Monsieur Lecoq/Partie 2/Chapitre 37

La bibliothèque libre.
(Tome 2p. 357-362).

XXXVII


C’est entre l’abbé Midon et Martial de Sairmeuse, le soir, sur la place d’Armes de Montaignac, qu’avaient été discutées et arrêtées les conditions de l’évasion du baron d’Escorval.

Une difficulté tout d’abord s’était présentée qui avait failli rompre la négociation :

— Rendez-moi ma lettre, disait Martial, et je sauve le baron.

— Sauvez le baron, répondait l’abbé, et votre lettre vous sera rendue.

Mais Martial était de ces natures que l’ombre seule de la contrainte exaspère.

L’idée qu’il paraîtrait se rendre à des menaces, quand en réalité il ne se rendait qu’aux larmes de Marie-Anne, lui fit horreur.

— Voici mon dernier mot, monsieur le curé, prononça-t-il. Remettez-moi à l’instant ce brouillon que m’a arraché une ruse de Chanlouineau, et je vous jure sur l’honneur de mon nom, que tout ce qu’il est humainement possible de faire pour sauver le baron, je le ferai… Sinon si vous vous défiez de ma parole, bonsoir.

La situation était désespérée, le danger pressant, le temps mesuré… Le ton de Martial annonçait une résolution inébranlable.

L’abbé pouvait-il hésiter ?

Il tira la lettre de sa poche, et la tendant à Martial :

— Voici, monsieur ! prononça-t-il d’une voix solennelle, souvenez-vous que vous venez d’engager l’honneur de votre nom.

— Je me souviendrai, monsieur le curé… Allez chercher les cordes.

C’est ainsi que les choses s’étaient passées.

C’est dire la douleur de l’abbé Midon quand eut lieu l’épouvantable chute du baron, et sa stupeur quand Maurice s’écria que la corde avait été coupée.

— C’est ma confiance qui tue le baron !… dit-il.

Et cependant il ne pouvait se résoudre à charger Martial de cette exécrable action. Elle trahissait une profondeur de scélératesse et d’hypocrisie qu’on ne rencontre guère chez les hommes de moins de vingt-cinq ans.

Mais il avait sur ses émotions la puissance du prêtre. Nul ne put soupçonner le secret de ses pensées. Il resta maître de soi, et c’est avec les apparences du plus inaltérable sang-froid qu’il donna sur place les premiers soins au baron et qu’il régla les détails de la fuite.

Quand il vit M. d’Escorval installé chez Poignot, quand il eût vu s’éloigner le cortège destiné à donner le change, il respira.

Ce seul fait que le baron avait pu supporter le transport, trahissait dans ce pauvre corps brisé une intensité de vie qu’on n’y eût pas soupçonnée.

L’important, à cette heure, était de se procurer les instruments de chirurgie et les médicaments qu’exigeait l’état du blessé.

Mais où, mais comment se les procurer ?

La police du marquis de Courtomieu épiait les médecins et les pharmaciens de Montaignac, espérant arriver par eux, et à leur insu, jusqu’aux blessés du soulèvement.

Le passé de l’abbé Midon sauva le présent.

Lui qui s’était fait la Providence des malheureux de sa paroisse, lui qui, pendant dix ans, avait été le médecin et le chirurgien des pauvres, il avait à sa cure une trousse presque complète, et cette grande boîte de médicaments qu’il portait sur le dos dans ses tournées.

— Ce soir, dit-il à Mme  d’Escorval, j’irai chercher tout cela.

L’obscurité venue, en effet, il passa une longue blouse bleue, rabattit sur son visage un large chapeau de feutre, et se dirigea vers le village de Sairmeuse.

Pas une lumière ne brillait aux fenêtres du presbytère. Bibiane, la vieille gouvernante, devait être à bavarder chez les voisins.

L’abbé pénétra dans cette maison, qui avait été la sienne, en forçant la porte du petit jardin ; il trouva à tâtons ce qu’il voulait, et se retira sans avoir été aperçu…

Et cette nuit-là même, si quelque espion eût rôdé autour de la ferme du père Poignot, il eût entendu deux ou trois cris effrayants, sinistres comme ceux de la bête qu’on égorge.

L’abbé hasardait une cruelle, mais indispensable opération.

Son cœur tremblait, mais non la main qui tenait le bistouri, quoique jamais il n’eût rien tenté de si difficile.

— Ce n’est point sur ma faible science que je compte, avait-il dit, j’ai mis mon espoir plus haut.

Cet espoir ne fut pas déçu, car à trois jours de là, le blessé, après une nuit relativement paisible, parut reprendre connaissance.

Son premier regard fut pour sa vaillante femme, assise à son chevet, sa première parole fut pour son fils.

— Maurice ?… demanda-t-il.

— En sûreté !… répondit l’abbé Midon. Il doit être sur la route de Turin.

