Monsieur Vénus/01

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Brossier (p. 1-13).

MONSIEUR VÉNUS


CHAPITRE I


Mademoiselle de Vénérande cherchait à tâtons une porte dans l’étroit couloir indiqué par le concierge.

Ce septième étage n’était pas éclairé du tout, et la peur lui venait de tomber brusquement au milieu d’un taudis mal famé, quand elle pensa à son étui à cigarettes, qui contenait ce qu’il fallait pour avoir un peu de lumière. À la lueur d’une allumette, elle découvrit le numéro 10 et lut cette pancarte :

Marie Silvert, fleuriste, dessinateur.

Puis, la clef étant sur la porte, elle entra ; mais, sur le seuil, une odeur de pommes cuisant la prit à la gorge et l’arrêta net. Nulle odeur ne lui était plus odieuse que celle des pommes ; aussi fut-ce avec un frisson de dégoût qu’avant de révéler sa présence elle examina la mansarde.

Assis à une table où fumait une lampe sur un poêlon graisseux, un homme, paraissant absorbé dans un travail très minutieux, tournait le dos à la porte. Autour de son torse, sur sa blouse flottante, courait en spirale une guirlande de roses, des roses fort larges de satin chair velouté de grenat, qui lui passaient entre les jambes, filaient jusqu’aux épaules et venaient s’enrouler au col. À sa droite se dressait une gerbe de giroflées des murailles, et, à sa gauche, une touffe de violettes.

Sur un grabat en désordre, dans un coin de la pièce, des lis en papier s’amoncelaient.

Quelques branches de fleurs gâchées et des assiettes sales, surmontées d’un litre vide, traînaient entre deux chaises de paille crevées. Un petit poêle fendu envoyait son tuyau dans la vitre d’une lucarne en tabatière et couvait les pommes étalées devant lui, d’un seul œil, rouge.

L’homme sentit le froid que laissait pénétrer la porte ouverte ; il releva l’abat-jour de la lampe et se retourna.

— Est-ce que je me trompe, monsieur ? interrogea la visiteuse, désagréablement impressionnée ; Marie Silvert, je vous prie.

— C’est bien ici, madame, et, pour le moment, Marie Silvert, c’est moi.

Raoule ne put s’empêcher de sourire : faite d’une voix aux sonorités mâles, cette réponse avait quelque chose de grotesque, que ne corrigeait pas la pose embarrassée du garçon tenant ses roses à la main.

— Vous faites des fleurs ? Vous les faites comme une vraie fleuriste !

— Sans doute, il le faut bien. J’ai ma sœur malade ; tenez, là, dans ce lit, elle dort….. Pauvre fille ! Oui, très malade. Une grosse fièvre qui lui secoue les doigts. Elle ne peut rien fournir de bon… ; moi, je sais peindre, mais je me suis dit qu’en travaillant à sa place, je gagnerais mieux ma vie qu’à dessiner des animaux ou copier des photographies. Les commandes ne pleuvent guère, ajouta-t-il en matière de conclusion, mais je décroche le mois tout de même.

Il eut un haussement de cou pour surveiller le sommeil de la malade. Rien ne remuait sous les lis. Il offrit une des chaises à la jeune femme. Raoule serra autour d’elle son pardessus de loutre et s’assit avec une grande répugnance ; elle ne souriait plus.

— Madame désire… ? demanda le garçon, lâchant sa guirlande, pour fermer sa blouse, qui s’écartait beaucoup sur sa poitrine.

— On m’a donné, répondit Raoule, l’adresse de votre sœur en me la recommandant comme une véritable artiste. J’ai absolument besoin de m’entendre avec elle au sujet d’une toilette de bal. Ne pouvez-vous la réveiller ?

— Une toilette de bal ? oh ! madame, soyez tranquille, inutile de la réveiller. Je vous soignerai ça… Voyons, que vous faut-il ? des piquets, des cordons ou des motifs détachés ?…

Mal à l’aise, la jeune femme avait envie de s’en aller. Au hasard, elle prit une rose et en examina le cœur, que le fleuriste avait mouillé d’une goutte de cristal :

— Vous avez du talent, beaucoup de talent, répéta-t-elle, tout en détirant les pétales de satin…

Cette odeur de pommes rissolées lui devenait insupportable.

