Monsieur Sylvestre/25

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères (p. 152-161).



XXV

DE PIERRE À PHILIPPE


17 juin. L’Escabeau, par Vaubuisson, département de…

C’est le nom de mon nouveau réduit. Il est très-laid, très-pauvre extérieurement ; mais mademoiselle Vallier y a laissé quelques recherches à l’intérieur, c’est-à-dire des portes et des fenêtres qui ferment bien, des papiers frais, des planchers bien joints, en un mot tout ce qu’elle y avait dépensé de son petit avoir en vue de rendre l’habitation saine pour sa malade. C’est cette propreté qui m’a décidé à réinstaller là. Je ne l’aurais pas trouvée ailleurs à si bas prix.

J’ai pourtant un peu hésité à me charger de ce reste de bail pendant quelques mois que, par l’intermédiaire de M. Doublot, c’est le nom du médecin, elle m’a autorisé à prendre. Je pensais d’abord qu’en prévision d’une déception quelconque à la Tilleraie, elle eût pu se réserver son gîte ; mais elle brûle ses vaisseaux, et, si je n’eusse loué, elle se hâtait de louer au premier venu. C’est une personne rangée, il n’y a pas à dire ; elle ne laisse pas un jour de non-valeur dans ses affaires. Pauvre fille ! je ne l’en blâme pas. Du moment qu’elle met tant d’ordre dans son budget, il est à croire qu’elle compte mettre de la prudence dans ses actions.

Dois-je t’avouer une faiblesse ? Une autre petite raison qui m’a déterminé à prendre ce logement, c’est la crainte de voir briller à cette fenêtre un flambeau de nuit allumé par une main étrangère. Je m’étais habitué à compter les heures de veille de ma pauvre voisine, alors qu’elle était vraiment pauvre, et machinalement je réglais les miennes d’après ce lumineux sablier qui nous mesurait les phases du travail. Je ne pourrais plus m’intéresser à ce vis-à-vis, et j’aime autant avoir à présent celui démon ancienne fenêtre, où j’apercevrai peut-être mon double illuminer la vitre blafarde et m’exhorter en silence au nocturne labeur.

Tu prétends que je boude mademoiselle Vallier tout en me rapprochant d’elle et en fréquentant le château quelle habite. Tu dis n’être pas dupe du ton d’indifférence avec lequel je te parle d’elle, et que cela cache une secrète jalousie. Je t’ai laissé dans le romanesque, et tu ne veux pas rentrer dans la plate réalité. Eh bien, le roman tourne d’un autre côté, et, puisque tu en veux, je vais t’en donner.

L’autre jour, à la Tilleraie, comme nous étions en pleine partie de billard, une carrossée de visiteurs s’est abattue sur Gédéon, et juge de ma surprise quand j’ai vu madame Duport présenter aux vieilles demoiselles Nuñez, sœurs du châtelain, mademoiselle Jeanne de Magneval ! Oui, Jeanne la rousse, la fille d’Irène la courtisane, laquelle est une pécheresse convertie et purifiée au dire de Rébecca, de Rébecca, juive baptisée et, par conséquent, fervente catholique. Les sœurs de Gédéon sont baptisées aussi, et, si Gédéon ne l’est pas, ce n’est pas faute de persécution ; mais il tient bon pour lui et ses enfants, par respect pour sa défunte femme, qui était attachée à la tradition de famille : au fond, il est aussi sceptique que moi.

Tant il y a que, quand on est du monde, il faut subir les influences les plus contradictoires, et que la haute dévotion de mademoiselle Irène est un passe-port pour sa fille ici et ailleurs. La dame n’ose pas encore se présenter en personne : mais cela pourra bien arriver un jour ou l’autre, par la projection des bonnes âmes et la recommandation du clergé. En attendant, la belle Jeanne se produit avec un grand air de candeur et de nonchalance aristocratique, et madame Duport, qui parait s’intéresser beaucoup à elle, m’a reproché tout bas de n’être pas assez charmé de sa grâce et de sa beauté.

Mademoiselle Vallier se trouvait assise près de nous, et Rébecca a invoqué son témoignage.

— N’est-ce pas, chère, que mademoiselle Jeanne est un ange ? Dites donc à M. de Sorède qu’il ne s’y connaît pas.

Je réclamai contre le de dont madame Duport voulait m’affubler et je lui dis qu’il fallait laisser ces usurpations de particule à madame Irène de Magneval ; que, pour mon compte, j’espérais n’en avoir jamais besoin.

— Vous croyez que c’est une usurpation ? reprit Rébecca. Eh bien, pas du tout. Je me suis informée ; mademoiselle Irène est réellement de famille noble, elle est de Magneval tout au long, ne vous en déplaise. Mademoiselle Vallier peut nous dire son avis sur Jeanne de Magneval, à qui personne ne peut contester d’être la tille de sa mère.