Les lèvres de M. d’Escorval s’agitèrent comme s’il eût murmuré une prière, et d’une voix faible :

— Nous vous devrons tous la vie, curé, dit-il, car je crois bien que je m’en tirerai.

Tout faisait supposer qu’il s’en tirerait, en effet, non sans souffrances atroces cependant, non sans des complications qui parfois faisaient trembler ceux qui l’entouraient.

Plus heureux, Jean Lacheneur fut sur pied à la fin de la semaine.

En ces circonstances périlleuses, le père Poignot et ses fils, ces braves gens dont on avait mis le courage en doute, furent héroïques. Pour que personne ne soupçonnât la présence de leurs hôtes, ils surent déployer cette finesse de paysan près de laquelle la rouerie des plus subtils diplomates n’est que simplicité.

Ainsi s’étaient écoulés quarante jours, quand un soir, c’était le 17 avril, pendant que l’abbé Midon lisait un journal au baron d’Escorval, la porte du grenier s’entrebâilla doucement, et un des fils Poignot se montra et disparut aussitôt…

Sans affectation, le prêtre acheva sa phrase, posa son journal et sortit.

— Qu’est-ce ? demanda-t-il au jeune gars.

— Eh ! monsieur le curé, M. Maurice, Mlle  Lacheneur et le vieux caporal viennent d’arriver ; ils voudraient monter.

En trois bonds, l’abbé Midon descendit le roide escalier.

— Malheureux !… s’écria-t-il en marchant sur les trois imprudents, que voulez-vous ?…

Et s’adressant à Maurice :

— C’est par vous et pour vous que votre père a failli mourir !… Craignez-vous donc qu’il en réchappe, que vous revenez, au risque de montrer aux délateurs le chemin de sa retraite !… Partez.

Le pauvre garçon, atterré, balbutiait des excuses inintelligibles. L’incertitude lui avait paru pire que la mort ; il avait appris le supplice de M. Lacheneur ; il n’avait pas réfléchi ; il allait s’éloigner ; il ne demandait qu’à voir son père ; il voulait seulement embrasser sa mère…

Le prêtre fut inflexible.

— Une émotion peut tuer votre père, déclara-t-il ; apprendre à votre mère votre retour et à quels dangers vous vous êtes follement exposé, serait lui enlever toute sécurité… Retirez-vous… Repassez la frontière cette nuit même.

Jean Lacheneur, témoin de cette scène, s’approcha.

— Je m’éloignerai aussi, monsieur le curé, dit-il, et je vous prierai de garder ma sœur… La place de Marie-Anne est ici et non sur les grands chemins…

L’abbé Midon se tut, évaluant les chances bonnes ou mauvaises, puis brusquement :

— Soit, dit-il, partez ; je n’ai vu votre nom sur aucune liste ; on ne vous poursuit pas…

Ainsi séparé tout à coup de celle qui était sa femme, après tout, Maurice eût voulu se concerter avec elle, lui adresser ses dernières recommandations, l’abbé ne le permit pas.

— Fuyez !… dit-il encore en entraînant Marie-Anne… Adieu !

Le prêtre s’était trop hâté.

Lorsque Maurice avait tant besoin des conseils de sa sagesse, il le livrait aux inspirations de la haine furieuse de Jean Lacheneur.

Dès qu’ils furent dehors :

— Voilà donc, s’écria Jean, l’œuvre des Sairmeuse et du marquis de Courtomieu !… Je ne sais, moi, où ils ont jeté le corps de mon père exécuté ; vous ne pouvez, vous, embrasser votre père, lâchement, traîtreusement assassiné par eux !…

Il eut un éclat de rire nerveux, strident, terrible, et d’une voix rauque poursuivit :

— Et cependant, si nous gravissions cette éminence, nous apercevrions, dans le lointain, le château de Sairmeuse illuminé… Ce soir, on fête le mariage de Martial et de Mlle  Blanche… Nous errons à l’aventure, nous, sans amis, sans asile ; là-bas, ils tiennent table, ils rient, les verres se choquent.

Il n’en fallait pas tant pour rallumer toutes les colères de Maurice. Tout son sang afflua à son cerveau. Il oublia tout pour se dire que troubler cette fête de sa présence serait une vengeance digne de lui.

— Je vais aller provoquer Martial, s’écria-t-il, à l’instant, chez lui…

Mais Jean l’interrompit.

— Non, dit-il, pas cela !… Ils sont lâches, ils vous feraient arrêter. Il faut écrire, je porterai la lettre.

Le caporal Bavois les entendait, il eût pu s’opposer à leur folie…

Mais non… il trouvait toute naturelle et on ne peut plus logique leur fureur de vengeance, et jugeant qu’ils « n’avaient pas froid aux yeux » il les estimait davantage…

A tous risques, ils entrèrent donc dans le premier bouchon qu’ils rencontrèrent sur leur route, et la provocation fut écrite et confiée à Jean Lacheneur….