Aller au contenu

Monsieur d’Artagnan/1700/Tome 1

La bibliothèque libre.
Pierre Marteau (Tome Premierp. Couverture-440).
MEMOIRES
DE
MR. D’ARTAGNAN,


CAPITAINE-LIEUTENANT
de la premiere Compagnie des
Mouſquetaires du Roi,


Contenant quantité de choſes
PARTICULIERES et SECRETTES
Qui ſe ſont paſſées ſous le Regne de
LOUIS LE GRAND.
TOME PREMIER



À COLOGNE,
Chez Pierre Marteau,

M. DCC.

AVERTISSEMENT.


Comme il n’y a pas encore longtemps que Mr d’Artagnan eſt mort, & qu’il y a pluſieurs perſonnes qui l’ont connu, & qui ont même été de ſes amis, ils ne ſeront pas fâchez, ſur tout, ceux qui l’ont trouvé digne de leur eſtime, que je raſſemble ici quantité de morceaux que j’ai trouvez parmi ſes papiers après ſa mort. Je m’en ſuis ſervi pour compoſer ces Mémoires, en leur donnant quelque liaiſon. Ils n’en avoient point deux-mêmes, & c’eſt là tout l’honneur que je prétens me donner de cet Ouvrage. Voilà auſſi tout ce que j’ai mis du mien. Je ne m’amuſe point à venter ſa naiſſance, quoique j’aye trouvé à cet égard des choſes bien avantageuſes parmy ſes écrits. J’ai eu peur qu’on ne m’accusât de l’avoir voulu flater, d’autant plus que tout le monde ne convient pas qu’il fût véritablement de la famille dont il avait pris le nom. Si cela eſt, il n’eſt pas le ſeul qui ait voulu paroître plus qu’il n’était. Il eut un camarade de fortune qui fit du moins la même choſe quand il ſe vid le vent en poupe : je veux parler de Mr de Beſmaux, qui fut Soldat aux Gardes avec lui, puis Mouſquetaire, & enfin Gouverneur de la Baſtille. Toute la différence qu’il y eut entr’eux, c’eſt qu’après avoir eu tous deux des commencemens tout égaux, ſavoir beaucoup de pauvreté & de miſere, & s’être élevez au de-là de leur eſperance, l’un eſt mort preſque auſſi gueu qu’il étoit venu au monde, & l’autre extrêmement riche. Le riche, c’eſt-à-dire, Mr de Beſmaux, qui n’a pourtant jamais eſſuyé un coup de mouſquet ; mais la flaterie, l’avarice, la dureté, & l’adreſſe lui ont plus ſervi que la ſincerité ; le deſintereſſement, le bonheur, & le courage de l’autre fût ſon partage. Ils ont été tous deux, à ce qu’il faut croire, bons ſerviteurs du Roy ; mais l’un juſqu’à la bouïſ : deſorte qu’il reſſembloit à un certain Ambaſſadeur que le Roy avoit en Angleterre, dont ſa Majeſté diſoit qu’il n’eut pas voulu dépenſer un ſou, quand même il y eut allé du ſalut de ſon État ; au lieu que l’autre faiſoit litiere de ſon argent, pour peu qu’il crût qu’il y allât de ſon ſervice.

Si je parle ici de Mr de Beſmaux, c’eſt que comme j’auray beaucoup de choſes à en dire dans la fuite, il n’eſt pas hors de propos de le faire connoître pour ce qu’il étoit. Je ne diray rien ici de cet Ouvrage. Ce n’eſt pas ce que j’en dirois qui le rendroit recommandable ; il faut qu’il le ſoit de lui-même pour le paroître aux yeux des autres : peut-être me tromperois je même dans le jugement que j’en ferois, parce que j’y ai mis la main en quelque façon, & qu’on eſt toujours amateur de ce que l’on fait. En effet, ſi je n’en ſuis pas le pere, du moins j’en ay eu la direction. Ainſi je ne dois pas être moins ſuſpect que le feroit un maître qui voudroit parler de ſon éleve, parce qu’il ſauroit bien qu’on lui donneroit la gloire de tout ce qu’il auroit de recommendable. Je n’en diray donc rien de peur de m’expoſer moy même à la cenſure, dont je chercherois à préſerver les autres. J’aime mieux en laiſſer toute la gloire à Mr d’Artagnan, ſi l’on juge qu’il lui en doive revenir aucune d’avoir campoſé cet Ouvrage, que d’en partager la bonté avec lui, ſi le public vient à juger qu’il n’ait rien fait qui vaille. Tout ce que je dirai pour ma juſtification, ſupoſé toutefois que je ne diſe rien qui puiſſe ennuyer, c’eſt qu’il y aura autant de la faute des materiaux qu’on m’a préparez, que de la mienne. L’on ne ſauroit faire une grande & ſuperke maiſon, à moins que l’on n’ait en ſa diſpoſition tout ce qu’il convient pour en executer le deſſein.

L’on ne ſçauroit non plus faire paroître un beau diamant d’un petit, quelque adreſſe que l’on ait à le mettre en œuvre : Mais parlons ici de meilleure foi, & que ſert de faire le modeſte. C’eſt contre mon ſentiment que je parle, quand je témoigne douter que les materiaux me manquent en cette rencontre, & que je témoigne de la crainte de ne les pouvoir placer en leur lieu. Diſons donc plûtôt, pour marquer plus de ſincerité, que la matiere que j’ai trouvée ici eſt très-précieuſe d’elle même, & que l’on trouvera peut-être que je ne m’en ſerai pas trop mal ſervi.

MEMOIRES
DE
Mr. D’ARTAGNAN



Capitaine Lieutenant de la première
Compagnie des Mouſquetaires du Roi.



Je ne m’amuſerai point ici à rien raporter de ma naiſſance, ni de ma jeuneſſe, ; parce que je ne trouve pas que j’en puiſſe rien dire qui ſoie digne d’être raporté. Quand je dirois que je ſuis né Gentilhomme, de bonne Maiſon, je n’en tirerois, ce me ſemble, que peu d’avantage, puiſque la naiſſance eſt un pur effet du haſard, ou pour mieux dire de la Providence divine. Elle nous fait naître comme il lui plaît ſans que nous ayons dequoi nous en vanter. D’ailleurs, quoi que le nom d’Artagnan fut déja connu quand je vins au monde, & que je n’ay ſervi qu’à en relever l’éclat, parce que la fortune m’en a voulu en quelque façon, il y a toujours bien à dire qu’il le fut à l’égal des Chatillon ſur Marne, des Montmoranci & de quantité d’autres Maiſons qui brillent parmi la Nobleſſe de France. S’il apartient à quelqu’un de ſe vanter, quoi que ce ne doive être qu’à Dieu, c’eſt tout au plus à des perſonnes qui ſortent d’un ſang auſſi illuſtre que celui-là : Quoi qu’il en ſoit ayant été élevé aſſez pauvrement, parce que mon Pere & ma Mere n’étoient pas riches, je ne ſongeai qu’à m’en aller chercher fortune, du moment que j’eus atteint l’âge de quinze ans.

Tous les Cadets de Bearn, Province dont je ſuis ſorti, étoient aſſez ſur ce pied-là, tant parce que ces peuples ſont naturellement très belliqueux, que parce que la ſterilité de leur Païs n’exhorte pas à en faire toutes leurs delices. Une troiſiéme raiſon m’y portoit encore, qui n’etoit pas moindre que ces deux là ; auſſi avoit-elle, avant moi, engagé pluſieurs de mes voiſins & de mes amis à en quitter plûtôt le coin de leur feu. Un pauvre Gentilhomme de nôtre voiſinage, s’en étoit allé à Paris, il y avoit quelques années avec une petite male ſur le dos, & il avoit fait une ſi grande fortune à la Cour, que s’il eut été auſſi ſouple qu’il avoit de courage, il n’y eut eu rien à quoi il n’eut pû aſpirer. Le Roi lui avoit donné ſa Compagnie des Mouſquetaires qui étoit unique en ce tems-là. Sa Majeſté diſoit même, pour mieux témoigner l’eſtime qu’elle en faiſoit, que ſi elle eût eu quelque combat particulier à faire, elle n’eut point voulu d’autre ſecond que lui. Ce Gentilhomme s’apeloit Troisville, vulgairement apellé Treville, & a eu deux enfans qui étoient aſſez bien-faits : mais qui ont été bien éloignez de marcher ſur ſes traces. Ils vivent encore tous deux aujourd’hui, l’aîné eſt d’Egliſe, ſon Pere ayant jugé à propos de lui faire embraſſer cet état, parce qu’ayant été taillé dans ſa jeuneſſe, il crut qu’il en feroit moins capable que ſon Frere de ſoûtenir les fatigues de la Guerre. D’ailleurs comme la plûpart des Peres croyent ſelon ce que faiſoit Cain, que ce qu’ils ont à offrir à Dieu doit être le rebut de toutes choſes, il aimoit mieux que ſon Cadet, qui paroiſſoit avoir plus d’eſprit que l’aîné, fut pour ſoûtenir la fortune de la Maiſon, qu’il avoit élevée aux dépens de ſes travaux, que de la tranſmettre à celui qui en devoit être chargé naturellement. Ainſi il lui donna le droit d’aîneſſe, comme je le dirai tantôt, pendant qu’il ſe contenta de procurer une groſſe Abbaye à ſon Frere, mais comme il arrive ſouvent que ceux qui ont le plus d’eſprit font les plus grandes fautes : ce Cadet, qui étoit ainſi devenu l’aîné, ſe rendit ſi inſuportable à tous les jeunes gens de ſon âge, & de ſa volée, en leur voulant montrer qu’il étoit plus habile qu’eux qu’ils ne pûrent le lui pardonner. Ils l’accuſerent à ſon tour, que s’ils n’étoient pas auſſi capables que lui de beaucoup de choſes, ils étoient du moins plus braves qu’il n’étoit. Je ne ſçay pourquoi ils diſoient cela, & je ne crois pas même qu’ils euſſent raiſon ; mais comme on croit bien plûtôt le mal que le bien, ce bruit étant parvenu juſqu’aux oreilles du Roi, qui l’avoit fait Cornette des Mouſquetaires, Sa Majeſté qui ne vouloit dans ſa Maiſon que des gens dont le courage ne fut point ſoupçonné, lui fit inſinuer ſous main de quitter ſa charge, pour un Regiment de Cavallerie, qui lui fut propoſé. Il le fit, ſoit qu’il ſoupçonnât que le Roi le vouloit, ou qu’avec tout ſon eſprit, il donnât dans le panneau. Cependant ce qui fit qu’on le ſoupçonna plus que jamais quelque tems après de foibleſſe, c’eſt que la Campagne de l’Iſle étant ſurveuuë, il quitta ſon Regiment pour ſe jetter parmi les Prêtres de l’Oratoire, encore paſſe s’il en eût pris l’habit, & qu’il s’y fut tout à fait conſacré à Dieu ; mais comme il n’y fit que prendre un apartement, & qu’il l’a même quitté depuis, cela donna lieu plus que jamais, à ceux qui lui vouloient du mal, de continuer leurs médiſances. Mes Parens étoient ſi pauvres qu’ils ne me purent donner qu’un bidet de vingt-deux francs, avec dix écus dans ma poche, pour faire mon voyage. Mais s’ils ne me donnèrent guéres d’argent, ils me donnèrent en récompenſe quantité de bon avis. Ils me remontrerent que je priſſe bien garde à ne jamais faire de lâcheté, parce que ſi cela m’arrivoit une fois, je n’en reviendrois de ma vie. Ils me repreſenterent que l’honneur d’un homme de Guerre, profeſſion que j’allois embraſſer, étoit auſſi délicat que celui d’une femme, dont la vertu ne pouvoit jamais être ſoupçonnée, que cela ne lui fit un tort infini dans le monde, quand elle trouveroit après cela le moyen de s’y juſtifier : que je ſçavois bien le peu de cas que j’avois toûjours entendu faire de celles qui paſſoient pour être de mediocre vertu ; qu’il en étoit de même des hommes qui témoignoient quelque lâcheté, que j’euſſe toûjours cela devant les yeux, parce que je ne pouvois me le graver trop avant dans la cervelle.

Il eſt quelquefois dangereux de faire à un jeune homme un portrait trop vif de certaines choſes, parce qu’il n’a pas l’eſprit de les bien digerer. C’eſt dequoi je m’aperçus bien, d’abord que la raiſon me fut venuë ; mais en attendant je fis quantité de fautes pour vouloir m’attacher au pied de la lettre à ce qu’on m’avoit dit. D’abord que je vis que l’on me regardoit entre deux yeux, je pris ſujet de-là de quereller les gens, ſans qu’ils euſſent deſſein néanmoins de me faire aucune injure. Cela m’arriva la première fois entre Blois & Orléans : ce qui me couta un peu cher, & qui devoit bien me rendre ſage. Comme le bidet que j’avois étoit fatigué du voyage, & qu’à peine avoit-il la force de pouvoir lever la queuë, un Gentilhomme de ce Païs-là me regarda moi & mon équipage d’un œil de mépris. Je le reconnus bien à un ſouris qu’il ne ſe pût empêcher de faire à trois ou quatre perſonnes avec qui il étoit, car c’étoit dans une petite Ville nommée St. Alié, que cela arriva, il y étoit allé ; à ce que j’apris depuis, pour y vendre des bois, & il étoit avec le Marchand à qui il s’étoit adreſſé pour cela, & avec le Notaire qui en avoit paſſé le marché. Ce ſouris me fut ſi deſagreable que je ne pus m’empêcher de lui en témoigner mon reſſentiment ; par une parole très-offenſante. Il fut beaucoup plus ſage que moi, il fit ſemblant de ne la pas entendre, ſoit qu’il me regardât comme un enfant qui ne le pouvoit offenſer, ou qu’il ne voulut pas ſe ſervir de l’avantage qu’il croyoît avoir ſur moi. Car c’étoit un grand homme, & qui étoit à la fleur de ſon âge, de ſorte qu’on eût dit à nous voir tous deux qu’il falloit que je fuſſe fou, pour oſer m’attaquer à une perſonne comme lui. J’étois pourtant d’aſſez bonne taille pour le mien ; mais comme on ne paroît jamais qu’un enfant, quand on eſt pas plus âgé que je l’étois, tous ceux qui étoient avec lui, le loüerent en eux-mêmes de ſa modération, pendant qu’ils me blâmerent de mon emportement. Il n’y eût que moi qui le pris ſur un autre pied qu’ils ne le prenoient. Je trouvai que le mépris qu’il faiſoit de moi, étoit encore plus offenſant que la première injure que je croyois en avoir reçûë. Ainſi perdant tout-à-fait le jugement, je m’en allai ſur lui comme un furieux, ſans conſiderer qu’il étoit ſur ſon pallié, & que j’allois avoir ſur les bras tous ceux qui lui faiſoient compagnie.