L’artiste se mit en face de sa nouvelle cliente et attira la lampe entre eux, au bord de la table. Ainsi placés, ils pouvaient se voir des pieds à la tête. Leurs regards se croisèrent. Raoule, comme éblouie, cligna des paupières derrière sa voilette.

Le frère de Marie Silvert était un roux, un roux très foncé, presque fauve, un peu ramassé sur des hanches saillantes, avec des jambes droites, minces aux chevilles.

Ses cheveux, plantés bas, sans ondulations ni boucles, mais durs, épais, se devinaient rebelles aux morsures du peigne. Sous son sourcil noir, assez délié, son cil était d’un sombre étrange, quoique d’une expression bête.

Il regardait, cet homme, comme implorent les chiens souffrants, avec une vague humidité sur les prunelles. Ces larmes d’animal poignent toujours d’une manière atroce. Sa bouche avait le ferme contour des bouches saines que la fumée, en les saturant de son parfum viril, n’a pas encore flétries. Par instant, ses dents s’y montraient si blanches à côté de ses lèvres si pourpres qu’on se demandait pourquoi ces gouttes de lait ne séchaient point entre ces deux tisons. Le menton, à fossette, d’une chair unie et enfantine, était adorable. Le cou avait un petit pli, le pli du nouveau-né qui engraisse. La main assez large, la voix boudeuse et les cheveux plantés drus étaient en lui les seuls indices révélateurs du sexe.

Raoule oubliait sa commande ; une torpeur singulière s’emparait d’elle, engourdissant jusqu’à ses paroles.

Cependant elle se trouvait mieux, les pommes avec leurs jets de vapeur chaude ne l’incommodaient plus ; et, de ces fleurs éparses dans les assiettes sales, il lui semblait même se dégager une certaine poésie.

L’accent ému, elle reprit :

— Voici, monsieur, il s’agit d’un bal costumé et j’ai pour habitude de porter des garnitures spécialement dessinées pour moi. Je serai en nymphe des eaux, costume Grévin, tunique de cachemire blanc pailleté de vert, avec des roseaux enroulés ; il faut donc un semé de plantes de rivière, des nymphéas, des sagittaires, lentilles, nénuphars… Vous sentez-vous capable d’exécuter cela en une semaine ?

— Je crois bien, madame, une œuvre d’art ! répondit le jeune homme, souriant à son tour ; puis, saisissant un crayon, il jeta des croquis sur une feuille de bristol.

— C’est cela, c’est cela, approuva Raoule, suivant des yeux. Des nuances très douces, n’est-ce pas ? N’omettez aucun détail… Oh ! le prix que vous voudrez !… Les sagittaires avec de longs pistils en flèche et les nymphéas bien roses, duvetés de brun.

Elle avait pris le crayon, pour rectifier certains contours ; lorsqu’elle se pencha vers la lampe, un éclair jaillit du diamant qui fermait son pardessus. Silvert le vit et devint respectueux :

— Le travail, fit-il, me reviendra à cent francs, je vous donne la façon pour cinquante, je n’y gagne pas beaucoup, allez, madame.

Raoule sortit d’un portefeuille armorié trois billets de banque.

— Voici, dit-elle simplement, j’ai toute confiance en vous.

Le jeune homme eut un mouvement si brusque, un tel élan de joie, que, de nouveau, la blouse s’écarta. Au creux de sa poitrine, Raoule aperçut la même ombre rousse qui marquait sa lèvre, quelque chose comme des brins d’or filés, brouillés les uns dans les autres.

Mlle de Vénérande s’imagina qu’elle mangerait peut-être bien une de ces pommes sans trop de révolte.

— Quel âge avez-vous ? interrogea-t-elle sans détacher les yeux de cette peau transparente, plus satinée que les roses de la guirlande.

— J’ai vingt-quatre ans, madame ; et, gauchement, il ajouta : Pour vous servir.

La jeune femme eut un mouvement de tête, les paupières closes, n’osant regarder encore,

— Ah ! vous avez l’air d’en avoir dix-huit… Est-ce drôle, un homme qui fait des fleurs… Vous êtes bien mal logé, avec une sœur malade, dans cette mansarde… Mon Dieu !… la lucarne doit vous éclairer si peu… Non ! non ! ne me rendez pas la monnaie… trois cents francs, c’est pour rien. À propos, mon adresse ; écrivez : Mlle de Vénérande, 74, avenue des Champs-Élysées, hôtel de Vénérande. Vous me les apporterez vous-même. J’y compte, n’est-ce pas ?

