Monsieur Nicolas/Seconde époque/Texte

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MONSIEUR NICOLAS



SECONDE ÉPOQUE



JE SUIS UN ENFANT DE CŒUR

1746-1747

Felices quibus usus adest ! Ego nescia rerum ;
Difficilem culpæ suspicor esse viam

Ovid, ep. Helen. Paridi.


Bicêtre est un hôpital, dont le nom déshonoré frappe toujours désagréablement l’oreille. On sait que de mes deux frères du premier lit, l’un était prêtre depuis cinq ans, et depuis deux ou trois curé de Courgis, à une lieue de Chablis, trois d’Auxerre. Mon autre frère, simple clerc, était allé à Paris, en sortant du séminaire, pour être précepteur. Il trouva une place chez des Jansénistes. Mais il ne put supporter les contradictions du père, les petitesses de la mère, les caprices adorés de l’enfant : il quitta cette maison.

Tandis qu’il était chez sa sœur Marie, il aperçut un jour un de ces aventuriers de dévotion, dont les cheveux plats et luisants annonçaient la cafardise. L’abbé Thomas se sentit attiré par la sympathie. « Sûrement, c’est un honnête homme ! » dit-il à Marie. — « Il passe toutes les semaines par notre rue. L’abbé Thomas le guetta au retour et le salua… À l’aspect de cheveux plats et luisants comme les siens, Fusier sourit de l’air le plus caponnement dévot : — « Mon frère, je suis connu de vous ? — Je vois votre piété ; c’est elle que je salue… Entrez, homme de Dieu ! » Fusier entra. Qu’on se représente un gros et beau Normand, d’environ six pieds, ayant la face riante et benoîte, un honnête embonpoint, des joues vermillonnées, de grands yeux qui se fermaient à demi, de la manière la plus cafardement dévote, mangeant fort, buvant large, dormant comme un idiot, se vêtissant cossu, et parlant toujours de pénitence, de mortification. C’était un charlatan. Il lorgna Marie, qui lui ôta son manteau, sous lequel était une besace, en l’invitant à diner. Pendant qu’on mettait le couvert dans la belle chambre, l’abbé Thomas se fit connaître pour un élève de M. de Caylus (à ce mot, on lui sauta au cou). Il fit, en deux mots, l’histoire de son préceptorat… Fusier était maître des enfants de chœur de Bicêtre ; mais son vaste génie avait étendu cette place : au lieu de six ou huit petits tondus calottés de rouge, il avait formé une pension de cinquante enfants, la plupart de bonnes maisons de Paris ou de la campagne, qu’il vêtissait en soutanes, et qui assistaient à l’office, en camail et surplis, dans les basses stalles, au-dessous des prêtres. Fusier, après avoir formé cette pension, la gouvernait. Il s’était rendu très utile à la maison en quêtant pour elle ; avec sa besace, il avait fait rebâtir la maison du Seigneur, où il venait de faire mettre des orgues… On dina. Il vit toute la bonhomie de Thomas, de sa sœur et du beau-frère : ce fut alors qu’il dit qu’il avait besoin d’un sous-maître. Il emmena l’abbé Thomas. Mais avec tous ses bienfaits, Fusier, qui au fond était un intrigant, faisant de la piété le voile de son adresse, fut obligé de déguerpir. L’ex-précepteur, pauvre, vertueux et désintéressé, eut ses dépouilles, excepté sa besace. Ce fut après cette époque que l’abbé Thomas crut pouvoir me prendre avec lui.

Mon père et ma mère étaient persuadés que j’avais de l’esprit, un bon cœur, et ils ne doutaient pas que je ne conservasse mon innocence, en demeurant un jour dans les villes. Ils espéraient que je me pousserais, et qu’étant l’aîné du second lit, il ne fallait rien négliger pour faire de moi le protecteur de mes cadets. Revenons à Marguerite.

Départ.Les vendanges étaient finies, mais mon père avait encore de l’occupation pour le reste de la journée. On me remit entre les mains de la bonne gouvernante, le mardi 1 5 Octobre, et mon père devait venir le lendemain dîner à Courgis pour me mener coucher à Auxerre, où nous devions prendre le coche le jeudi matin… J’eus beaucoup de plaisir, sur le chemin de Courgis, à voir Laloge, les Bois-Labbé, Courtenay, Vaux-Germains, autrefois métairie des Bénédictins d’Auxerre ; la Métairie-Rouge ou Charmelieu, qui est en effet un endroit charmant pour les sauvages tels que j’étais ; Puitsdebond, la Croix-Pilate, Saint-Cyr et Préhy. Tous ces villages étaient célèbres à Sacy, et j’en avais souvent entendu parler, dans les contes qu’on m’avait faits. Nous arrivâmes à la fin du jour ; mais je ne vis mon frère qu’à souper : il avait une maxime, que j’ai adoptée, de ne jamais se déranger de ses occupations pour des visites inutiles. On sait comme je le redoutais ; il eut l’attention de me recevoir d’un air riant et plein de douceur. Après le souper, nous allâmes chez le bon M. Foynat, chapelain du seigneur baron de Courgis. Marguerite vint après nous. Il y avait en ce moment chez le chapelain une demoiselle de Courtives, de Chablis ; une dévote, appelée sœur Pinon, et sa servante. Tout cela se leva et baissa modestement les yeux à l’arrivée de M. le curé. Le bon chapelain m’embrassa en riant. Dès le premier coup d’œil, je l’aimai : la franchise, l’indulgence étaient peintes sur son visage ; c’était un de ces hommes de l’ancien temps, aussi bon en homme que ma mère et ma tante Madelon l’étaient en femmes.

Le bon chapelain m’interrogea sur mes occupations, sur mes lectures ? Je lui répondis que j’avais lu les Vies des Saints. — « Et en avez-vous retenu quelque chose ? » Sur-le-champ je citai les différents supplices par lesquels avaient passé les Martyrs qu’on honore durant l’année. — « Voilà une prodigieuse mémoire ! » disait M. Foynat à mon frère… « Et qu’avez-vous encore lu ? — La Bible, Monsieur le chapelain. — La Bible ? l’Abrégé de l’Ancien-Testament ? — La Bible, Monsieur le Chapelain, qui commence par la Genèse, l’Exode, le Lévitique, les Nombres, le Deutéronome, Josué, et puis les Juges, et puis Ruth, et puis Job, et puis Tobie, et puis Judith, et puis Esther, et puis les Psaumes, et puis les Livres sapientiaux, les Proverbes, la Sagesse, l’Ecclésiastique, l’Ecclésiaste et le Cantique des Cantiques, et puis les Prophètes, Isaïe, Jérémie, Ézéchiel, Daniel, et puis les Douze Petits Prophètes, Osée, Amos, Joël… — Il va les nommer ! s’écria le bon chapelain… « Et qu’avez-vous remarqué dans la Genèse ? — Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Or, la terre était informe, aride et nue, et les ténèbres couvraient toute la surface de l’abîme, et l’Esprit de Dieu était porté sur les eaux. Or Dieu dit : Que la lumière soit faite ! Et la lumière fut… » Je récitai tout le premier chapitre. Mon frère en avait aux yeux des larmes de joie. Le bon chapelain paraissait extasié : — « Il a bien étudié ! » dit-il à mon frère ; « était-il sous Messire Foudriat ? — Lui ? sous personne que mon père ; il gardait les moutons… » À ce mot, le bon chapelain m’embrassa en disant : « — Quelles dispositions !… Avez-vous encore lu quelque autre livre, mon petit ami ? — Oui, Monsieur le chapelain : le Bon Pasteur, par le B. Dom Jean de Palafox, évêque d’Osma. — Je ne connais pas ce livre-là, » dit-il à mon frère. — Cela est assez bon ; mais c’est de la dévotion Espagnole. — Monsieur Nicolas ? je voudrais avoir une idée de ce livre : pourriez-vous m’en citer quelque chose ? — Un bon curé s’endormit la veille de Noël en attendant les matines… » Je récitai le livre entier, sans hésiter, mot à mot, comme ceux qui ont appris par cœur. Ni le chapelain, ni le curé ne m’interrompirent. Mon frère, qui me châtiait si sévèrement, quand il venait voir mon père et ma mère, ne me connaissait pas ; il n’avait de moi que les idées fausses que lui donnaient mes sœurs du premier lit, et ma mère elle-même, qui, pour ne pas me gâter, jamais ne démentait, à mon sujet, de grandes filles dont elle n’était que la belle-mère ; mon frère, dis-je, qui n’était pas fort admirateur, fut également surpris de ma mémoire et de mon intelligence. Pour le bon chapelain, il se retourna vers les quatre dévotes : — « Hé bien, mes sœurs ? — S’il est humble, ce sera un jour un saint ! » dit Mlle de Courtives. — « Si… », dit tout bas Marguerite en souriant. Les deux autres dévotes assurèrent modestement que je serais humble… — « Il ne dément pas la famille, » reprit le chapelain en s’adressant à mon frère, « et cet enfant ira loin si on ne l’arrête ! » [Hélas ! cet honnête et bon vieillard le pressentait-il donc ! ]

Le lendemain matin, mon frère me confessa : je ne sais si c’était uniquement pour faire son métier de prêtre. Vers le midi, mon père arriva. Mon frére, et surtout le bon chapelain, qui lui parla longtemps en particulier, le remplirent de joie : je voyais qu’il me regardait avec cette paternelle satisfaction, si douce, inconnue à nos malheureux célibataires. Nous quittâmes Courgis vers les trois heures. Le curé, ainsi que le chapelain, nous reconduisirent jusque vis-à-vis de Montalery, où ils nous quittèrent.

Nous continuâmes notre route gaiement. À la vue d’Auxerre, qui s’élève en amphithéâtre sur une colline, moi, qui n’avais jamais vu que de chétifs villages, je fus frappé, saisi d’admiration !… Nous avançâmes. Je n’avais jamais vu de pont ; nouvelle surprise ! je tremblotais d’émotion et de respect. Nous allâmes nous loger prés du port. En traversant la ville, mon père me fit passer devant la cathédrale, qui me parut l’ouvrage des Fées. Saint-Christophe m’effraya ; mais il me rappela Nitry, Mont-Gré… L’horloge me ravit, surtout la boule des lunes, comme celle de la Sorbonne, à Paris. Tout le monde me paraissait riche, et je le dis à ma manière : « — Il n’y a donc ici que des messieurs ?… » Toutes les femmes me paraissaient jolies ; semblable aux enfants, j’étais ébloui par les colifichets de ces poupées. À notre arrivée à l’auberge, nous trouvâmes ma mère sur le port, conduite par M. Chambonnet, ancien ami, qui nous emmena souper chez lui. J’y fus si timide que, sans ma mère, je n’aurais pas osé manger.

Le jeudi matin, nous partîmes par le coche-d’eau, mon père et moi ; ma mère s’évanouit à l’instant de la séparation.

Je ne pus supporter le coche, à cause des fréquents coups de perche que donnent les maladroits conducteurs de cette lourde nacelle, pour lui faire éviter les bancs de sable qui l’engravent. J’y avais pourtant de l’amusement. Nous avions fait ordinaire avec une famille Parisienne, où se trouvait une fille de mon âge, qui, douce et polie, comme toutes les filles de Paris, faisait ce qu’elle pouvait pour m’amuser : elle en était aux petits soins. Mais j’avais le mal de mer, comme si nous avions navigué sur l’Océan, et je ne pouvais manger : de quel plaisir aurais-je été capable ? J’avais cependant éprouvé une velléité, à la première vue, occasionnée par la chaussure délicate de ma jolie complaisante… Mon père fut obligé de quitter le coche.

Lorsque nous eûmes mis pied à terre, nous prîmes les carrioles. Je ne pus en supporter le cabotage ; je me mourais : mon père fut donc forcé d’aller à pied. Mes caprices, ma sauvagerie le firent beaucoup souffrir ! mais s’il s’en plaignait, c’était avec une douceur que j’ai souvent admirée depuis.

Aux environs de Melun, je crus voir une campagne immense, couverte de moutons : c’étaient de petits rochers de grés. Il y en avait sur notre chemin que, de loin, je prenais pour des maisons ; ce spectacle m’amusait, et je faisais à mon père questions sur questions. Il me répondit par l’exposition de quelques vérités physiques, sur le décroissement des rivières, dont les sources ne sont pas dans les hautes montagnes couvertes de neige : il me dit que le sentiment de son père était que toutes les rivières avaient autrefois entièrement rempli le lit de la vallée où elles coulent. Pierre expliquait comment elles avaient diminué par la dégradation des montagnes et l’exhaussement des vallées… J’ai tiré un parti éclairé de ces vérités dans ma Physique.

Nous passions par la vieille route : en nous rapprochant de la nouvelle, j’entendis un bruit effrayant, qui ressemblait, pour moi, à celui d’un tonnerre roulant. Je me mis à crier : « — Mon père ! mon père ! c’est une troupe de voleurs qui vient ! » Edme Restif sourit : « — Ce que tu entends, ce sont des carrosses qui vont à Fontainebleau, où le roi et la cour sont apparemment. Les voitures roulent sur le pavé ; car il n’y a qu’un roi pour la France entière, et tous les gens qui ont des affaires vont à lui. — Pour lui parler ? — À ses ministres, qui exercent son autorité… Mais ceci ne sera que dans quelque temps à ta portée. Qu’il te suffise de savoir que le roi défend tous les pays de la France avec des armées, qu’il entretient de l’argent de nos tailles. — Contre qui, mon père ? — Contre les étrangers, les Allemands, les Anglais. — S’ils venaient, tout Sacy, Vermenton, le grand Auxerre, et tous les pays que nous avons vus, les battraient ? — Tout cela fuirait devant des soldats bien armés… » Je n’entendis pas trop cela.

L’endroit où nous devions coucher était Ponthierry, sur la route nouvelle, à quatre lieues de Fontainebleau et dix de Paris. C’était à Ponthierry que demeurait mon frère Boujat, le chirurgien, qui n’était pas encore établi. Il nous reçut avec des transports de joie. Mon père aimait ce bon garçon comme s’il avait été son fils, et il en était aussi aimé que respecté. Malgré la joie que j’avais de le voir, il me prit dans cet endroit un si violent accès d’humeur sauvage, que je ne voulus jamais manger à table chez M. Lebrun, son chirurgien ; on fut obligé de me donner à manger dans notre chambre. Mon père ne me fit aucun reproche sur cette fantaisie ; et comme Boujat lui en témoignait son étonnement, j’entendis qu’il lui disait : « — Mon cher enfant, ce défaut ne peut durer : Nicolas fera comme tout le monde un jour, s’il acquiert assez de mérite pour avoir de l’assurance ; mais s’il n’en acquiert pas, il sera toujours sauvage. Et quel mal alors qu’il se cache ?… Mon cousin Droin des villages a un fils qui se cache, comme Nicolas : mais c’est caprice, mauvaise humeur. Celui-ci n’a que de la honte ; je l’ai observé ; il n’en veut pas aux personnes qu’il évite ; il n’a qu’une honte insurmontable, causée par sa défiance de lui-même ; et ce sentiment ira toujours en s’affaiblissant, avec l’âge et l’usage. Rien de si mauvais, selon moi, qu’une correction inutile. » Ce discours me fit un secret plaisir, et m’inspira un nouveau degré d’attachement pour un si bon père. Et je suis persuadé que, si Jean Restif l’avait entendu, il lui aurait dit : « — Mais, Edm’lot, tu as pourtant de l’esprit ! » Pendant que j’étais seul, mon vallon désert me revint à l’esprit, et je versai des larmes.