Comme il m’avoit tourné le dos après ce qui venoit de ſe paſſer, je lui criai d’abord de mettre l’épée à la main, parce que je n’étois pas homme à le prendre par derrière. Il me mépriſa encore aſſez pour me regarder comme un enfant, deſorte que me diſant de paſſer mon chemin au lieu de faire ce que je lui diſois, je me ſentis tellement ému de colere, quoique naturellement j’aïe toûjours été aſſez modéré, que je lui donnai deux ou crois coups de plat d’épée ſur la tête. J’eus plutôt fait cela que je ne ſongeai à ce que je faiſois, dont je ne me trouvai pas trop bien : le Gentilhomme qui ſe nommoit Roſnai mit l’épée à la main en même-tems, & me menaça qu’il ne ſeroit guéres à me faire repentir de ma folie. Je ne pris pas garde à ce qu’il me diſoit, & peut-être eut-il été aſſez empêché à lee faire, lors que je me ſentis accablé de coups de fourche & de bâton. Deux de ceux qui étoient avec lui, & dont l’un avoit en main un bâton qui ſert ordinairement à meſurer les bois, furent les premiers qui me chargèrent, pendant que les deux autres ſe furent fournir d’autres armes, dont ils prétendoient m’attaquer. Comme ils me prirent par derrière, je fus bien-tôt hors de combat. Je tombai même à terre le viſage tout plein de ſang, d’une bleſſure qu’ils m’avoient faite à la tête. Je criai à Roſnai, voyant l’inſulte qu’on me faiſoit, que cela étoit bien indigne d’un honnête homme, comme je l’avois cru d’abord, que s’il avoît un peu d’honneur, il étoit impoſſible qu’il ne ſe fit quelque reproche de ſouffrir qu’on me maltraitât de la ſorte ; que je l’avois pris pour un Gentilhomme, mais que je voyois bien à ſon procédé, qu’il en étoit bien éloigné, que tel cependant qu’il pût être, il feroit bien de me faire achever pendant que j’étois ſous ſa puiſſance, par ce que ſi j’en ſortois jamais, il trouveroit un jour à qui parler. Il me répondit, qu’il n’étoit pas cauſe de cet accident que je m’étois attiré par ma faute ; que bien loin d’avoir commandé à ces gens-là de me maltraiter comme ils avoient fait, il en étoit au deſeſpoir, que j’euſſe cependant à profiter de cette correction & en être plus ſage à l’avenir.

Ce compliment me parut tout auſſi peu honnête que ſon procédé. Si j’en trouvai le commencement aſſez paſſable, la ſuite ne me le parut guéres. Cela fut cauſe que je lui fis encore d’autres menaces, tandis qu’au lieu des paroles que j’employois pour toutes armes, l’on me foura encore en priſon. Si j’euſſe toûjours eu mon épée, on ne m’y eut pas mené comme on faiſoit : mais ces hommes s’en étoient ſaiſis en me prenant par derrière, & l’avoient même caſſée en ma preſence, pour me faire encore un plus grand affront. Je ne ſçais ce qu’ils firent de mon bidet ni de mon linge que je n’ai jamais revûs depuis. On informa cependant contre moi ſous le nom de ce Gentilhomme, & quoi que j’euſſe été batu, & que ce fut à moi à demander de gros dommages & intérêts, je fus encore condamné à lui faire réparation. On me ſupoſa de lui avoir dit des injures, & ma ſentence m’ayant été prononcée, je dis au Greffier que j’en appellois. Cette canaille ſe moqua de mon apel, & m’ayant encore condamné aux frais, mon cheval & mon linge furent vendus apparemment ſur & tant moins de ce quelle prétendoit que je lui devois. Elle me garda deux mois & demi en priſon, pour voir ſi perſonne ne me reclameroit. J’euſſe eu beaucoup à ſouffrir pendant tout ce tems-là, ſi au bout de quatre ou cinq jours le Curé du lieu ne me fut venu voir. Il tâcha de me conſolet & me dit que j’étois bien malheureux qu’un Gentilhomme du voiſinage de Roſnai, n’eut été ſur les lieux lorſque mon accident étoit arrivé qu’il eut fait faire les informations tout autrement qu’elles n’avoient été faites ; mais qu’étant trop tard preſentement pour y remedier, tout ce qu’il pouvoit faire pour moi étoit de m’offrir tout le ſecours dont il étoit capable : qu’il m’envoyoit toûjours quelques chemiſes & quelque argent, & que s’il ne venoit pas me voir lui-même, c’eſt qu’ayant eu des differens avec mon ennemi, dans leſquels il l’avoit même un peu maltraité, il lui avoit été fait deffenſe de la part de Mrs. les Maréchaux de France, ſous peine de priſon, d’épouſer jamais aucuns intérêts contraires aux ſiens.

Ce ſecours ne me pouvoit venir plus à propos. L’on m’avoit pris ce qui me reſtoit d’argent de mes dix écus, lors qu’on m’avoit mis en priſon. Je n’avois d’ailleurs qu’une ſeule chemiſe, laquelle ne devoit guéres tarder à pourir ſur mon dos, parce que je n’en avois point à changer ; mais comme j’avois bonne proviſion de ce que l’on accuſe ordinairement les Bearnois de ne pas manquer, c’eſt-à-dire beaucoup de gloire, je crus que c’étoit me faire affront que de m’offrir ainſi la charité. Je répondis’ donc au Curé que j’étois bien obligé au Gentilhomme qui l’envoyoit, mais qu’il ne me connoiſſoit pas encore ; que j’étois Gentilhomme auſſi-bien que lui, de ſorte que je ne ferois jamais rien d’indigne de ma naiſſance ; qu’elle m’apprenoit que je ne devois rien prendre que du Roi, que je prétendois me conformer à cette régle & mourir plûtôt le plus miſerable du monde que d’y manquer.

Le Gentilhomme à qui l’on avoit conté tout ce que j’avois fait, s’étoit bien douté de ma réponſe, trouvant trop de fierté dans mon procédé pour m’en démentir en cette occaſion : ainſi il lui avoit fait la bouche en cas que ce qu’il croyoit arrivât. C’étoit de me dire qu’il ne contoit pas de me donner ni l’argent qu’il m’offroit, ni ces chemiſes, mais bien de me les préter juſqu’à ce que je puſſe lui rendre l’un & l’autre ; qu’un Gentilhomme tomboit quelquefois dans la neceſſité auſſi-bien qu’un homme du commun, & qu’il ne lui étoit pas plus interdit qu’à lui d’avoir recours à ſes amis pour s’en tirer. Je trouvai que mon honneur feroit à couvert par là. Je fis un billet au Curé du montant de cet argent & de ces chemiſes qui alloit à 45. livres. Cet argent qu’on me vit dépenſer fit durer ma priſon les deux mois & demi que je viens de dire, & même l’eût peut-être fait durer encore davantage, par l’eſperance qu’eût eu la juſtice, que celui qui me le donnoit m’eût encore donné de quoi me tirer de ſes pattes, ſi ce n’eſt que le curé prit ſoin de publier que c’étoient des charités qui lui paſſoient par les mains dont il m’avoit aſſiſté : ainſi ces miſerables croians qu’ils ne gagneroient rien de me garder plus long-tems, ils me mirent dehors au bout de ce tems-là.

Je ne fus pas plûtôt ſorti que je fus chez le Curé pour le remercier de ſes bons offices, & de toutes les peines qu’il avoit bien voulu prendre pour moi. Car outre ce que je viens de dire il avoit encor ſollicité ma liberté, & n’y avoit pas nui aſſurément.

Je lui demandai s’il m’êtoit permis d’aller voir mon créancier, pour lui témoigner ma reconnoiſſance, que j’étois bien aiſe de l’aſſurer que je ne ferois pas plutôt en état de m’acquitter de ce que je lui devois, que je le ferois fidellement. Il me répondit, qu’il avoit ordre de lui de me prier de n’en rien faire, de peur que ma viſite ne ſe prit en mauvaiſe part par ſon ennemi, & le mien ; que cependant comme il avoit envie de me voir il ſe rendroit le lendemain à Orléans incognitò ; que je m’en fuſſe loger à l’écu de France, que je l’y trouverois, ou du moins qu’il s’y rendroit tout auſſi-tôt que moi ; qu’il me prêteroit ſon cheval pour y aller à mon aiſe, & ſçachant bien qu’il ne me pouvoit plus guéres reſter d’argent de celui qu’il m’avoit donné, ce Gentilhomme m’en prêteroit encore pour achever mon voiage. J’en avois aſſez de beſoin, comme il diſoit, ainſi n’étant pas fâché de trouver ce ſecours, je partis le lendemain pour Orléans, bien réſolu de revenir tout le plutôt que je pourrois en ce païs-là, pour m’acquitter de l’argent que j’y avois emprunté, & pour me venger de l’affront que j’y avois reçu. Je n’en ſerois pas même parti ſans ſatisfaire à mon juſte reſſentiment, ſi ce n’eſt que le Curé m’apprit que le Gentilhomme à qui j’avois eu affaire, ſçachant que l’on me devoit faire ſortit de priſon, étoit monté à cheval pour s’en aller dans une terre qu’il avoit à cinquante ou ſoixante lieuës de-là. Je trouvai ce procédé digne de lui, & ne diſant pas au Curé ce que j’en penſois, parce que je ſçavois bien que ceux qui menaçoient davantage n’étoient pas toûjours les plus dangereux, je partis le lendemain avant le jour pour m’en aller à Orléans.

Je fus loger à l’écu de France comme le Curé me l’avoit dit, & le Gentilhomme qui m’avoir obligé de ſi bonne grâce, & qui s’appelloit Montigré, s’y étant rendu dès le même jour, il ſe fit connoître à moi, comme le Curé m’avoit dit qu’il devoit faire, d’abord qu’il ſeroit arrivé. Je le remerciai en des termes les plus reconnoiſſans qu’il me fut poſſible, & m’ayant répondu que c’étoit ſi peu de choſe, que cela ne valloit pas ſeulement la peine d’en parler, je le mis ſur le chapitre de Roſnai. Il me dit, voyant que j’avois grande demangeaiſon de le joindre, que j’y ſerois bien empêché, que je m’y devois prendre finement, ſi j’y voulois réüſſir, parce qu’il étoit homme à me faire ce qu’il lui avoit fait, c’eſt-à-dire à en uſer ſi mal que je n’en ſerois jamais content : que s’il venoit par haſard à s’apercevoir que je lui en vouluſſe, il me feroit venir tout auſſi-tôt devant les Maréchaux de France ; que cela romproit toutes les meſures que je pouvois prendre, deſorte qu’il étoit beſoin que j’uſaſſe d’une grande diſſimulation, ſi je voulois l’attraper.

Ce Gentilhomme voulut à toute force que je priſſe le caroſſe pour m’en aller. Il me prêta encore dix piſtoles d’Eſpagne, quoi que je fiſſe difficulté de les prendre, tellement que je me trouvai engagé avec lui, de près de deux cent francs devant que d’arriver à Paris. C’étoit preſque, pour en dire le vrai, tout ce que je pouvois eſperer de ma legitime, parce que, comme j’ai déjà dit, mes richeſſes n’étoient pas bien grandes ; mais me réſervart l’eſperance en partage, j’achevai mon chemin, après être convenu avec Montigré, qu’il me donneroit de ſes nouvelles, & que je lui donnerois des miennes.

Je ne fus pas plutôt arrivé à Paris, que je fus trouver Mr. de Treville qui logeoit tout auprès du Luxembourg. J’avois apporté, en m’en venant de chez mon Pere, une lettre de recommandation pour lui, Mais par malheur on me l’avoit priſe a St. Dié, & le vol qu’on m’en avoit fait avoit encore augmenté ma colere contre Roſnai. Pour lui il n’en étoit devenu que plus timide, parce que cette lettre lui apprenoit que j’étois Gentilhomme, & que je devois trouver de la protection auprès de Mr. de Treville. Enfin toute ma reſſource étoit de lui dire l’accident qui m’étoit arrivé, quoi que j’euſſe bien de la peine à le faire, parce qu’il me ſembloit qu’il n’auroit pas trop bonne opinion de moi, quand il ſçauroit que je ſerois revenu de-là, ſans tirer raiſon de l’affront que j’y avois reçû.

Je fus loger dans ſon quartier, afin d’être plus près de lui. Je pris une petite chambre dans la ruë des Foſſoïeurs, tout auprès de St. Sulpice, il y avoit pour enſeigne le Gaillard-Bois, il y avoit des jeux de boule, comme je crois qu’il y en a encore, & elle avoit une porte qui perçoit dans la ruë Ferou, qui eſt au derrière de la ruë des Foſſoïeurs. Je fus dès le lendemain matin au lever de Mr. de Treville, dont je trouvai l’Anti-chambre toute pleine de Mouſquetaires. La plûpart étoient de mon Païs, ce que j’entendis bien à leur langage ; ainſi me croyant plus fort de moitié que je n’étois auparavant, de me trouver ainſi en païs de connoiſſance, je me mis à accoſter le premier que je trouvai ſous ma main. J’avois emploié une partie de l’argent de Montigré à me faire propre, & je n’avois pas auſſi oublié la coûtume du Païs, qui eſt, quand on auroit pas un ſou dans ſa poche, d’avoit toûjours le plumet ſur l’oreille & le ruban de couleur à la cravate. Celui que j’accoſtai s’appelloit Portos, & étoit voiſin de mon Pere de deux ou trois lieuës. Il avoit encore deux Freres dans la Compagnie, donc l’un s’appelloit Athos, & l’autre Aramis. Mr. de Treville les avoit fait venir tous trois du païs, parce qu’ils y avoient fait quelques combats, qui leur donnoient beaucoup de réputation dans la Province. Au reſte il étoit bien-aiſe de choiſir ainſi ces gens, parce qu’il y avoit une telle jalouſie entre la Compagnie des Mouſquetaires, & celle des Gardes du Cardinal de Richelieu, qu’ils en venoient aux mains tous les jours.

Cela n’étoit rien, puiſqu’il arrive tous les jours que des particuliers ont querelle enſemble, principalement quand il y a comme aſſaut de réputation entr’eux. Mais ce qui eſt d’aſſez étonnant, c’eſt que les maîtres ſe piquoient tous les premiers d’avoir des gens dont le courage l’emportoit par deſſus tous les autres. Il n’y avoit point de jour que le Cardinal ne vantât la bravoure de ſes Gardes, & que le Roi ne tâchât de la diminuer ; parce qu’il voyoit bien que ſon Eminence ne ſongeoit par-là, qu’à élever ſa Compagnie par deſſus la ſienne, & il eſt ſi vrai que c’étoit-là le deſſein de ce Miniſtre, qu’il avoit tout exprès dans les Provinces des gens appoſtez pour lui amener ceux qui s’y rendoient redoutables par quelques combats particuliers. Ainſi dans le tems qu’il y avoit des Edits rigoureux contre les Duels, & même qu’on avoit puni de mort quelques perſonnes de la première qualite qui s’étoient batus au préjudice de la Publication qui en avoit été faite, il leur donnoit non ſeulement azile auprès de lui, mais encore part le plus ſouvent dans ſes bonnes grâces.

Portos me demanda depuis quand j’étois arrivé, quand il ſçut qui j’étois, & à quel deſſein je venois à Paris. Je le contentai ſur ſa curioſité, & me diſant que mon nom ne lui étoit pas inconnu, & qu’il avoit ouï dire ſouvent à ſon Pere qu’il y avoit eu de braves gens de ma Maiſon, il me dit que je leur devois reſſembler, ou m’en retourner inceſſamment en nôtre païs. Le compliment que mes Parens m’avoient fait devant que de partir, me rendoit ſi chatoüilleux ſur tout ce qui regardoit le point d’honneur, que je commençai non ſeulement à la regarder entre deux yeux ; mais encore à lui demander aſſez bruſquement, pourquoi il me tenoit ce largage, que s’il doutoit de ma bravoure, je ne ferois pas long-tems ſans la lui faire voir, qu’il n’avoit qu’à deſcendre avec moi dans la ruë, & que cela feroit bien-tôt terminé. Il ſe prit à rire, m’entendant parler de la ſorte, & me dit que quoi qu’en allant vîte, on fit d’ordinaire beaucoup de chemin, je ne ſcavois pas encore qu’on ſe heurtoit auſſi le pied bien ſouvent, à force de vouloir trop avancer ; que s’il falloit être brave, il ne falloit pas être querelleur ; que de ſe piquer mal à propos, étoit un excès qui étoit auſſi blamable que la foibleſſe qu’il vouloit me faire éviter ; que puiſque j’étois non-ſeulement de ſon païs, mais encore ſon voiſin il vouloit me ſervir de Gouverneur, bien loin de ſe vouloir batre contre moi, que cependant ſi j’avois envie d’en découdre il me la feroit paſſer avant qu’il fut peu.

