Monsieur Lecoq/Partie 2/Chapitre 9

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(Tome 2p. 68-73).

IX


Les landes de la Rèche, où Marie-Anne avait promis à Maurice de le rejoindre, doivent leur nom à la nature de leur sol âpre et rebelle.

La nature y semble maudite, rien n’y vient. La boue s’y détrempe contre les cailloux, le sable y défie les fumures. Si bien que la patience opiniâtre des paysans s’y est émoussée comme le fer des outils.

Quelques chênes rabougris s’élevant de place en place au-dessus des genêts et des ajoncs maigres attestent les tentatives de culture.

Mais le bois qui est au bas de la lande prospère. Les sapins y poussent droits et forts. Les eaux de l’hiver ont charrié dans quelques replis de terrain assez d’humus pour donner la vie à des clématites sauvages et à des chèvrefeuilles dont les spirales s’accrochent aux branches voisines.

En arrivant à ce bois, Maurice consulta sa montre. Elle marquait midi. Il s’était cru en retard et il était en avance de plus d’une heure.

Il s’assit sur un quartier de roche d’où il découvrait toute la lande, et il attendit.

Le temps était magnifique, l’air enflammé. Le soleil d’août dans toute sa force échauffait le sable et grillait les herbes rares des dernières pluies.

Le calme était profond, presque effrayant. Pas un bruit dans la campagne, pas un bourdonnement d’insecte, pas un frémissement de brise dans les arbres. Tout dormait. Et si loin que portât le regard, rien ne rappelait la vie, le mouvement, les hommes.

Cette paix de la nature, qui contrastait si vivement avec le tumulte de son cœur, devait être un bienfait pour Maurice. Ces moments de solitude lui permettaient de se remettre, de rassembler ses idées, plus éparpillées au souffle de la passion que les feuilles jaunies à la bise de novembre.

Avec le malheur, l’expérience lui venait vite, et cette science cruelle de la vie qui apprend à se tenir en garde contre les illusions.

Ce n’est que depuis qu’il avait entendu causer les paysans qu’il comprenait bien l’horreur de la situation de M. Lacheneur. Précipité brusquement des hauteurs sociales qu’il avait atteintes, il ne trouvait en bas que haines, défiances et mépris. Des deux côtés on le repoussait et on le reniait. Traître, disaient les uns, voleur, criaient les autres. Il n’avait plus de condition sociale. Il était l’homme tombé, celui qui a été et qui n’est plus…

Un tel excès de misère impatiemment supporté ne suffit-il pas à expliquer les plus étranges déterminations et les plus désespérées ?…

Cette réflexion faisait frémir Maurice. Rapprochant des cancans des paysans des paroles prononcées la veille à Escorval par M. Lacheneur, il arrivait à cette conclusion que peut-être cette nouvelle du mariage de Marie-Anne et de Chanlouineau n’était pas si absurde qu’il l’avait jugée tout d’abord.

Cependant, pourquoi M. Lacheneur donnerait-il sa fille à un paysan sans éducation ?… Par calcul ? Non, puisqu’il repoussait une alliance dont-il eût été fier au temps de sa prospérité. Par amour-propre alors ?… Peut-être ne voulait-il pas qu’il fût dit qu’il dût quelque chose à un gendre…

Maurice épuisait tout ce qu’il avait de pénétration à chercher le mot de cette énigme, quand enfin, au haut du sentier qui traverse la lande, une femme apparut : Marie-Anne.

Il se dressa, mais craignant quelque regard indiscret, il n’osa quitter l’ombre des arbres.

Marie-Anne devait avoir quelque frayeur pareille, car elle courait en jetant de tous côtés des regards inquiets. Maurice remarqua, non sans surprise, qu’elle était tête nue, et qu’elle n’avait sur les épaules ni châle ni écharpe.

Enfin, elle atteignit le bois, il se précipita au-devant d’elle, et lui prit la main qu’il porta à ses lèvres.

Mais cette main qu’elle lui avait tant de fois abandonnée, elle la retira doucement avec un geste si triste qu’il eût bien dû comprendre qu’il n’était plus d’espoir.

— Je viens, Maurice, commença-t-elle, parce que je n’ai pu soutenir l’idée de votre inquiétude… Je trahis en ce moment la confiance de mon père… il a été obligé de sortir, je me suis échappée… Et cependant je lui ai juré, il n’y a pas deux heures, que je ne vous reverrais jamais… Vous l’entendez : jamais.

Elle parlait vite, d’une voix brève, et Maurice était confondu de la fermeté de son accent.

Moins ému, il eût vu combien d’efforts ce calme apparent coûtait à cette jeune fille si vaillante. Il l’eût vu, à sa pâleur, à la contraction de sa bouche, à la rougeur de ses paupières qu’elle avait vainement baignées d’eau fraîche, et qui trahissait les larmes de la nuit.