C’était le dimanche. Le lundi matin, Boujat nous reconduisit à cinq lieues. C’est la dernière fois que je l’ai vu. Cette formule reviendra souvent dans le cours de mon histoire, et je ne l’écrirai pas une fois sans attendrissement ! Si jeune encore, j’avais bien des personnes qui m’aimaient, que je ne devais jamais revoir !…

Les environs de Paris sont charmants. J’avais beaucoup de plaisir, ou plutôt d’étonnement, à considérer les belles maisons qui bordent la route des deux côtés. Cet air de grandeur ne portait pas le désir dans mon âme ; je n’enviais rien, si ce n’est les parcs ; j’aurais voulu habiter les bois, les sites demi-sauvages, pourvu que le château eût été bien loin ! J’ai senti ce que peu d’hommes ont éprouvé, ce que doit éprouver un sauvage amené en France, en voyant toutes nos belles choses : s’il a une âme, que ce ne soit pas un de ces automates, comme il en est tant parmi nous, qui n’ont jamais senti, tout cela doit l’attrister dans les commencements ; il peut ensuite en prendre le goût : mais alors même ce goût nouveau aura quelque chose de mélangé, qui le rendra dissemblable de celui de nos gens du bel air ; si les jardins Anglais n’existaient pas, il les inventerait, mais non pas avec nos petitesses. Ah ! si j’avais vu alors un jardin Anglais ! je me serais extasié ; je n’aurais pu le quitter[1] !… Mes yeux s’ouvraient donc, non aux beautés que mon père croyait qui me frappaient, mais sur celles analogues à mon goût. J’aurais mieux aimé mourir que d’entrer dans une de ces belles maisons qui m’humiliaient ; elles redoublaient ma sauvagerie naturelle. Mon père savait bien que ma timidité venait d’orgueil, et que jamais homme ne s’était cru plus que moi fait pour commander. Si j’étais né prince, on aurait admiré l’élévation de mon âme : si l’on avait connu les motifs d’insociabilité d’un petit paysan de Basse-Bourgogne allant à pied, pour être enfant de chœur à Bicètre, mon orgueil aurait fait pitié. L’orgueil, ou le sentiment vif de ma supériorité, la moitié du temps, et avec certaines personnes, était le motif de mon humeur sauvage ; avec les personnes très éclairées, c’était le sentiment de mon infériorité. Je ne voulais, dans aucun des deux cas, me trouver avec des gens qui devaient me regarder, à tort ou justement, comme au-dessous d’eux ; je ne voulais rien devoir au mérite, pas même l’indulgence, et elle m’a toujours indigné de la part des sots. Si j’eusse alors été plus instruit, et que j’eusse connu les moyens d’aller en Amérique, j’y volais : non pour y chercher la fortune, mais pour y devenir sauvage. C’était le seul genre de vie qui me plût ; on a forcé la nature en moi pour me civiliser. Qu’on me dise tant qu’on voudra que l’homme est fait pour la société, je soutiens que ce n’est pas une vérité générale.

Enfin Boujat nous quitta ; mon père l’en pressait depuis longtemps, de peur que quelque malade n’eût besoin de son secours. Ce jeune homme, de la plus belle espérance, est mort, marié, à l’âge de vingt-six ans, d’une chute de cheval… Je perdis un ami ardent. Oh ! s’il eût vécu, j’aurais embrassé une autre carrière, et peut-être l’Europe me compterait aujourd’hui parmi ses grands naturalistes ! … Nous ne fîmes que quatre lieues après que Boujat nous eût quittés, et nous nous arrêtâmes à Villejuif. Là, nous soupâmes assez bien, pour des voyageurs très sobres, chez de bonnes gens qui vendaient leur vin. On payait ici, et je me famiharisai même beaucoup avec une jeune fille, aînée de la maison ; nous jouâmes ensemble, tandis que mon père causait avec ses hôtes. Ils prirent une grande estime pour lui. Le lendemain, en partant, mon père demanda notre compte. La jeune fille, d’environ treize ans, répondit que ses parents lui avaient dit de recevoir sept sous. Mon père lui fit observer qu’elle se trompait sans doute. Elle montra une carte, écrite de la main de sa mère. Mon père fut convaincu. Il voulut laisser douze sous, en sus du prix, par forme de présent, à la fille de la maison. Mais elle les refusa. Ce fut alors que mon père lui demanda le nom de ses parents. Elle nous dit que son père s’appelait Cloud, et ce nom s’est conservé dans ma mémoire. J’avais la vue excellente : je vis qu’on avait graté un 2 ; ce qui ferait 27 sous, prix convenable. Je demandai tout bas à l’aimable Hélène, d’où vient elle l’avait effacé ? — « C’est, » me dit-elle, « mon petit Bourguignon, que je veux payer ton écot à ma mère. Et déjeunez avant que de partir. Et n’en parle pas à ton père !… Et viens nous voir quand tu seras à Paris. » Je ne sais pourquoi je ne fus pas humilié… Nous déjeunâmes, pressés par l’engageante Hélène,… que je n’ai jamais revue.

En sortant de Villejuif, nous découvrîmes un immense amas de maisons, surmontées par un nuage de vapeurs. Je demandai à mon père ce que c’était ? — « C’est Paris. C’est une grande ville ! On ne la saurait voir entière d’ici. — Ho ! que Paris est grand !… Mon père ! il est aussi grand que de Vernienton à Sacy, et de Sacy à Joux ! — Oui, pour le moins. — Ho ! que de monde ! — Il y en a tant que personne ne s’y connaît, même dans le voisinage, même dans sa propre maison. » Je réfléchis un moment ; et, transporté de joie : — « Mon père ! je veux y demeurer toute ma vie ! » Mon père sourit, et me dit : — « Tu n’aimes pas le monde ? — Ho ! le monde qui me connaît ! On me gêne ; je ne suis pas libre. Là, vous dites, mon père, qu’on ne se connaît pas ? — Non. — On ne se salue donc pas ? — Non. — On ne prend donc pas garde l’un à l’autre ? — Non, non. — On ne prendra pas seulement garde à moi ? — Ho ! pas le moins du monde. » Je tressaillis d’aise, en disant : — « Je vas voir, je vas voir. » Nous n’allâmes cependant pas directement à Paris : mon père se voyant à la porte de Bicêtre, où demeurait l’abbé Thomas, il y entra.

Je ne fus point honteux dans cette maison ; je n’y voyais que des malheureux au-dessous de moi. Nous visitâmes d’abord l’église ; j’entendis mon vertueux père remercier Dieu de la fin de son voyage, et le prier de me bénir.

Dans le même moment, un autre spectacle, bien nouveau, attira mon attention : c’était une trentaine d’enfants en soutane et en camail qui entraient à la fois. Je les regardai avec admiration, et je m’écriai naïvement : — « Ho ! que de petits curés ! » C’est que je n’avais encore vu de prêtres que des curés ; je croyais les deux mots synonymes ; mon instinct de douze ans valait mieux que la raison de certains vieillards… Les enfants, après avoir assisté à la messe, s’en retournèrent avec mon frère, que nous n’abordâmes qu’en ce moment ; car mon père avait pour maxime qu’il ne faut déranger personne de ses occupations d’état, et moins encore ses enfants que tout autre. Edme Restif était infiniment respecté de ses fils : c’est dire qu’il fut reçu convenablement.

Il faut placer ici le portrait de l’abbé Thomas. C’était un grand garçon, maigre, ayant le visage allongé, le teint couleur de bois, et taché de son noirâtre, la peau luisante, le nez aquilin, les sourcils noirs et fournis. Un accident lui avait donné à la joue droite une sorte de loupe grosse comme une noix. Il était concentré, très fort, sans le paraître ; emporté, passionné, lascif ; mais devenu maître de lui-même par dévotion. Il était né pour les secondes places, ayant peu de fermeté et une âme très déférente, ce qui, je pense, lui venait moins de son naturel que du mérite de son aîné, par lequel il s’était toujours vu écrasé. Il n’avait pas plus l’âme que le teint des Restif ; c’était l’âme, comme le teint terreux des Dondéne, de qui sortait sa mère. (Parmi les enfants du premier lit, Anne était mi-partie ; le curé, tout à fait Restif, ainsi que Marie Beaucousin, qui le suivait ; Marianne, laide et mi-partie ; Madeleine, agréable, quoique Dondéne ; Margot Dondéne, trapue et laide. Je ressemblais au curé ; l’infortunée Marie-Geneviève, mi-partie Ferlet ; Catherine, sa jumelle, plus Ferlet ; Baptiste, ressemblant à l’ancêtre Tintamarre ; ÉHsabeth tenait des Simon ; Charles, beau et tout Restif ; Pierre, plus Ferlet, mélangé des Dulis, famille de la mère de ma mère.) L’abbé Thomas était timide, mais violent, poussé à bout. Il n’aimait pas les enfants de Barbare Ferlet, et se plaisait à les humilier. Mais il ne faut pas oublier que la religion fortifiait toutes ses qualités et atténuait ses défauts, au point que son manque d’esprit avait quelquefois tout le mérite de la plus aimable et de la plus franche bonhomie.

Nous montâmes au dortoir des enfants de chœur, qui a très belle vue : de ses croisées, on distingue tout Paris, ou du moins tout ce qui est visible de ce côté-là. Je fus très content des petits curés, au nombre desquels on me dit que j’allais être ; ils m’environnèrent tous, et me firent doublement accueil, comme à leur nouveau camarade et comme au frère de leur maître. Après un petit rafraîchissement, nous partîmes pour aller à Paris, l’abbé Thomas et moi.

J’étais fort gai ; mon père lui-même était surpris que je ne fusse pas plus honteux : mais il comprit que des enfants comme moi, qui n’étaient pas plus que moi, ne m’imposaient pas. Si mon frère n’avait été que l’un des deux garçons de service, Olivier et Paul, j’aurais été honteux devant tous, comme devant l’archevêque ; mais il était leur maître ; pourquoi donc aurais-je rougi ?…

Comme la petite vérole m’avait si fort changé, que mon frère assurait qu’il ne m’aurait pas reconnu, on me fit aller devant, afin que j’entrasse seul. Il fallait que je fusse dans un excellent accès de sociabilité, car je me prêtai, quoique gauchement, à la plaisanterie. J’eus, en cette occasion, une preuve de l’horrible atteinte que le fléau Arabique avait portée à ma joliveté ! Ma sœur me regarda froidement, en me demandant ce que je voulais. Son mari, plus clairvoyant, lui dit : — « Hé ! c’est un petit Bourguignon, je gage ? » Mon père parut. Ma sœur courut à lui et l’embrassa les larmes aux yeux, salua son frère, et vint ensuite à moi : — « Il n’est plus si joli, » dit-elle ; « mais qu’il soit bon ! c’est tout ce qu’il faut. » Elle ne pouvait revenir de sa surprise du changement qui s’était fait en moi : de blond, comme ma mère, j’étais devenu brun comme mon père ; mes cheveux, autrefois bouclés, accompagnaient longuement mon long visage, maigri par la fatigue et la route, qui m’avaient fort noirci ; et l’on sait que les grêlés ne peuvent être agréables qu’à l’aide de beaucoup de blancheur. On servit le diner, pendant lequel on me fit causer. En venant avec mon père et mon frère, qui conversaient ensemble, j’avais toujours été devant eux, observant avec surprise ce qui frappait mes regards ; je ne me sentais pas du tout sauvage à Paris ; je le trouvais mon élément naturel. On me demanda ce que j’avais remarqué. Je rendis compte de quelques observations puériles sur les boutiques, les marchandes, les laquais. Ensuite, je fis un tableau, le premier de ma vie. Je n’avais pas encore pris les leçons de Coqueley-Chaussepierre, pour faire sérieusement rire : — « Mais… ha ! ha ! ha ! ce qui m’a le plus étonné » (quittant la table pour mieux figurer), « c’est une jeune fille moitié nue, car elle n’avait des jupons en loques que jusqu’aux genoux, des souliers percés, des bas de boue, avec un casaquin à travers duquel on voyait les trous de sa chemise ; elle portait devant elle un petit van » (un éventaire) ; et elle chantait : Crocüites ! Crocüites au fouhour !… Elle était aussi gaie, aussi hardie, que si elle avait été bien habillée ! Elle riait à tout le monde. J’aurais pourtant eu pitié d’elle si elle ne s’était pas moquée de moi quand je me suis approché tout contre pour regarder ce qu’elle vendait : — Pou’ comben en voulez-vous, l’petit garçon ? J’vou’ en ferai pou’ deux yards. — Moi je n’ai rien dit, et elle m’a fait des yeux ! en disant à une de ses camarades : — R’garde donc, quiens, Marie-Louise ! ce p’tit Jocriss’ qui mène les poules pisser, c’m’i’me r’garde en imbécile qu’il est ! I’ m’prend pour eune curiosité d’la foire, qui l’prenne ! I’ vient d’loin, car il a les pieds poudreux, l’ petit hébété !… — Et puis elle s’est remise à chanter : Crocüites ! Crocüites ! ses deux poings sur ses hanches, comme ça. Je ne sais ce que c’était, car ça était recouvert d’une vieille étoffe noire, et ça sentait la poire cuite… » Je dis cela si naïvement que tout le monde, jusqu’à mon père, en rit de bon cœur. — « J’ai bonne opinion de mon jeune frère, » dit Marie ; « je vous le recommande, mon frère, » ajouta-t-elle en s’adressant à l’abbé Thomas. — « Il est facétieux ! » s’écria Beaucousin ; « je veux lui apprendre des bons mots. » En même temps, il dit une demi-douzaine de trivialités, dont il rit beaucoup, et que j’ai parfaitement oubliées ; mais on en vend de pareilles, chez Langlois. Mon père leur raconta ensuite, pendant que j’étais devant la porte à regarder Paris (mais j’avais l’oreille), comment mon frère le curé avait été surpris de ma prodigieuse mémoire. Ceci flatta l’abbé Thomas, qui se proposa de se servir de moi pour exciter ses élèves, qui, presque tous, étaient des nonchalants.

Après le dîner et un peu de promenade dans la ville, il fallut quitter mon père pour m’en retourner à Bicêtre avec l’abbé Thomas. Cette séparation ne fut pas absolument douloureuse, parce que mon père ne partant pas encore, je devais le revoir ; j’étais d’ailleurs dans une sorte d’ivresse.

En chemin, mon nouveau maître me dit des choses fort sensées. Il me fit observer qu’il avait beaucoup d’élèves, au nombre desquels j’allais être ; que le nom de frère, que je lui donnerais, mettrait de la différence entre eux et moi ; qu’il était plus désintéressé de se rendre parfaitement leur égal en l’appelant Monsieur comme les autres. Ce mot fut pour moi un trait de lumière, et, glorieux comme je l’étais, je sentis qu’il était digne de moi de ne rien devoir à la faveur du sang. Je m’appelais Nicolas Edme ; l’abbé Thomas me dit qu’on se nommait frère dans la petite Communauté ; qu’il y avait deux élèves qui portaient le nom, l’un de frère Nicolas, l’autre de frère Edme ; qu’il n’était pas possible de leur ôter leurs noms. « Mais j’en sais un qui conviendra : on vous appellera frère Augustin, c’est un beau nom ! celui du plus grand docteur de l’Église. Vous le voulez bien ? » Je répondis que je trouvais ce nom-là très beau, et qu’il valait bien celui de Monsieu’ Nicolas, qu’on me donnait au pays. — « Comment, Monsieur Nicolas ! — Oui, Monsieur, voilà comme on m’appelle à Sacy. » L’abbé Thomas fut charmé que je commençasse ainsi de moi-même, et il augura bien de ma docilité.