Je crus quand je l’entendis parler ainſi, qu’après avoir fait le modeſte, il me mettoit le marché à la main. Ainſi le prenant au mot, je croyois que nous allions tirer l’épée d’abord que nous ſerions deſcendus dans la ruë, quand il me dit lorſque nous fumes à la porte, que je le ſuiviſſe à neuf ou dix pas ſans m’aprocher de plus près de lui. Je ne ſus ce que cela vouloit dire ; mais ſongeant que devant qu’il fut peu j’en ferois éclairci, je me donnai patience juſqu’à ce que j’en viſſe l’accompliſſement. Il deſcendit le long de la ruë de Vaugirard du côté qui va vers les carmes deſchaus. Il s’arrêta à l’hôtel d’Aiguillon à un nommé Juſſac qui étoit ſur la porte, & fut bien un demi quart d’heure à lui parler. Ce Juſſac eſt le même que nous avons veu depuis à Mrs. de Vendôme, & à Mr. le Duc de Maine. Je crus d’abord qu’il l’aborda qu’ils étoient les meilleurs amis du monde aux embraſſades qu’ils ſe firent, & je n’en fus deſabuſé que lors qu’ayant paſſé outre, je retournai la tête pour voir ſi Porthos me ſuivoit. Je vis en effet qu’au lieu de continuer ainſi à ſe careſſer Juſſac lui parloit avec chaleur, & comme un homme qui n’étoit pas content. Je me mis ſur la Porte du Calvaire, maiſon Religieuſe qui eſt tout auprès de-là, j’y attendis mon homme que je voyois répondre du même air que l’autre lui parloit, car ils s’étoient mis tous deux au milieu de la ruë, afin que le Suiſſe de l’hôtel d’Aiguillon n’entendit pas ce qu’ils diſoient : je vis de-là que Porthos qui m’avoit aperçû me montroit, ce qui me donna encore plus d’inquiétude que je n’en avois, ne ſçachant ce que tout cela vouloit dire.

Enfin Porthos l’ayant quitté après ce long entretien, me vint trouver, & me dit qu’il venoit de bien diſputer pour l’amour de moi, qu’ils ſe devoient battre dans une heure, trois contre trois, aux prez aux Clercs, qui eſt au bout du Faubourg St. Germain ; & que s’étant réſolu, ſans m’en rien dire, à me mettre de la partie, il venoit de dire à cet homme, qu’il falloit qu’il cherchât un quatriéme pour que je me puſſe éprouver contre lui ; qu’il lui avoit répondu qu’il ne ſçavoit où en trouver un à l’heure qu’il étoit, que chacun étoit alors hors de chez ſoi, & que ç’avoit été là le ſujet de leur conteſtation ; que je voiois bien par ce qu’il venoit de me dire qu’il n’avoit pas été en ſon pouvoir d’accepter mon deffi, que l’on ne pouvoit pas courir deux liévres à la fois, mais qu’il avoir crû me faire voir que ce n’étoit pas manque de cœur en me rendant témoin moi-même des raiſons qu’il avoit euës de me refuſer. Je compris alors tout ce que je n’avois pû deviner auparavant, & lui ayant demandé le nom de cet homme, & ſi c’étoit lui qui étoit le chef de la querelle, il m’apprit tout ce que j’en voulois ſçavoir, il me dit qu’il s’appelloit Juſſac, qu’il commandoit dans le Havre de Grace, ſous le Duc de Richelieu, qui en étoit Gouverneur en ſurvivance du Cardinal ſon Oncle, qu’il étoit le chef de la querelle, qui ſe devoit terminer preſentement, qu’il l’avoit euë avec ſon Frere aîné, & qu’elle ne venoit que parce que l’un avoit ſoutenu que les Mouſquetaires battroient les Gardes du Cardinal, toutes les fois qu’ils auroient affaire à eux, & que l’autre avoit soutenu le contraire.

Je le remerciai du mieux que je pus, lui diſant qu’après être parti de chez moi dans le deſſein de prendre Mr. de Treville pour mon Patron, il m’obligeoit de me choiſir avec ſes autres amis, pour ſoutenir une querelle en l’honneur de ſa compagnie. D’ailleurs que comme je ſçavois qu’il avoit toûjours fait gloire de prendre le parti du Roi, au préjudice de toutes les offres avantageuſes que ſon Eminence lui avoit faites pour embraſſer ſes intérêts, j’étois bien aiſe d’avoir à combattre pour une cauſe qui n’étoit pas moins ſelon mon inclination, que ſelon la ſienne ; que je ne pouvois mieux faire pour mon coup d’eſſay, que je tâcherois de ne pas démentir la bonne opinion qu’il me témoignoit par-là de mon courage. Nous marchâmes dans cet entretien juſques en deça des Carmes où nous tournâmes par la ruë Caſſette ; nous y deſcendîmes tout du long, & ayant gagné le coin de la ruë du Colombier, nous entrâmes enſuite dans la ruë St. Pere, puis dans celle de l’Univerſité, au bout de laquelle nous devions faire nôtre combat.

Nous y trouvâmes Athos avec ſon Frere Aramis, qui ne ſçurent ce que cela vouloit dire, quand ils me virent avec lui. Ils le tirerent à part pour lui en demander la raiſon, & leur ayant répondu qu’il n’avoit pû faire autrement pour ſe tirer de l’embarras, où le jettoit le marché que je lui avois mis à la main, ils lui repliquerent qu’il avoit grand tort d’en avoir uſé de la ſorte, que je n’étois encor qu’un enfant, & que Juſſac en tireroit un avantage qui ne manqueroit pas de tourner à leur préjudices qu’il m’oppoſeroit quelque homme qui m’auroit bien-tôt expédié, & que cet homme tombant ſur eux, après cela il ſe trouveroit qu’ils ne ſeroient plus que trois contre quatre, dont il ne leur pourroit arriver que du malheur.

J’euſſe été en grande colere ſi j’euſſe ſçû ce qu’ils diſoient de moi. C’étoit en effet avoir bien méchante opinion de ma perſonne que de me croire capable d’être battu ſi facilement ; cependant comme c’étoit une choſe faite que ce que Porthos avoit fait, & qu’il n’y avoit plus de remede, ils ſe crurent obligez de faire bonne mine, comme on dit, à mauvais jeu. Ainſi faiſant ſemblant d’être les plus contens du monde, de ce que je voulois bien expoſer ma vie pour leur querelle, moi qui ne les connoiſſois point, ils me firent un compliment bien fleuri, mais qui ne paſſoit pas le nœud de la gorge.

Juſſac avoit pris pour ſeconds Biſcarat & Cahuſac qui étoient Freres, & créatures de Mr. le Cardinal. Ils avoient encore un troiſiéme Frere nommé Rotondis, & celui-ci qui étoit à la veille d’avoir des Benefices, voyant que Juſſac & ſes Freres étoient en peine de ſçavoir qui ils prendroient pour ſe battre contre moi, leur dit que ſa ſoutane ne tenoit qu’à un bouton, & qu’il l’alloit quitter pour les en délivrer. Ce n’eſt pas qu’ils manquaſſent d’amis ni les uns ni les autres, mais comme il étoit déjà dix heures paſſées, & qu’il approchoit même, plus d’onze, que de dix, ils avoient d’autant plus de peur que nous ne nous impatientaſſions qu’ils avoient déjà été en cinq ou ſix endroits ſans trouver perſonne au logis, ainſi ils étoient tout prêts de prendre Rotondis au mot, quand par bonheur pour eux & pour lui, il entra un Capitaine du Regiment de Navare, qui étoit des amis de Biſcarat. Biſcarat ſans un plus long compliment le tira à quartier, & lui dit qu’il avoient beſoin de lui, pour un different qu’ils avoient à vuider tout preſentement ; qu’il ne pouvoit venir plus à propos pour les tirer d’embarras, & qu’il étoit ſi grand que s’il ne fut venu il alloit faire prendre une épée à Rotondis, quoi que ſa profeſſion ne fut par de s’en ſervir. Ce Capitaine qui ſe nommoit Bernajoux, & qui étoit un Gentilhomme de condition de la Comté de Foix, ſe tint honoré de ce que Biſcarat jettoit les yeux ſur lui, pour rendre ce ſervice à ſon ami : il lui fit offre de ſon bras & de ſon épée, & étant montez tous quatre dans le Caroſſe de Juſſac, ils mirent pied à terre à l’entrée du pré aux Clercs, comme ſi ç’eût été pour ſe promener. Ils laiſſerent la leur Cocher & Laquais, & nous ne les aperçûmes pas plutôt de loin que nous nous en réjoüimes, parce que comme il ſe faiſoit déjà tard, nous ne les attendions preſque plus. Nous nous avançâmes du côté de l’Iſle Maquerelle, au lieu d’aller au devant d’eux, afin de nous éloigner davantage du monde, qui ſe promenoit de leur côté, nous gagnâmes ainſi un petit fonds d’où ne voyant plus perſonne, nous les y attendimes de pied ferme.

Ils ne tarderent guéres à nous joindre, & Bernajoux qui avoit une groſſe Mouſtache, comme c’étoit la mode en ce tems-là d’en porter, voyant que Juſſac, Biſcarat & Cahuſac choiſiſſoient les trois Freres pour avoir affaire à eux, tandis qu’ils ne lui laïſſoient que moi pour l’amuſer, lui demanda, s’ils ſe moquoient de lui de vouloir qu’il n’eut affaire qu’à un enfant. Je me trouvai piqué de ces paroles, & lui aiant répondu que les enfans de mon âge & de mon courage en ſçavoient bien autant que ceux qui les mépriſoient, parce qu’ils avoient deux fois moins d’âge qu’eux, je mis l’épée à la main pour lui montrer que je ſçavois joindre l’effet aux paroles. Il fut obligé de tirer la ſienne pour ſe défendre, voyant que de la maniére que je m’y prenois, je n’avois pas envie de le marchander. II m’allongea même quelque coups aſſez vigoureuſement, prétendant qu’il ne ſeroit guéres à ſe défaire de moi. Mais les ayant parez avec beaucoup de bonheur, je lui en portai un par deſſous le bras, dont je le perçai de parc en part. Il fut tomber à quatre pas de-là, je crus qu’il étoit mort, & étant allé à lui pour lui donner remede, s’il en étoit encore tems, je vis qu’il me preſentoit la pointe de l’épée, croyant apparemment que je ſerois aſſez fou pour m’y aller enfiler moi-même. Je jugeai bien par-là, qu’on pouvoit encore le ſecourir : Ainſi comme j’avois été élevé chrétiennement, & que je ſçavois que la perte de ſon ame étoit la choſe la plus terrible qu’il lui pût jamais arriver, je lui criai de loin qu’il eut à penſer à Dieu, que je ne venois pas pour lui arracher les reſtes de ſa vie, mais bien plûtôt pour la lui conſerver : que j’étois même bien fâché de l’état où je l’avois mis, mais qu’il conſiderât que j’y avois été obligé par la barbare fureur, qui faiſoit conſiſter l’honneur d’un Gentilhomme à ôter la vie à un homme que l’on n’avoit ſouvent jamais vû, & même quelquefois au meilleur de ſes amis. Il me répondit que puiſque je parlois ſi juſte, il ne faiſoit point de difficulté de me rendre ſon épée, qu’il me prioit de lui vouloir bander ſa playe, en coupant le devant de ſa chemiſe, que j’empêcherois par là qu’il ne perdit le reſte de ſon ſang, que je lui donnerois la main après cela, pour ſe lever, afin qu’il put regagner le Caroſſe dans lequel il étoit venu, à moins que je n’euſſe encore la charité de l’aller chercher moi-même, de peur qu’il ne tombât en deffaillance par le chemin.

Il jetta ſon épée en même-tems à quatre pas de là, pour me montrer qu’il n’avoit pas envie de s’en ſervir contre moi, quand je m’aprocherois de lui. Je fis ce qu’il me dit, je coupai ſa chemiſe avec des ciſeaux, & lui aïant mis une compreſſe par devant, je lui donnai la main pour ſe lever à ſon ſeant, afin d’en pouvoir faire autant par derrière. Comme j’avois une bande toute prête que j’avois faite de deux pieces le mieux qu’il m’avoit été poſſible, j’eus bien tôt fait cet ouvrage. Cependant, ce tems que j’y avois employé plutôt que perdu, puiſque c’étoit une bonne œuvre que ce que je venois de faire, penſat coûter la vie à Athos, & peut-être en même tems à ſes deux Freres. Juſſac contre qui il ſe battoit lui donna un coup d’épée dans le bras, & s’étant jetté ſur lui pour lui faire demander la vie, il ne cherchoit qu’à lui mettre la pointe de ſon épée dans le ventre, parce qu’il ne vouloit pas la lui demander, quand je m’aperçûs du peril où il étoit, je courus auſſitôt à lui, & aïant crié à Juſſac de tourner le viſage, ne voulant pas le prendre par derriere, il trouva qu’il avoit un nouveau combat à rendre, au lieu qu’il croioit avoir achevé le ſien. Ce combat même ne pouvoit lui être que très-deſavantageux, parce qu’Athos après être ainſi délivré de danger, n’étoit pas pour demeurer les bras croiſez, pendant que nous ferraillerions enſemble ; & en effet voiant qu’il étoit dangereux qu’il ne le prit par derrière, pendant que je le prendrois par devant, il voulut s’aprocher de Biſcarat ſon Frere, afin d’être du moins deux contre trois, au lieu qu’il étoit preſentement ſeul contre deux ; Je reconnus ſon deſſein & l’empêchai de l’executer. Il ſe vit alors obligé lui-même de demander la vie, lui qui la vouloit faire demander aux autres, & ayant rendu ſon épée à Athos, à qui je laiſſai l’honneur de ſa défaite, quoi que je puiſſe me l’attribuer, du moins avec autant de raiſon que lui, nous nous en fumes lui & moi à Porthos & à Aramis pour leur faire remporter la victoire ſur leurs ennemis. Cela ne nous fut pas bien difficile, comme ils avoient déja aſſez de courage & d’adreſſe pour les embaraſſer ſans avoir beſoin de nôtre ſecours, ce fut encore autre choſe, quand ils virent que nous étions à portée de le leur donner. Il fut impoſſible aux autres effectivement de leur réſiſter, eux qui n’étoient plus que deux contre quatre, ainſi ayant été obligez de leur rendre leurs épées, le combat finit de cette maniere, nous nous en fumes alors tous à Bernajoux, qui s’étoit recouché ſur la terre à cauſe d’une foibleſſe qui lui avoit priſe. Comme j’étois plus allerte que les autres, & que j’avois de meilleures jambes que pas un de ceux qui étoient là, je m’en fus chercher le Caroſſe de juſſac, où nous le mîmes. On le conduiſit ainſi chez lui, où il demeura ſix ſemaines ſur la litiere, devant que de pouvoir guérir. Mais enfin ſa bleſſeure, quoi que très-grande, ne ſe trouvant pas mortelle, il en fut quitte pour le mal, ſans qu’il lui en arrivât d’autre accident. Nous fûmes depuis bons amis lui & moi, & quand je fus Sous-Lieutenant des Mouſquetaires, comme je le dirai tantôt, il me donna un de ſes Freres pour mettre dans la compagnie. Il ne tint pas même à moi qu’il ne fit quelque choſe : ce qui avec mon ſecours lui fut arrivé ſans doute, ſi ce n’eſt qu’il préfera ſes plaiſirs à un établiſſement qui lui étoit aſſuré, pour peu qu’il eut voulu y contribuer par lui-même.