— Si je suis venue, poursuivait-elle, c’est qu’il ne faut pas, pour votre repos et pour le mien, il ne faut pas qu’il reste, au fond de votre cœur, l’ombre d’une pensée d’espérances… Tout est bien fini, c’est pour toujours que nous sommes séparés !… Les faibles seuls se révoltent contre une destinée qu’ils ne peuvent changer ; résignons-nous… Je voulais vous voir une dernière fois et vous dire cela… Ayons du courage, Maurice… Partez, quittez Escorval, oubliez-moi…

— Vous oublier, Marie-Anne ! s’écria le malheureux, vous oublier !…

Il chercha du regard le regard de son amie, et l’ayant rencontré, il ajouta d’une voix sourde :

— Vous m’oublierez donc, vous ?…

— Moi je suis une femme, Maurice…

Mais il l’interrompit.

— Ah ! ce n’est pas là ce que j’attendais, prononça-t-il. Pauvre fou !… Je m’étais dit que vous sauriez trouver dans votre cœur de ces accents auxquels le cœur d’un père ne saurait résister.

Elle rougit faiblement, hésita, et dit :

— Je me suis jetée aux pieds de mon père… il m’a repoussée.

Maurice fut anéanti, mais se remettant :

— C’est que vous n’avez pas su lui parler, s’écria-t-il avec une violence inouïe, mais je le saurai, moi !… Je lui donnerai de telles raisons qu’il faudra bien qu’il se rende. De quel droit son caprice briserait-il ma vie !… Je vous aime… de par mon amour vous êtes à moi, oui, plus à moi qu’à lui !… Je lui ferai entendre cela, vous verrez… Où est-il, où le rencontrer à cette heure ?…

Déjà il prenait son élan, pour courir il ne savait où, Marie-Anne l’arrêta par le bras.

— Restez, commanda-t-elle, restez !… Vous ne m’avez donc pas comprise, Maurice ?… Eh bien ! sachez toute la vérité. Je connais maintenant les raisons du refus de mon père, et quand je devrais mourir de sa résolution, je l’approuve… N’allez pas trouver mon père… Si, touché de vos prières, il accordait son consentement, j’aurais l’affreux courage de refuser le mien !…

Si hors de soi était Maurice que cette réponse ne l’éclaira pas. Sa tête s’égara, et sans conscience de l’abominable injure qu’il adressait à cette femme tant aimée :

— Est-ce donc pour Chanlouineau, s’écria-t-il, que vous gardez votre consentement ?… Il le croit, puisqu’il va disant partout que vous serez bientôt sa femme…

Marie-Anne frissonna comme si elle eût été atteinte dans sa chair même, et cependant il y avait plus de douleur que de colère dans le regard dont elle accabla Maurice.

— Dois-je m’abaisser jusqu’à me justifier ? dit-elle. Dois-je affirmer que si je soupçonne ce qu’ont pu projeter mon père et Chanlouineau, je n’ai pas été consultée ? Me faut-il vous apprendre qu’il est des sacrifices au-dessus des forces humaines ? Soit. J’ai trouvé en moi assez de dévouement pour renoncer à l’homme que j’avais choisi… Je ne saurais me résoudre à en accepter un autre.

Maurice baissait la tête, foudroyé par cette parole vibrante, ébloui de la sublime expression du visage de Marie-Anne.

La raison lui revenait, il sentait l’indignité de ses soupçons, il se faisait horreur pour avoir osé les exprimer.

— Oh ! pardon !… balbutia-t-il, pardon !…

Que lui importaient alors les causes mystérieuses de tous ces événements qui se succédaient, les secrets de M. Lacheneur, les réticences de Marie-Anne !…

Il cherchait une idée de salut ; il crut l’avoir trouvée.

— Il faut fuir ! s’écria-t-il, partir à l’instant, sans retourner la tête !… Avant la nuit nous aurons passé la frontière…

Les bras étendus, il s’avançait comme pour prendre possession de Marie-Anne, et l’entraîner, elle l’arrêta d’un seul regard.

— Fuir !… dit-elle d’un ton de reproche, fuir !… et c’est vous, Maurice, qui me conseillez cela. Quoi !… le malheur frappe à coups redoublés mon pauvre père, et j’ajouterais ce désespoir et cette honte à ses douleurs !… La solitude s’est faite autour de lui, ses amis l’ont abandonné, et moi, sa fille, je l’abandonnerais !… Ah ! je serais, si j’agissais ainsi, la plus vile et la plus lâche des créatures. Si mon père, châtelain de Sairmeuse, eût exigé de moi ce que j’ai hier soir accordé à ses instances, je me serais peut-être résolue au parti extrême que vous m’offrez… je serais sortie en plein jour de Sairmeuse au bras de mon amant. Ce n’est pas le monde que je crains, moi !… Mais si on fuit le château d’un père riche et heureux, on ne déserte pas la masure d’un père désespéré et misérable. Laissez-moi, Maurice, où m’attache l’honneur… Je saurai devenir paysanne, moi, fille de vieux paysans. Partez… je n’ai pas trop de toute mon énergie. Partez et dites-vous qu’on ne saurait être complètement malheureux avec la conscience du devoir accompli…

Maurice voulait répondre, un bruit de branches sèches brisées lui fit tourner la tête.

À dix pas, Martial de Sairmeuse était debout, immobile, appuyé sur son fusil de chasse.