Monsieur Parent (recueil, Ollendorff 1886)/Tribunaux rustiques
TRIBUNAUX RUSTIQUES
La salle de la justice de paix de Gorgeville est pleine de paysans, qui attendent, immobiles le long des murs, l’ouverture de la séance.
Il y a des grands et des petits, des gros rouges et des maigres qui ont l’air taillés dans une souche de pommier. Ils ont posé par terre leurs paniers et ils restent tranquilles, silencieux, préoccupés par leur affaire. Ils ont apporté avec eux des odeurs d’étable et de sueur, de lait aigre et de fumier. Des mouches bourdonnent sous le plafond blanc. On entend, par la porte ouverte, chanter les coqs.
Sur une sorte d’estrade s’étend une longue table couverte d’un tapis vert. Un vieux homme ridé écrit, assis à l’extrémité gauche. Un gendarme, raide sur sa chaise, regarde en l’air à l’extrémité droite. Et sur la muraille nue, un grand Christ de bois, tordu dans une pose douloureuse, semble offrir encore sa souffrance éternelle pour la cause de ces brutes aux senteurs de bêtes.
M. le juge de paix entre enfin. Il est ventru, coloré, et il secoue, dans son pas rapide de gros homme pressé, sa grande robe noire de magistrat ; il s’assied, pose sa toque sur la table et regarde l’assistance avec un air de profond mépris.
C’est un lettré de province et un bel esprit d’arrondissement, un de ceux qui traduisent Horace, goûtent les petits vers de Voltaire et savent par cœur Vert-Vert ainsi que les poésies grivoises de Parny.
Il prononce :
— Allons, monsieur Potel, appelez les affaires.
Puis souriant, il murmure :
Le greffier alors, levant son front chauve, bredouille d’une voix inintelligible : « Mme Victoire Bascule contre Isidore Paturon. »
Une énorme femme s’avance, une dame de campagne, une dame de chef-lieu de canton, avec un chapeau à rubans, une chaîne de montre en feston sur le ventre, des bagues aux doigts et des boucles d’oreilles luisantes comme des chandelles allumées.
Le juge de paix la salue d’un coup d’œil de connaissance où perce une raillerie, et dit :
— Madame Bascule, articulez vos griefs.
La partie adverse se tient de l’autre côté. Elle est représentée par trois personnes. Au milieu, un jeune paysan de vingt-cinq ans, joufflu comme une pomme et rouge comme un coquelicot. À sa droite, sa femme toute jeune, maigre, petite, pareille à une poule cayenne, avec une tête mince et plate que coiffe, comme une crête, un bonnet rose. Elle a un œil rond, étonné et colère, qui regarde de côté comme celui des volailles. À la gauche du garçon se tient son père, vieux homme courbé, dont le corps tortu disparaît dans sa blouse empesée, comme sous une cloche.
Mme Bascule s’explique :
— Monsieur le juge de paix, voici quinze ans que j’ai recueilli ce garçon. Je l’ai élevé et aimé comme une mère, j’ai tout fait pour lui, j’en ai fait un homme. Il m’avait promis, il m’avait juré de ne pas me quitter, il m’en a même fait un acte, moyennant lequel je lui ai donné un petit bien, ma terre de Bec-de-Mortin, qui vaut dans les six mille. Or voilà qu’une petite chose, une petite rien du tout, une petite morveuse…
Le juge de paix. — Modérez-vous, madame Bascule.
Madame Bascule. — Une petite… une petite… je m’entends, lui a tourné la tête, lui a fait je ne sais quoi, non, je ne sais quoi… et il s’en va l’épouser, ce sot, ce grand bête, et il lui porte mon bien en mariage, mon bien du Bec-de-Mortin… Ah ! mais non, ah ! mais non… J’ai un papier, le voilà… Qu’il me rende mon bien, alors. Nous avons fait un acte de notaire pour le bien et un acte de papier privé pour l’amitié. L’un vaut l’autre. Chacun son droit, est-ce pas vrai ?
Elle tend au juge de paix un papier timbré grand ouvert.
Isidore Paturon. — C’est pas vrai.
Le juge de paix. — Taisez-vous. Vous parlerez à votre tour. (Il lit.)
« Je soussigné, Isidore Paturon, promets par la présente à Mme Bascule, ma bienfaitrice, de ne jamais la quitter de mon vivant, et de la servir avec dévouement.
Gorgeville, le 5 août 1883. »
Le juge de paix. — Il y a une croix comme signature ; vous ne savez donc pas écrire ?
Isidore. — Non, J’sais point.
Le juge. — C’est vous qui l’avez faite, cette croix ?