Le Roi ſçut nôtre combat, & nous eûmes peur qu’il ne nous en arrivât quelque choſe, à cauſe qu’il étoit fort jaloux de ſes Edits ; mais Mr. de Treville lui ayant fait entendre que nous étant trouvez fortuitement aux prez aux Clercs, ſans penſer à rien moins qu’à nous battre, Athos, Porthos & Aramis n’avoient pû entendre vanter à Juſſac & à ſes amis, la Compagnie des Gardes du Cardinal, au préjudice de celle de ſes Mouſquetaires, ſans en être indignez, comme ils devoient être naturellement ; que cela avoit cauſé des paroles entre les uns & les autres, & que des paroles en étant venus aux mains tout auſſi-tôt, on ne pouvoit regarder cette action que comme une rencontre, & non pas comme un Duel ; qu’au ſurplus le Cardinal en alloit être bien mortifié, lui qui eſtimoit Biſcarat & Cahuſac comme des prodiges de valeur, & qui les regardoit, pour ainſi dire, comme ſon bras droit. En effet, il les avoit élevez au delà de ce qu’ils pouvoient eſperer, vraiſemblablement par leur naiſſance, & peut-être par leur mérite : la meilleure qualité qu’ils euſſent étoit de lui être affectionnez, ſi néanmoins cela ſe doit prendre pour une bonne qualité, par raport à ce qu’elle leur faiſoit faire tous les jours contre le ſervice du Roi. Ils prenoient ſon parti à tort & à travers, ſans conſiderer ſi ſa Majeſté y étoit intereſſée ou non ; ainſi pour ſoutenir ſa querelle, ils ſe broüilloient, non-ſeulement de moment à autre avec les meilleurs ſerviteurs qu’elle pouvoit avoir, mais ſe batoient encore tous les jours contr’eux, parce qu’ils faiſoient plus de cas du Miniſtre que du Maître.

Ce que venoit de dire Mr. de Treville, étoît un trait d’un fin courtiſan. Il ſçavoit que le Roi n’aimoit pas ces deux Freres, par raport à l’attache qu’ils avoient pour le Cardinal. Il ſçavoit d’ailleurs qu’il ne pouvoit faire plus de plaiſir à ſa Majeſté, que de lui aprendre que les Mouſquetaires avoient remporté la vicoire ſur les créatures de ce Miniſtre ; auſſi le Roi ſans s’informer davantage ſi nôtre combat étoit une rencontre ou non, il donna ordre à Mr. de Treville de lui amener dans ſon Cabinet, Athos, Porthos & Aramis, par le petit eſcalier dérobé. Il lui donna une heure qu’il devoit être tout ſeul, & Mr. de Treville s’y étant rendu avec ces trois Freres, ils lui dirent, comme ils étoient tous trois de braves gens, les choſes comme elles s’étoient paſſées. Ils lui cacherent, néanmoins ce qui pouvoit ſervir à lui faire connoître que ç’avoit été un duel, & non pas une rencontre, & lui ayant auſſi parlé de moi, ſa Majeſté eut la curioſité de me voir : elle commanda donc à Mr. de Treville de m’amener le lendemain à la même heure dans ſon Cabinet, & Mr. de Treville ayant ordonné à ces trois Freres de me le dire de la part de ſa Majeſté, & de la ſienne, je les priai de me mener le même jour au lever de ce commandant. Je fus ravi de ce que la fortune me guidoit ainſi ſi heureuſement, pour être connu d’abord du Roi mon Maître. Je me mis ſur mon propre ce jour-là du mieux qu’il me fut poſſible, & comme ſans vanité, j’étois d’aſſez belle taille, d’aſſez bonne mine & même aſſez beau de viſage, j’eſperai que ma figure ne feroit pas le même effet auprès de ſa Majeſté, qu’avoit fait celle de Mr. de Fabert il y avoit déja quelque tems. Il avoit acheté une Compagnie dans un vieux corps, donc le Roi lui avoit refuſé l’agrément, parce que ſa mine, bien loin de lui être agréable, lui avoit extrémement déplû.

Je n’eus plus beſoin après le commandement de ſa Majeſté de regretter la perte de la lettre de recommandation, que j’avois pour Mr. de Treville. Ce que je venois de faire m’y alloit introduire plus avantageuſement que toutes les lettres du monde, & même me procurer l’honneur de faire la réverence à mon Maître. La joye que j’en eus, me fit trouver la nuit bien plus longue que pas une que j’euſſe paſſée de ma vie. Enfin le matin étant venu, je ſortis du lit, & m’habillai en attendant qu’Athos, Porthos & Aramis me vinſſent prendre, pour me preſenter à leur Commandant. Ils vinrent quelque tems après, & comme il n’y avoit pas loin de chez moi, chez Mr. de Treville, nous nous y rendîmes bientôt. Il avoit commandé à ſon Valet de Chambre, que d’abord que nous ſerions dans ſon Antichambre, il nous fit paſſer dans ſon Cabinet. La porte en étoit interdite à tout autre, & cela s’étant executé à nôtre arrivée, Mr. de Treville n’eût pas plûtôt jetté les yeux ſur moi, qu’il dit à ces trois Freres qu’ils ne lui avoient pas dit la verité, quand ils lui avoient dit que j’étois un jeune homme, qu’ils lui devoient dire, bien plûtôt que je n’étoit qu’un enfant, puiſqu’en effet je n’étoit pas autre choſe. Dans un autre tems j’euſſe été bien fâché de l’entendre parler de la ſorte, parce que par ce mot d’enfant il ſembloit que je duſſe être exclus du ſervice, juſqu’à ce que l’âge me fut venu ; mais ce que je venois de faire parlant en ma faveur, bien plus que ſi j’euſſe eu quelques années davantage, je crus que plus je paroiſſois jeune, plus il y avoit de l’honneur pour moi. Cependant comme je ſçavois que ce n’étoit pas le tout que de faire ſon devoir, ſi l’on n’avoit encore l’eſprit d’aſſaiſonner ſes actions d’une honnête aſſurance, je lui répondis très-reſpectueuſement, que j’étois jeune à la vérité, mais que tout jeune que j’étois, je tuërois bien un Eſpagnol, puiſque j’avois déjà eu l’adreſſe de mettre un Capitaine d’un vieux corps hors de combat. Il me répondit fort obligemment qu’en diſant cela, je ne me donnois encore que la moindre partie de la gloire qui m’étoit duë, que je pouvois dire auſſi, que j’avois deſarmé deux Commandans de Places, & un Commandant des gens d’Armes, qui valoient bien tout du moins un Capitaine de vieux corps ; qu’Athos, Porthos & Aramis lui avoient conté la choſe tout comme elle s’étoit paſſée, qu’ils convenoient de bonne foi, que ſans moi ils n’euſſent peut-être pas remporté ſur leurs ennemis l’avantage qu’ils avoient fait, & principalement Athos qui avoüoit même que ſans le ſecours que je lui avois donné, il eût eu de la peine à ſe tirer des mains de Juſſac ; qu’il n’en avoit pas encore parlé à ſa Majeſté, parce qu’il ignoroit toutes ces circonſtances, quand il avait eu l’honneur de l’entretenir de nôtre combat ; mais que maintenant qu’il le ſçavoit il ne manqueroit pas de le lui apprendre ; qu’il le lui diroit même en ma preſence, afin que j’euſſe le plaiſir d’entendre de ſa propre bouche, les loüanges qui m’en étoient duës.

Je fis le modeſte à un diſcours comme celui-là, quoi que dans le fonds il ne m’en put guéres tenir qui me fut plus agréable, Mr. de Treville fit mettre dans le même tems les chevaux au caroſſe, & s’en fut voir Bernajoux qu’il connoiſſoit particulierement. Il vouloit ſçavoir de lui apparemment de quelle maniere s’étoit paſſé nôtre combat, non qu’il révoquât en doute ce que les trois Freres lui en avoient dit, mais pour pouvoir aſſurer le Roi qu’il tenoit les choſes d’un endroit qui ne lui devoit point être ſuſpect, puiſque c’étoit de la bouche même de ceux à qui nous avions eu affaire. Il nous dit cependant de venir dîner avec lui, en attendant qu’il fut revenu de ſa viſite, nous nous en fumes dans un Tripot qui étoit tout auprès des Ecuries du Luxembourg. Nous ne fimes que balloter, métier où je n’étois pas trop habile, & ou, pour mieux dire, j’étois fort ignorant, puiſque je ne l’avois jamais fait que cette fois là, auſſi craignant de recevoir quelque coup dans le viſage, & que cela ne m’empêchât de me trouver au rendez-vous que le Roi avoit donné, je quittai la raquette, & me mis dans la Gallerie tout auprès de la corde. Il y avoit là quatre ou cinq hommes d’épées, que je ne connoiſſois point, & entre leſquels étoit un Garde de Mr. le Cardinal, qu’Athos, Porthos & Aramis ne connoiſſent pas non plus que moi. Pour lui il les connoiſſoit bien, ſçavoir qu’ils étoient Mouſquetaires : & comme il y avoit une certaine antipathie entre ces deux Compagnies, & que la protection que ſon Eminence donnoit à ſes Gardes les rendoit inſolens, à peine me fus-je mis ſous la Galerie, que j’entendis que celui-ci dit à ceux qui il étoit, qu’il ne falloit pas s’étonner que j’euſſe eu peur, parce que j’étois apparemment un apprentif Mouſquetaire.

Comme il ne ſe ſoucioit guéres que j’entendiſſe ces paroles, puiſqu’il les diſoit aſſez haut auprès de moi, pour me les faire entendre, je lui fis ſigne un moment après, ſans que les gens avec qui il étoit en viſſent rien, que j’avois un mot à lui dire. Je ſortis en même tems de la Galerie, & Athos & Aramis, qui étoient du côté par où il me falloit paſſer pour aller dans la ruë, me demandant où j’allois, je leur répondis que j’allois où ils ne pouvoient aller pour moi. Ils crurent donc que c’étoit quelque néceſſité qui m’obligeoit de ſortir, & continuant toujours de baloter, le garde qui croyoit avoir bon marché de moi, parce qu’il me voyoit ſi jeune, me ſuivit un moment après ſans faire ſemblant de rien. Ses camarades qui ne s’étoient point aperçûs du ſigne que je lui avois fait, lui demanderent où il alloit, il leur répondit, de peur qu’il ne ſe défiaſſent de quelque choſe, qu’il alloit à l’Hôtel de la Trimouille qui étoit attenant de ce jeu de paume, & qu’il alloit revenir. Il y avoit déjà paſſé avec eux devant que de venir là, & comme il y avoit un Couſin qui étoit Ecuyer de Mr. le Duc de la Trimouille, & que même il l’étoit allé demander auparavant, ils crurent aiſément que ne l’ayant point trouvé, il alloit voir s’il ne ſeroit point revenu par hazard.

J’attendois mon homme ſur la porte, & je voulois le faire repentir de la parole qu’il avoit lâchée ſi inſolemment, en lui faiſant mettre l’épée à la main ainſi lui voulant faite connoître le ſujet que j’avois de le quereller, il ne m’eut pas plûtôt joint, que je lui dis en tirant mon épée hors du foureau, qu’il étoit bien heureux de n’avoir affaire qu’à un apprentif Mouſquetaire, parce que s’il avoit affaire à un Maître, je ne le croyois pas capable de lui pouvoir réſiſter. Je ne ſçais ce qu’il me répondit, & j’y pris moins garde qu’à me venger de ſon inſolence, avant qu’il ſurvint quelqu’un pour nous ſéparer. Je n’y réüſſis pas trop mal, je lui donnai deux coups d’épée, l’un dans le bras, & l’autre dans le corps, devant que perſonne ſe preſentât pour nous rendre ce bon office. Enfin pour peu qu’on nous eut encore laiſſé faire, il y avoit aparence que j’en allois rendre bon compte ; quand il s’éleva un bruit juſques dans le Jeu de paume, de ce qui ſe paſſoit devant la porte, les amis de celui-ci accoururent tout auſſi-tôt : Athos, Porthos & Aramis en firent tout autant après avoir pris leurs épées, ſe méfiant preſque qu’il ne me fut arrivé quelque choſe, parce qu’il ne me voyoient point revenir. Les premiers qui parurent furent les amis du Garde, dont bien lui prit aſſurément, je le ſerrois de près, & comme je lui venois encore de donner un coup d’épée dans la cuiſſe, il ne ſongeoit plus qu’à gagner l’hôtel de la Trimouille pour ſe ſauver, quand leur preſence lui donna quelque relâche. Au reſte ſes amis le voyant en cet état, mirent l’épée à la main en même tems, pour empêcher que je n’achevaſſe de le tuer ; peut-être même ne ſe fuſſent-ils pas arrêtez-là, & qu’ils euſſent converti leurs armes défenſives en armes offenſives, ſans la venuë d’Athos, de Porthos & d’Aramis. Tout l’hôtel de la Trimouille ſe ſouleva en même tems contre nous ; ſçachant que le bleſſé étoit parent de leur Ecuier, & nous en euſſions été ſans doute accablez, ſi ce n’eſt qu’Aramis commença à crier à nous Mouſquetaires. On accouroit aſſez volontiers au ſecours des gens, quand on entendoit ce nom-là, les démêlez qu’ils avoient avec les Gardes du Cardinal, qui étoit haï du peuple, comme le ſont preſque tous les Miniſtres, quoi que le plus ſouvent l’on ne ſçache pas trop pourquoi on les hait, faiſoit que preſque tous les gens d’épée, & tous les Soldats aux Gardes prenoient volontiers parti pour eux, quand ils en trouvoient l’occaſion. Au reſte un particulier, qui avoit plus d’eſprit que les autres, étant venu à paſſer juſtement dans ce tems-là, crût qu’il nous rendroit bien plus de ſervice, s’il couroit promptement avertir chez Mr. de Treville, de ce qui ſe paſſoit, que s’il s’amuſoit à mettre l’épée à la main pour nous ſecourir. Par bonheur pour nous, il y avoit alors une vingtaine de Mouſquetaires dans ſa Cour, qui attendoient qu’il revint de la Ville, ſur ce que le Portier leur avoit dit, qu’il ne ſeroit pas long-tems ſans arriver. Ils accoururent tout auſſi-tôt ou nous étions, & ayant reconnu les gens de Mr de la Trimouille dans ſon hôtel, les amis de celui à qui j’avois affaire, furent trop heureux de s’y retirer, ſanſ regarder ſeulement derriere eux. Pour le bleſſé, il y étoit déjà entré, il y avoit quelque tems, & n’étoit pas en trop bon état, le coup qu’il avoit reçu dans le corps, étoit très-dangereux, & voila ce que lui avoit attiré ſon imprudence.

L’Inſolence qu’avoient eu les Domeſtiques de l’hôtel de la Trimouille, de faire une ſortie ſur nous, comme ils en avoient fait une, fit que quelques uns de ces Mouſquetaires qui étoient venus à nôtre ſecours, mirent en déliberation de mettre le feu à la porte de cet hôtel, pour leur apprendre une autrefois de ne ſe pas mêler de ce qu’ils n’avoient que faire : mais Athos, Porthos & Aramis avec quelqu’autres, qui étoient plus ſages qu’eux, leur ayant remontré que tout ce qui venoit de ſe paſſer, n’étant qu’à la gloire de la Compagnie, il ne falloit pas par une action auſſi indigne que celle-là, donner ſujet au Roi de les blâmer, ils ſe rendirent à ſon conſeil, qui étoit bien plus ſage que le leur. Nous avions tout lieu effectivement d’en être contens ; outre le Garde du Cardinal, que j’avois mis en l’état que je viens de dire, il y avoit encore deux de ces amis qui étoient bleſſez : Athos & Aramis leur avoient donné chacun un bon coup d’épée, & ils en avoient tous trois pour plus d’un mois à demeurer dans le lit, ſuppoſe toutefois que le Garde ne mourut pas de ſes bleſſures. Nous nous en retournâmes après cela chez Mr. de Treville, qui n’étoit pas encore de retour, Nous l’attendîmes dans ſa ſalle, chacun me venant faire compliment ſur ce que j’avois fait. Ces commencemens étoient trop beaux, pour n’en être pas tout à fait charmé. Je me promettois même déjà une grande fortune, quand je ne fus guéres à voir, qu’il me falloit beaucoup déconter. J’expliquerai cela dans un moment, mais il faut auparavant que j’acheve cette journée, afin de faire toutes choſes par ordre.

