Monsieur Lecoq/Partie 2/Chapitre 40

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(Tome 2p. 381-385).


XL


Les vingt-quatre mortelles heures passées par Mme  Blanche à mesurer l’étendue de son horrible malheur, le duc de Sairmeuse les avait employées à tempêter et à jurer à faire crouler les plafonds.

Lui non plus, il ne s’était pas couché.

Après des recherches inutiles aux environs, il était revenu à la grande galerie du château, et il l’arpentait d’un pied furieux.

Il tombait de lassitude, après un accès de colère qui avait duré une nuit et un jour, quand on lui apporta la lettre de son fils…

Elle était brève…

Martial ne donnait à son père aucune explication ; il ne mentionnait même pas la rupture qu’il venait de signifier à sa femme.

« Je ne puis me rendre à Sairmeuse, Monsieur le duc, écrivait-il, et cependant, nous voir est de la dernière importance.

« Vous approuverez, je l’espère, mes déterminations, quand je vous aurai exposé les raisons qui les ont dictées.

« Venez donc à Montaignac, le plus tôt sera le mieux, je vous attends. »

S’il n’eût écouté que les suggestions de son impatience, le duc de Sairmeuse eût fait atteler à l’instant même, et se fût mis en route.

Mais pouvait-il, décemment, abandonner ainsi brusquement le marquis de Courtomieu, qui avait accepté son hospitalité, et Mme  Blanche, la femme de son fils, en définitive.

S’il eût pu les voir encore, leur parler, les prévenir…

Il l’essaya en vain… Mme  Blanche s’était enfermée et refusait d’ouvrir ; le marquis s’était mis au lit, avait envoyé chercher un médecin qui l’avait saigné, et il se déclarait à la mort.

Le duc de Sairmeuse se résigna donc à une nuit encore d’incertitudes, vraiment intolérables, pour un caractère comme le sien.

— Attendons, se disait-il, demain à l’issue du déjeuner, je saurai bien trouver un prétexte pour m’esquiver quelques heures sans dire que je vais rejoindre Martial…

Il n’eut pas cette peine…

Le lendemain, sur les neuf heures du matin, comme il finissait de s’habiller, on vint lui annoncer que M. de Courtomieu et sa fille l’attendaient au salon.

Surpris, il se hâta de descendre.

Quand il entra, le marquis de Courtomieu, qui était assis dans un fauteuil, se dressa tout d’une pièce, s’appuyant sur l’épaule de tante Médie…

Et Mme  Blanche s’avança d’un pas raide, pâle et défaite, autant que si on lui eût tiré des veines la dernière goutte de sang.

— Nous partons, monsieur le duc, dit-elle froidement, et nous venons vous faire nos adieux.

— Comment, vous partez, vous ne voulez pas…

D’un geste doux la jeune femme l’interrompit, et tirant de son corsage la lettre de rupture, elle la tendit à M. de Sairmeuse en disant :

— Veuillez prendre connaissance de ceci, monsieur le duc.

D’un seul coup d’œil il lut, et son saisissement fut tel qu’il ne trouva même pas un juron.

— Incompréhensible !… balbutia-t-il ; inimaginable !…

— Inimaginable, en effet !… répéta la jeune femme d’un ton triste, mais sans amertume… Je suis mariée d’hier et me voici abandonnée… Il eût été généreux de réfléchir la veille et non le lendemain… Dites pourtant à Martial que je lui pardonne d’avoir brisé ma vie, d’avoir fait de moi la plus misérable des créatures… Je lui pardonne aussi cette insulte suprême de me parler de sa fortune… Je souhaite qu’il soit heureux. Allons… Adieu, monsieur le duc, nous ne nous reverrons plus… Adieu !…

Elle prit le bras de son père et ils allaient se retirer… M. de Sairmeuse, qui s’était un peu remis, n’eut que le temps de se jeter devant la porte.