Mademoiselle Vallier fit l’éloge de Jeanne et ne parut pas ignorer quelle créature était mademoiselle Irène ; soit fermeté d’honnête femme, soit pactisation avec le monde, elle s’abstint de la honnir, et prononça avec beaucoup de décision que Jeanne, innocente des fautes d’autrui, ne devait pas en porter la peine. Selon elle, c’était un préjugé de croire qu’un honnête homme ne pouvait pas épouser une honnête fille, fût-elle née dans la fange.

Était-ce un reproche à mon adresse ? car aujourd’hui Aldine sait bien que je suis ce même neveu de M. Piermont qui a méprisé sa fortune et repoussé sa main… son cœur peut-être ! Je ne sais ce que j’allais répondre, Rébecca ne m’en laissa pas le temps.

— Et moi, s’écria-t-elle, je soutiens que le repentir et la confession purifient tout. Oui, monsieur Sorède, vous aurez beau dire : où est la réhabilitation hors de l’Église ? Elle n’est que là, et il est heureux que le monde, qui par lui-même serait impitoyable, subisse aujourd’hui l’influence de l’Évangile.

Mademoiselle Vallier fut de l’avis de madame Duport. Peut-être veut-elle tourner aussi à la dévotion pour prendre le courant des intérêts bien entendus de son siècle. Moi qui veux remonter les courants troublés, dussé-je m’y briser, je parlai avec un peu de véhémence contre l’exploitation de l’Évangile au profit des intérêts personnels.

Je ne sais si Aldine me donna raison au fond de sa conscience ; mais mademoiselle Jeanne, attirée par mon accent un peu vif, s’approcha de nous, et déclara tout bas à Rébecca qu’elle était de mon avis.

— Voyez ! s’écria maladroitement Rébecca ; voilà mademoiselle Jeanne qui ne sait pas du tout de qui nous parlions, mais dont la sincérité répond victorieusement à certains doutes !

— De qui donc parliez-vous ? demanda Jeanne ingénument.

Il se fit un silence qui eût pu lui devenir pénible et j’eus pitié de sa situation.

— Nous parlions de vous, mademoiselle, lui répondis-je

— De moi ? dit-elle en rougissant. Me prenez-vous, pour une hypocrite ?

— Oui, repris-je avec un grand sérieux, cela est écrit dans vos regards, et tout le monde ici est d’accord pour se méfier de vous.

Elle vit que je plaisantais et que mon impertinence était un compliment. Elle se mit à rire en baissant les yeux. Elle est réellement touchante de grâce et de simplicité.

À dîner, soit par hasard, soit par suite d’une manœuvre de madame Duport, je me trouvai assis auprès de Jeanne. Je n’avais qu’un prétexte à conversation, qui était de renouveler ma plaisanterie. Elle la prit fort bien, et je dois dire qu’elle y répondit avec un mélange de finesse et de confiance, sans la moindre coquetterie. Je la crois une très-bonne fille. Je la voudrais pourtant plus humble et plus inquiète, telle que j’avais cru la voir et la deviner. Elle est vraiment trop ignorante on trop abusée. Elle semble toute prête à dire à un honnête homme qui lui ferait la cour : « C’est tout simple que vous m’aimiez ; je le mérite à tous égards : comptons ! où sont les vertus et les qualités qui vous rendent digne de moi ? »

Elle serait dans son droit après tout, si elle est aussi pure et aussi sincère qu’elle le paraît. Je voulais m’en aller de bonne heure, Gédéon me retint. On attendait quelques personnes encore, on allait faire de la musique.

Mademoiselle Jeanne chanta un duo avec Rébecca, qui a une belle voix. Mademoiselle Vallier les accompagnait. La voix de Jeanne est frêle, mais sympathique, et mademoiselle Vallier accompagne à livre ouvert avec une rare intelligence. Ces trois femmes au piano étaient bien éclairées et très-belles : Rébecca avec sa robe bariolée et sa sombre tête de Judith, Jeanne avec sa parure d’un bleu verdâtre et sa chevelure d’un blond véronèse ; mademoiselle Vallier, tout en blanc, formait par le ton plus fin de sa peau et de ses cheveux, le trait d’union entre les deux types. En musique comme en peinture, elle était là une harmonie nécessaire, et quelques personnes ont prétendu que, sans être jolie, elle était la plus charmante du trio.

La soirée finie, il n’y a pas eu moyen de s’en aller ; des chambres avaient été préparées pour tout le monde, et des sorbets étaient servis au clair de la lune sous une riche tonnelle de glycine en fleur. On s’est dit bonsoir à une heure du matin. J’ai fait semblant de gagner la chambre que Gédéon me désignait, et je suis revenu fort tard à l’Escabeau, où j’avais quelques pages à revoir avant de m’endormir.