À notre arrivée, je fus placé, non à la petite table où mon frère mangeait avec le sous-maitre, M. Maurice, et deux enfants, de ceux à calotte rouge, frère Nicolas Fayel et frère Jean-Baptiste Poquet, mais à l’une des deux grandes tables, entre frère Edme et frère Joseph : le premier Trécin[2] et fort taquin ; le second, roux et du caractère indiqué. Il me fallut de la patience.

Je soupai de l’ordinaire de la maison, qui n’était1747 pas excellent ; c’est un mauvais ragoût accommodé de manière à ne pas satisfaire sa sensualité. Depuis, j’ai fait l’observation que l’accommodage, dans toutes les maisons publiques, gâtait la viande au lieu de la bonifier, dans l’unique vue d’enrichir l’économe. Les cuisiniers ne mangent pas de ce qu’ils assaisonnent ou plutôt empoisonnent pour le pauvre ; ils ont un ordinaire à part, qui est celui des Officiers, et ils traitent les pauvres beaucoup plus mal qu’on ne nourrit à Paris ces animaux abandonnés, qui vivent de ce qu’on jette. L’économe a une cuisine particulière, splendide et délicate comme celle d’un traitant. Je ne me suis jamais accoutumé à cette nourriture, et, comme on obligeait à la manger, nous en jetions une partie sous la table. Heureusement, le pain bis était bon. Nous avions un demi-poiçon de vin à chaque repas ; je ne sais quel goût il avait, le noyant toujours d’eau. Cependant je me portai bien à Bicêtre, si ce n’est que mes dents, qui jusqu’alors avaient eu la blancheur de l’ivoire, y prirent une teinte obscure.

Mon père était parti sans que j’eusse assisté à ses adieux. Je n’en fus certain que par la lettre du nouvel an, au bas de laquelle on me fit mettre des respects. Dés que je ne le sentis plus à Paris, je fus atteint de cette maladie cruelle que j’avais déjà éprouvée à Vermenton ; des larmes involontaires ruisselaient de mes yeux, au milieu même du sourire que je m’efforçais de tracer. Ma situation parut si intéressante à tous ces bons enfants qu’ils employaient toute leur petite adresse pour me dissiper. Frère Nicolas et frère Jean-Baptiste, les deux acolytes, étaient ceux qui s’occupaient davantage de moi ; leurs attentions avaient une délicatesse qui me calmait quelquefois. Cependant l’abbé Thomas, voyant que mes larmes involontaires ne pouvaient cesser, me fit passer dans l’infirmerie avec mes deux amis pour ne pas troubler mes autres camarades. Cette chambre retirée était extrêmement propre. Il y avait sur la cheminée un sujet de dévotion, le plus touchant qu’on puisse imaginer : c’était une statue de l’Enfant-Jésus qui nous tendait les bras, avec ce verset du psaume : Venite, Filii mei, audite me ; et timorem Domini doceho vos ! Venez, mes Enfants, écoutez-moi, et je vous enseignerai la crainte du Seigneur. Je fus touché ; je versai des larmes d’attendrissement, et ce fut un premier degré de consolation. C’est une cruelle maladie que celle du pays ! Si malheureusement on se rappelle quelque chant qui ait affecté dans sa patrie, et qu’on le chante, il aggrave la douleur à suffoquer. La mienne pensa me coûter la vie, lorsque je me fus rappelé un Deo laus de charrue :

V’laî l’soulei qui s’leuve biau,
I’ fait raimaiger lê’ osiau’ :
Tretous ditoînt en leû’ langaige,
S’i’ se breuîlloit, hô ! queû doumaige !
Quand je monte su’ ces coutas,
Je m’sens pûs liger à tout pas.
Les floriote’ av’tou la verdure
Flatont mes yeux et ma flairure. Etc.


À cet air qui se chantait en moi-même, ma douleur

eut la même force que cet ennui des Suisses, qui les contraint à s’en retourner pour éviter la mort. On en a vu expirer en entendant chanter à leurs camarades un air champêtre qu’on appelle le Branle des Vaches et qui est particulier aux pastoureaux de ce pays montueux : ils pleurent d’abord, ils sanglotent ensuite ; la source des larmes se tarit, et ils cessent de pouvoir respirer. Pour moi, grâce à mes deux aimables camarades, je me calmai petit à petit. Fayel surtout me montra, dans les commencements, une douceur, une aménité qui lui gagnèrent absolument mon cœur. Quant à Jean-Baptiste, il paraissait ressembler d’abord un peu aux coquettes, dont il avait la recherche, l’élégance et les charmes, mais il n’était ni capricieux, ni léger.

La première chose qu’on m’enseigna, ce fut à lire correctement, c’est-à-dire avec les consonnances et les inflexions convenables. Je fus bien surpris, la première fois que je lus en public, dans les Figures de la Bible, de Royaumont, d’entendre presque à chaque mot que je prononçais, la clef du sous-maître frapper la table ! Mais il ne fallut me le dire qu’une fois : dés le lendemain, M. Maurice me cita comme un modèle d’intelligence et d’application. Ce fut en mon absence néanmoins ; mais Nicolas Fayel me l’apprit le soir en nous couchant, car il était mon voisin de lit.

Lié d’une étroite amitié avec ce jeune camarade, je ne fus pas plus heureux qu’autrefois, mais, par des causes opposées : mes deux premiers amis, grossiers paysans, manquaient de sensibilité ; celui-ci fur au contraire susceptible, capricieux, jaloux : c’est ce qui, depuis, ma rendu si sensible aux peines des femmes ; nouveau Tirésias, en un sens, j’ai fait le rôle d’amante contrainte, gênée dans ses paroles et jusque dans ses regards. Fayel, une fois préféré, me querellait, me tourmentait, dès que j’avais parlé, ou seulement répondu au joli frère Jean-Baptiste, dont le visage efféminé, les couleurs vives et rosées annonçaient plutôt une fille déguisée qu’un véritable garçon. Un soir Fayel, avec qui je jouais souvent après souper, soit aux échecs, soit au cochonnet, gros dé à douze faces, me boudait plus qu’à l’ordinaire ; il n’avait pas voulu que je fisse sa partie et il ne me répondit pas. Je n’en pus dormir de la nuit. Le matin, je dis à Fayel : — « Que t’ai-je fait ? Parle ; je suis prêt à réparer mes torts ; mais ne me boude plus ! ton amitié m’est nécessaire… » (Voilà du moins le sens). Frère Nicolas me regarda, je vis des larmes dans ses beaux yeux : j’en fus si touché que je me jetai à son cou. — « Ah ! » me dit-il, « j’ai le malheur d’être jaloux !… Mon cher Augustin ! je hais frère Jean-Baptiste, ne lui parle plus. — Veux-tu que je sois ingrat ? Ne m’a-t-il pas soigné en frère ?… Ah ! tu veux que je sois ingrat !… » Je m’arrêtai un moment ; puis, jetant les yeux sur Fayel, je crus le voir pâle… — « Eh bien, je serai ingrat, » lui dis-je, « oui, je le serai plutôt que de te chagriner. » Notre amitié fut cimentée par là. Mais je priai frère Joseph, mon voisin de droite, de faire mes excuses au jeune Poquet. Cet enfant me fit dire : — « Je connais Fayel ; que frère Augustin ne soit pas inquiet de moi, je l’aimerai toujours, et Fayel aussi. »

Je n’ai peut-être pas dit que cet aimable et raisonnable enfant était l’ami de l’abbé Thomas. Mais on sait que notre ordinaire était fort mauvais. Le maître et le sous-maître, qui avaient du rôti le soir, comme les officiers et les prêtres de la maison, avaient coutume d’en distribuer quelques morceaux aux enfants ; frère Jean-Baptiste et Fayel, qui étaient à la petite table, en étaient les porteurs. Le premier venait toujours à moi, il disait tout bas au maître : — « Frère Augustin, élevé à la campagne, ne mange presque pas de notre ragoût dont les Parisiens s’accommodent mieux. — Est-ce lui qui vous a chargé de me dire cela ? — Lui ! s’il savait que j’en parle, il en mourrait de honte ! Il rougit toutes les fois que je lui porte quelque chose. » Il est aisé d’imaginer combien je devais être sensible à un procédé pareil de la part d’un camarade à qui je ne parlais plus ! Fayel lui-même en était touché (car ce fut lui qui me l’apprit), mais sans en être moins jaloux, au contraire il l’était davantage : il aurait voulu que je n’eusse rien tenu que de lui. Il m’aimait autant que je l’aimais. Mais avant que de citer un trait de son amitié, il faut en amener l’occasion : c’est un de ces éclairs de sensibilité qui ont souvent porté la lumière sur mon existence obscure en faisant remarquer l’énergie de mon âme.

Chaque dortoir de Bicêtre a un gouverneur et un sous-gouverneur. Durant les dernières années de Vintimille et sous le court épiscopat de Gigot de Bellefons, qui mourut de la petite vérole, les Jansénistes s’étaient jetés dans les hôpitaux où ils faisaient beaucoup de bien. Ils avaient établi un ordre un peu monacal dans les dortoirs ; mais ce qui n’était pas une cagoterie, c’était la propreté, c’était l’amélioration des aliments, c’était le vin qu’ils donnaient à leurs dépens, c’étaient dix mille livres de revenu que mettait dans la maison le seul sous-gouverneur de Saint-Mayeul, dont le nom précieux m’est échappé ; mais je me souviens de celui du gouverneur : il se nommait Duprat et il avait une sœur employée dans la maison, c’était elle qui distribuait l’ordinaire à notre petite communauté. Le sous-gouverneur était un homme de condition, qui avait été libertin ; depuis sa conversion, opérée par les Jansénistes, il servait les pauvres. Tous les autres dortoirs étaient alors sur le même pied ; un M. Lancelot gouvernait l’infirmerie de la Force, etc. Chaque dortoir porte le nom d’un saint, et a, par conséquent, une fête patronale qui se célèbre avec solennité ; il y avait grand’messe à l’autel de la chapelle particulière, vêpres, sermon, salut. C’était aussi une petite fête de régal pour les pauvres, avec quelques dons de linge, de tabac et même d’argent. Il fallait voir comme ces Jansénistes étaient bénis !… Le jour de la fête de Saint Mayeul, dortoir du bon sous-gouverneur, la salle fut tendue de tapisseries de paysages, représentant des bois, des animaux sauvages, des oiseaux, mais point de chasses ; c’étaient des animaux paisibles dans la tranquillité de la nature. On chanta la messe. Mes yeux se portaient avec ravissement sur les tapisseries ; mais les occupations continuelles du service m’empêchèrent d’y donner toute mon attention : cependant le charme opérait ; je croyais voir mon vallon chéri, peint au naturel… En sortant de la messe, je désirais de revenir ; à mon heure de travail, j’errais au milieu des forêts, comme un jeune sauvage. À dîner, je ne mangeai pas ; mon imagination fermentait. Enfin, l’heure de vêpres revint ; et comme le sermon et le salut devaient se faire de suite, nous avions cinq heures à rester. Dès en entrant, mes yeux se portèrent sur mes chères forêts : les objets s’étaient encore embellis ; une tapisserie plus expressive que les autres, cachée durant la messe par les accompagnements de l’autel, m’offrit en entier ce que je n’avais qu’entrevu : un sanglier, un chevreuil, un loup, une hupe sur des arbres ; dans le lointain un troupeau, conduit par un petit garçon, tenant trois chiens en laisse… À cette vue, je cessai d’être où j’étais ; j’oubliai tout, les yeux fixés sur ce ravissant paysage, je ne chantai plus ; j’étais insensible à tout. Ces moments d’extase, ces moments délicieux durèrent cinq heures, et ne furent qu’un instant ; une fois sous le charme, je fondis en larmes sans m’en apercevoir. C’était rhiver, mon camail me couvrait heureusement et m’empêchait d’être vu de tout le monde. Pendant le sermon, dont je n’entendis rien, les sanglots m’étouffaient : les yeux fixés sur un lièvre qui courait ; sur un lapin accroupi ; sur des pies perchées criaillant à la vue d’un renard qui les observe ; sur des moutons… des moutons paissant ; sur le berger, ses chiens ; sur un sanglier à l’entrée d’un bois ; sur un loup en embuscade, je me sentais dans mon vallon ; des sensations délicieusement douloureuses chatouillaient et déchiraient mon âme. Je me serais écrié, si j’avais été seul, et j’aurais été soulagé… Le Prédicateur, laïc Janséniste, me remarqua, et crut qu’il causait mon attendrissement : ma pensée était à cinquante lieues de lui ! mes larmes avaient bien d’autres motifs que ses discours ! Je pleurais, par instinct, mon innocence, le repos de ma vie, à jamais perdus ! Je pleurais les malheurs et les angoisses qui m’attendaient, et qui m’accablent aujourd’hui[3] !… Goûts heureux ! goûts paisibles ! c’est vous que je pleurais !… J’ai bu depuis, dans la coupe empoisonnée des villes, non le sordide intérêt, non la basse escroquerie, non la triste fureur du jeu, non la crapuleuse ivrognerie, ou l’insatiable gourmandise, non l’oisiveté, mère-sœur-fille du crime ; mais la luxure, le penchant insurmontable pour ces plaisirs homicides, que la Beauté assaisonne par l’art de la parure, et celui, plus coupable, de la lubricité, qui extorque au delà des forces de la nature. J’ai bu dans la coupe empoisonnée des villes le goût des tailles fines et des pieds mignons, des gorges enchanteresses, des minois chiffonnés, des nez voluptueusement retroussés, du sourire agaçant, des enfantillages mignards, des mots séducteurs, de la parure extravagante, d’une marche lascive, d’une trompeuse facilité, de l’avilissante et perfide prostitution ! Ô goût des forêts, je t’ai perdu, en perdant mon innocence !… Que je devais pleurer !

Tous mes jeunes confrères s’étaient enfin aperçus de mes larmes : elles avaient effrayé mes deux amis, le tendre, quoique jaloux Fayel, et le généreux Poquet. Ce dernier me fit remarquer à l’abbé Thomas, en lui disant : — « C’est son ennui qui lui reprend. » En arrivant chez nous, le maître me parla d’un ton de douceur. Je souris. — « Qu’aviez-vous à pleurer ? » me dit-il. Aussitôt mes larmes coulent ; je sanglote, je veux parler, et je ne puis articuler que : « Les bois ! les bois ! » L’abbé Thomas me comprit. Il fit un coup d’œil à mes camarades, qui m’égayèrent ; on me fit jouer aux échecs, que je commençais d’aimer, et ce jeu, que Fayel sut rendre plus attachant encore, me distrayit. C’est une utilité qu’il peut quelquefois avoir, pourvu que les passions ne soient pas trop fortes ; car alors les distractions forcées, telles qu’elles soient, aigrissent le mal, au lieu de l’affaiblir. Fayel, ce soir-là, fit amitié à Poquet, et l’appela pour arbitrer un coup.