Mr. de Treville étant venu bien-tôt après cela, Athos, Porthos & Aramis le prierent de leur vouloir donner un petit mot d’audience en particulier, parce qu’ils avoient des choſes de conſequence à lui dire. Quand même ils ne ſe ſeroient pas ſervi de ce mot, pour lui annoncer qu’elle étoit la nature de celle dont ils avoient à l’entretenir, il eut bien reconnu à leur viſage, qu’ils étoient plus intriguez qu’à l’ordinaire. Il les fit paſſer en même tems dans ſon cabinet, pour les entendre, & lui ayant demandé permiſſion de m’y faire entrer avec eux, parce que ce qu’ils avoient à lui dire me regardoit plus que perſonne, ils ne l’eurent pas plutôt obtenuë, que je les y ſuivis. Ils lui dirent là ce qui venoit de m’arriver, & comment j’avois ſoûtenu l’honneur de la Compagnie qu’un garde du Cardinal, avoit oſé attaquer inſolemment, ſans qu’on lui en eut donné aucun ſujet. Mr. de Treville fut ravi que je l’en euſſe ſi bien puni, & ſçachant qu’il y avoit encore deux de ceux qui avoient voulu le défendre qui étoient bleſſés, il envoya prier Mr. le Duc de la Trimouille de ne point donner retraite à des gens, qui s’en montroient ſi indignes par leur procedé. Il lui demanda même juſtice de la ſortie que ſes gens avoient faite ſur nous. Mr. de la Trimouille qui étoit prévenu par ſon écuyer, le lui envoya à ſon tour pour lui dire que c’étoit à lui à ſe plaindre, & non pas à ſes Mouſquetaires ; qu’après avoir aſſaſſiné devant ſa porte un Garde de Mr. le Cardinal, qui étoit parent d’un de ſes principaux domeſtiques, ils y avoient encore voulu mettre le feu ; qu’ils avoient même bleſſé deux autres perſonnes qui les avoient voulu ſéparer ; de ſorte que s’il ne puniſſoit les auteurs de ce deſordre, il n’y auroit plus perſonne qui fut en ſûreté chez ſoi. Mr. de Treville entendant parler cet écuyer de la ſorte, il lui dit que ſon Maître ne l’en devoit pas croire, puis qu’il étoit trop intereſſé ; qu’il ſçavoit bien comment la choſe s’étoit paſſée, & que des gens tout auſſi croyables que lui, & qui en avoient été témoins la lui avoient racontée. Il s’en fut en même tems chez le Duc & m’y mena. Il avoit peur que s’il ſe laiſſoit abuſer davantage, il ne prévint l’eſprit de ſa Majeſté, en lui contant la choſe tout autrement qu’elle n’étoit. Il craignoit d’ailleurs, que le Roi étant ainſi prévenu, Mr. le Cardinal ne vint encore à la charge auprès de lui qu’ainſi il ne fermât l’entrée par-là, à tout ce qu’on lui pouroit dire enſuite. Car ſa Majeſté avoit ce défaut, que quand elle étoit prévenuë une fois, il n’y avoit rien de plus difficile que de la deſabuſer. Ce qu’il eut pû faire encore de mieux, que d’aller ainſi trouver le Duc, étoit d’aller lui-même trouver le Roi, & de le prévenir le premier. C’eut été un coup de partie, mais ſa Majeſté par malheur étoit allé à la chaſſe dès le matin, & il ne ſçavoit de quel côté elle avoit tourné : en effet quoi qu’elle eut dit la veille, qu’elle vouloit aller chaſſer à Verſailles, elle avoit changé de ſentiment, & étoit ſortie par la porte St. Martin.

Mr. le Duc de la Trimouille reçût Mr. de Treville aſſez froidement ; & lui dit en ma preſence, qu’il lui conſeilloit encore une fois en bon ami, de faire châtier ceux de ſes Mouſquetaires, qui ſe trouveroient coupables de l’aſſaſſinât, qui venoit d’être commis ; que cette affaire n’en demeureroit pas-là ; que Mr. le Cardinal en avoit déjà connoiſſance, & que Cavois, Capitaine Lieutenant de ſes Mouſquetaires à pied, ne faiſoit que de ſortir de chez lui, pour le prier de la part de ſon Eminence, de ſe joindre avec elle, pour tirer raiſon d’une injure commune à tous deux ; que Cavois lui avoit dit encor, que ſi le Garde de ce Miniſtre avoit été bleſſé, ſa maiſon avoit penſé être brulée, que l’un étoit du moins auſſi offenſant que l’autre, parce que l’on prenoit querelle ſouvent contre un homme, ſans ſonger au maître à qui il appartenoit, au lieu qu’on ne pouvoir avoir deſſein de brûler une maiſon, ſans faire réflexion que celui à qui elle étoit en ſeroit ſcandaliſfé, quand même il n’en recevroit point de dommage.

Mr. de Treville qui étoit homme de bon ſens, le laiſſa dire, afin de voir tout ce qu’il avoit ſur le cœur ; mais voyant qu’il avoit ceſſé de parler, il lui demanda, comme s’il eut réfléchi à ce qu’il lui diſoit, ſi l’homme qui étoit bleſſé l’étoit bien dangereuſement : Mr. de la Trimouille lui répondit, qu’il l’étoit ſi fort, qu’il y avoit beaucoup moins d’eſperance à ſa vie, qu’il n’y avoit de danger pour ſa mort ; que le coup qu’il avoit dans le corps, lui avoit percé les poumons ; qu’auſſi la premiere choſe, qu’on lui avoit conſeillé de faire, avoit été de ſonger à ſa conſcience, parce qu’il étoit entre la vie & la mort. Mr. de Treville lui demanda alors ſi c’étoit lui, qui lui eut dit de quelle maniere il avoit été bleſſé, & le Duc étant convenu de bonne foi, que ce n’étoit pas lui, mais un de ceux qui étoient accourus à ſon ſecours, il le pria de le vouloir mener dans ſa chambre, afin que pendant qu’il étoit encore en état de dire la verité, on la pût entendre de ſa propre bouche. Il lui dit que cela ſerviroit à faire rendre à ce garde, une juſtice prompte & entiere, s’il ſe trouvoit qu’il eut été inſulté ; mais auſſi que s’il ſe trouvoit qu’il eut été l’aggreſſeur, comme il avoit oui dire aux Mouſquetaires, cela ſerviroit à ne pas accabler des malheureux, qui n’avoient fait, ce qu’il avoient fait que pour repouſſer une injure, qu’ils n’euſſent pû ſouffrir ſans la perte de leur honneur.

Le Duc qui étoit un aſſez bon homme, & qui ne ſe ſoucioit guéres de faire ſa Cour au Cardinal, qu’il voyoit très-rarement auſſi bien que le Roi, ne put trouver à redire à ſa demande. Il s’en fut avec lui dans la chambre du bleſſé, & je ne voulus pas les y ſuivre, de peur de lui faire de la peine en me voyant, moi qui l’avoit mis dans le pitoyable état où il étoit. Le Duc ne lui eut pas plûtôt demandé qui avoit tort, ou de lui, ou de celui qui avoit fait les bleſſures, qu’il avoüa la choſe tout comme elle s’étoit paſſée. Le Duc fut bien étonné, quand il l’entendit parler de la ſorte, & ayant en même tems fait venir devant lui, celui qui la lui avoir contée tout autrement, il lui commanda de ſortir de ſa maiſon, & de ne ſe preſenter jamais devant ſes yeux, puis qu’il avoit été capable de lui impoſer. Il n’y étoit demeuré que pour ſecourir le bleſſé qui étoit ſon parent, auſſi bien que ſon écuyer. Cependant la parenté de ce domeſtique ne lui ſervant de rien, pour adoucir ſon reſſentiment, il fut obligé de lui obéïr à l’heure même, ſans avoir pû obtenir ſeulement permiſſion de les revoir ni l’un ni l’autre.

Mr. de Treville s’en étant retourné chez lui, bien content de ſa viſite, nous y dînâmes Athos, Porthos, Aramis, & moi, ainſi qu’il nous en avoit prié dès la veille. Comme il y avoit auſſi fort bonne compagnie, & que nous étions dix-huit à table, on ne s’y entretint preſque d’autre choſe que de mes deux combats. Il n’y eut perſonne qui ne m’en donnât beaucoup de gloire, ce qui n’étoit que trop capable de tenter un jeune homme, qui avoit déjà de lui-même aſſez de vanité pour croire qu’il valoit quelque choſe. Quand nous eûmes dîné, on ſe mit à joüer au lanſquenet : les mains me demangeoient aſſez pour faire comme les autres, ſi j’euſſe eu le gouſſet auſſi bien garni que j’euſſe voulu ; mais mes Parens m’ayant entr’autres remontrances fait celle-là avant que de partir, que j’euſſe à fuïr le jeu comme un écueil, qui perdoit la plûpart de la jeuneſſe, je me tins ſi bien en garde, non ſeulement cette fois-là, contre ma propre inclination, mais encore dans toutes les autres rencontres, où la même demangeaiſon me prenoit, que quelque tentation que je reccuſſe, je ne m’y laiſſai ſuccomber que de bonne ſorte.

L’après-dînée s’étant paſſée de cette maniere, c’eſt-à-dire les uns en joüant, & les autres voyant joüer, nous nous en fûmes au Louvre ſur le ſoir, Athos, Porthos, & Aramis & moi. Le Roi n’étoit point encore revenu de la chaſſe, mais comme il ne pouvoit guéres tarder à venir, nous demeurâmes dans ſon Antichambre, où Mr. de Treville qui étoit monté en caroſſe l’après-dînée nous avoit dit, qu’il nous viendroit prendre pour nous mener dans le Cabinet du Roi. Sa Majeſté vint un moment après que nous fûmes là, & ſes trois Freres qui avoient l’honneur d’en être connus particulierement, & même d’en être eſtimez, s’étant mis ſur ſon paſſage, pour s’en attirer quelque regard, au lieu d’en obtenir ce qu’ils ſouhaitoient n’en furent regardez qu’avec un œil de colere & d’indignation. Ils s’en revinrent tous triſtes auprès d’une fenêtre où j’étois, n’ayant oſé me montrer devant le Roi, avant que de lui être preſenté, & lui avoir fait la réverence. Ils étoient ſi mortifiez tous trois, de ce qui leur venoit d’arriver, qu’il ne me fut pas difficile de reconnoître leur chagrin. Je leur demandai ce qui leur étoit ſurvenu depuis un moment, pour les voir maintenant dans cet état. Ils me répondirent que nos affaires alloient mal, ou qu’ils ſe trompoient fort, que cependant il falloit attendre l’arrivée de Mr. de Treville, pour en juger ſainement ; qu’il demanderoit lui-même à ſa Majeſté ce qui en étoit, mais que du caractere dont étoit ce Monarque, il ne leur avoir pas fait la mine pour rien ; qu’il étoit extrêmement naturel, & que ſi c’étoit une qualité abſolument neceſſaire, comme le prétendoit un certain Politique, que de ſavoir diſſimuler pour regner, jamais Prince n’y avoit été moins propre que lui.

Je me ſentis tout mortifié à ces paroles. J’eus peur, ſans que je pénétraſſe néanmoins ce qui pouvoit être arrivé, que la mauvaiſe humeur de ſa Majeſté ne s’étendit juſques ſur moi : ainſi n’ayant plus d’autre impatience que de voir arriver Mr. de Treville, afin d’être ſeur plutôt de mon ſort, il vint enfin, & augmenta encore mon inquiétude, par ce qu’il nous dit en arrivant. Il nous apprit que Mr. le Cardinal, après avoir envoyé Cavois au Duc de la Trimouille, n’avoit pas crû plûtôt l’avoir fait entrer dans ſon reſſentiment qu’il avoit dépêché vers le Roi, pour lui apprendre ce qui s’étoit paſſé au ſortir de nôtre jeu de paume ; que ſon Eminence lui avoit écrit même une longue lettre là-deſſus, lui mandant que s’il ne puniſſoit ſes Mouſquetaires, ils feroient tous les jours mille meurtres, & mille inſolences, ſans que perſonne oſât plus entreprendre de les réprimer.

Mr. de Treville nous quitta après nous avoir dit, qu’il ne croyoit pas que l’occaſion nous fut favorable ce jour-là de voir ſa Majeſté, qu’il alloit entrer dans ſa chambre, & que s’il ne revenoit pas nous trouver dans un moment, nous pouvions nous en retourner chacun chez nous ; qu’il nous y feroit avertir de ce que nous aurions à faire, & qu’il n’y perdroit pas un moment de tems. Il nous quitta à l’heure même, & étant entré chez le Roi, ſa Majeſté, fut quelque tems ſans lui rien dire, elle lui fit même la mine, comme elle l’avoit faite aux trois Freres. Mr. de Treville, qui ne s’en embarraſſoit pas beaucoup, parce qu’il ſçavoit qu’il la deſabuſeroit bien-tôt des impreſſions que le Cardinal lui avoit données, ne lui dit rien auſſi de ſon côté, ſçachant qu’il devoit remettre nôtre juſtification à un autre tems. Le Roi qui étoit fort naturel, comme je viens de dire, voyant qu’il ne lui parloit point de ce qui étoit arrivé, dont il croyoit qu’il lui devoit rendre compte, rompit le ſilence à la fin tout d’un coup, & lui demanda ſi c’étoit ainſi que l’on faiſoit ſa charge ; qu’il étoit arrivé à ſes Mouſquetaires d’aſſaſſiner un homme & de faire beaucoup de deſordre, & que cependant il ne lui en diſoit pas un ſeul mot ; qu’à plus forte raiſon n’avoit-il pas eu le ſoin de les faire mettre en priſon pour les faire punir en tems & lieu ; que cette conduite n’étoit guéres d’un bon Officier comme il l’avoit toûjours crû, & qu’il en étoit d’autant plus étonné qu’il connoiſſoit mieux que perſonne combien il étoit ennemi de toute violence & de toute injuſtice.

Mr. de Treville ayant été bien-aiſe de le laiſſer dire pour lui faire décharger ſa bille, lui répondit alors qu’il étoit informé de tout ce que Sa Majeſté lui diſoit ; mais que pour elle ; elle ne l’étoit que très-mal, puis qu’elle lui parloit de cette ſorte qu’il lui demandoit pardon s’il oſoit lui parler ainſi, mais que comme il s’en étoit informé à fond, juſqu’à aller lui-même chez Mr. le Duc de la Trimouille, elle ne trouveroit pas mauvais qu’il la priât d’envoyer querir ce Duc avant que de lui en dire davantage ; qu’il y avoit même un homme chez lui qui en pouvoit encore parler plus aſſurément que les autres ; que cet homme étoit celui-là même qu’on avoit fait accroire à Sa Majeſté avoir été aſſaſſiné ; qu’il l’avoit interrogé lui-même en preſence du Duc, & qu’il étoit convenu avec lui, que bien loin que ce fuſſent les Mouſquetaires de Sa Majeſté qui euſſent tort, c’étoit lui qui par ſon inſolence avoit été cauſe de ſon malheur ; qu’au ſurplus ce n’étoit pas ſeulement eux qui l’avoient bleſſé, mais bien le même jeune homme qui avoit rendu le combat dont il avoit eu l’honneur de l’entretenir la veille.

Le Roi fut ſurpris quand il l’entendit parler de la ſorte. Neanmoins comme il étoit de ſa prudence, après le reſſentiment qu’il venoit de faire éclater, de ne pas ajoûter foi tellement à ſes paroles, qu’il ne fut bien aiſe auparavant d’être éclairci ſi elles contenoient verité, il envoya dire au Duc de la Trimouille de ne pas manquer de ſe trouver le lendemain à ſon lever. Le Cardinal qui avoit des eſpions dans la Chambre du Roi pour lui rendre compte de tout ce qui s’y paſſoit, avoit déjà apris la mauvaiſe mine que Sa Majeſté y avoit faite à Treville. Cela lui avoit donné eſperance qu’il le perdroit à la fin dans ſon eſprit. Il s’y étudioit depuis long-tems, non qu’il ne l’eſtima infiniment ; mais parce que, quelque promeſſe qu’il lui eut faites, il n’avoit jamais pû le faire entrer dans ſes interêts ; Mais quand il vint à apprendre ce qu’il lui avoit dit, non ſeulement pour ſe juſtifier, mais encor pour juſtifier ceux qu’il avoit accuſez de cet aſſaſſinat, il eut bien peur de n’en avoir que le démenti. Il renvoya ſavoir dès la même heure chez Mr. le Duc de la Trimouille, pour ſavoir de lui ſi c’étoit qu’il eut change d’avis, depuis la parole qu’il lui avoit rapportée de ſa part. Ce Duc n’y écoit pas, il étoit allé ſouper en Ville ; & comme ſes gens ne pouvoient dire à quelle heure il reviendroit, Cavois prit le parti de s’en retourner dans ſa maiſon & d’attendre au lendemain matin à executer les ordres de ſon Eminence. Il ne fit pas trop mal, le Duc ne revint qu’à deux heures après minuit, & ſon Suiſſe lui ayant rendu une Lettre que lui écrivoit Mr. Bontems, par laquelle il lui mandoit de la part du Roi qu’il eût à ſe trouver à ſon lever, il ſe leva de meilleur matin qu’il n’avoit de coûtume, afin d’être ponctuel à ce qui lui étoit preſcrit.

