Monsieur Sylvestre/8

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Michel Lévy frères (p. 37-41).



VIII

DE PIERRE À PHILIPPE


Vaubuisson, 29 février 1864.

Tu es un grand cœur, mon Philippe, mais je doute que tu sois un grand philosophe ; tu tranches facilement les questions. Ta solution naïve n’est pas neuve : tu me diras qu’elle est toujours consolante ; mais la philosophie est-elle un emplâtre pour nos blessures, ou une recherche désintéressée de la stricte vérité ?

J’admets avec toi que le bonheur a besoin de certaines conditions fondamentales, et que la première de toutes, c’est d’être content de soi. Le criminel, le lâche, l’égoïste endurci n’ont pas droit au bonheur comme nous l’entendons ; mais qui sait comment ils l’entendent ? Qui sait s’ils n’osent pas se dire et se croire heureux quand leurs misérables instincts se trouvent satisfaits ?

Passons ! ces gens-là ne comptent guère ; mais, entre ceux que le remords devrait troubler et ne trouble pas et ceux qui, comme toi, savourent la joie enthousiaste du devoir accompli, il y a l’immense majorité des hommes, et ce n’est pas pour les exceptions que le penseur doit chercher la règle du vrai. Oserai-je dire qu’il n’y a pas de vrai absolument vrai pour les natures extrêmes, soit en bien, soit en mal ? Est-ce qu’il ne te semble pas qu’elles échappent à la loi commune, qu’elles dépassent la mesure du juste, et que l’on ne doit ni trop condamner ni trop admirer les organisations exubérantes ?

Passons encore ! Accorde-moi que le bonheur est, comme la vertu et comme la perversité, une pure abstraction, ou, si tu veux, le type idéal d’une chose qui n’existe dans la nature qu’à l’état d’élans fugitifs et de velléités plus ou moins impuissantes. Plus on a de vertus, plus on est vertueux, de même que plus on a de vices, plus on est pervers ; mais l’être complètement saint, comme l’être absolument maudit, n’a encore jamais revêtu la forme humaine et ne la revêtira jamais. Le jour où l’humanité a senti le besoin de produire ou d’inventer cet être impossible, elle l’a fait dieu ou diable.

Ne te fâche pas ; une abstraction est une bonne chose quand c’est le type d’un idéal auquel nous souhaitons de ressembler. Moi qui suis pour le positif, je ne rejette pas l’idéal : mais je ne veux pas de ces philosophies ingénieuses, aimables, généreuses et décevantes qui nous disent : « Le bonheur est une philosophie. » Autant dire que la philosophie est un bonheur. Je n’en doute pas ; l’étude du vrai et du bien est une délicieuse occupation : mais, comme toutes les satisfactions de ce monde, un rien la trouble, une migraine nous en prive, un travail aride et forcé nous l’interdit, une douleur, un devoir même nous en détournent. Non, l’homme ne possède rien qu’il puisse faire durer pour lui ou pour les autres, et le bonheur est un mot !

Un grand mot, je le veux bien, mais un grand mensonge, si nous continuons à le prendre au pied de la lettre. C’est donc pour nier le bonheur absolu, c’est pour détruire un leurre funeste, c’est pour dire en conscience la valeur des biens de la vie et pour apprendre aux hommes à les mieux apprécier que je voudrais résumer les idées qui m’apparaissent. Réussirai-je ? Il est aisé de remplir des pages, il est difficile de fixer l’éclair du vrai, car on aura beau dire, la vérité n’est qu’un jet de lumière, et il ne dépend pas de nous d’en faire un soleil.

Ta belle philosophie n’est que trop facile à combattre. Veux-tu me dire pourquoi, remplissant tous les devoirs qui m’étaient tracés jusqu’à ce jour, je ne me suis senti heureux que le jour où je les ai abjurés pour m’en créer d’autres ? Si le devoir est relatif, le bonheur est donc relatif aussi. S’il est relatif, il n’est pas absolu. Il y a des devoirs accomplis qui nous le donnent, il en est d’autres qui nous l’ôtent.

Pratiquer la justice ! nous disaient les anciens. — Quelle justice ? A-t-elle assez changé, la justice humaine, depuis Platon et Aristote ! Obéir aux lois ! Où sont les lois durables ? que sont devenus les devoirs de l’esclave ? Et puis, si vous me parlez de justice, de morale et de vertu, vous me parlez de toute autre chose que du bonheur, vous confondez le travail avec la récompense, et, si vous voulez faire de l’un la conséquence de l’autre, vous faites un calcul en dehors de toute proportion, car le plus grand et le plus noble travail humain étant toujours incomplet, il n’a pas droit à la récompense absolue.

Les religions qui ont placé le bonheur absolu au delà de cette vie n’ont pas vu plus clair que les moralistes païens. Leur calcul de rémunération est même bien autrement impossible. Toute l’éternité sans un seul nuage pour payer quelques heures de tempête bravement supportées ! vraiment c’est avoir l’absolu à trop bon marché ! Si l’humanité eût pu croire fermement à ce beau rêve, elle n’eût jamais dévié du chemin de la justice, et nous serions tous aujourd’hui des anges… Mais qui veut trop prouver ne prouve rien, et ce rêve n’a saisi que les âmes exubérantes, les enthousiasmes exceptionnels. Il est devenu un calcul de pur égoïsme pour le vulgaire des croyants. La liste des martyrs et des saints se compte par la commémoration des jours de l’année, encore faut-il en retrancher une quarantaine que l’Église réserve à Dieu et à la Vierge.

Je t’entends d’ici me dire : « Où vas-tu ? l’ergotage t’entraîne. Tu viens de te sentir heureux à un moment donné de ta vie ; tu as été frappé de cette sensation comme d’une découverte, et te voilà parti pour la définition de ce que tu éprouves. C’est bien, mais tu commences par le nier ! Où vas-tu, mon pauvre Pierre, où vas-tu ? »

N’est-ce pas, c’est là ce que tu me cries en me lisant ? Mais moi, je crois être très-logique. Je sens, dans la prise de possession de moi-même, un grand bien-être, une sorte de joie douce et tranquille. Je me dis : « Voilà le bonheur ! Salut, hôte inconnu ! permets-moi d’examiner ta figure, de t’interroger, d’éprouver ta puissance et ta durée !… Mais je suis un enfant de mon siècle, un chercheur et un sceptique. Ne prends pas le bon accueil que je te fais pour une idolâtrie aveugle. Je sais très-bien que tu es inconstant, et que, comme Ahasvérus, tu ne peux t’arrêter ni chez moi ni chez le voisin. Tu es une chose de ce monde, mon aimable hôte, une chose humaine ; tu ne peux pas me promettre le paradis, tu ne le connais pas mieux que moi, et prends garde que je ne te connaisse trop toi-même, car je pourrais bien apercevoir que tu n’es qu’une création de ma pensée, un état de mon esprit, un souffle, une ombre, un parfum ! »

Eh bien, n’importe : si cet état de l’âme dépend de moi ou de certaines circonstances, s’il est intérieur ou extérieur, j’arriverai peut-être à le savoir ; mais dans l’un ou l’autre cas j’en saisirai la formule, la recette si l’on veut, et je la donnerai aux autres. Ils en feront l’usage qu’ils voudront. Je suis toujours bien sûr qu’elle ne pourra leur nuire, car je n’y mettrai pas d’empirisme. Arrière les panacées, arrière l’utile lui-même, s’ils ne sont pas vrais !