Nous étions au dimanche des Rameaux, et depuis le mois d’Octobre, je n’avais quitté ni les bas, les culottes, ni les souliers avec quoi j’étais venu ; c’était par une suite de ma timidité naturelle, que je n’avais osé en demander. Tout était en loques ; mais ma soutane empêchait qu’on ne s’en aperçût. L’abbé Thomas ne songeait pas à ces choses-là, pour moi, parce qu’on nous les fournissait sans qu’il s’en mêlât. Ce fut. Fayel qui, le premier, fit attention que je n’allais jamais au vestiaire. Un soir, il me laissa endormir, et il visita mes habits de dessous. Il les trouva dans le plus triste délabrement !… Il pleura de regret, de n’avoir pas plus tôt songé à mes besoins. Il ne m’éveilla pas ; mais il appela doucement le garçon de veille : — « Paul, » lui dit-il, « apportez demain matin, avant le lever, à mon voisin, les choses que je vais vous marquer sur une carte. » Il les écrivit ; et Paul, qui savait que c’était un des deux favoris, exécuta ponctuellement ses ordres. Le lendemain, à mon lever, je trouvai tout ce qui m’était nécessaire… Fayel ne fit pas semblant de s’apercevoir de mon étonnement. Je m’habillai. Je remarquai, dans le cours de la journée, que Fayel me faisait beaucoup plus d’amitiés que de coutume. Mon cœur en devina la cause. Mais si j’en avais douté, un petit entretien, que je suspris à la récréation du dîner, m’eût découvert la vérité… Fayel et Poquet étaient entrés dans l’infirmerie. Je voulus les y suivre. Ils parlaient de moi : — « Ah ! Fayel ! que nous sommes loin ! Lui, frère du maître, si modeste, si timide, qu’il n’ose demander le plus absolu nécessaire ! — Il était… il était… ah ! » dit Fayel attendri, « dévoré… — Bon Jésus ! » s’écria Poquet ; « c’était par esprit de pénitence ! Il fera un saint un jour… » Quelle jouissance délicieuse !… Je sentis, pour la première fois, toute la douceur de l’amitié. — « Ah ! Fayel ! » dis-je en moi-même, « tu as droit d’être jaloux ! ce n’est en toi qu’une qualité de plus !… Cher ami ! tu m’as obligé par l’endroit le plus sensible ; tu m’as sauvé la honte de demander ce qui m’était absolument nécessaire ! » C’était effectivement un double bienfait, de me débarrasser du poids de ma honte naturelle, car timidité n’est pas ici le mot propre ; puisqu’au fond, c’était de l’orgueil. On nous appela au devoir. Mais je trouvai un moment pour avouer à Poquet ce que j’avais entendu. — « Laissons faire Fayel, » me dit-il ; « c’est un excellent ami ! Je l’estime plus qu’il ne croit ! Heureux quand on trouve un cœur comme le sien, fallût-il se prêter à toutes ses faiblesses !… Mais Fayel n’en a pas. »

C’en était peut-être fait de mes mœurs, malgré mon éloignement extrême pour le vice philandrique, si, comme ce Romain, un coup de poignard dans ma vertu n’avait percé l’abcès qui m’eût donné la mort. Un jour, on nous envoya, Fayel et moi, chez la Sœur Supérieure, pour demander un renouvellement dans notre vestiaire épuisé. Nous ne trouvâmes pas la Mère, mais à sa place, une jolie Secrétaire. Elle envoya Fayel auprès de la Supérieure, qui l’aimait beaucoup, et elle me garda. C’était une brune de vingt ans ; elle me fit cent questions, sur mon pays, ma famille. De temps en temps elle allait regarder à une porte. Elle paraissait désirer quelque chose, et m’obligeait à la regarder ; et voyant que mes yeux ardents démentaient la timidité de mes actions, elle alla s’imaginer… la vérité… Elle courut regarder encore, et revint avec vivacité, en étendant les mains, de joie, ou d’étonnement. Elle vint s’asseoir, me tira sur elle, et me dit : — « Qui est-ce qui vous peigne ? — Une demi-sœur. — Est-elle jeune ? Est-elle jolie ? — Non, ma sœur. — Non, ma sœur, non, ma sœur… Vite là, que je vous peigne. » Je me mis à genoux devant elle. Sœur Mélanie m’enfonça le visage entre ses cuisses : — « Est-elle plus vieille que moi ? — Ah ! ma petite sœur, vous êtes jeune. — Ma petite sœur ! ma petite sœur ! » disait-elle en s’agitant… « Et plus jolie ? — Vous êtes la plus jolie des sœurs ! — Ah ! mon petit homme ! … » Et elle s’agita. Un instinct, et un double souvenir me fit me lever, et me jeter à son cou. Je la poussai vers sa jolie couchette. — « Eh ! le pauvre petit homme ! » disait-elle en riant, et reculant d’elle-même, « que veut-il donc ? » J’étais emporté. — « Que veut-il donc ? Que cherche-t-il donc ? » C’était toute la défense de sœur Mélanie… Elle réussit… Elle me mangeait de caresses. Et comme je paraissais languissant, elle me donna d’un élixir. Je l’avais à peine avalé, que Fayel rentra. Nous nous en allâmes. En chemin, nous nous aperçûmes que nous avions bu du même élixir. Mais il fut discret ; je le fus aussi.

On nous avait dit de revenir au bout de quinze jours. Comme nous avions été longtemps, on nous adjoignit le jeune Poquet, également aimé des Sœurs. On nous dit, à la Gouvernance, que la Supérieure et sa jolie Secrétaire Mélanie, étaient dans la cour, chez la sœur Saint-Augustin, qui présidait cette partie de la maison. Je ne sais si Mélanie avait parlé. La Supérieure emmena Fayel ; sœur Saint-Augustin prit Poquet ; je restai seul avec Mélanie, et la blonde Rosalie, âgée de quinze ans, secrétaire de la sœur Saint-Augustin. Rosalie me dévorait des yeux. — « Quoi ! lui ? » dit-elle à Mélanie. — « Oui, lui. — Ah ! mon Dieu !… on n’a pas peur de cela ! — Sans doute, c’est une belle occasion de passer ! — Oh ! de passer ! — Certainement ! Vas-tu faire la petite bouche ? comme si je ne te connaissais pas. — Et les Mères ? — Bon ! elles en ont pour deux heures à leur tapoter les… » (elle éclata de rire). — « Allons donc ! … Que faut-il faire ? » Mélanie lui parla bas. — « Oh ! commencer la premiére ? — Pour une fille d’hôpital, tu es bien scrupuleuse ! » Rosalie vint à moi, d’une manière si libre, que je ne l’ai retrouvée depuis qu’une seule fois, le 26 mai 1756, chez la Massé… Nous fûmes presque surpris par les deux Mères, que Mélanie, qui faisait le guet, retint un instant à la porte… On nous donna de l’élixir à tous trois, et nous nous en retournâmes… Pour un petit dévot Janséniste, ma morale était un peu relâchée ! Mais on voit que je n’avais pas recherché l’occasion, et que mon premier usage, cause de ma félicité, avait été purement accidentel… Il ne faut pas croire non plus que mes camarades fissent comme moi : c’étaient des enfants que l’on caressait, mais trop délicats pour le reste.

Ma double aventure me procura une autre bonne fortune, dont je ne donnerai pas les détails ; je les renvoie, comme beaucoup d’autres, à mon Calendrier. Je me contente d’indiquer ici la situation d’une estampe intéressante, qui rende au juste la figure et le caractère des deux jolies sœurs-grises, et montre, dans une arrière-scène, le genre des caresses que les mères faisaient à mes camarades#1 … Nous obtînmes tout ce que nous avions demandé ; au lieu que lorsqu’on envoyait frère Joseph, frère Edme, frère Étienne le panetier, frère Denis le camériste, frère Barthélémy le thuriféraire, frère Charles, frère Hippolyte, etc., l’on ne pouvait rien tirer. Cependant un grand et joli garçon, d’Orléans, nommé frère[4] Paterne[5], notre second thuriféraire, était fort aimé des deux jeunes Sœurs et des deux Mères ; mais un jour il fut aperçu lutinant Mélanie ; il y eut quelques discours : Paterne se sacrifia, en se donnant tout le tort, et on ne l’envoya plus. On attribuait notre succès au ton insinuant de mes deux camarades, et ils ne le devaient qu’à leurs charmes ; et moi, qui obtenais autant qu’eux, à mon physique prématuré, qui me faisait succéder à frère Paterne.

Ici plus d’un lecteur m’arrête : — « Monsieur Nicolas, quel âge avez-vous donc ? environ treize ans, si je ne trompe, ainsi que vos petits amis ? Et vous leur prêtez des discours, des sentiments, des actions de dix-huit à vingt ans ? » Je vous dis la vérité, Lecteur ! Mais cette objection me donne occasion d’établir ici une vérité, qui tient à bien d’autres ! Elle donne la clef de quelques phénomènes du dernier siècle : Pascal, Racine, et d’autres Port-Royalistes, avaient une sagacité, une exactitude de raisonnement, une justesse, une profondeur de détails, une pureté de diction, qui ont d’autant plus étonné, que dans le même temps les Jésuites n’avaient que des radoteurs, des Annat, des Caussin, etc. C’est que les Jansénistes, sérieux, réfléchis, font penser profondément, beaucoup plus tôt et plus efficacement que les Molinistes ; ils organisent plus fortement l’esprit et le cœur, qu’ils énergisent en donnant du ressort, par la contrariété, à toutes les passions ; ils font replier leurs élèves sur eux-mêmes par la réflexion ; en un mot, leur éducation rend naturellement logicien, philosophe, ou dévot. Et voici comment : le Janséniste est toujours en présence de Dieu ; persuadé que son oubli seul serait damnatoire, il fait toutes ses actions sous les yeux de ce redoutable témoin, qu’il se peint terrible, même pour le juste. En conséquence, son intelligence travaille sans cesse ; il visite, il développe, il étudie les plus secrets replis de son cœur. Sa manière réfléchissante étant pour tout, les élèves du Janséniste ne sont pas toujours dévots ; au contraire, la trop grande sévérité du Dieu Janséniste le fait redouter dans l’enfance, approfondir dans la jeunesse, et mécroire dans la maturité, aux esprits justes. Le Janséniste qui étudie, porte dans les sciences cette attention, cette pénétration qu’il a exercée sur lui-même, et il y fait de rapides progrés. S’il n’étudie pas, il lui reste la connaissance de lui-même et la faculté de connaître les autres : aussi est-il sévère, taquin, tracassier. D’après cette courte discussion, est-il étonnant que Racine ait été le peintre du cœur, et que jamais personne depuis n’ait pu l’égaler ? Il avait été Janséniste, et il l’était encore. Est-il étonnant que Pascal, déjà pénétrant par lui-même, ait surpassé tous ses contemporains, dans certaines parties, comme Racine dans d’autres ? Que Boileau ait travaillé ces vers limés et châtiés qui font notre admiration et le désespoir de nos poètes ? J’ai cent fois eu occasion, dans le cours de ma vie, d’observer cette supériorité des vrais Jansénistes. Les sots d’entre eux le sont moins que les autres ; mais aussi ce sont les plus insupportables, les plus desséchants de tous les hommes ; il vous font mourir à petit feu, ou périr de piqûres d’épingles : j’ai été Janséniste, et

C’est par là que je vaux, si je vaux quelque chose.


Je ne le suis plus ; mais l’habitude de réfléchir m’est restée ; cette précieuse habitude a peut-être abrégé mes jours ; mais elle m’a préservé de l’ennui ;… de l’ennui ! lent anéantissement de l’âme, pire que la mort !… Comparons à présent le Moliniste à son adversaire. Le vrai Moliniste est plus aimable ; il est plus homme social ; il se peint Dieu indulgent, bon, comme le père de ses enfants, qui les aime, qui veut leur bonheur, et qui est toujours prêt à leur pardonner, à les recevoir dans ses bras, au moindre signe de repentir ; il ne croit pas que l’homme soit obligé d’avoir toujours son Dieu devant les yeux, pour trembler à chaque action, à chaque acte de volonté : au contraire, il se le représente aimant à le voir jouer et bondir sur l’herbe, comme le bon Pasteur, son troupeau chéri. D’après cette idée, il est moins attentif, plus dissipé ; les impressions creusent moins, et ne sont que superficielles.

Voilà, mon Lecteur, ce que m’ont appris quarante ans de réflexions. Et ce n’est pas la seule vérité que je puisse prouver : d’après ce que je viens de dire, on ne saurait me contester cette conséquence de l’éducation de mon Père, qu’on a dû tirer de la lecture de sa Vie, que l’Animal humain, pour acquérir toute la perfection dont il est susceptible, veut être élevé par la rigueur… Mais je contredis ici un grand philosophe ! je contredis J.-J. Rousseau ! Mon concitoyen ! je n’ai aucun intérêt à rabaisser le Citoyen de Genève ; mais je vous assure que son Émile est le plus mauvais livre qui ait paru depuis trente siècles, c’est-à-dire, le plus dangereux. Il est rempli d’erreurs, de choses mal vues, surtout pour l’étude du Latin ; ce qu’y dit à ce sujet Jean-Jacques est une misérable puérilité. Heureusement que nos collèges subsistent encore ! Si l’on suivait les fausses idées de cet homme à paradoxes brillants, nous retomberions dans la barbarie. Que les aveugles partisans de Rousseau apprennent, que la grarnmaire des langues Française, Italienne et Espagnole, n’est que dans le Latin. Chacun de ces trois dialectes a ensuite une syntaxe particulière. Mais la fondamentale, celle qui donne le sens intime des mots, est dans la langue Latine, et un peu dans la Grecque, deux langues dont l’étude est essentielle à tout Français, tout Italien, tout Espagnol, qui ne veulent pas répéter en perroquets les trois quarts et demi des mots de leurs langues[6]. Et à ce J.-J. Rousseau, à ce parfait dialecticien, d’où lui viennent sa sagacité, sa profondeur, sa connaissance du cœur humain ? De son éducation religieuse, dans une secte qui a le plus grand rapport avec le Jansénisme. Je reviens.