Cela fut cauſe que quand Cavois y retourna il ne le trouva plus, le Suiſſe lui dit qu’il étoit allé au Louvre, ce qu’il eut peine à croire, parce que, comme j’ai déjà dit, il ne ſe ſoucioit pas autrement d’aller faire ſa Cour à ſa Majeſté. Il avoit même accoûtumé de dire qu’une des choſes du monde qui lui faiſoit croire qu’il étoit plus heureux que les autres, c’eſt qu’il avoit toûjours mieux aimé ſa Maiſon de Touars que le Louvre, de ſorte qu’il avoit plus de trente-cinq ans devant qu’il eût jamais vû le Roi. La Religion Proteſtante dont il faiſoit profeſſion étoit cauſe qu’il haiſſoit le métier de Courtiſan, il ſçavoit que le Roi n’aimoit pas ceux qui en étoient ; il ſavoit, dis-je, qu’il ſe contentoit de les craindre, & cela eſt ſi vrai, que le Roi d’aujourd’hui parlant un jour à des gens de cette Religion, qui avoient la hardieſſe de lui remontrer que la rigueur de ſes Edits ne répondoient pas à leurs eſperances, c’eſt, leur repliqua-t-il, que vous m’avez toujours regardé comme le Roi mon Pere, & comme le Roi mon grand Pere : Vous avez cru ſans doute que je vous aimois comme faiſoit l’un, ou que je vous craignois comme faiſoit l’autre, mais je veux que vous ſçachiez que je ne vous aime ni ne vous crains.

Le Duc de la Trimouille avoit déjà parlé au Roi quand Cavois arriva, & lui avoit confirmé tout ce que Treville lui avoit dit. Sa Majeſté ne fut plus en colere après cela contre ces Mouſquetaires ; mais le Cardinal le fut beaucoup contre Cavois, de ce qu’il avoit ſi mal exécuté ſes ordres. Il lui dit qu’il devoit plûtôt attendre le Duc chez lui pendant toute la nuit, que de le manquer, comme il avoit fait ; qu’ils euſſent pris des meſures enſemble pour perdre un petit Gentillatre qui s’en faiſoit ſi fort accroire que d’oſfer toûjours lui réſiſter ; qu’il ne le lui pardonneroit de ſa vie ; qu’il eut à ſe retirer de devant ſes yeux, & à ne s’y jamais preſenter ſans ſes ordres. Cavois qui connoiſſoit l’humeur de ſon maître, ne voulut lui rien repliquer, de peur qu’étant innocent comme il l’étoit, il ne ſe rendit coupable en voulant lui faire connoître ſon injuſtice ; il s’en retourna chez lui tout chagrin, & ſa femme qui avoit bien autant d’eſprit que lui, voulant ſavoir ce qu’il avoit fait, n’eu eut pas plûtôt connoiſſance qu’elle lui dit en même tems qu’il ſe laiſſoit là abattre de peu de chofe, qu’il y avoit du remede à tout hors à la mort, & que devant qu’il fut trois jours elle le remettroit mieux avec ſon Eminence qu’il n’y avoit jamais été. Il lui répliqua qu’elle ne la connoiſſoit pas, quelle étoit têtuë comme une mulle, & que quand elle prenoit une fois quelqu’un en averſion, il n’y avoit pas moyen, quoique l’on pût faire, de l’en faire jamais revenir. Madame de Cavois lui répondit qu’elle connoiſſoit tout auſſi-bien que lui de quoi ce Miniſtre étoit capable, qu’ainſi il n’avoit que faire de ſe mettre en peine comment elle s’y prendroit pour le mettre à la raiſon, qu’elle en faiſoit ſon affaire, & que comme elle n’entreprenoit jamais rien dont elle ne vint à bout, il n’avoit plus qu’à dormir en repos.

Cette Dame effectivement faiſoit une partie de ce qu’elle vouloit à la Cour, & faiſoit rire ſouvent ce Miniſtre, lors qu’il n’en avoit point d’envie. Ce n’étoit pas cependant ni par des traits de femme ni par des tailleries fades, telles qu’on en voit ſouvent dans la bouche des Courtiſans, qu’elle faiſoit toutes ces merveilles. Tout ce qu’elle diſoit étoit aſſaiſonné d’un certain ſel qui contentoit les plus difficiles, en même tems qu’il répandoit une certaine eſtime pour elle qui faiſoit qu’on ne ſe pouvoit plus paſſer de ſa Compagnie. Son mari qui étoit redevable à ſon adreſſe d’une partie de ſa fortune, ſe jetta entre ſes bras pour ſe tirer du mauvais état où il étoit : elle lui dit alors que puis qu’elle l’avoit amené au point qu’elle deſiroit, il n’avoit plus maintenant qu’à bien executer ce qu’elle lui alloit recommander ; qu’il ſe mit dans ſon lit, qu’il y fit bien le malade, & qu’il dit à tous ceux qui le viſiteroient ou qui viendroient de la part de quelqu’un pour lui demander des nouvelles de ſa ſanté, qu’elle ne pouvoit pas être en plus méchant état qu’elle étoit, qu’il affectât cependant de ne parler à perſonne, que le moins qu’il pourroit, & que quand il y ſeroit obligé il ne le fît que d’une voix engagée, & comme un homme qui auroit une oppreſſion de poitrine.

Pour elle, elle ſe tint tout le jour comme elle étoit au ſortir de ſon lit, & tout de même que ſi la feinte maladie de ſon mari l’eut miſe hors d’état de ſonger à ſon ajuſtement. Cet homme qui avoit beaucoup d’amis comme en ont tous ceux qui ont quelque faveur auprès du Miniſtre, car il avoit toûjours été fort bien avec lui, ne manqua pas de viſites, quand le bruit de ſon mal ſe fut répandu par la Ville. Ils ſavoient bien pourtant les paroles que le Cardinal lui avoit dites ; ce qui étoit plus que capable ſelon la coûtume des courtiſans de lui faire perdre leur amitié. Mais comme ils eſperoient que ſa difgrace ne dureroit pas, ſur tout n’ayant rien fait qui pût le perdre dans l’eſprit de ſon Emimence, ils continuerent d’en uſer avec lui comme ils avoient accoûtumé. Le Cardinal qui venoit d’eſſuyer de groſſes paroles du Roi qui lui avoit reproché qu’il n’avoit pas tenu à lui, par ſes faux raports, qu’il n’eût caſſé Treville & ſa compagnie de Mouſquetaires, étoit encore plus en colere que jamais contre Cavois. Ainſi apprenant que ſa maiſon ne deſempliſſoit point de monde, il dit tout haut devant mille perſonnes, qu’il s’étonnoit grandement qu’on eût ſi peu de conſidération pour lui, que d’aller viſiter un homme qu’il jugeoit digne de ſon reſſentiment. Ces paroles ſuffirent pour rendre la maiſon du feint malade tout auſſi deſerte qu’elle étoit fréquentée auparavant. Madame de Cavois en fut ravie, parce qu’elle avoit peur que quelqu’un reconnut ſa feinte, & qu’il n’en alla rendre compte au Cardinal. Cependant ſes parens ne croyant pas que cette défenſe s’étendit ſur eux auſſ particulierement que ſur les autres ; y envoyerent du moins des laquais, s’ils n’y oſerent plus aller : ces laquais leur rapporterent ce que Madame de Cavois leur diſoit, tantôt elle-même quand ils montoient juſques dans ſon Anti-chambre, & tantôt ce qu’on leur diſoit à la porte quand ils ne prenoient pas la peine d’y monter. Toutes ces nouvelles ne pouvoient cependant être plus triſtes qu’elles l’étoient ; le malade ſe portoit toûjours à ce qu’on diſoit de moment à autre, de plus mal en plus mal, & afin qu’on le crut mieux dans le monde, Madame de Cavois fit venir chez elle le premier Medecin du Roi, afin qu’il dit ce qu’il penſoit de ſon mal : elle ne riſquoit pas beaucoup en faiſant cela, jamais il n’y avoit eu de Medecin plus ignorant que lui, ce qu’on reconnut ſi bien a la fin à la Cour qu’il en fut chaſſé honteuſement. Au reſte pour le mieux tromper, elle fit aporter dans la chambre de ſon mari le ſang d’un de ſes laquais qui étoit malade d’une pleureuſe, & lui fit accroire que c’étoit le ſien. Il ne falloit pas être trop habile pour décider que ce ſang ne valloit rien. Il hocha la tête en le voyant, comme pour lui dire d’un ton miſterieux qu’il y avoit là bien du danger. Madame de Cavois fit en même tems la pleureuſe, métier qu’elle ſavoit naturellement, comme ſavent la plûpart des femmes ; & qu’elle avoit encore étudié avec beaucoup de ſoin, afin de s’en ſervir en tems & lieu.

Peu s’en fallut que Bouvard, c’étoit le nom de ce Medecin, ne pleurât de même quand il lui vit verſer des larmes, & accompagner de mille ſanglots le recit qu’elle lui faiſoit de ſa maladie. Il voulut tâter le poux du malade, & il crût qu’il étoit tout en ſueur, parce qu’il avoit dans ſon lit un petit vaſe d’eau tiéde, dont il avoit arroſé ſa main, juſqu’au deſſus du poignet, afin de faire accroire la même choſe à tous ceux qui auroient la curioſité de le vouloir tâter. On en avoit même répandu quelques gouttes ſur un aleze donc on lui fit accroire qu’on avoit enveloppé le malade, & comme on l’avoit laiſſée reſſuer dans le lit, elle n’étoit plus que moëtte, afin qu’il donna plûtôt dans le panneau. Il ſentit cette aleze, & trouva à ce qu’il diſoit que ce qui cauſoit ſa moëtteur ſentoit extrêmement mauvais. Il tira encore des inductions de là que cette maladie étoit très-dangereuſe, & étant ſorti de cette Maiſon, il en répandit le bruit par toute la Cour. Mr. le Cardinal le ſçût comme les autres, ſans en paroître autrement touché, quoi qu’il le fut dans le fonds. Il crut pour ſoûtenir le caractere d’un grand Miniſtre, comme il étoit, il ne devoit pas changer ſi-tôt de ſentiment, qu’auſſi bien cela lui ſeroit tout à fait inutile, s’il venoit à mourir, & que s’il en réchapoit il feroit toûjours bien ſa paix avec lui.

Pendant que cela ſe paſſoit, le Roi, qui du même moment qu’il avoit été deſabuſé, avoir rendu ſon amitié à Mr. de Treville, & lui avoit rédit de nous amener les trois freres & moi dans ſon Cabinet, comme il le lui avoit commandé auparavant. La nouvelle action que je venois de faire lui donnoit encor plus d’envie de me voir que jamais. Mr. de Treville nous y conduiſit dès le même jour que le Duc de la Trimouille avoit confirmé à ſa Majeſé ce qu’il lui avoic dit. Le Roi me trouva extrémement jeune pour avoir fait ce que j’avois fait, & me parlant avec beaucoup de bonté, il dit à Mr. de Treville de me mettre Cadet dans la Compagnie de ſon beau-frere qui étoit Capitaine aux Gardes. Il s’apelloit des Eſſarts, & ce fut-là où ſe fit mon aprentiſſage dans le métier des armes. Ce Régiment étoit alors tout autre qu’il n’eſt aujourd’hui, tous les Officiers étoient gens de qualité, & l’on n’y voyoit point de gens de Robe ni de fils de Partiſan comme il s’y en voit maintenant, & même comme il en eſt tout rempli. Ce n’eſt pas que je veille dire que les premiers ſoient à mépriſer. Ils ont leur mérite tout comme les perſonnes les plus qualifiées, & s’il leur étoit deffendu de porter les armes, nous n’aurions pas eu deux Maréchaux de France que le Parlement de Paris nous a déjà donnez. Le Maréchal de Marillac, quoi qu’il ait péri malheureuſement, n’en eſt pas moins recommandable par mille honnêtes gens qui ſavent de quelle maniere arriva ſon malheur. Le Maréchal Foucaut étoit pareillement d’une Famille de Robe, quoi qu’il portât d’autres armes que n’en portent ceux qui viennent comme lui de la famille qui porte ce nom-là, ce n’étoit qu’à cauſe qu’Henri IV. les avoit changées pour un ſervice important que l’un de ces ancêtres lui avoit rendu.

Le Roi avant que de me renvoyer voulut que je lui contaſſe, non-ſeulement mes deux combats : mais encore tout ce que j’avois fait depuis l’âge de connoiſſance. Je contentai ſa curioſité, à la réſerve de ce qui m’étoit arrivé à St. Dié, que je n’eus garde de lui dire. Je trouvois qu’il y alloit un peu trop du mien, & rien ne me faiſoit ſouffrir avec patience l’affront que j’y avois reçu, que l’eſerance d’en pouvoir tirer vengeance bien-tôt. Je me fondois particulierement ſur les promeſſes que m’avoit fait Montigré de m’avertir quand Roſnay ne ſe déſiroit plus de rien, & qu’il reviendroit dans ſa Maiſon. Je trouvois même qu’il ne m’avoit pas donné de méchantes arres de ſa parole, en me prêtant ſon argent auſſi genereuſement qu’il avoit fait. J’avois cependant quelque inquiétude de ſavoir comment je le lui pourrois rendre, quand le Roi m’en tira heureuſement. Il dit à l’Huiſſier de ſon Cabinet, avant que j’en ſortiſſe, qu’il eut à lui faire venir ſon premier Valet de Chambre, & ce premier Valet de Chambre étant venu, il lui commanda de prendre cinquante loüis dans ſa Caſſette, & de les lui aporter. Je me doutai bien, quand je l’entendis lui faire ce commandement ; que ces cinquante loüis étoient pour moi ; & de fait, le Roi ne les eut pas plutôt qu’il me les donna à l’heure même. Il me dit en me les donnant que j’euſſe ſoin ſeulement d’être honnête homme, & qu’il ne me laiſſeroit manquer de rien.

