Monsieur Nicolas/Première époque/Note de l’éditeur

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NOTE DE L’ÉDITEUR




Nicolas Edme Restif de la Bretonne[1], le plus fécond romancier de la fin du XVIIIe siècle, courrait grand risque d’être mort tout entier, s’il n’avait écrit que ses deux cents volumes de romans : tout au plus survivrait-il pour les amateurs d’images. Mais il a laissé de sa vie des Mémoires aussi étranges que cette vie même, et, malgré l’absence des figures dont il se proposait de les embellir, comme la plupart de ses romans, ces Mémoires seuls le sauveraient de l’oubli.

Voici, à cet égard, l’opinion d’un bon juge, M. Charles Monselet[2] :

« De tous les ouvrages de Restif de la Bretonne, Monsieur Nicolas est sans contredit le plus extraordinaire. D’ailleurs il les résume tous. Dans le genre roman, je n’hésite pas à placer presque au même rang, et à considérer comme des productions phénoménales : les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, Monsieur Nicolas et les Mémoires de Casanova. »

Le Bibliophile Jacob[3] va plus loin :

« Monsieur Nicolas est peut-être supérieur aux Confessions de J.-J. Rousseau, si l’on veut considérer le chef-d’œuvre de Restif comme une anatomie morale du cœur humain. »

Voici, enfin, un jugement qui n’est pas le moins précieux, venant d’un étranger, contemporain de Restif. En 1798, peu de temps après la publication des premiers volumes, Schiller écrivait à Gœthe :

« Avez-vous lu par hasard le singulier ouvrage de Restif : le Cœur humain dévoilé ? En avez-vous du moins entendu parler ? Je viens de lire tout ce qui en a paru, et, malgré les platitudes et les choses révoltantes que contient ce livre, il m’a beaucoup amusé. Je n’ai jamais rencontré une nature aussi violemment sensuelle, il est impossible de ne pas s’intéresser à la quantité de personnages, de femmes surtout, qu’on voit passer sous ses yeux, et à ces nombreux tableaux caractéristiques qui peignent d’une manière si vivante les mœurs et les allures des Français. J’ai si rarement l’occasion d’étudier les hommes dans la vie réelle, qu’un pareil livre me semble inappréciable.

Ces témoignages nous suffiront. Restif de la Bretonne est assez connu par l’étude biographique de M. Monselet et par l’immense travail du Bibliophile Jacob, sans parler des réimpressions récentes d’un choix des Contemporaines, par M. Jules Assezat, et du Pied de Fanchette, par M. Octave Uzanne ; il le sera davantage encore par cette publication. Pour ajouter quelque chose à de tels documents, il faudrait plusieurs années de recherches.

Notre tâche d’éditeur, si modeste soit-elle, a néanmoins son mérite : on nous accordera un certain courage pour réimprimer quatorze volumes sur un texte affreusement typographié, et dont l’orthographe est toute à refaire. Avec sa prétendue réforme « glossografique », Restif n’avait réussi qu’à rendre presque illisible une œuvre qui veut être lue d’un bout à l’autre.

Nous avons dit quatorze volumes : cependant, l’édition originale en comprend seize ; mais le quatorzième et le quinzième (Politique, Religion, Morale), ne sont que le complément de la Philosophie de Monsieur Nicolas, dont les trois premiers tomes (Physique) parurent séparément en 1796. Nous devons, en conséquence, nous en tenir aux quatorze volumes de Mémoires proprement dits, c’est-à-dire aux Époques (tomes i à xii) complétées par le Calendrier (tome xiii) et la Bibliographie (tome xvi). À plus forte raison devons-nous rejeter le Drame de la Vie (5 vol.), publié en 1793, et que Restif voulait rattacher aux quatorze tomes de Monsieur Nicolas, pour en faire, avec les cinq de Philosophie, vingt-quatre volumes ! Ce Drame de la Vie, de l’aveu de l’auteur, n’est qu’une esquisse de Monsieur Nicolas.

Comme on le verra par le Prospectus, Monsieur Nicolas, imprimé par l’auteur, devait être tiré à 450 exemplaires ; les huit premiers tomes, parus en 1796, ayant eu fort peu de succès, les autres ne furent tirés qu’à deux cent cinquante. Ce qui en reste est nécessairement très rare et très cher : l’exemplaire que nous avons sacrifié pour cette réimpression nous a coûté 300 francs, et il serait difficile d’en retrouver un second au même prix. En réalité, si célèbre qu’il soit, c’est un ouvrage à peu près inédit que nous donnons au public lettré.

Quant aux cent cinquante gravures projetées par Restif, pour une nouvelle et plus belle édition, la vieillesse et la misère l’empêchèrent de les faire exécuter. S’il faut tout dire, loin de regretter ces estampes, nous sommes plutôt heureux qu’elles n’existent pas. L’iconomanie du jour nous écœure ; il semble vraiment que les œuvres de littérature ne puissent se passer de ces images qui rapetissent, et, le plus souvent, dénaturent la pensée de l’écrivain ! Au moins est-il impossible d’affirmer pour Monsieur Nicolas, comme on ne manque pas de le faire pour les autres livres de Restif, qu’il est recherché « uniquement pour les gravures. » Quoi qu’il en soit, nous reproduisons, à la fin de chaque tome, les sujets d’estampes indiqués par l’auteur lui-même.

Le Bibliophile qui n’a pas tout son intellect à fleur de peau, et qui se donne la peine de lire, s’intéressera, nous l’espérons, autant que Schiller à cette histoire, malgré « les platitudes et les choses révoltantes » que déplorait le grand poëte Allemand, un peu trop idéaliste peut-être. Pour nous, qui vivons moins dans les sphères éthérées, nous déclarons très sincèrement que ce premier volume, exclusivement consacré à l’enfance de Restif, nous a charmé. Et si nous en croyons de furtifs coups d’œil jetés sur la suite (car c’est notre ferme dessein de la savourer tout à loisir), nous pouvons nous promettre l’un et l’autre, ami Lecteur, quelques bons mois d’honnête et agréable distraction.

I. L.
Paris, ler Mai 1883.
  1. Né à Sacy (Basse-Bourgogne) en 1734, mort à Paris en 1806.
  2. Restif de la Bretonne, sa vie et ses amours. Paris, Alvarez, 1854 ; ou Aubry, 1858, in-12.
  3. Bibliographie et Iconographie de tous les ouvrages de Restif de la Bretonne. Paris, Fontaine, 1875, in-8 de xvi-508 pages.