Les Jansénistes aiment l’ordre ; c’est un effet de la réflexion. Notre journée était employée admirablement ! Pas un instant n’était perdu : prière le matin, après le lever ; on se rinçait la bouche avec de l’eau et du vinaigre : on déjeunait ; frère Étienne, un de nos camarades, coupait et distribuait le pain. On écrivait jusqu’à dix heures : la lecture haut sur le même livre, afin que le nommé pût suivre sur-le-champ ; on chantait une demi-heure ; frère Étienne le panetier était maître de chant. Nous dînions à midi. La récréation durait une heure. On prenait les livres d’étude, Nouveau-Testament, Catéchisme, Rudiment (qu’on n’avait pas voulu que j’apprisse). On récitait à trois ; on écrivait, on faisait des règles. On goûtait à quatre. À la demie, commençait la lecture particulière d’instruction et d’amusement ; le bibliothécaire, frère Jean-Baptiste, tenait un registre de tous les livres commencés, et il apportait à chacun le sien, jusqu’à ce qu’il fût achevé ; on rechoisissait alors sur le registre, parmi les volumes débarrassés… Les trois heures environ de lecture libre et de choix, étaient pour moi un temps vivement désiré ! J y pensais le matin, en me levant ; à mesure que cet heureux instant approchait, je palpitais de plaisir ; l’heure arrivée, je jouissais, je me retrouvais heureux, comme à la lecture du Bon Pasteur, ou en voyant les tapisseries de Saint-Mayeul ; la vivacité de mon imagination me plaçait au site de ma lecture. Ce furent ces trois heures d’extase qui m’habituèrent à la maison, et m’en firent chérir le séjour, que je me rappelle encore avec attendrissement (c’est à ces trois mêmes heures que, depuis, j’ai éprouvé la même palpitation de plaisir, en voyant lever la toile, à l’un de nos trois spectacles). Quelle jouissance me reste aujourd’hui ? Quelle est l’heure heureuse de la journée ? Hélas ! toutes sont égales, et mon cœur ne palpite plus que de terreur !… Une conférence de demi-heure suivait la lecture : un des maîtres interrogeait sur les difficultés rencontrées, et les résolvait. On augurait mal de ceux qui n’en proposaient jamais. On devait bien augurer de moi ; car, à moins que ce ne fût une lecture absorbante, comme celle des Vies des Pères des déserts, par D’Andilly, ou les Actes des Martyrs, je faisais une foule de questions, particulièrement sur l’histoire de Rollin, qui, m’ouvrant un monde tout nouveau, me plongeait dans un étonnement profond ! Souvent le sous-maître Maurice ne pouvant satisfaire à mes demandes, allait au maître ; et celui-ci ayant chez lui plusieurs dictionnaires, répondait à tout, et nous envoyait son oracle… On soupait à huit heures. La récréation jusqu’à neuf, et tout le monde était au lit à la demie.

Au moindre beau temps, la récréation du dîner avait lieu hors de la maison, sous la conduite des maîtres. On courait dans les champs, on montait la colline, ou l’on descendait à Gentilly, sur les bords de la Bièvre. Une fois la semaine, le jeudi, nous avions la demi-journée, et l’on allait à une maison de campagne, à Vitry, dont Fusier avait fait l’acquisition, en la destinant à sa petite communauté. Nous avions là un vaste jardin, des légumes avec lesquels on nous donnait un excellent diner, que nous trouvions prêt à notre arrivée, et des fruits de toute espèce. On apportait notre ordinaire de la maison ; mais il était remis au jardinier, arrangé depuis longtemps avec des familles, qui le prenaient pour des œufs et du laitage. Une chose qui nous faisait respecter, c’est que nous avions un joli oratoire, où nous disions nones et vêpres. En hiver, nous étions rentrés à cinq heures, et nous continuions notre récréation à la maison ; l’on y jouait, on causait, on lisait : c’était ce dernier parti que prenaient les plus sensés, que j’imitais ; mon éducation Saxiate[7], indépendamment de la Janséniste, m’avait donné le goût du travail, et fait connaître le prix du temps. À toutes les récréations, frère Edme s’occupait d’ouvrages mécaniques, dont quelques-uns étaient admirables, vu le manque de moyens. Cette belle règle avait été établie par Fusier, qui était réellement un homme de mérite. Je ne prétends pas dire qu’elle ne fût peut-être trop appliquante pour des enfants : mais qu’on examine la sage distribution des occupations, qui rompait cette application, les trois récréations, l’attention, soigneusement recommandée, de sortir au moindre beau temps, cette provision de bon air et de santé qu’on faisait à Vitry toutes les semaines, et l’on verra que Fusier entendait fort bien l’institution de la jeunesse, qu’on veut rendre solide, appliquée. Quant aux principes de la morale, c’étaient ceux de cette morale outrée du Christianisme, qui n’enthousiasme que les esprits ardents et peu réfléchis. Il est deux maximes du Nouveau Testament qui ne doivent être présentées aux enfants, qu’avec la plus grande prudence : Cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa justice, et tout vous sera donné par surcroît ; c’est l’Unum necessarium, qui peupla d’anachorètes les déserts de la Thébaïde, et qui n’est bonne chez nous qu’à faire un mauvais capucin. Je suis surpris que cette maxime, si follement inculquée, ne m’ait pas fait fuir dans les forêts, où je serais devenu saint ou voleur ; on devinera ce qui m’a retenu, à mes premières Epoques : ce sont les femmes. La seconde maxime, Il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, remet à la mauvaise judiciaire d’un sot, le repos et la tranquillité des États, comme on l’a vu dans toutes les guerres de religion… Heureusement pour moi, l’Unum necessarium, tant répété depuis par mes frères, ne m’empêcha pas de travailler !

Avant de passer à une autre matière, je crois à propos de donner une idée de notre petite bibliothèque, telle que Fusier l’avait composée, avant son expulsion :

  1. La Bible, traduction de Sacy.
  2. Les Figures de la Bible, par Sacy-Royaumont.
  3. Le Nouveau Testament, dit de Mons.
  4. Le Nouveau Testament, du P. Quesnel.
  5. L’Imitation.
  6. Les Pères de l’Église, surtout Saint Augustin et Saint Jérôme.
  7. Les Lettres Provinciales, dont la lecture, quoique hors de mon genre, me donna le plus grand plaisir.
  8. Les Essais de Morale, de Nicole.
  9. L’Année Chrétienne, de Tourneux.
  10. La Fréquente Communion, d’Arnaud.
  11. Les Vies des Pères des Déserts, de D’Andilly.
  12. Les Actes des Martyrs.
  13. L’Abrégé de l’Histoire Ecclésiastique, de Fleury.
  14. Les Mœurs des Israélites et des Chrétiens.
  15. L’Histoire Ancienne, de Rollin.
  16. L’Histoire Romaine.
  17. L’Histoire de Port-Royal et de ses Solitaires.
  18. La Médecine, de M. Hamon.
  19. La Vérité rendue sensible à tout le monde.
  20. Les Anecdotes de la Constitution Unigenitus.
  21. La Vie et les Miracles du R. Diacre Pâris.
  22. La Vie de M. Tissard (chef-d’œuvre de petitesses Jansénistes : Fusier en était l’auteur).
  23. La Prémotion physique.
  24. La Conversion du Pécheur, par Denates.
  25. La Géographie de l’Écriture sainte.
  26. Le Tableau de la France et de l’Univers.
  27. Le Dictionnaire de Richelet.
  1. Et les autres Dictionnaires, Joubert, Boudot.
  2. La collection des Nouvelles Ecclésiastiques.
  3. Le Bon Pasteur, etc., car j’en ai oublié. Nous avions juste, en lecture, 366 volumes.

La Bible ne se lisait pas en particulier ; chaque élève en lisait à son tour un chapitre pendant le dîner. Le soir, pendant le souper, c’était un ouvrage de Saint Augustin, ou de Saint Jérôme ; on ne lut, de mon temps, que leurs Lettres. L’usage était, pour la Bible, qu’avant la récréation d’après le dîner, le maître demandât à ceux des élèves qu’il jugeait à propos, ce qu’ils avaient retenu de la lecture ? Mes condisciples disaient, l’un un verset, l’autre un autre, en confondant le commencement et la fin. Un jour, l’abbé Thomas vint à moi, car il me parlait rarement, pour ne pas avoir l’air de donner quelque chose à la fraternité charnelle, et me demanda ce que j’avais retenu du chapitre qu’on venait de lire. Je commençai par le premier verset : Il se fit donc une longue guerre entre la maison de Saûl et la maison de David ; David s’avançant toujours et se fortifiant, etc. Je récitai couramment tout le chapitre, qui est celui du deuxième livre des Rois, où Joab tue Abner en trahison, jusqu’au dernier verset : Que le Seigneur traite celui qui fait le mal, suivant sa malice. Il est impossible d’exprimer l’étonnement de ces bons enfants ! Tous me félicitèrent, surtout Fayel et Poquet ; moi, je leur dis naïvement que je savais par cœur toute mon Écriture Sainte, avant de venir parmi eux. L’abbé Thomas m’entendit, et parut flatté ; il dit tout bas aux deux acolytes : — « Mon père a une Bible ; frère Augustin la lisait sans cesse ; il a bien fait de l’avouer… » Je devais bientôt étonner davantage mes camarades, et le maître lui-même.

Il y avait, ou il y a sept à huit ecclésiastiques à Bicêtre : ce sont comme les prêtres-habitués des paroisses ; et pour toutes les maisons de l’Hôpital-Général, un recteur, qui en est comme le curé. Les prêtres-habitués, même le doyen, ou vicaire, mangent ensemble dans un réfectoire commun. Deux élèves des enfants de chœur y allaient faire la lecture, pendant le dîner et le souper ; et afin qu’elle fût profitable à tous, le tour était hebdomadaire : quelquefois même on le prolongeait, pour que deux enfants connussent l’histoire entière d’un personnage, comme on raccourcissait quelquefois. J’allai, à mon tour, lire au réfectoire des prêtres, et je ne pouvais mieux tomber ; c’était, dans la grande Histoire Écclésiatique de Fleury, celle du trop célèbre Abeillard, mal à-propos écrit Abaillard, et qu’un prêtre me fit, plus mal à propos encore, prononcer Abêlard. Je la commençai : elle me faisait un si grand plaisir, que j’étais bien peiné quand le semainier frappait des mains, pour cesser la lecture. De retour à notre dortoir, je répétais tout ce que j’avais lu. Mais je m’aperçus que l’abbé Thomas fronçait le sourcil, lorsqu’il fut question d’Héloïse, et j’eus soin, les jours suivants, de passer tout ce qui la concernait ; ces détails ne m’en restèrent que plus profondément gravés… Mais voici la chose étonnante que j’ai annoncée.

Un des prêtres de la maison, nommé Aubry, qui, disait-on, ressemblait à Santeuil pour la figure et la bizarrerie, fit un dimanche le sermon à vêpres. Il parla de la damnation, et tâcha de faire concevoir à ses auditeurs, comment on passait de l’état de pécheur vivant à celui de réprouvé mort. Ses raisonnements me parurent si clairs, que je lui donnai toute mon attention. Cette matière, d’ailleurs, m’intéressait fortement, d’après mes petits écarts avec les sœurs, qui devaient être, d’après mon propre calcul, autant de péchés mortels. Aussi craignais-je l’enfer, comme Épicure imberbe craignait le Tartare : « Pécheurs ! » s’écriait Aubry, « n’accusez pas la Divinité de manquer de puissance et de bonté, lorsqu’elle vous laisse tomber au fond du gouffre de l’enfer. Parfaitement libres, vous avez fait votre sort ; et voici comment : Dieu est l’ordre par excellence ; le péché est désordre par sa nature : quand vous êtes parvenus au terme de la vie, dans l’amour du crime, ou du désordre, pécheurs, et que vous y mourez ; à l’instant fatal où votre âme est séparée de votre corps, elle n’est plus susceptible d’impressions nouvelles ; éternellement elle conservera celles qu’elle eut pendant sa vie, jusqu’au moment de sa séparation d’avec son corps et ses organes. Si vos dispositions, à ce moment décisif, mes chers auditeurs, sont l’amour de Dieu, ou de l’ordre ; si, par une bonne vie, vous avez rendu naturel, habituel en vous cet amour de l’ordre, votre âme, qui doit, après la mort, y persévérer éternellement, s’élance dans le sein de Dieu, l’ordre et la raison par excellence ; votre âme y sera précipitée par une attraction puissante, plus forte que celle de l’aimant. Mais si, au contraire, pécheurs, vous avez vécu dans l’habitude et le goût du vice, qui est le désordre, opposé à Dieu, et que vous mouriez dans cette disposition, votre âme désordonnée s’enfuit loin de l’ordre, qu’elle a toujours abhorré. Ne croyez pas que Dieu la repousse ! Il lui ouvrirait son sein si elle pouvait revenir à l’ordre et l’aimer : mais éternellement elle détestera l’ordre et Dieu, parce que sa nature est invariablement fixée. Et n’imaginez pas qu’ayant vécu dans l’habitude et le goût du vice, un faible repentir, occasionné par la crainte, vous rende à l’amour de l’ordre ou de Dieu ! Il n’effacera pas une longue suite de sensations ; vous mourrez douteux et tremblant, et tremblant et douteux vous resterez durant toute l’éternité ; votre âme séparée de votre corps n’osera jamais s’unir à l’ordre suprême, qui est aussi le bonheur ; elle ira se cacher dans les abîmes éternels. Là, pécheurs, votre âme se trouvant dans le désordre, c’est-à-dire dans la douleur, les tourments, le désespoir, elle sentira, comme les fous, qu’elle n’a plus le pouvoir d’être sage ; et elle n’en sera que plus infortunée ; elle sera elle-même, pour elle-même, une insurmontable barrière, qui la séparera pour jamais de Dieu, de l’ordre, du bonheur… Quand la Résurrection viendra, le corps rendu à son tour impassible, incapable de changement, ni moral, ni physique, rendra éternellement à l’âme les mêmes perceptions que pendant sa vie, avec cette funeste différence qu’un rayon de la céleste lumière percera les ténèbres palpables où les pécheurs seront plongés, pour détruire l’illusion qui nous abuse pendant la vie, et leur présenter la terrible vérité… Ah ! si le damné pouvait un instant aimer Dieu, ou l’ordre, la damnation cesserait !… Mais c’est impossible, par les lois de la nature… », etc. Je trouve aujourd’hui ce morceau bien plus sensé que les sermons de Bourdaloue et de l’abbé Poulie sur le même sujet, qui nous représentent « l’âme du réprouvé, comme aimant Dieu, qui la repousse. » L’ordre peut-il repousser l’amour de l’ordre ? ce sont deux aimants ; et le Jésuite et l’abbé avancent ici la plus épaisse des absurdités ! « Durant la vie, » ajoutent-ils, « c’était nous qui fuyions Dieu, qui tel qu’un père tendre, nous rappelait à lui ; au lieu qu’après la mort, c’est Dieu qui nous fuit, et se refuse. » Quelle idée petite et mesquine ! Quelle indécente et basse assimilitude de l’Être-Suprême avec une maîtresse longtemps trahie, qui s’irrite enfin et devient inexorable ! Ô génies, génies prétendus, vous ne l’êtes que pour les superficiels !

Le discours d’Aubry ne plut qu’à moi ; je vis l’abbé Thomas, et même les prêtres de la maison, secouer la tête. Aubry s’en aperçut ; car dans le second point, il tâcha de s’appuyer des Pères, qui ne valent pas la raison.

Lorsqu’on fut de retour à notre dortoir, on parla du sermon, et l’abbé Thomas en releva quelques endroits ; je m’aperçus que sa mémoire le servait mal. Je dis à Fayel : — « Si l’on veut, je répéterai tout le premier point du sermon. » Fayel le dit à Poquet, qui le dit à l’abbé Thomas. La surprise du maître me parut grande ! mais enfin, il ne crut pas devoir laisser échapper cette occasion, de s’assurer de la force de ma mémoire ; se proposant de voir en même temps, si le jugement l’accompagnait. Il me fit placer au milieu du cercle. Là, je me recueillis un instant ; je fermai les yeux, et me représentant Aubry, ne voyant que lui, la mémoire de sa figure et de ses gestes m’aida tellement à me ressouvenir de ses discours, qu’à quelques synonymes prés, que je substituais souvent, je répétai tout son premier point. On me dit ensuite (car je ne pus le voir, suivant en esprit les mouvements du prédicateur), que mes auditeurs, les yeux fixés sur moi, la bouche entr’ouverte, semblaient se ressouvenir, à mesure que je parlais ; jamais il n’y eut d’exemple d’une pareille attention, ni d’un aussi profond silence.