— Vous ne partirez pas ainsi !… s’écria-t-il, je ne le souffrirai pas… Attendez au moins que j’aie vu Martial, il n’est peut-être pas coupable autant que vous le croyez…

— Oh ! assez !… interrompit le marquis, assez !…

Il dégagea de son bras, le bras de sa fille, et d’une voix affaiblie :

— À quoi bon des explications !… poursuivit-il. Hélas !… il est de ces outrages qui ne se réparent pas… Puisse votre conscience vous pardonner comme je vous pardonne moi-même… Adieu !…

Cela fut dit si parfaitement, avec une intonation si juste et un tel accord de gestes, que M. de Sairmeuse en fut ébloui.

C’est d’un air absolument ahuri qu’il regarda s’éloigner le marquis et sa fille, et ils étaient déjà loin quand il s’écria :

— Cafard !… me croit-il sa dupe !…

Dupe !… M. de Sairmeuse l’était si peu que sa seconde pensée fut celle-ci :

— Où veut-il en venir, avec cette comédie ? Il dit qu’il nous pardonne… c’est donc qu’il nous réserve quelque coup de jarnac !…

Cette conviction l’emplit d’inquiétude. En vérité il ne se sentait pas de force à lutter de perfidie contre le marquis de Courtomieu.

— Mais Martial lui damera le pion… s’écria-t-il… Oui, il faut voir Martial !…

Si grande était son anxiété et telle son impatience, que de sa main il aida à atteler la voiture qu’il avait commandée, et que, prenant le fouet, il voulut conduire lui-même.

Tout en poussant furieusement ses chevaux il s’efforçait de réfléchir, mais les idées les plus contradictoires tourbillonnaient dans sa tête, il n’y voyait plus clair, et la rapidité de la course fouettant son sang ravivait sa colère.

Il entra comme un ouragan dans la chambre de Martial, à Montaignac.

— J’imagine que vous êtes devenu fou, marquis ! s’écria-t-il dès le seuil. C’est, jarnibieu ! la seule excuse valable que vous puissiez présenter…

Mais Martial, qui attendait la visite de son père, avait eu le temps de se préparer.

— Jamais, au contraire, je ne me suis senti si sain d’esprit, répondit-il… Daignez me permettre une question : Est-ce vous qui avez envoyé des soldats au rendez-vous que Maurice d’Escorval m’avait loyalement assigné ?…

— Marquis !…

— Bien !… c’est donc encore une infamie du marquis de Courtomieu ?…

Le duc ne répondit pas. En dépit de ses travers, de ses défauts et de ses vices, cet homme orgueilleux avait conservé les qualités essentielles de la vieille noblesse française : la fidélité à la parole jurée et une admirable bravoure.

Il trouvait tout naturel que Martial se battît avec Maurice… Il jugeait ignoble ce fait d’envoyer des soldats saisir un ennemi loyal et confiant.

— C’est la seconde fois, poursuivit Martial, que ce misérable essaie de déshonorer le nom de Sairmeuse… Pour qu’on me croie, quand je l’affirmerai, il faut que je rompe avec sa fille… j’ai rompu. Je ne le regrette pas, puisque je ne l’avais vraiment épousée que par condescendance pour vous, par faiblesse, parce qu’il faut se marier et que toutes les femmes, hormis une seule que je ne puis avoir, ne me sont rien…

Mais cela ne rassurait pas le duc de Sairmeuse.

— C’est fort joli ce galimatias sentimental, dit-il ; vous n’en avez pas moins perdu la fortune politique de notre maison.

Un fin sourire glissa sur les lèvres de Martial :

— Je crois au contraire que je la sauve, dit-il. Ne nous abusons pas, toute cette affaire du soulèvement de Montaignac est abominable, et vous devez bénir l’occasion qui vous est offerte de dégager votre responsabilité. Avec un peu d’adresse, vous pouvez rejeter tout l’odieux des représailles sur le marquis de Courtomieu et ne garder pour vous que le prestige du service rendu…

Le duc se déridait, il entrevoyait le plan de son fils.

— Jarnibieu !… marquis, s’écria-t-il, savez-vous que c’est une idée cela !… Savez-vous que dès maintenant, je crains infiniment moins le Courtomieu ?…

Martial était devenu pensif.

— Ce n’est pas lui que je crains, murmura-t-il, mais sa fille… ma femme.