Isidore. — Non, c’est point mé.
Le juge. — Qui est-ce qui l’a faite, alors ?
Isidore. — C’est elle.
Le juge. — Vous êtes prêt à jurer que vous n’avez pas fait cette croix ?
Isidore, avec précipitation. — Sur la tête d’mon pé, d’ma mé, d’mon grand-pé, de ma grand’mé, et du bon Dieu qui m’entend, je jure que c’est point mé. (Il lève la main et crache de côté pour appuyer son serment.)
Le juge de paix, riant. — Quels ont donc été vos rapports avec Mme Bascule, ici présente ?
Isidore. — A ma servi de traînée. (Rires dans l’auditoire.)
Le juge. — Modérez vos expressions. Vous voulez dire que vos relations n’ont pas été aussi pures qu’elle le prétend.
Le père Paturon, prenant la parole. — I n’avait point quinze ans, point quinze ans, m’sieu l’ juge, quant a m’la débouché…
Le juge. — Vous voulez dire débauché ?
Le père. — Je sais ti mé ? I n’avait point quinze ans. Y en avait déjà ben quatre qu’a l’élevait en brochette, qu’a l’nourrissait comme un poulet gras, à l’faire crever de nourriture, sauf votre respect. Et pi, quand l’temps fut v’nu qui lui sembla prêt, qu’a la détravé…
Le juge. — Dépravé… Et vous avez laissé faire ?…
Le père. — Celle-là ou ben une autre, fallait ben qu’ça arrive !…
Le juge. — Alors de quoi vous plaignez-vous ?
Le père. — De rien ! Oh ! me plains de rien mé, de rien, seulement qu’i n’en veut pu, li, qu’il est ben libre. Jé demande protection à la loi.
Mme Bascule. — Ces gens m’accablent de mensonges, monsieur le juge. J’en ai fait un homme.
Le juge. — Parbleu.
Mme Bascule. — Et il me renie, il m’abandonne, et il me vole mon bien…
Isidore. — C’est pas vrai, m’sieur l’juge. J’voulus la quitter, v’là cinq ans, vu qu’elle avait grossi d’excès, et que ça m’allait point. Ça me déplaisait, quoi ? Je li dis donc que j’vas partir ? Alors v’là qu’a pleure comme une gouttière et qu’a me promet son bien du Bec-de-Mortin pour rester quéque z’années, rien que quatre ou cinq. Mé, je dis « oui » pardi ! Quéque vous auriez fait, vous ?
Je suis donc resté cinq ans, jour pour jour, heure pour heure. J’étais quitte. Chacun son dû. Ça valait ben ça ! (La femme d’Isidore, muette jusque-là, crie avec une voix perçante de perruche :)
— Mais guétez-la, guétez-la, m’sieu l’juge, c’te meule, et dites-mé que ça valait ben ça ?
Le père, hoche la tête d’un air convaincu et répète : Pardi, oui, ça valait ben ça. (Mme Bascule s’affaisse sur le banc derrière elle, et se met à pleurer.)
Le juge de paix, paternel. Que voulez-vous, chère dame, je n’y peux rien. Vous lui avez donné votre terre du Bec-de-Mortin par acte parfaitement régulier. C’est à lui, bien à lui. Il avait le droit incontestable de faire ce qu’il a fait et de l’apporter en dot à sa femme. Je n’ai pas à entrer dans les questions de… de… délicatesse… Je ne peux envisager les faits qu’au point de vue de la loi. Je n’y peux rien.
Le père Paturon, d’une voix fière. — J’pourrais ti r’tourner cheuz nous ?
Le juge. — Parfaitement. (Ils s’en vont sous les regards sympathiques des paysans, comme des gens dont la cause est gagnée. Mme Bascule sanglote sur son banc.)
Le juge de paix, souriant. — Remettez-vous, chère dame. Voyons, voyons, remettez-vous… et… si j’ai un conseil à vous donner, c’est de chercher un autre… un autre élève…
Mme Bascule, à travers ses larmes. — Je n’en trouverai pas… pas…
Le juge. — Je regrette de ne pouvoir vous en indiquer un. (Elle jette un regard désespéré vers le Christ douloureux et tordu sur sa croix, puis elle se lève et s’en va, à petits pas, avec des hoquets de chagrin, cachant sa figure dans son mouchoir.)
Le juge de paix, se tourne vers son greffier, et, d’une voix goguenarde. — Calypso ne pouvait se consoler du départ d’Ulysse. (Puis d’une voix grave :)
Appelez les affaires suivantes.
Le greffier bredouille. — Célestin Polyte Lecacheur. — Prosper Magloire Dieulafait…