Je crus ma fortune faite d’abord que je l’entendis parler de la ſorte, & comme je n’avois pas envie de m’éloigner du chemin qu’il me preſcrivoit, je regardai comme une choſe indubitable ce qui me venoit de la bouche d’un ſi grand Roi. Mais je reconnus bien-tôt que c’étoit à tort que j’avois ajoûté foi à ce diſcours, & que ſi j’euſſe étudié cette parole de l’Ecriture, qui nous aprend de ne jamais mettre nôtre confiance dans les Princes, mais en Dieu ſeul qui ne trompe jamais, ni qui ne peut jamais être trompé, j’euſſe beaucoup mieux fait que de conter là-deſſus. J’expliquerai cela dans un moment, & il faut que je raporte auparavant ce qui arriva de la tromperie que faiſoit Madame de Cavois. Elle garda ſon mari pendant quatre jours de la maniere que je viens de dire, & Bouvart, pour mieux trancher de l’homme important, continuant d’aſſurer qu’il lui étoit impoſſible de réchaper, à moins que d’un miracle, en l’état qu’il l’avoit laiſſé, elle s’en fut le lendemain au Palais Cardinal dans l’habit de deüil le plus grand que pût jamais porter une femme. Les Officiers du Cardinal qui la connoiſſoient auſſi-bien qu’ils faiſoient leur Maître, ne la virent pas plûtôt dans cet équipage, qu’ils ne douterent point qu’elle ne l’eût perdu. Ils l’accablerent là-deſſus de complimens qu’elle reçût d’un air tout auſſi triſte que ſi la choſe eût été bien vraye. Ils voulurent l’annoncer en même tems à ſon Eminence, ce qu’elle ne voulut pas ſouffrir, elle leur répondit qu’elle l’attendroit quand elle iroit à la Meſſe, & qu’il lui ſuffiſoit de ſe faire voir à elle, pour lui apprendre le beſoin qu’elle avoit de ſon ſecours. On fut dire en même tems à ce Miniſtre que Cavois étoit mort, & que ſa veuve l’atendoit ſur le paſſage de ſa Chapelle pour lui recommander ſes enfans. Le Cardinal à cette nouvelle n’oſa ſortir de ſa Chambre, craignant que ce ne fut bien plûtôt pour l’accuſer d’avoir fait mouirir ſon mari, que pour lui demander quelque choſe. Ainſi aimant mieux qu’elle lui fit une Mercuriale dans ſon Cabinet, que de la lui faire devant tous ſes Courtiſans, il commanda en même tems qu’on la lui amenât. Il s’en fut au devant d’elle : d’abord qu’il l’apperçût il l’embraſſa, & lui dit qu’il étoit bien fâché de la perte qu’elle avoit faite, que le deffant avoit eu tort ne prendre les choſes à cœur auſſi fortement qu’il avoit fait, qu’il devoit connoître ſon humeur depuis le tems qu’il étoit à lui, & ſçavoir que quelque violente que fut ſa colere contre ſes véritables ſerviteurs, elle n’étoit pas de longue durée, que cependant ſi elle avoit beaucoup perdu en le perdant, la perte qu’il faiſoit lui-même en lui n’étoit guéres moindre que la ſienne ; qu’il reconnoiſſoit mieux que jamais combien il avoit été de ſes amis, puis qu’il n’avoit pu ſouffrir de ſa bouche une ſeule parole rude ſans en mourir de douleur.

Madame de Cavois ne l’entendit pas plûtôt parler de la ſorte, qu’elle lui dit qu’elle n’avoit que faire de pleurer ni de porter davantage ſon habit, qu’elle ne l’avoit pris que pour porter le deüil de la perte que ſon mari & elle avoient faite de l’honneur de ſes bonnes graces ; mais que puis qu’elle les leur rendoit elle n’avoit plus que faire ni de deüil ni de larmes ; que ſon mari étoit bien mal à la verité, mais que comme il n’étoit pas encore mort il guériroit bientôt, quand il apprendroit cette bonne nouvelle. Le Cardinal fut bien ſurpris quand il lui vit quitter ſitôt ſon perſonnage. II ſe douta bien qu’elle ne l’avoit fait que pour l’obliger à le faire parler ainſi : il fut fâché de s’être ſi fort preſſé, voyant bien qu’il ne ſeroit pas ſans en être taillé dans le monde. Neanmoins comme c’étoit une choſe faite, & qu’il n’y avoit plus de remede, il ſe prit à en rire tout le premier. Il lui dit donc en même tems qu’il ne connoiſſoit point de meilleure Comedienne qu’elle, & il ajoûta à cela qu’il vouloit, pour lui faire plaiſir, demander au Roi qu’il lui plût créer en ſa faveur une charge de Surintendant de la Comedie, tout de même qu’il y en avoit une de Surintendant des Bâtimens, a fin de l’en gratifier ; que quoique ce ne fut pas la coûtume de donner le moindre emploi à une femme, il ne laiſſeroit pas de tâcher de lui faire tomber celui-là, qu’il remontreroit ſa capacité au Roi, & que comme il ne demandoit qu’à être bien ſervi, il ne doutoit pas qu’il ne la lui donnât préférablement à tout autre, puis qu’elle étoit plus capable que perſonne de l’exercer.

Mr. le Cardinal s’étant ainſi amusé à badiner avec elle, fit entrer ſes principaux Officiers dans ſon Cabinet, & leur dit qu’ils n’avoient pas tout tant qu’ils étoient à ſe moquer les uns des autres, puis qu’elle les avoit tous attrapez également, qu’ils avoient crû que Cavois étoit mort, & que cependant à peine croiroit-il preſentement qu’il fut malade ; qu’il étoit bien vrai que Bouvart, qui l’avoit été voir, l’aſſuroit, & même qu’il l’avoit été bien dangereuſement, mais que comme ce n’étoit qu’un ignorant, il étoit perſuadé qu’on pouvoit ſe diſpenſer de le croire, ſans courre riſque de paſſer pour heretique. Ses Officiers qui n’étoient pas trop prévenus en faveur de ce Medecin, le voyant de ſi belle humeur lui répondirent qu’il faiſoit bien d’en avoir cette opinion, parce que s’il n’y avoit que cela qui le perſuadât il pouvoit bien encore ſe tromper ; que Bouvart, comme il le diſoit fort bien, étoit un grand âne en matiere de medecine, & que tout Paris en convenoit, auſſi bien qu’ils convenoient de bonne foi que Madame de Cavois les avoit tous trompez.

Cette Dame ayant ainſi fait la paix de ſon mari avec le Cardinal, quelqu’un dit au Roi le tour qu’elle avoit joüé à ſon Eminence ; & en fit bien rire Sa Majeſté. Treville qui lui en vouloit, parce que ſon Eminence lui en vouloit à lui-même, ne fut pas un des derniers à s’en divertir avec elle. Il lui dit que c’étoit ainſi que les grands hommes avoient leur ridicule auſſi bien que les autres, & prenant ſujet delà de lui conter tout ce qu’il en ſçavoit, il ſe donna carriere à ſes dépens, pendant je ne ſçais combien de tems.

D’abord que j’eus les cinquante loüis du Roi, je ne ſongeai plus qu’à renvoyer à Montigré l’argent qu’il m’avoit prété ſi honnêtement. Une perſonne d’Orleans qui logeoit dans mon même logis, & qui y étoit fort connu voyant que j’étois en peine à qui m’adreſſer pour faire les chofes ſûrement, me dit que ſi je m’en voulois bien fier à lui, il me rendroit ce petit ſervice, qu’il oonnoiſſoit Mr. de Montigré, & qu’il lui feroit tenir cet argent par une perſonne ſure, qu’elle n’étoit jamais une ſemaine ſans aller chez lui. Je fus ravi de cette occaſion qui me tiroit d’embarras. Je lui donnai en même tems la ſomme que je devois à ce Gentilhomme, & y ayant voulu ajoûter quelque choſe pour la dépenſe de celui qui lui porteroit cet argent, l’homme à qui je le donnois me dit que je lui faiſois injure d’oſer ſeulement lui en parler, qu’il n’étoit pas homme à demander retribution de ſi peu de choſe, & que le plaiſir de me rendre ſervice étoit tout ce qu’il deſiroit. Je ne l’euſſe pas fait avec un autre, mais comme c’étoit un homme qui tenoit Hôtellerie à Orleans, & qui ne me paroiſſoit pas trop riche, je ne voulois pas avoir à me reprocher de lui avoir fait dépenſer un fol pour l’amour de moi.

Mon argent fut rendu fidelement à Montigré, d’abord qu’il eût écrit une Lettre à ſon ami. Montigré ne s’attendoit pas à le ravoir ſi-tôt, & peut-être même à le ravoir jamais. Il ſavoit combien il étoit rare de recevoir des Lettres de change de mon païs, & ſur tout à un pauvre Gentilhomme tel que j’étois. Richard, c’eſt le nom de l’homme qui me rendit ce ſervice, avoit prié ſon ami de lui renvoyer le billet que j’avois fait à Montigré. Il me le remit entre les mains pour marque qu’il avoit eu ſoin d’executer ce dont je l’Tavois prié. Je le remerciai de la peine qu’il en avoit bien voulu prendre, quoi que je ne fuſſe pas à le faire, & que je m’en fuſſe acquitté dès le moment que je lui avois fait cette priere. Je mis ce billet dans ma poche, au lieu de le déchirer comme je devois, & l’ayant perdu ou le même jour ou le lendemain, en tirant peut-être mon mouchoir, ou en prenant autre choſe, je ne m’aperçus de ſa perte que deux ou trois jours après. Je le dis à Richard qui me blâma du peu de ſoin que j’en avois eu, & comme il vit que cela m’inquiétoit, comme ſi j’euſſe prévû ce qui m’en devoit arriver un jour, il tâcha de m’en conſoler. Il me dit que quand même quelqu’un le trouveroit, il ne m’en pouvoit arriver d’accident, que premierement je n’étois pas en âge pour faire un billet, & que ſecondement étant ſous le nom de Montigré, il n’y avoit point de friponnerie à faire là-deſſus, à moins qu’il n’en fut de moitié avec quelqu’un, que j’avois dû reconnoître au procédé qu’il avoit tenu avec moi qu’il étoit honnête homme, mais que s’il avoit encore beſoin, avec cela d’une caution pour me le certifier, il lui en ſerviroit en tout tems, & en tout lieu, quoi qu’il ne s’en reconnût pas capable.

Cette derniere raiſon me toucha plus que la premiere, à laquelle j’avois mis obſtacle moi-même par un excès de délicateſſe. Comme il ſavoit auſſi bien que cet Aubergiſte que je n’étois pas en âge de pouvoir m’obliger valablement, je n’étois engagé dans ce billet à en payer le contenu que parole d’honneur, ainſi il n’y avoit point là de minorité à alléguer pour s’exemter du payement, puis que les Maréchaux de France devant qui l’on faiſoit venir pour l’execution de ces ſortes de billets, condamnoient & jeunes & vieux également, quand on étoit de ſi mauvaiſe foi, que de ne le pas vouloir payer. J’avois apris cela d’une affaire que mon pere avoit euë devant eux, où il étoit porteur d’un ſemblable billet ; ainſi je m’étois ſervi de ma propre connoiſſance contre moi même, parce que je croyois que quand on avoit bien envie de payer, il devoit être indifferent ou de ſe bien lier ou de ne ſe point lier du tout.

Cette circonſtance entretint donc mon inquiétude pendant quelques jours, mais comme il n’y a rien que l’on oublie à la longue, je n’y ſongeai plus au bout de quelque tems. Je tâchai cependant de remplir mon devoir de Soldat tout du mieux qu’il me fut poſſible. Je trouvai Beſmaux dans la même compagnie où j’étois. C’étoit un homme tout d’une autre humeur que moi, & nous ne nous reſſemblions en rien ni l’un ni l’autre, ſi ce n’eſt que nous étions tous deux Gaſcons. Il n’y avoit rien effectivement de plus oppoſé que nos manieres d’agir. Il avoit de la vanité au delà de l’imagination. Il eut voulu preſque que nous l’euſſions crû de la côte de S. Loüis, tant il s’en faiſoit accroire : tout cela n’étoit fondé cependant que ſur ce qu’il étoit plus vain que les autres, quoi qu’il ne vallut pas mieux. Le nom de Beſmaux qu’il portoit étoit le nom d’une metairie qui étoit plus chargée de taille qu’elle n’aportoit de revenu ; mais comme lors que l’on s’entête une fois de vouloir paroître plus que l’on n’eſt, l’âge n’a guéres coûtume de réformer ce deffaut, il fit porter le nom de Marquiſat à cette chaumiere d’abord qu’il devint en fortune.

Pour moi je fus toûjours mon chemin ſans vouloir paroître plus que je n’étois. Je ſavois que je n’étois qu’un pauvre Gentilhomme : je vécus donc comme je devois faire, ſans vouloir ni m’élever au deſſus de mon état, ni me rabaiſſer au deſſous de ceux qui n’étoient pas plus que moi. J’avois peine ainſi à ſouffrir que Beſmaux ſe donnât des airs de grandeur en vantant le nom de Montleſun qu’il portoit. C’étoit à la vérité un nom qui étoit aſſez beau : mais comme tout le monde ne converoit pas trop qu’il lui apartint, je me crus obligé de lui dire, & comme ſon camarade & comme ſon ami, que toute cette vanité lui faiſoit plus de tort que de bien. Il reçût mal mon compliment, & l’attribuant moins au deſir que j’avois de lui rendre ſervice, qu’à une certaine jalouſie qu’il ſe figuroit que j’euſſe conçûë auſſi-bien que les autres Cadets de ce qu’il prétendoit s’élever au deſſus de nous, il ne me regarda plus que comme un homme qui lui devoit être ſuſpect, bien loin de prendre la moindre confiance en lui. Il avoit auſſi cela de ridicule, que ſans conſiderer ſes forces qui ne pouvoient pas être moindres qu’elles étoient, il vouloit imiter ceux qui avoient des aîles pour voller : s’il voyoit quelque nouvelle mode, il en prenoit auſſi-tôt quelque choſe, ſans conſiderer qu’il y avoit plûtôt de l’extravagance à le faire qu’il ne pouvoit y avoir ni de raiſon ni de bon ſens. Il prétendoit pourtant le contraire ſans prendre garde qu’il s’en rendoit ridicule à tout le monde. Je me ſouviens là-deſſus d’une choſe qu’il fit, qui fit bien rire non ſeulement toute nôtre Compagnie, mais encore tout le Régiment. Nous étions alors à Fontainebleau, où il étoit logé chez une hôteſſe qui eut quelque bonne volonté pour lui. Il en profita tout autant qu’il pût : mais comme elle n’étoit pas riche : ce qu’il en tira ne ſe réduiſit qu’à peu de choſe. Il ne s’amuſa point à en remplir ſon ventre, comme font quantité de nations qui aiment mieux l’avoir plein, que d’avoir la magnificence du de ſur leur dos. Il avoit cela de commun avec tout les Gaſcons, qu’il croyoit devoir pratiquer le proverbe qui dit, ventre de ſon & habit de velours. Ainſi il mit ſur lui tout ce qu’il avoit pû tirer de cette femme ſans ſe mettre en peine de tout le reſte. Il ſe donna un habit dont il avoit aſſez de beſoin, parce que quoi qu’il eut celui de Soldat comme les autres, la coûtume des Cadets étoit d’en avoir un diſtingué de ceux du commun. Pour moi c’eſt à quoi je n’avois pas manqué, & je m’en étois donné un aſſez beau de l’argent que le Roi m’avoit donné : J’y en avois employé une partie, & j’étois bien ménager du reſte, ſachant qu’il falloit garder une poire pour la ſoif.

Au reſte comme on commençoit à porter en ce tems-là des baudriers en broderie d’or, qui coûtoient huit ou dix piſtoles, & que les finances de Mr. de Beſmaux ne pouvoient pas atteindre juſques là, il prit le parti de ſe faire faire le devant d’un baudrier de cette façon, & le derriere tout uni. Il affecta cependant, afin qu’on n’en vit pas le défaut, de porter un manteau, ſous prétexte d’une feinte incommodité, ainſi n’en étalant aux yeux du monde que le devant, il n’y eut perſonne qui ne crut pendant deux ou trois jours, qu’il avoit donné dans l’étoffe tout auſſi-bien que les autres. Mais le tour de nôtre Compagnie étant venu de monter la Garde au bout de ce tems-là, & Beſmaux ayant endoſſé un autre baudrier que celui que nous venions de lui voir, parce qu’il ne pouvoit pas la porter de manteau, il y eut un de mes camarades nommé Mainvilliers, qui ne pouvoit ſouffrir ſa vanité non plus que moi, qui me dit qu’il parieroit ſa tête que ſon baudrier en broderie n’avoit point de derrière. Je lui répondis que cela n’etoit pas croyable, & qu’il étoit trop ſage pour s’expoſer à la raillerie qu’il s’attireroit par là, ſi cela venoit jamais à être reconnu. Il me répliqua que j’en pouvois croire tout ce qu’il me plairoit, mais que pour lui il demeureroit dans ſa penſée juſqu’à ce qu’il eut lieu de s’en deſabuſer. Qu’il ne tarderoit pas long-tems à le faire, & que ce ſeroit alors que l’on verroit qui auroit raiſon de lui ou de moi. Nôtre garde étant décenduë, Beſmaux continua toûjours de feindre, d’être incommodé, pour avoir prétexte de prendre ſon manteau. Il ne vouloit pas perdre ſi-tôt l’étalage de ſon baudrier, & comme il ne le pouvoit porter ſans cela, il étoit bien-aiſe pendant que c’en étoit la mode de faire voir à tout le monde qu’il n’étoit pas homme du commun. Il craignoit qu’elle ne changeât par l’inconſtance ordinaire à nôtre nation. Il ſavoit qu’elle étoit fort grande, & que nos ennemis n’ayant d’autre défaut à nous reprocher, que celui-là, ne manquoient pas de nous en faire le plus ſouvent un ſujet de mépris.