Ces quelques pages m’ont mené plus loin que je ne pensais. J’ai été tout surpris de voir le jour percer mes rideaux et une traînée de soleil levant s’étendre sur la prairie. J’avais la tête un peu brûlée par la veille, j’ai été tenté de lui procurer un bain de rosée dans le taillis qui descend jusqu’à ma porte, Je suis sorti, et, entraîné par la beauté du matin dans les bois, je me suis trouvé assez près de l’ermitage de M. Sylvestre.

Je ne l’avais pas vu depuis plusieurs jours, et j’allais frapper chez lui quand j’entendis deux voix, et reconnus tout d’abord celle de mademoiselle Vallier. Je ne voudrais pas qu’elle crût que je cherche l’occasion de la rencontrer hors de la maison où elle a jugé à propos de s’établir. Je me retirai donc et entrai brusquement dans les grès, dont un massif assez élevé touche presque la maisonnette. C’est de là que je vis sortir mademoiselle Vallier d’abord, puis mademoiselle Jeanne, à qui M. Sylvestre, en la reconduisant, donna un baiser au front ; mais cette caresse fut accompagnée d’un adieu sévère.

— Fais ce que je te dis ou ne reviens jamais. C’est mon dernier mot !

Jeanne la rousse voulut parler.

— Non, non !… reprit l’ermite vivement ; c’est un caprice, selon toi, mais il est invincible. Si tu reviens avec ta mère, je quitterai cette retraite, je disparaîtrai tout à fait et pour toujours. Voilà tout ce vous aurez gagné à me tourmenter et à m’affliger.

Il rentra et ferma sa porte. Je venais de comprendre que les deux femmes dont j’avais surpris la visite durant sa maladie n’étaient autres que mademoiselle Irène et sa fille. Cette fois, Jeanne ne pleura pas. Elle paraissait plutôt un peu irritée en prenant le bras de mademoiselle Vallier ; et, en passant près du lieu où j’étais caché, elle lui dit :

— Ah ! je le vois bien, tenez ! il y a des moments où mon pauvre grand-père n’a plus sa tête.

Je ne sais ce que répondit mademoiselle Vallier ; elles passèrent, et Farfadet, qui me sentait là, fit, en furetant autour de ma cachette, un vacarme qui m’empêcha d’en entendre davantage. J’étais curieux de savoir avec qui et comment ces deux jeunes filles avaient fait de si grand matin cette promenade. Je les épiai : elles étaient seules et s’en retournèrent mystérieusement par le sentier des piétons qui coupe sous bois et en biais la colline.

Eh bien, j’espère que voilà une aventure, une découverte imprévue ? Il ne faut plus se demander à présent pourquoi M. Sylvestre ou M. de Magneval, car c’est probablement son vrai nom, est un pauvre honteux dans toute l’acception du mot. Son nom, il le cache, parce que son indigne fille a l’audace de le porter. Sa misère qu’il lui serait, à ce qu’on dit avec raison, si facile de changer contre toutes les aises de la vie, il la chérit comme la sauvegarde de son honneur. Ah ! le pauvre digne homme ! Je comprends le déchirement de sa vie et les paroles qu’il croyait dire à son lit de mort !

Je n’ai pas osé rentrer chez lui tout de suite ; j’ai erré encore autour de sa demeure pour lui donner le temps de se remettre, et je l’ai trouvé fort abattu. Nous ne nous sommes rien dit de l’incident : il est hors de doute qu’il serait humilié et blessé si je lui apprenais que son secret n’en est plus un pour moi ; mais je me suis demandé pourquoi on le tourmente ainsi. Est-ce pour qu’il accepte un sort meilleur, ou tout simplement pour qu’il se confesse avant de mourir ? C’est peut-être l’un et l’autre. Que sa fille ait l’impudence de lui offrir des secours religieux ou matériels, elle n’en choisit pas moins l’innocente Jeanne pour porter ses offres au vieillard, et le rôle de Jeanne est déplorable. Il m’est venu une terrible envie de saisir la première occasion de lui parler sévèrement pour l’empêcher de recommencer. Je vois le mal qu’on fait à mon fils, et c’est peut-être à moi de le préserver, puisqu’en cas de maladie nouvelle il me l’a fait promettre. Il se porte bien, il est vrai ; mais n’a-t-il pas droit au repos de ses dernières années ?

Seulement, je n’ai pas revu mademoiselle Jeanne à la Tilleraie, et je ne sais pas du tout quels motifs lui donner pour la convaincre. Mademoiselle Vallier est initiée au secret de l’ermite, mais il m’est difficile d’échanger quelques mots avec elle. Gédéon parait jaloux de la réputation de la gouvernante de ses enfants à un point de vue que je ne veux pas trop approfondir.

Il s’inquiète visiblement quand on lui parle à l’écart et même quand on le regarde avec attention. Louis Duport, qui n’a pas toujours une causerie du meilleur goût, semble lui porter ombrage. Je ne voudrais, pour rien au monde, jouer le rôle ridicule d’un séducteur éconduit qui réclame.