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Monsieur Teste (1895)/Lettre du temps de charmes

La bibliothèque libre.
Éditions du Sagitaire (Vol 2p. 107-111).


LETTRE
(DU TEMPS DE CHARMES)



Cher Ami,

Je te remercie des belles choses que tu m’as écrites sur mes vers, et des choses justes que tu me dis sur la poésie. Mes vers n’ont eu pour moi d’autre intérêt direct que de me suggérer bien des réflexions sur le poète. Que de fois je me suis perdu dans l’analyse de ces opérations si difficiles à définir, à démêler, à rendre distinctes et nettes ! Peut-être, comme le pense le vulgaire, est-il vrai qu’elles ne peuvent se produire que dans leur confusion et leurs conflits, à la faveur des surprises et des accidents spirituels ; ou bien dans une sorte d’oubli et de vertige, ou d’emportement très admirable.

L’idée d’inspiration, si l’on se tient à cette image naïve d’un souffle étranger, ou d’une âme toute-puissante, substituée tout à coup pour un temps, à la nôtre, peut suffire à la mythologie ordinaire des choses de l’esprit. Presque tous les poètes s’en contentent. Bien plutôt, ils n’en veulent point souffrir d’autre. Mais je ne puis arriver à comprendre que l’on ne cherche pas à descendre dans soi-même le plus profondément qu’il soit possible.

Il paraît que l’on risque son talent à tenter d’en explorer les Enfers. Mais qu’importe ce talent ? Trouvera-t-on pas autre chose ?

Que d’observations j’ai faites moi-même pendant que je travaillais à mes vers ! — J’ai cherché d’écrire la Pythie en quelques autres pièces dans une campagne plantée des plus beaux arbres que j’ai vus ; aux environs d’Avranches ; arrosée d’un fleuve minuscule où la marée qui le remontait, faisait courir fort loin de la mer une vague unique, parfois très haute. Le petit fleuve faisait mille détours dans une terre grasse et très blanche ; et le flot arrivait à son heure, s’entendait venir bien longtemps avant qu’on ne le vît. Il y avait sous ma fenêtre des bouquets de hêtres pourprés d’une extrême hauteur, des groupes d’énormes tilleuls surélevés, issus par quatre de monticules carrés de terre dont les feuillages retombant jusqu’au sol cachaient entièrement les masses…

Je descendais le matin dans ce parc, avant l’aurore. J’allais pieds nus dans l’herbe glacée. Le tout premier moment du jour exerce sur mes nerfs une puissance singulière. Il s’y mêle de la tristesse, de l’enchantement, de l’émotion et une sorte de lucidité presque douloureuse. À peine se colorait le ciel, je rentrais assez ivre de fraîcheur et de volonté.

Tu ne peux imaginer quelles matinées j’ai passées pendant ces deux ou trois mois d’été, dans cette riche région où le grand arbre pousse comme l’herbe, où l’herbe est d’une force et d’une facilité incroyables, où la puissance végétale est inépuisable. Mon travail était ce qu’il était. Mais je me sentais une vitalité de l’esprit qui me paraît aujourd’hui le plus enviable des biens. Mon corps toutefois n’était pas sans malaises. Il me semblait succomber vers le milieu du jour.

Or, ce travail, ces recherches, ces efforts de poète contre les étroites conditions que je m’étais données, — et dont si peu de gens saisissent l’importance indirecte, — je puis dire qu’ils n’étaient jamais des fatigues perdues. Je faisais rendre à mon temps de labeur et de tension tout ce qu’il pouvait contenir. L’art des vers par bonheur n’est pas un art certain. Il s’y présente à chaque instant des problèmes sans issue. Un rien fait naufrager un beau poème, compromet l’accomplissement, brise le charme. Le cerveau des poètes est un fond de mer où bien des coques reposent.

Maïs ces situations désespérées que connaissent tous les poètes elles ne sont pas toutefois inutilisables, c’est une affaire d’esprit. Après tout, l’observateur qui est en nous n’est-il pas plus instruit par la défaite ? Ce qui se fait facilement se fait sans nous.

Pense un peu à ceci. Nous en parlerons sur la plage dans quelque temps. Je suis horriblement las. Sommeil toujours léger et bref. Ennuis de trois ou quatre espèces toujours présents. Pas de travail suivi. Mais des lettres, des lettres, et inutiles pour la plupart. Je me suis attardé dans celle-ci. — C’est absurde. Tu peux dire à ta femme que son protégé n’a pas de talent. Peut-être lui devra-t-on par conséquence, donner du génie. Il ne faut pas désespérer dans une époque magique, où quoi que ce soit peut se répandre — et recevoir une valeur.

Au revoir, mon cher toi, je crois que je ne l’ai pas dit ce que j’imaginais que j’allais te dire.

Écris-moi au plus tôt. I] n’y a de net dans mes projets que mon désir de passer quelques jours avec toi. La date oscille, mais l'intention est fixe.

Ton
P. V.
(1918)