Sa voix était entrecoupée, elle éprouvait une grande lourdeur de tête.

Machinalement, Silvert ramassa une queue de pâquerette, il la roulait dans ses doigts et mettait, sans y prendre garde, une habileté de femme du métier à pincer juste le brin d’étoffe, pour lui donner l’apparence d’un brin d’herbe.

— Mardi prochain, c’est entendu, madame, j’y serai, comptez sur moi, je vous promets des chefs-d’œuvre… vous êtes trop généreuse !…

Raoule se leva ; un tremblement nerveux la secouait tout entière. Avait-elle donc pris la fièvre chez ces misérables ?

Ce garçon, lui, demeurait immobile, béant, enfoncé dans sa joie, palpant les trois chiffons bleus, trois cents francs !… Il ne songeait plus à ramener la blouse sur sa poitrine, où la lampe allumait des paillettes d’or.

— J’aurais pu envoyer ma couturière, avec mes instructions, murmura Mlle de Vénérande, comme pour répondre à un reproche intérieur et s’excuser vis-à-vis d’elle-même ; mais, après avoir vu vos échantillons, j’ai préféré venir… À propos : ne m’avez-vous pas dit que vous étiez peintre ? Est-ce de vous, ça ?

D’un mouvement de tête, elle indiquait un panneau suspendu au mur, entre une loque grise et un chapeau mou.

— Oui, madame, fit l’artiste, soulevant la lampe.

D’un coup d’œil rapide, Raoule embrassa un paysage sans air, où rageusement cinq ou six moutons ankylosés paissaient du vert tendre, avec un tel respect des lois de la perspective, que, par voie d’emprunt, deux d’entre eux paraissaient posséder cing pattes.

Silvert, naïvement, attendait un compliment, un encouragement.

— Étrange profession, reprit Mlle de Vénérande, sans plus s’occuper de la toile, car, enfin, vous devriez casser des pierres, ce serait plus naturel.

Il se mit à rire niaisement, un peu déconfit d’entendre cette inconnue lui reprocher d’user de tous les moyens possibles pour gagner sa vie ; puis, pour répondre quelque chose :

— Bah ! fit-il, ça n’empêche pas d’être un homme !

Et la blouse, toujours ouverte, laissait voir sur sa poitrine les frisons dorés,

Une douleur sourde traversa la nuque de Mlle de Vénérande. Ses nerfs se surexcitaient dans l’atmosphère empuantie de la mansarde. Une sorte de vertige l’attirait vers ce nu. Elle voulut faire un pas en arrière, s’arracher à l’obsession, fuir… Une sensualité folle l’étreignit au poignet… Son bras se détendit, elle passa la main sur la poitrine de l’ouvrier, comme elle l’eût passée sur une bête blonde, un monstre dont la réalité ne lui semblait pas prouvée.

— Je m’en aperçois ! fit-elle, avec une hardiesse ironique.

Jacques tressaillit, confus. Ce que d’abord il avait cru être une caresse lui semblait maintenant un contact insultant.

Ce gant de grande dame lui rappelait sa misère.

Il se mordit la lèvre, et, cherchant à se donner un mauvais genre quelconque, il riposta :

— Ma foi ! vous savez, on en a partout !

À cette énormité, Raoule de Vénérande éprouva une honte mortelle. Elle détourna la tête ; alors, au milieu des lis, une face hideuse dans laquelle s’allumaient, sinistres, deux lueurs glauques, lui apparut : c’était Marie Silvert, la sœur.

Un instant sans broncher, Raoule tint ses yeux rivés à ceux de cette femme ; puis, hautaine, saluant d’un imperceptible hochement de front, baissa sa voilette et sortit lentement, sans que Jacques, planté droit, sa lampe à la main, pensât à la reconduire.

— Qu’est-ce que tu dis de ça ? fit-il, revenant à lui, alors que déjà la voiture de Raoule, gagnant les boulevards, roulait vers l’avenue des Champs-Élysées.

— Je dis, répondit Marie, se laissant, dans un ricanement, tomber sur la couche, dont l’éclat des lis rehaussait la malpropreté, je dis que si tu n’es pas un nigaud, notre affaire est bonne. Elle en tient, mon mignon !