Après que j’eus fini, le silence continua quelques minutes. L’abbé Thomas me dit enfin : — « C’est bien ! Certes vous avez une excellente mémoire. » Frère Jean-Baptiste, qui avait la liberté de tout dire, parce qu’il était le disciple chéri, regarda le maître en souriant et dit : — « Il n’avait pas appris par cœur ce sermon dans son village ?… » M. Maurice, notre sous-maître, sourit aussi de la remarque ; mais l’abbé Thomas regarda son favori avec une sévérité qui fit pâlir l’enfant ; Poquet baissa la vue, et laissa tomber deux larmes. Tous mes camarades m’environnèrent, après qu’on se fut levé ; le flegmatique frère Edme, mon voisin, me dit : — « Je voudrais avoir votre mémoire, et manquer d’un doigt ! » C’est qu’il l’avait très ingrate ; il ne valait que par la main : aussi lui laissait-on deux heures dans la journée, pour dessiner, menuiser, graver et limer des caractères en cuivre, sculpter, etc. Fayel, en nous couchant, me dit tout-bas (car il était défendu de parler, après l’in manus) : — « Mon frère Augustin, je suis charmé de la gloire que tu viens d’acquérir ; mais je crains qu’elle ne te soit préjudiciable ! Je me suis aperçu plus d’une fois que notre maître cherche à te rabaisser ; est-ce que vous n’êtes pas de la même mère ? — Non, mon cher Fayel. — Ah ! je ne dis plus rien. » En effet, il garda le silence, et depuis, il ne m’en a jamais reparlé ; car notre séparation ne tardera pas.

Je crois n’avoir rien oublié d’essentiel, si ce n’est un pèlerinage que nous fîmes à Sainte-Geneviève, pendant l’octave de sa fête. Nous étions parés, c’est-à-dire en soutanes des grandes fêtes, en ceintures, etc. Les sœurs nous virent défiler : nous avions l’air de véritables abbés ; ce qui les enchanta, surtout sœur Rosalie. Les six Calottes-rouges, qui ordinairement l’emportaient sur nous par leur propreté, leurs aubes éblouissantes, leurs révérences de jeunes filles, qui faisaient illusion même à l’abbé Thomas, avaient ici du désavantage avec leurs perruques, qui leur donnaient l’air de jeunes danseurs, dont on fait les petits vieillards à l’Opéra. Ce fut ce que me dit mère Saint-Augustin le lendemain, dans un tête-à-tête. Elle nous fit distribuer, en sortant, par Rosalie, à chacun un gâteau, pour notre halte hors de la maison. Arrivés à Sainte-Geneviève, nous vîmes des gens qui faisaient toucher des linges à la châsse, au bout d’une perche, moyennant six sous. L’abbé Thomas, qui était en prières, fut grossièrement dérangé par un de ces hommes à perche : — « Mon ami, » dit-il à l’homme qui avait payé, « ce n’est pas une chemise qui aura touché à la châsse qui guérira votre malade, mais des prières ferventes, et vous ne vous êtes pas mis encore à genoux ! » Je vis le moment où un moine allait se mettre dans une grande colère ; il demanda curieusement qui nous étions. Mais personne ne le satisfit. À notre retour, nous allâmes à la cathédrale ; puis nous passâmes à la Salpêtrière pour rendre nos devoirs à sœur Julie, la supérieure, que l’abbé Thomas regardait comme une sainte, et qui n’était qu’une intrigante. Elle parut nous connaître tous, et savoir nos relations ; car elle nous dit à chacun un mot. Il est certain que ces maisons sont toutes un abîme d’intrigue et de perversité.

L’archevêque Gigot de Bellefons était mort. Peu de temps après, M. Christophe de Beaumont fut nommé au siège de Paris. Ce prélat descendait de ce fameux baron des Adrets[8], noble du Dauphiné, persécuté d’abord par les Catholiques, sur lesquels il se vengea ensuite si cruellement. Quand il prit possession de son nouveau siège, c’était déjà le troisième[9]. Dés qu’il fut installé, il se crut obligé de faire la guerre aux Jansénistes. J’ai déjà déclaré que je n’aimais pas les Jansénistes ; mais ils sont Chrétiens comme les autres, y poco mas : je veux qu’on ne leur donnât pas, qu’on leur ôtât même les places importantes ; mais quel mal pouvaient faire des particuliers riches, qui s’étaient consacrés, dans un hôpital, au service des pauvres vieillards, avec lesquels ils partageaient leurs revenus ? Quels prosélytes pouvaient-ils faire, parmi de vieux artisans, retirés par impuissance de travailler, qui passaient le soir de leur vie dans une retraite, où ils avaient le pain, le couvert, et un linceul à leur mort, parmi des estropiés, des paralytiques ? Pontife de la religion, vous pouviez rester tranquille ; votre sollicitude était ici déplacée, et elle n’a fait que du mal… Un nouveau recteur fut nommé par le nouvel archevêque, en place d’un bon et ancien ecclésiastique, appelé M. Villaret, qu’on déposséda. L’intrus était un homme fougueux, une de ces âmes rampantes qui tourmentent les autres, non par fanatisme, mais pour se faire remarquer de ceux dont ils espèrent de l’avancement ; deux siècles plus tôt, ils eussent poignardé. Le jour de son installation, le nouveau recteur regarda de travers le maître des enfants de chœur, et tous les gouverneurs Jansénistes, lorsqu’ils allèrent le saluer : ce fut un mauvais pronostic ! Le lendemain, il rendit les visites ; il était suivi des prêtres Villaret, Désert, Bonnefoi, Aubry, Maclegny, notre confesseur, et d’un prêtre Gascon, dont le nom m’échappe, encore plus fougueux, ou plus fourbe que le recteur… Ce fut Maclegny qui porta la parole : — « M. le recteur voudrait voir vos livres ? », dit-il, après un compliment d’entrée fort sec. Le maître ouvrit la bibliothèque. Le recteur et Bonnefoi parcoururent les dossiers, tandis qu’Aubry voulait badiner avec frère Jean-Baptiste ; que Villaret et Désert, hommes sages, gardaient auprès de la cheminée un morne silence, et que le prêtre Gascon interrogeait les plus jeunes d’entre nous. Pour Maclegny, sa douceur naturelle, ses dispositions pacifiques lui faisaient mettre adroitement de côté tout ce qui devait blesser davantage le recteur. Bonnefoi était un zélé Moliniste ; mais sa conduite régulière, austère même, le faisait également considérer de tout le monde, dans la maison ; sa vie était une bonne œuvre continuelle. Quelques autres ardents déclamaient contre les Jansénistes ; Bonnefoi ne disait mot ; il tâchait de les surpasser en pureté de conduite, et de les égaler en bienfaisance. Cette manière de les combattre, était bien plus efficace que l’autre ! Il servait les pauvres les plus repoussants et les plus abandonnés ; il se privait de son nécessaire pour les secourir. J’ai entendu de sa bouche, à l’infirmerie de la Miséricorde (celle des filles prostituées que l’on traite), les vérités les plus consolantes de la Religion, annoncées de la manière la plus attendrissante à la malheureuse qu’il administrait ; il toucha ce cœur, plus corrompu que le corps ; il la résigna, lui inspira la patience, en charmant ses douleurs : « Ma chère sœur, voici Dieu lui-même » qui vient vous visiter. » Son air de conviction la frappa ; il la convainquit, la sauva. En sortant, il dit aux sœurs de service : — « Mes très chères sœurs, encore plus de propreté ; je vous en conjure, au nom de notre Dieu, que j’ai l’honneur de porter, moi, pécheur indigne ! Sachez que ces infortunées souffrantes sont les vrais membres de Jésus-Christ, par leurs souffrances même, quoique méritées : elles le sont comme vous et moi ; peut-être plus que moi, pécheur insigne, indigne du saint ministère que j’exerce. » Et cet homme était la pureté même. Villaret était un homme un peu aigre, mais tempéré par la religion. Désert semblait avoir été produit avec complaisance par la Nature, pour être le liniment de la Société ; sa physionomie ouverte, ses manières obligeantes, le faisaient aimer (tel sera, dans la suite, mon excellent ami Loiseau) ; et ce prêtre si propre au ministère de paix, et à faire aimer la Religion, venait d’être interdit, sous prétexte d’assentiment au Jansénisme !… Aubry pétillait d’esprit ; il avait été libertin, et n’était ni Janséniste ni Moliniste, ni Chrétien : c’était un cadet de Normandie, qui s’était fait prêtre pour vivre. Quant à Maclegny, Breton, c’était un homme discret, qui se conformait aux sentiments de tous ceux avec lesquels il vivait : Janséniste avec nous, il nous parlait en Janséniste ; même morale, même doctrine, même sévérité : avec les Molinistes et les consciences tendres, il était doux, indulgent. Un jour, à confesse, je lui parlai avec horreur du sacrifice fait au Diable : il me rassura, par mon innocence et mon peu d’expérience. Encouragé par là, je parlai de Nannette, de Julie, d’Hélène Clou, de Mélanie, Rosalie, de sœur ou mère Saint-Augustin, en déguisant la condition de ces trois dernières. Maclegny se signa, me demanda mon âge, et me dit, « que depuis mes premières pensées obscènes sur Nannette, j’étais en état habituel de péché mortel, et par conséquent damné. » À ce mot, dont mon éducation Janséniste ne me faisait que trop sentir la vérité, je m’évanouis… Le confesseur fut obligé de me secourir… Revenu à moi, je répétais en sanglotant : « M. Denates le dit ; si je mourais en cet état, à jamais damné, à la façon de M. Aubry ? — Non ! » dit le prêtre effrayé, « quand on se repent, et qu’on a un regret aussi vif, le péché n’est plus que véniel ; la contrition le change de nature, en attendant que la miséricorde l’efface. » Il me traita ainsi, quand il me vit une conscience timorée ; mais avec les âmes dures telles que nous en avions, frère Charles, frère François ; ou stagnantes, comme frère Denis ; ou futiles, badaudes, comme frère Ambroise, Maclegny tonnait. C’est ce qui lui avait donné la confiance de notre maître, avec lequel il était Jansénite.

Je disais que le recteur et Bonnefoi examinaient nos livres, dont j’ai rapporté la liste, et que Maclegny en écartait quelques-uns. Mais l’abbé Thomas, loin d’achever de les dérober, faisait gloire au contraire de ses sentiments, que ses livres indiquaient : il appelait cela rendre témoignage à la vérité. Bonnefoi vit d’abord l’Histoire de Rollin, qu’il loua fort. Mais étant enfin tombé sur les livres de controverse, il dit fort sagement à notre maître, que ces livres ne devaient pas être dans une bibliothèque d’enfants. — « On ne peut trop tôt connaître la vérité ! » répondit l’abbé Thomas. Le recteur prit la parole : — « Simple clerc tonsuré, vous voulez nous apprendre à connaître la religion ? » Silence de la part de notre maître. Bonnefoi lui dit : — « Vos sentiments sont à vous ; prétendre vous en faire changer, autrement que par la persuasion, serait une injustice, une tyrannie ; mais le premier pasteur, ou ses délégués doivent vous empêcher de les inculquer à vos élèves. » De livres en livres, Bonnefoi tomba enfin au Nouveau Testament de Quesnel, dont les explications mystiques, creuses quelquefois, mais toujours approfondies avec la pénétration Janséniste, ne m’ont jamais plu ; quoique Messire Antoine Fondriat le lût en Carême dans l’église, à la prière du soir. — « Pour celui-ci, » dit Bonnefoi, « c’est aller contre le jugement spécial de l’église ! — Qu’est-ce ? » dit le recteur. Et il lut le titre. Puis donnant une marque d’horreur, il le jeta par terre. L’abbé Thomas allait le ramasser : Bonnefoi le prévint ; agenouillé, il baisa la place ; et, s’adressant au recteur, il lui dit, d’un ton pénétré : — «  Songez-vous, Monsieur, que le texte de l’Évangile y est en entier ?… Allons-nous-en ! vous n’êtes plus de sang-froid. » Et il remit le livre à sa place. Le recteur ne l’écoutait pas ; et secondé dans son emportement par le prêtre Gascon, il voulut emporter les Nouveaux Testaments que nous avions sur nos planches, au dessus de nos places. Notre maître alors éleva la voix : — « Ô mon Dieu ! » s’écria-t-il, « on ôte votre parole à vos enfants ! » Ce cri fut accompagné de tous les nôtres. Je me rappelle qu’exalté par mon petit zéle, je m’approchai du recteur, moi le sauvage Nicolas, et fis ce que le plus hardi de mes camarades n’aurait osé faire, je lui adressai la parole : — « Je tiens de mon père, que j’en croirai mieux que vous, que voilà le Testament de Jésus-Christ notre Père, que je dois lire tous les jours, pour connaître les biens qu’il m’a laissés. — Ton père, » répondit brutalement le recteur, « était un Huguenot. — Il ne manque jamais la messe ! » m’écriai-je en pleurant. C’est que, dans les campagnes, le mot de Hugenot équivaut à celui d’athée. Cependand Bonnefoi tirait le recteur par le bras, en lui disant à l’oreille : « Votre ecclésiastique Gascon vous fait faire une scène. Monsieur le recteur ! Allons nous-en ! allons nous-en ! » Villaret et Désert sortirent ensuite, en levant les yeux au ciel ; le Gascon les suivit, et de la porte, dit à notre maître : — « Tu sauteras, cafard ! tu sauteras. » Bonnefoi l’entendit, et revint sur ses pas : — « Fi ! fi ! » s’écria-t-il, « mon confrère ! Ô Ciel ! est-ce ainsi que doit parler un prêtre ! un Chrétien !… Venez ! venez ! Fi ! » Et il vint embrasser notre maître, qui le lui rendit. Maclegny disait des paroles consolantes ; Aubry, devenu sérieux, plia les épaules, et s’enfuit.

