiliser votre… document.
Le duc se disposait à quitter le salon, Martial le retint d’un signe.
— Réfléchissons encore, dit-il, avant de jeter le manche après la cognée… Notre situation n’est pas sans précédents. Il y a quatre mois de cela, le comte de Lavalette venait d’être condamné à mort. Le roi souhaitait vivement faire grâce, mais son entourage, des ministres, les gens de la cour s’y opposaient de toutes leurs forces… Que fit le roi, qui était le maître, cependant ?… Il parut rester sourd à toutes les supplications, on dressa l’échafaud… et cependant Lavalette fut sauvé !… Et il n’y eut personne de compromis. Pourtant… un geôlier perdit sa place… il vit de ses rentes maintenant.
Marie-Anne devait saisir avidement l’idée si habilement présentée par Martial.
— Oui, s’écria-t-elle, le comte de Lavalette, protégé par une royale connivence, réussit à s’échapper…
La simplicité de l’expédient, l’autorité de l’exemple surtout, devaient frapper vivement le duc de Sairmeuse.
Il garda un moment le silence, et Marie-Anne qui l’observait crut voir peu à peu s’effacer les plis de son front.
— Une évasion, murmurait-il, c’est encore bien chanceux… Cependant, avec un peu d’adresse, si on était sûr du secret…
— Oh ! le secret sera religieusement gardé, monsieur le duc… interrompit Marie-Anne…
D’un coup d’œil, Martial lui recommanda le silence.
— On peut toujours, reprit-il, étudier l’expédient et calculer ses conséquences… cela n’engage à rien. Quand doit être exécuté le jugement ?
M. de Sairmeuse répondit :
— Demain.
Cette terrible réponse n’arracha pas un tressaillement à Marie-Anne. Les angoisses du duc lui avaient donné la mesure de ce qu’elle pouvait espérer et elle voyait que Martial embrassait franchement sa cause.
— Nous n’avons donc que la nuit devant nous, reprit le jeune marquis… Par bonheur il n’est que sept heures et demie, et jusqu’à dix heures mon père peut se montrer à la citadelle sans éveiller le moindre soupçon…
Il s’interrompit. Ses yeux, où éclatait la plus absolue confiance, se voilaient.
Il venait d’apercevoir une difficulté imprévue, et dans sa pensée presque insurmontable.
— Avons-nous des intelligences dans la citadelle ? murmura-t-il. Le concours d’un subalterne, d’un geôlier ou d’un soldat nous est indispensable.
Il se retourna vers son père, et brusquement :
— Avez-vous, lui demanda-t-il, un homme sur qui on puisse compter absolument ?
— J’ai trois ou quatre espions… on pourrait les tâter…
— Jamais ! le misérable qui trahit ses camarades pour quelques sous, nous trahirait pour quelques louis… Il nous faut un honnête homme, partageant les idées du baron d’Escorval… un ancien soldat de Napoléon, s’il est possible.
Il tomba dans une rêverie profonde, en proie évidemment aux pires perplexités…
— Qui veut agir doit se confier à quelqu’un, murmurait-il, et ici une indiscrétion perd tout !…
De même que Martial, Marie-Anne se torturait l’esprit, quand une inspiration qu’elle jugea divine lui vint.
— Je connais l’homme que vous demandez ! s’écria-t-elle.
— Vous !
— Oui, moi !… À la citadelle !…
— Prenez garde !… Songez bien qu’il nous faut un brave capable de se dévouer et de risquer beaucoup… Il est clair que l’évasion venant à être découverte, les instruments seraient sacrifiés.
— Celui dont je vous parle est tel que vous le voulez… Je réponds de lui.
— Et c’est un soldat ?…
— C’est un humble caporal… Mais par la noblesse de son cœur il est digne des plus hauts grades… Croyez-moi, monsieur le marquis, nous pouvons nous confier à lui sans crainte.
Si elle parlait ainsi, elle qui eût donné sa vie pour le salut du baron, c’est que sa certitude était complète, absolue.
Ainsi pensa Martial.
— Je m’adresserai donc à cet homme, fit-il, comment le nommez-vous ?
— Il s’appelle Bavois et il est caporal à la 1re compagnie des grenadiers de la légion de Montaignac.
— Bavois !… répéta Martial, comme pour se bien fixer ce nom dans la mémoire, Bavois !… Mon père trouvera bien quelque prétexte pour le faire appeler.