Telle fut la visite du recteur, qui alla faire d’autres scènes dans les dortoirs des pauvres, portant la terreur au lieu de consolation. Dans Saint-Mayeul, il trouva qui lui repondit ferme : le sous-gouverneur, ce tendre père des pauvres, et qui en était chéri, entendant les apostrophes du Gascon boute-feu à M. Duprat, dit au recteur : — « Monsieur, il y a vingt ans environ que je suis venu dans cette maison de douleur, pour mêler mes larmes à celles des infortunés, les consoler, les soulager suivant mon pouvoir, hélas ! trop borné, vu l’étendue de leurs besoins ; et vous, monsieur, qu’y venez-vous faire ? Vous, ministre de paix, vous venez y troubler la paix, scandaliser les pauvres de Jésus-Christ, dont vous devriez être l’édification. Je vous plains ! mais ne croyez pas me décourager ! Je resterai ici tant que je pourrai, et je n’en sortirai que contraint par l’Autorité, à laquelle on ne doit pas résister ; et si l’on me jetait dans un cachot, en m’arrachant de ce dortoir, je bénirais Dieu, en le priant pour vous, pour mes pauvres, et pour moi, tout comme je fais ici… Vos menaces sont inutiles : je ne crains rien, que Dieu ; je ne hais rien, que le péché. » À ces mots, Bonnefoi transporté tendit la main au sous-gouverneur, et lui dit ces paroles de l’Écriture : Melior es quam me, Fili David ! Ora pro me ad Dominum Deum nostrum ! C’est mon faible, que la Vertu, » ajouta-t-il ; « si elle était dans le Diable, je me prosternerais devant le Diable. » Pour le recteur, âme dure, et le Gascon, âme basse, instruits tout bas par Villaret de ce qu’était le sous-gouverneur, ils se retirèrent confus, non sans menacer de purger la maison de tous les hérétiques. Un pauvre pensa payer pour le sous-gouverneur : — « Tant pis, » dit-il, « si vous purgez la maison de nos bienfaiteurs ! nous n’en serons pas mieux ! » Le recteur, un ministre de Jésus-Christ, au milieu des pauvres, cria : « À moi, la Garde ! — Quoi ! quoi ! » dit Bonnefoi, « hé mais ? vous allez donc vous faire craindre ? et dans notre saint ministère, on ne doit que se faire aimer !… » Le fougueux recteur ordonna au prêtre de se taire ; et Bonnefoi se tut. Mais le pauvre qui avait parlé, s’étant mêlé avec les autres, le recteur ne put le faire arrêter par la Garde de la maison, bien que le Gascon prétendît le reconnaître et le désignât. Mais on lui prouva que ce pauvre ne faisait que de rentrer. Villaret, ancien recteur, renvoya la Garde, accourue à la voix tonnante de son successeur, en prenant un ton imposant : « Ce n’est jamais à nous à vous employer ; allez ! » Son geste vif marquait combien il était ému. Le recteur lui dit : — « C’est à moi de les renvoyer. — « Mon successeur, » lui dit Villaret, « si les pauvres se révoltaient contre les ministres de la consolation (ce que je crois impossible,) le prêtre devrait souffrir tout, et il ne pourrait qu’y gagner en mérite et en considération. Il ne s’agit pas dans votre place d’être redouté ; si vous êtes obéi par crainte, vous avez manqué le but ; vous n’avez rien fait… Pardon de ma sincérité ! mais je suis votre ancien de toutes manières. » Le recteur et le Gascon sortirent.

À dater du jour de la visite, l’abbé Thomas sentit qu’il fallait quitter sa place ; il s’y prépara. Comme les Jansénistes avaient alors de puissants appuis, on était averti de toutes les démarches de l’archevêque. L’abbé Thomas, pendant les huit jours suivants, renvoya chez eux tous les élèves qui avaient des parents religieux. Car, parmi ces enfants, il y en avait de fort bonne famille, qu’on avait confiés à Fusier[10] pour leur donner une éducation Janséniste, et qu’on laissa ensuite à son successeur, quand on le connut. Notre petite communauté, pendant plus de six ans, avait été recherchée comme une école propre à former de grands sujets.

Mon cher Fayel partit le second ; car frère Denis, notre doyen, devait s’en aller, indépendamment de la scène… Fayel vint m’embrasser : « Je ne te reverrai jamais, » dit-il, « je le connais à mon saisissement. Mais, mon cher frère Augustin ! en quelque lieu que tu sois, dans le cours de notre vie, songe qu’il existe quelque part un cœur qui t’aime et qui souffrira de ton absence !… Adieu, mon cher Augustin ! Ne m’oublie pas ! jamais je ne t’oublierai ! » Il me tenait la main. Il me tira dans l’infirmerie, et me montrant le Jésus, il me dit : « Nous avons vécu ici enfants ; si je m’en crois, c’est le temps le plus heureux de notre vie ; jurons-nous, devant Jésus, de ne jamais l’oublier ! » Nous le jurâmes ; je ne me suis point parjuré… Fayel partit, et je ne l’ai jamais revu… Ô mon ami ! si tu vis encore, tu t’attendriras en lisant ce passage ! Frère Jean-Baptiste vint me consoler ; nous vîmes par la croisée la voiture où était Fayel, et nous sanglotâmes. Mais nous étions encore deux amis : le surlendemain, je fus seul, par le départ de Poquet. Je pleurai mes deux aimables camarades, sans avoir personne qui adoucît mes larmes… Je ne l’ai jamais revu. J’ignore encore aujourd’hui la raison de cette politique de l’abbé Thomas, qui a fait en sorte que je n’ai jamais revu les amis que je m’étais faits, tandis que j’étais sous sa conduite, et qui m’eussent été d’un si grand secours en plus d’une occasion. Puissent ceux avec qui j’ai vécu alors connaître enfin mon cœur, et me rendre justice !

Mon frère, le septième jour après la visite du recteur, fut averti que l’ordre d’expulsion des Jansénistes allait être expédié. Il était prudent de le prévenir ; parce que, outre le danger de l’attendre, il pouvait être accompagné d’injonctions désagréables, et d’une fixation de séjour qui met des gens peu riches dans la triste alternative de désobéir au despote, ou de se voir réduits dans une gêne au-dessus de leurs moyens. Comme l’abbé Thomas attendait l’avis, tout fut prêt en deux heures. Nous sortîmes trois ensemble, mon frère, M. Maurice et moi, comme si nous allions à la promenade. Ce fut le 22 Novembre 1747, jour de ma naissance, et le premier de ma quatorzième année. Quelle fut notre surprise de voir que le portier était instruit ! Il nous dit adieu la larme à l’œil. À deux cents pas, nous trouvâmes le gouverneur et le sous-gouverneur de Saint-Mayeul qui présentèrent une bourse à mon frère. Il se défendit de l’accepter ; mais il leur recommanda tout bas M. Maurice. Nous nous embrassâmes ; une chaise conduisit les deux gouverneurs à la capitale, et nous prîmes le chemin de Vitry.

Nous devions aller ce jour-là de surprise en surprise. J’avais remarqué un homme qui venait du dehors, et qui nous observa beaucoup, lorsque l’abbé Thomas refusa la bourse. Cet homme s’éloigna par un sentier dans les champs. Avant d’arriver au grand chemin que nous étions obligés de traverser, nous retrouvâmes cet homme, couvert d’un gros surtout brun, ayant une perruque de laine noire qu’on entrevoyait sous une sorte de capote. Il attendit que l’abbé Thomas et M. Maurice fussent passés, pour venir à moi : « Mon petit ami, » me dit-il, « le chemin de Villejuif ? — Le voilà, Monsieur. — Mon cher enfant, » me dit-il, « je m’adresse à vous, plutôt qu’à vos maîtres ; tenez, prenez ce paquet ; il y a quelque chose qui peut leur servir. Je voulais le leur faire remettre par frère Paul, ou par frère Olivier ; mais j’ai changé d’avis… C’est quelque chose qui leur appartient… Prenez ; ils vous en auront obligation. » Je vis que cet homme nous connaissait ; je pris le paquet en hésitant un peu ; et dès que je l’eus entre les mains, l’homme s’éloigna rapidement. Quand je l’eus regardé marcher quelque temps, je m’avisai de courir après mon frère, qui m’entendant, fut effrayé : il se retourna ; mais me voyant seul, il se remit, et continua de marcher assez vite, de sorte que je ne le rejoignis que lorsque l’homme fut hors de vue. « Monsieur ! » lui dis-je, « voilà un paquet qu’un homme vient de me donner. Je n’ai pas osé vous appeler ; mais j’aurais bien voulu que vous m’eussiez attendu ! » L’abbé Thomas prit le paquet, qui était bien cacheté, bien ficelé ; il ne l’ouvrit pas ; nous étions pressés d’arriver à notre cachette ; mais il le porta. Il me questionnait, en marchant. — « C’était un gros homme, mais à cause de ses habits, je crois ; car il a le visage maigre et pâle, le nez effilé ; le son de sa voix ne m’est pas inconnu ; mais je ne saurais dire qui c’est. » Je répétai mot pour mot tout ce qu’il m’avait dit. Arrivés chez les voisins de notre maison de campagne, amis de mon frère, et qui nous donnaient un asile, on ouvrit le paquet. Sous dix enveloppes, qui sans doute n’avaient d’autre motif que de retarder l’ouverture, nous trouvâmes un rouleau de cinquante louis, dont moitié en petits écus ; avec ces deux mots, d’écriture inconnue : « Je n’ai pu mettre tout en or ; vous le pourrez au premier endroit. Ne couchez pas dans votre maison de campagne, mais chez quelqu’un de vos amis… Prudentiam ! et Valete. »

La surprise fut extrême. On profita de l’avis. On alla sur-le-champ chez deux bons dévots Jansénistes, qui nous firent conduire, dans l’obscurité, chez un vieux garçon leur parent, où nous logeâmes pendant huit jours, sans sortir.

Cependant frère Olivier, qui aimait beaucoup son maître, vint à la maison de campagne, et ne nous y trouvant pas, il s’informa de nous aux bonnes voisines, qui lui cachèrent notre asile, pour cette fois, ne le connaissant que pour un domestique. Mais lorsqu’on eut parlé à l’abbé Thomas, celui-ci répondit qu’il verrait Olivier avec plaisir. Ce fut trois jours après. Ce garçon raconta tout ce qui se passait dans la maison, depuis notre fuite. Il y avait eu dès le lendemain un nouveau maître, qu’on tenait apparemment tout prêt ; il n’était resté que cinq des enfants, tous cinq de Paris, ou des environs. Frère Paterne, natif d’Orléans, qu’on n’était pas venu chercher, s’en était retourné seul chez ses parents, le lendemain de notre disparition, en s’échappant à la promenade ; frère Ambroise était resté, avec frère Frécœur, et trois autres nouveaux : frère Martin, fils d’un maçon de Palaiseau, frère Jérôme, fils d’un cavalier du guet de Paris, et frère Timothée, qui n’avait pas encore la soutane, lors de la visite du recteur.

Après ces nouvelles, l’abbé Thomas parla de la remise d’argent, et des deux mots d’avis, ne doutant pas que le tout ne vînt de quelques honnêtes gens de la société des Gouverneurs, qui vivaient à la Maison pensionnaires, par amitié pour les Duprat et leurs pareils. Olivier rêva un moment : « Comment était-il habillé ? » On me fit répéter les détails ; je n’oubliai rien. « C’est M. Bonnefoi ! » s’écria le bon Olivier ; « je l’ai vu moi-même ; je l’ai vu rentrer avec ce même habit, étant sorti un moment après votre départ, et portant mes regards de ce côté, pour vous découvrir sur le chemin. Mais je vous crus dans une chaise qui roulait au loin. J’ai vu M. Bonnefoi rentrer, faire un signe au portier, qui l’a reconnu ; il avait une grosse redingote brune, une perruque de laine noire, de gros souliers, des guêtres d’Auvergnat ! On l’a revu sortir encore hier sous cet habit, pour aller sans doute à quelque bonne œuvre secrète ; car c’est comme il les fait… » À ces détails, ne pouvant plus douter, l’abbé Thomas, M. Maurice et moi par imitation, nous tombâmes à genoux, le premier s’écriant : « Mon Dieu ! faites-lui connaître la vérité ! » Intérieurement, moi, petit esprit de treize ans, je me dis tout bas : « Il la connaît, puisqu’il pratique la charité fraternelle… » Mais il fallait quelque chose de plus à un Janséniste. Ils firent rendre les douze cents livres. J’en fus peiné ; je me dis que Bonnefoi ne méritait pas un refus. J’avais raison : Bonnefoi, à ce que nous sûmes, nous pardonna de l’avoir reconnu, et de l’avoir exposé à l’improbation de ses supérieurs. Il fut chassé de la maison ! Oh ! vil évêque !… Mais la vertu ne porte-t-elle pas sa récompense ? Un conseiller au Parlement, parent du sous-gouverneur de Saint-Mayeul, et Janséniste comme lui, fut si touché de ce trait, qu’il nomma Bonnefoi à un bénéfice, dont il était collateur. J’ignore le reste ; mais le digne Bonnefoi n’a pu qu’être heureux, lorsqu’un honnête revenu l’a eu mis en situation d’exercer sa bienfaisance. Ainsi, ce fut un Janséniste qui récompensa la vertu dans un Moliniste, et qui s’acquit une gloire peut-être inouïe, qu’il eût été si beau à Christophe de Beaumont de chercher à se donner[11] !

Après une semaine de séjour à Vitry, on me fit conduire à Paris par Olivier, chez ma sœur Marie. Le maître et le sous-maître se séparèrent en même temps, pour ne se revoir jamais, et tout fut dissous. J’avais pris, moi, un air grave ; intérieurement j’étais persuadé de ma surexcellence, depuis que j’étais persécuté pour la vérité ; je me regardais comme un petit confesseur de Jésus-Christ. J’avais peu perdu : mais enfin, c’était tout ce que j’avais à perdre, que ma place d’un pied et demi sur un banc, et environ autant devant moi sur une table ; j’en étais dépossédé ; je n’avais plus rien ; j’avais tout perdu ; j’étais errant, troublé, loin de ma famille, sans moyens pour y retourner… Certainement j’étais un petit persécuté, un petit confesseur, et je n’entends pas qu’on en rie ! car j’étais aussi entêté qu’un martyr. Et puis, dans cet état si vil, si abject, si peu remarqué, n’étais-je pas au-dessus de notre aveugle persécuteur ?

Telle est l’histoire, peut-être intéressante, de mon séjour aux Enfants de chœur de Bicêtre.

M. Beaucousin, pendant mon séjour chez lui, qui fut d’environ quinze jours, me fit voir Paris, c’est-à-dire les églises : ce n’est pas qu’il fût dévot ; mais il tenait à deux beaux-fréres attachés à la Religion, et il était machine. Un trait va prouver combien il méritait cette épithète. Le 8 Décembre, jour de la Conception, il me conduisit aux vêpres de la cathédrale. L’archevêque officiait. M. Beaucousin, extasié, le contemplait avec admiration ; il s’agenouilla, comme tout le monde, pour recevoir sa bénédiction pastorale, quand il passa en pompe, dans la nef. Pour moi, petit presbytérien Janséniste, je regardai Christophe de Beaumont, comme le mauvais pasteur qui maltraite ses ouailles ; je ne vis en lui qu’un futur réprouvé ; dans son cortège pontifical, que le triomphe du Diable : je ne vis dans Christophe que l’ennemi de la grâce, le persécuteur de l’abbé Thomas ; le Satan, qui m’avait séparé de mes jeunes amis Fayel, Poquet, et très profondément, comme si j’eusse voulu cacher ceci à Dieu même, des jolies secrétaires Mélanie et Rosalie, dont je n’avais pu recevoir les adieux… Ainsi, le traitant intérieurement d’hérétique, je ne m’agenouillai pas, et je fus le seul de toute la nombreuse assemblée. Fléchir le genou devant un homme qui étalait une pompe condamnée par l’Évangile ! qu’on appelait Monseigneur, malgré l’Évangile qui le défend ! « Ah ! » pensai-je, moi seul et mes pareils sommes Chrétiens ; tout le reste est hérétique ! » Au fond de mon excellence et de ma parfaite orthodoxie, je gémissais de l’aveuglement du prélat. J’avais alors cinq pieds de stature ; ainsi, j’étais visible parmi des gens à genoux ; ce qui fit qu’une vieille Parisienne demanda tout haut à sa voisine « si je n’étais pas un petit Juif ? » Je la regardai noir, en disant : — « J’adore Dieu en esprit et en vérité, Parisienne ! — Je le sais bien, que je suis Parisienne : après ? »