— Oh ! le prétexte est tout trouvé, monsieur le marquis. C’est ce brave soldat qui avait été laissé en observation à Escorval, après la visite domiciliaire…
— Tout va donc bien de ce côté, fit Martial, poursuivons…
Il s’était levé et il était allé s’adosser à la cheminée, se rapprochant ainsi de son père.
— Je suppose, monsieur, commença-t-il, que le baron d’Escorval a été séparé des autres condamnés…
— En effet… il est seul dans une chambre spacieuse et fort convenable.
— Où est-elle située, je vous prie ?
— Au second étage de la tour plate.
Mais Martial n’était pas aussi bien que son père au fait des êtres de la citadelle de Montaignac ; il fut un moment à chercher dans ses souvenirs.
— La tour plate, fit-il, n’est-ce pas cette tour si grosse qu’on aperçoit de si loin, et qui est construite à un endroit où le rocher est presque à pic ?
— Précisément.
À l’empressement que M. de Sairmeuse mettait à répondre, empressement bien loin de son caractère si fier, il était aisé de comprendre qu’il était prêt à tenter beaucoup pour la délivrance du condamné à mort.
— Comment est la fenêtre de la chambre du baron ? continua Martial.
— Assez grande… haute surtout… elle n’a pas d’abat-jour comme les fenêtres des cachots, mais elle est garnie de deux rangs de barres de fer croisées et scellées profondément dans le mur.
— Bast !… on vient aisément à bout d’une barre de fer avec une bonne lime… de quel côté ouvre cette fenêtre ?
— Elle donne sur la campagne.
— C’est-à-dire sur le précipice… Diable !… c’est une difficulté cela… il est vrai que d’un autre côté c’est un avantage. Place-t-on des factionnaires au pied de cette tour ?…
— Jamais… À quoi bon… Entre la maçonnerie et le rocher à pic, il n’y a pas la place de trois hommes de front… Les soldats, même en plein jour, ne se hasardent pas sur cette banquette qui n’a ni parapet, ni garde-fou.
Martial s’arrêta, cherchant s’il n’oubliait rien.
— Encore une question importante, reprit-il. À quelle hauteur est la fenêtre de la chambre de M. d’Escorval ?
— Elle est à quarante pieds environ de l’entablement…
— Bon !… Et de cet entablement au bas du rocher, combien y a-t-il ?
— Ma foi !… je ne sais pas trop… Une soixantaine de pieds au moins.
— Ah !… c’est haut !… c’est terriblement haut !… Le baron, par bonheur, est encore leste et vigoureux… puis il n’y a pas d’autre moyen.
Il était temps que l’interrogatoire finît, M. de Sairmeuse commençait à s’impatienter.
— Maintenant, dit-il à son fils, me ferez-vous l’honneur de m’expliquer votre plan.
Après avoir mis, en commençant, une certaine âpreté à ses questions, Martial, insensiblement, était revenu à ce ton railleur et léger qui avait le don d’exaspérer si fort M. de Sairmeuse.
— Il est sûr du succès, pensa Marie-Anne.
— Mon plan, disait Martial, est la simplicité même… Soixante et quarante font cent… Il s’agit de se procurer cent pieds de bonne corde… Cela fera un volume énorme, je le sais bien, mais peu importe !… Je roule tout ce chanvre autour de moi, je m’enveloppe d’un large manteau et je vous accompagne à la citadelle… Vous demandez le caporal Bavois, vous me laissez seul avec lui dans un endroit obscur, je lui expose nos intentions…
M. de Sairmeuse haussait les épaules.
— Et comment vous procurerez-vous cent pieds de corde, dit-il, à cette heure, à Montaignac ?… Allez-vous courir de boutique en boutique ? Autant publier votre projet à son de trompe.
— Ce que je ne puis faire, monsieur, les amis de la famille d’Escorval le feront…
Le duc allait élever de nouvelles objections, il l’interrompit.
— De grâce, monsieur, fit-il avec vivacité, n’oubliez pas quel danger nous menace et combien peu de temps nous avons… J’ai commis la faute, laissez-moi la réparer…
Et se retournant vers Marie-Anne :
— Vous pouvez considérer le baron comme sauvé, poursuivit-il, mais il faut que je m’entende avec un de vos amis… Retournez vite à l’hôtel de France et envoyez le curé de Sairmeuse me rejoindre sur la place d’Armes, où je vais l’attendre…