De retour chez lui, M. Beaucousin raconta ce qu’il venait de voir à ma sœur sa femme, grande et jolie brune, grave, imposante, et qu’il adorait. Après avoir tout détaillé, il s’écria dans son admiration : « Ah ! ça fait un digne prélat ! — Je dirais comme vous, » répondit ma sœur, « s’il n’avait pas ôté la place à mon frère. » Ce mot fut un coup de foudre pour le bon Picard ! Il n’avait pas songé un instant à cela, pendant toute la cérémonie ; il était dans le ravissement, ébloui, en voyant le prélat dans toute sa gloire ; mais le mot de sa femme le changea tout à fait : — « Vous avez raison ! ma grande, » dit-il, comme en sortant d’un rêve, « et je m’étonne de ne pas y avoir pensé ! Mais Nicolas y pensait pour nous deux, car il ne s’est pas mis à genoux… En effet, il me semble que j’ai vu quelque chose de mondain et d’arrogant dans son maintien. Il s’étalait comme un paon. Ce n’est pas comme ça que faisaient les Apôtres, n’est-ce pas ?… Mais il me vient pourtant une idée : je crois qu’il est honorable d’avoir perdu sa place, par le moyen d’un prélat aussi éminent. — Oui, » dit Marie, « comme il le serait d’avoir la tête coupée, en vertu d’un arrêt que le Roi aurait signé. — Elle a de l’esprit ! » dit-il en me regardant ; « on a de l’esprit, dans votre famille, surtout les aînés ! Il faut tâcher de ne pas dégénérer, petit compère Nicolas ! »

Je n’avais rien à faire chez ma sœur ; il y avait quelques livres, que je dévorai ; entre autres la Cour sainte, du P. Caussin, et un livre de morale, intitulé, je crois, Miroir des Passions. Ces deux livres venaient de la famille de M. Beaucousin ; ils étaient anciens, mais propres ; il ne les avait jamais lus, de peur de les gâter. J’eus achevé les trente volumes de sa bibliothèque, en dix jours ; et comme je lui en demandais d’autres, il me répondit comme un homme qui aurait eu trois mille volumes. « J’en ai plus que vous n’en lirez. » Et il m’en apporta deux. — « J’ai lu cela. — Ici ? — Ici., » Il me présenta successivement tous les autres : même réponse de ma part. Il regarda sa femme : — « Je ne savais pas qu’il sût mentir. — Mon ami, voyez s’il ment : ouvrez le livre où vous voudrez, citez un trait, et s’il l’achéve, vous verrez qu’il l’aura lu. » Beaucousin se frappa le front, et embrassa sa femme. « Jamais cette idée ne me serait venue… Voyons, compère Nicolas ? » Il ouvrit le P. Caussin, au joli trait d’Emma, fille de Charlemagne, portant son galant Eginhard, de peur que l’empreinte de ses pieds, sur la neige tombée durant la nuit, n’indiquât où il l’avait passée. Je la lui répétai tout entière. Il en fit autant pour le Miroir des Passions ; il me cita l’Avare. Je lui répétai ce trait, qui après tous les traits possibles de lésinerie, couronne dignement la vie de l’Avare : un apothicaire apporte une médecine ; l’Avare dispute sur le prix ; l’apothicaire la laisse à cinq sous ; l’Avare est prêt à la prendre, mais, en fouillant dans sa bourse, il change d’avis : « Remportez votre médecine : mourir de ne pas la prendre… ou… mourir de regret d’avoir donné mon argent… je préfère le premier. » En même temps, il s’appesantit sur son oreiller, résolu de mourir, plutôt que de dépenser cinq sous… M. Beaucousin en resta là. « Il a tout lu ! » s’écria-t-il, « en une semaine ! et moi, depuis vingt ans que je les ai, je n’en ai pas lu vingt pages !… Allons, allons, je vais en emprunter. » Et il m’apporta des romans, que ma sœur eut l’adresse de faire disparaître, avant que j’en eusse vu les titres, à l’exception d’un : c’était Gil Blas, dont je lus quelques pages qui m’enchantèrent au point que, pendant huit jours, je ne désirais rien au delà de ce livre ; mais il n’y eut pas moyen de le ravoir : Beaucousin, remontré par sa femme, devenait plus sévère qu’elle. Mais j’eus un dédommagement, à peu près comme celui des grand’fêtes, auxquelles on nous fermait les spectacles.

Depuis que j’étais à Paris, je voyais avec le frémissement du désir les jolies personnes qui venaient chez ma sœur. On ne savait pas comme j’étais aguerri, surtout depuis mon aventure avec les deux jeunes secrétaires ! Une femme mariée, nommée Mme Bossu, voluptueusement parée le 8[12], m’avait mis hors de moi, et je l’avais ardemment embrassée chez elle, avant qu’elle eût de la lumière. Je m’aperçus qu’elle était tentée : mais enfin elle me repoussa en me disant : « Si vous n’êtes pas sage, je le dirai à votre sœur. » Elle ne dit cependant rien, malgré une longue lutinerie… Mais celle qui me causa une plus vive sensation, parce que c’était un objet nouveau, ce fut une jeune et jolie noire, femme de chambre d’une Américaine, dont l’air de douceur était le plus séduisant que j’aie vu de ma vie. Elle s’aperçut aisément qu’elle me plaisait. Un jour, que j’étais seul à lire (c’était le trait d’Emma que je recommençais), elle entra chez ma sœur et vint lire sur mon épaule. Un divin sourire, que sa noirceur rendait encore plus touchant, pénétra jusqu’à mon cœur, en me rappelant une belle noire que j’avais vue dans l’ancienne estampe de la Toilette d’Esther. Je levai les yeux vers elle en souriant, la bouche entr’ouverte ; elle crut que je lui demandais un baiser. Elle appuya légèrement ses lèvres brûlantes sur les miennes. Je me sentis tout en feu ! Sans être retenu par ma petite qualité de petit confesseur de Jésus-Christ, qualité qui me donnait une certaine morgue depuis quelque temps, je pris une liberté. Esther, loin de se défendre, se mit à rire en me disant : « Mon pitit blanc ! mon pitit blanc ! Je aime lé blancs et pas lé noirs ; pis-tu sortir ? » Je lui dis que je ne voulais aller nulle part, mais que ma sœur et mon beau-frére ne viendraient pas de plus d’une demi-heure. Je vis les yeux d’Esther étinceler, elle vint sur moi en effrénée… J’étais à demi savant, Esther l’était beaucoup en théorie, et surtout elle était passionnée. « Mon pitit blanc », me disait-elle, « tu auras mon étrenne à cause de ta sœur qui est julie femme et que j’aime bien ; et pis, après, le grand noir m’ipousera s’il veut… » Je n’entrerai pas dans de lubriques détails ; si j’en faisais jamais de ce genre, il faudrait qu’ils fussent absolument nécessaires à mon but… Je dirai seulement qu’après différentes tentatives, je parvins à ce qu’elle désirait. L’accident qui m’était toujours arrivé, et que les jolies sœurs de Bicêtre aimaient tant, m’arriva encore et fortement ! je m’évanouis… La jolie noire, effrayée, s’enfuit. Je revins à moi avant le retour de ma sœur. Je réparai mon désordre ; j’eus des remords et je demandai pardon à Dieu avec larmes…

Le tempérament, affaibli n’importe par quelle cause, ramène au préjugé. J’ai toujours remarqué, dans ces temps d’innocence, que l’effervescence seule me rendait entreprenant : lorsque le désir satisfait avait ramené le calme, j’étais pénétré de componction… Esther reparut dans la journée, mais timidement ; elle fut charmée de me trouver à lire. Six jours après et la veille de mon départ, nous eûmes encore un entretien pareil ; je m’évanouis de même et je pensai que Dieu me punissait. Mais Esther fut beaucoup moins effrayée, elle me fit revenir… On verra, en 1770, les suites de cette aventure.

L’abbé Thomas retournait enfin dans son diocèse, sur l’invitation du curé de Courgis. Son beau-frère lui fit mon éloge. Mais l’abbé désapprouva fort qu’on m’eût fait lire la Cour sainte, quoiqu’il ne connût pas l’aventure d’Emma : ceci mortifia extrêmement M. Beaucousin, qui faisait de ce livre un cas infini. Ma sœur elle-même le trouvait admirable ! mais dès que son frère eut parlé contre, il ne valut plus rien. On ne s’attendrait pas à ce que produisit ce changement d’idées ; le voici : Beaucousin, par respect pour le livre en sept volumes in-8o, ne l’avait pas lu ; mais lorsqu’il n’en fit plus de cas, il le mit à tous les jours, il le lut à tous ses moments de loisir par mépris, et y trouva un plaisir inexprimable, car l’esprit de l’auteur est du même genre que le sien. Il a continué cette lecture jusqu’à sa mort, disant souvent et très sérieusement : « Voilà un poison bien agréable ! »

Nous prîmes le coche d’Auxerre le 20 ou le 21 Décembre. Je le supportai mieux qu’en venant à Paris, parce que sur la Seine où l’eau est abondante, on ne donne point de coups de perche. Nous quittâmes néanmoins l’ennuyeuse voiture à Sens, après un accident arrivé au curé de Sainte-Colombe de cette ville, qui fut renversé dans l’eau par la brutalité de notre timonier. Tout le monde me disant que ce malheur était arrivé à mon maître, je le crus mort : « Ah ! du moins, il sera sauvé ! » m’écrai-je. « car c’est un confesseur de Jésus-Christ ; il ira droit dans le ciel. » Ma naïveté fit rire, mais elle donna de la curiosité à un chanoine d’Auxerre nommé Bosq, qui me questionna bénignement. Heureusement, il était très Janséniste, car je lui dis tout. Mon frère, se voyant connu par là, nous débarquâmes quatre : l’abbé Thomas, le chanoine, un M. Decourtives, Janséniste de Chablis, et qui pis est marchand de vin, et moi. Le lendemain, nous marchâmes un peu, nous prîmes ensuite des carrioles ; nous couchâmes à Bassou et le dimanche matin nous arrivâmes à Auxerre.

L’abbé Thomas alla descendre au Petit-Séminaire, substitué à celui des Lazaristes et placé à l’Orangerie de l’évêché. C’était là que des maîtres séculiers enseignaient depuis les rudiments jusqu’à la théologie. Les Jésuites avaient cependant le Collège, mais il n’allait chez eux que les jeunes gens qui ne se proposaient pas de prendre les Ordres. C’était la veille de Noël : l’abbé Thomas, ancien commensal de la maison, y fut reçu comme un confesseur de Jésus-Christ. On lui donna une belle chambre ; à moi une petite. Mais il me prit un accès d’humeur sauvage si violent, que je ne pus jamais me résoudre à paraître au réfectoire avec les Séminaristes. Les marmitons me donnèrent à manger seul. Le lendemain des fêtes, j’allai à Courgis avec Marguerite Pâris, la gouvernante du curé, qui vint me prendre.

Ainsi finit ma Seconde Époque, où je n’ai rien omis. Je vais entrer dans la Troisième, qui sera la première du véritable développement des passions ; époque importante de laquelle, sans doute, a dépendu tout le reste de ma vie ! C’est ici qu’il faut me suivre attentivement.

  1. Personne au monde n’a eu autant de plaisir que moi à la représentation d’Arlequin sauvage : c’est que personne n’a senti cette pièce comme moi, pas même son auteur.
  2. Natif de Troyes en Champagne ? (N. de l’Éd.)
  3. J’écrivais ceci, le 23 Mai 1784, persécuté par Lalande l’astronome, qui avait porté des plaintes contre moi aux Lenoir et aux Miromesnil, parce que je venais d’imprimer, à la fin de la Prévention nationale, les Lettres de Félisette. Il ne put faire sévir ; alors il vint à moi pour obtenir un carton de la lettre Latine : je le fis faire. Le petit Saint-Ange de Sologne était mon délateur auprès de Mlle Saint-Léger. Mon but, en imprimant ces lettres sans signature, et qui ne pouvaient être reconnues que de Félisette, était de la faire rougir seule, et vis à-vis d’elle-même, de sa petite trigauderie, de me louer en face et de me dénigrer en arrière à un ami commun. La lettre Latine qui m’en instruit est de cet ami commun Bultel-Dumont, trésorier de France. Ce fut à l’occasion de cette pauvreté que Lenoir dit au marquis de Marnesia, alors mon ami, lequel le dit à Fontanes, qui le redit à Agnès Lebègue : « Qu’il y avait à Bicêtre des gens qui le méritaient moins que moi… » Vil scélérat, et toi, que méritais-tu ?
  4. Les estampes, outre qu’elles rendront la situation, donneront, par la physionomie, le caractère des personnages, et quelquefois exprimeront ce que je n’ai pas décrit : comme, par exemple, ici, les caresses que les deux mères faisaient aux jeunes frères Fayel et Poquet.
  5. Paterne est, en effet, un nom Orléanais : l’église Saint-Paterne, rue Bannier, est la plus importante de la ville, après la cathédrale. Ce seul détail ferait croire à l’exactitude et à la sincérité de Restif. (N. de l’Éd.)
  6. Le VImeet dernier volume des Idées singulières, intitulé Le Glossografe, traitera de cette matière. J’y travaille depuis 1769.
  7. De Sacy, son pays natal. (N. de l’Éd.)
  8. Le baron des Adrets, poussé dans les montagnes du Dauphiné, s’y fit chef de bandits (car quel autre nom donner à une troupe de Huguenots révoltés, qui ne vivaient que de pillages ?) Il imagina un singulier supplice pour tous les Catholiques qui lui tombaient entre les mains. Il les obligeait de prendre leur élan de vingt pas, pour sauter dans un précipice, ou bien on les y jetait pieds et poings liés. L’avantage qu’il y avait à sauter soi-même, était de tâcher de se fendre le crâne sur le rocher : car ceux qui ne se tuaient pas, souffraient comme des roués vifs. Un prisonnier, plus avisé que les autres, et plaisant jusque dans les moments terribles de la destruction, entreprit de mettre de bonne humeur le cruel trisaïeul de l’archevêque Beaumont, par un trait, si célèbre depuis : pressé de sauter, il prit trois fois de suite son élan, et recula trois fois. — « As-tu tantôt fait de sauter ? » lui dit le terrible baron ; « voilà trois fois. — Mon Général, je vous le donne en quatre ! » Le baron sourit, et lui pardonna.
  9. Beaumont avait été évêque de Bayonne, puis archevêque de Vienne, On sait le trait de cette servante de l’imprimeur Simon père, chez lequel l’abbé de Beaumont avait souvent mangé, n’étant encore que petit-collet à Paris : cette femme ayant vu un mandement affiché, qui commençait par ces mots, Christophe de Beaumont, elle accourut auprès de son maître : — « Monsieu’ ! monsieu’ ! est-ce que Mgr Christophe de Beaumont est le même que cet abbé de Beaumont qui mangeait si souvent ici ? — C’est lui-même. — Oh ! i’n’faut donc avoir guère d’esprit, pour être archevêque de Paris ! »
  10. Fusier, accueilli par M. de Caylus, est mort curé de Bitry, en-Puisaye, diocèse d’Auxerre, vers 1776.
  11. Saint Augustin l’aurait fait : mais Saint Augustin avait une âme, et c’est ce qui manquait à Christophe de Beaumont. Cette tête vide récompensait le libertin Fréron, qui se moquait de la Religion, en la défendant, et qui, à chaque sortie contre Voltaire, venait demander un bon de mille écus, que l’archevêque faisait toujours de quatre mille livres. Ce Fréron, dans le particulier, avec ses amis, était admirateur outré du vieillard de Ferney.
  12. 8 Décembre, fête de la Conception (voir page 69). (N. de l’Éd.)