Mainvilliers qui étoit un éveillé, & qui ne demandoit pas mieux qu’à rire, & à faire rire les autres, voyant qu’il avoit repris ſon manteau, & cela le confirmant plus que jamais dans ſa penſée, dit à cinq ou ſix de nos Camarades, qui ſe moquoient auſſi bien que lui de Beſmaux, tout ce qu’il penſoit là-deſſus. Ils n’y avoient pas ſongé juſques-là, & je n’y euſſe pas ſongé non plus qu’eux, ſi ce n’eſt qu’il nous rebatoit toujours la même choſe. Mais ce qu’il nous faiſoit remarquer me faiſant entrer à la fin dans ſon ſentiment, il y en eut un qui lui demanda comment il pouvoit s’en éclaircir ; il lui répondit que s’il en étoit en peine tant ſoit peu ; il ſe trouvât l’après-dînée chez ce fanfaron, qu’il l’iroit prendre avec moi pour aller ſe promener dans la foreſt, qu’il eut loin ſeulement de marcher derriere lui, & qu’il verroit lui-même de ſes propres yeux s’il s’étoit trompé ou non. Il m’en dit autant à moi & à tous ces autres, & nous en étant allez chez Beſmaux d’abord que nous eûmes dîné, nous le trouvâmes ſon manteau ſur les épaules qui étoit tout prêt de nous venir chercher pour paſſer l’après-dînée enſemble. Nous lui proposâmes nôtre promenade, & s’y en étant venu avec nous, nous fimes ſemblant cinq ou ſix que nous étions de nous arrêter à l’entrée de la forêt, pour conſiderer un nid qui étoit tout au haut d’un arbre. Mainvilliers s’amuſoit à cauſer avec lui, étant bien-aiſe de lui ôter tout ſoupçon de ce que nous avions envie de faire. Nous les ſuivîmes donc comme nous avoit recommandé Mainvilliers, & celui-ci voyant que nous n’étions plus qu’à quinze ou vingt pas d’eux, fit un pas au devant de lui ſans lui faire rien paroître encore de ſon deſſein. Mais lui diſant en même tems qu’il faiſoit bien le papelard avec ſon manteau, & que cela ne ſeoit guéres bien à un jeune homme, & encore à un Cadet aux Gardes, il s’envelopa dans un des coins de ce manteau, & fit trois ou quatre demi tours à gauche, ſans lui donner le tems de ſe reconnoître. Il le lui enleva ainſi de deſſus les épaules, & ceux qui étoient alors derriere eux ayant reconnu les parties honteuſes du baudrier, ils firent un éclat de rire qu’on pouvoit entendre d’un quart de lieuë de là. Beſmaux tout Gaſcon qu’il étoit & même de la plus fine Gaſcogne, ſe trouva démonté en cette rencontre, chacun le railla ſur ſa feinte maladie ; & comme c’étoit le railler en même tems ſur ſon baudrier, il crut que rien ne le pouvoit ſauver de l’affront que cela lui alloit faire dans tout le Regiment, que de ſe battre contre Mainvilliers. Il l’envoya apeler dès le même jour par un bretteur de Paris, qui étoit de ſa connoiſſance. Mainvilliers qui étoit un brave garçon le prit au mot, & m’étant venu dire ce qui lui étoit arrivé, & qu’il avoit beſoin d’un ſecond, je lui fis offre de mes ſervices, voyant bien qu’il ne me diſoit cela que pour me prier de lui en ſervir.

Le rendez-vous étoit pour le lendemain matin à cent pas de l’Hermitage de S. Loüis, qui eſt en deçà de Fontainebleau, tout au milieu de la forêt : mais devant que nous y arrivaſſions nous trouvâmes une eſcoüade de nôtre Compagnie qui nous cherchoit pour empêcher nôtre combat : nôtre Capitaine en avoit été averti dès le ſoir même, par un Billet du Bretteur, qui ſe croyant plus fort ſur le pavé de Paris qu’à la Campagne, ne voulut pas ſe bazarder de ne plus voir les commeres qu’il avoit laiſſées en ce Païs-là. Beſmaux témoigna être bien fâché de ce qu’on l’empêchoit ainſi de contenter ſon reſſentiment, pendant que nous ne nous en ſouciâmes guéres Mainvilliers & moi. Nous ſavions qu’il n’y alloit point du nôtre, quand même nous ne nous battrions pas, & cela nous ſuffiſoit pour être contens. Pour ce qui eſt du Bretteur, il l’étoit encore bien plus que nous. Il avoit fait le brave à peu de frais, & il prétendoit que Beſmaux lui en dût avoir la même obligation que s’il eut tué ſon homme, & qu’il lui eut aidé par-la à remporter la victoire. Cette eſcouade nous remena à notre quartier, ou Mr. des Eſſarts nous fit mettre tous quatre en priſon, parce que nous avions oſé contrevenir aux ordres du Roi. Il parloit même de faire faire le procès au Bretteur, parce que c’étoit lui qui avoit porté parole à Mainvilliers. Celui-ci en eut bien-tôt nouvelle, par une femme de ſa connoiſſance qui le vint voir, ſachant qu’il avoit été mis en priſon. Mr des Eſſarts qui n’étoit pas ennemi de la joie alloit à Paris voir quelque fois cette femme qui étoit une femelle commode, & où il y avoit toûjours fort bonne Compagnie. Au reſte, la rencontrant comme elle ſortoit du Château, & qu’il y alloit entrer, pour demander au Roi qu’il lui fit un exemple de ce Bretteur, il lui demanda par hazard ſi elle ne le connoiſſoit point. Elle lui répondit en Gaſcon qu’elle écorchoit un peu, langage qui plaiſoit beaucoup à des Eſſarts, ſi jou le connois Cadedis, c’eſt lou meilleur de mes amis : des Eſſarts qui ſavoit ſon nom le lui avoit dit, & c’étoit là-deſſus qu’elle lui parloit de la ſorte ; mais ce Capitaine lui ayant répondu ſérieuſement qu’il ne falloit point railler, & que plus elle étoit de ſes amis, plus elle le devoit plaindre, puiſqu’il alloit travailler à le faire pendre, elle le pria de n’en point parler au Roi, qu’elle ne l’eut vû, elle lui dit par une eſpece de preſſentiment qu’il auroit peut-être quelque choſe à alleguer pour ſa juſtification ; qu’elle l’iroit voir de ce pas, qu’elle lui en rendroit réponſe avant qu’il fut une heure tout au plus.

Des Eſſarts lui répondit qu’il étoit obligé d’informer le Roi de tout ce qui ſe paſſoit dans ſa Compagnie, mais que comme il étoit encore de bon matin, il ne vouloit pas, en faveur de leur connoiſſance, lui refuſer le tems qu’elle lui demandoit, qu’il alloit au lever de Mr. de Cinqmars grand Ecuyer de France, & qu’il s’en reviendroit enſuite chez lui, où il l’attendroit de pied ferme, pourvû qu’elle ne demeurât pas davantage qu’elle le lui promettoit ; qu’elle ſavoit où il étoit logé, & qu’il donneroit ordre à ſes gens de la faire parler à lui, quelque perſonne qu’il put y avoir dans ſa Chambre. Mr. des Eſſarts fut faire ſa viſite après cela, & cette femme de ſon côté s’en étant allée faire la ſienne ; elle ſurprit extrémement le Bretteur par les nouvelles qu’elle lui annonça. Il croyoit s’être tiré d’affaire habilement par le Billet qu’il avoit écrit, & d’avoir accordé également le ſoin qu’il devoit avoir de ſon honneur & de ſa vie. Il ſavoit que ſon écriture n’étoit point connuë de Mr. des Eſſarts, & qu’il n’auroit garde de la montrer à perſonne qui la pût reconnoître : mais ce que lui venoit de dire cette femme le mettant dans l’obligation de la faire connoître lui-même, à moins que de s’expoſer au hazard de tout ce qui lui en pouvoit arriver, il lui répondit, après y avoir un peu ſongé, qu’il faloit que Mr. des Eſſarts fut fol de lui vouloir faire une affaire de ce qui méritoit récompenſe ; qu’il n’avoit jamais prétendu ſe battre pour une auſſi méchante cauſe que celle de Beſmaux ; qu’il n’avoit jamais été homme à ſoutenir ſa vanité aux dépens de ſa vie, que bien loin delà il eut été le premier à l’en railler, s’il l’eut ſuë auſſi-tôt que les autres ; qu’auſſi avoir-ce été lui qui avoit averti des Eſſarts qu’il vouloit faire couper la gorge à quatre perſonnes pour ſon nihil au dos, que puiſqu’il avoit gagné le devant de ſon baudrier à la ſueur de ſon corps, il devoit encore en gagner le derriere avant que de le mettre ; qu’il ne ſe fut fait aucune affaire par là ni à lui ni à perſonne, & qu’il avoit bien affaire qu’il fit le Gaſcon, pendant qu’il étoit gueu comme un peintre.

Il tâcha de faire rire cette femme en lui apprenant ce qui avoit été cauſe de leur querelle. Il crût que le plaiſir qu’elle y prendroit ne lui donneroit pas le tems de faire réfléxion ſur le grand ſoin qu’il auroit eu de conſerver ſa vie ; elle ne lui dit pas ce qu’elle en penſoit, parce que ſi elle le lui eût reproché, il étoit homme à lui reprocher autre choſe ; elle ſe contenta donc de lui dire qu’elle étoit ravie qu’il ſe put ſi bien juſtifier ; que cependant comme des Eſſarts étoit un Gaſcon, & qu’il ne ſe contenteroit pas de paroles, il falloit qu’il l’inſtruiſit lui-même de tout ce qu’il venoit de lui dire, par un nouveau Billet. La propoſition lui déplut, parce qu’il ne trouvoit pas qu’il lui fut autrement glorieux de lui apprendre lui-même le ſoin qu’il avoit eu de ſa vie.

Mais la même raîſon qui l’y avoit obligé l’y obligeant encore en cette rencontre, il vainquit ſes ſcrupules, & écrivit tout ce que cette femme voulut. Il la chargea même de ſa lettre ; & celle-ci l’ayant renduë à des Eſſarts, il ne l’eut pas plutôt lûë & confrontée avec celle qu’il avoit déjà de lui, qu’il le fit ſortir de priſon. Il prit pour prétexte, que, comme nous, il n’avoit point de juriſdiction ſur lui. Il parla cependant au Roi de nôtre affaire, mais d’une maniere à ne nous pas nuire. Le Roi lui dit qu’il l’en laiſſoit le maître, mais qu’il ne feroit pas trop mal de nous laiſſer quelques jours en priſon, afin qu’une autrefois nous priſſions garde à ne pas manquer à nôtre devoir. Nous y demeurâmes cinq jours, ce qui eſt bien du tems à de la jeuneſſe qui ne demande qu’à avoir toujours un pied en l’air. Au ſortir delà nôtre Capitaine nous fit embraſſer Mainvilliers & Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/64 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/65 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/66 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/67 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/68 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/69 donner la peine quelle ſe donne preſentement ? Croyez-moi, lui répliqua le Roi, quelque eſprit que vous ayez, vous vous tirerez mal de cette affaire, il vaut mieux vous taire que de parler ſi mal à propos, c’eſt le meilleur conſeil que j’aye à vous donner. Ce Colonel qui étoit fort en bouche, répondit au Roi qu’il n’avoit plus garde de s’excuſer, puis que ſa Majeſté ne le trouvoit pas bon ; mais que quelque grande que put être ſa faute, elle avoit ſervi du moins à lui témoigner le premier l’admiration où tout le monde devoit être auſſi-bien que lui, de voir le plus grand Roi de la Chrétienté à cheval, dans un tems où chacun ne demandoit qu’à ſe mettre à l’abri du grand chaud & des autres incommoditez de la ſaiſon.

Ses flatteries ne lui ſervirent de rien, non plus que ſon chagrin contre ſon Major, qu’il fût lui avoir fait cette piece. Il tâcha inutilement de le faire caſſer auſſi-bien que quelques Officiers de ſon Regiment, qu’il ſoupçonnoit d’avoir eu part avec lui à l’affront qu’il venoit de recevoir. Ce n’eſt pas que les Colonels en ce tems-là, n’euſſent une grande authorité ſur leurs Capitaines, mais enfin quand les Capitaines étoient reconnus pour braves gens, & qu’ils avoient des amis, s’il arrivoit aux Colonels de vouloir entreprendre quelque choſe contr’eux, ils ſe liguoient tous contre lui ; le démenti lui en demeuroit ainſi le plus ſouvent, parce que la Cour ne jugeoit pas à propos, pour ſatisfaire à la paſſion d’un ſeul, d’ôter de leurs poſtes des gens qui y ſervoient bien.

Le Roi fit revûë pareillement de toutes les autres troupes qui arriverent dans le camp, que l’on avoitr formé à un quart de lieuë d’Amiens. Il en fila bien ainſi, juſqu’à quinze ou ſeize mille hommes, entre leſquels étoit compriſe la Maiſon du Roi. Quand elles furent toutes aſſemblées, nous nous mimes en marche pour aller à Dourlens avec le convoi que nous y devions eſcorter. Nous n’y arrivâmes qu’en deux jours, à cauſe de la quantité de charettes que nous avions à conduire, & que quelque bon ordre que l’on puiſſe donner dans une marche comme celle-là, elles ne laiſſent pas toûjours d’embaraſſer. Nous y prîmes l’autre convoi, que l’on y préparoit de longue main, & ayant marché, le long des bois qui font de la dépendance de la Comté de S. Paul, nous ne pûmes faire que deux lieuës ce jour-là. Nous n’en fimes guéres davantage le lendemain, quoi que nous partiſſions beaucoup plus matin que nous n’avions fait le jour précedent. La raiſon eſt que les ennemis qui avoient réſolu de nous donner une fauſſe alarme, pour couvrir le deſſein qu’ils avoient de forcer les lignes des aſſiegeans, avoient jetté de l’Infanterie dans les bois qui regnent là à droit & à gauche. Elle parut en divers endroits, comme ſi elle eut en deſſein de faire de grandes choſes : nous nous contentâmes de la repouſſer avec de petits pelottons à meſure qu’elle paroiſſoit, ſans nous mettre autrement en peine de la deffaire. Mr. du Hallier conſidera que ce n’étoit pas-là dequoi il étoit queſtion pour lui, & que pourvû qu’il put conduire ſon convoi à bon port, c’étoit tout ce que la Cour lui demandoit.

Nous campâmes ce jour-là entre deux bois, & nous allumâmes de grands feux dans nôtre camp, qui avoir pour le moins une lieuë de long ; car comme la plaine eſt extrêmement ſerrée en cet endroit, à cauſe des bois qui y ſont à droit & à gauche, il falloit bien de toute neceſſité ſe conformer à l’incommodité du terrain. Les ennemis pour faire toûjours acroire de plus en plus qu’ils ne laiſſeroient pas paſſer le convoi ſans coup ferir, avoient envoyé de ce côté-là quelques petites pieces de campagne. Il nous en batirent toute la nuit, mais ſur nôtre gauche ſeulement, parce qu’ils en avoient les derrières plus libres que ſur nôtre droite, où nous les euſſions pû couper. Nous avions fait un parc de toutes nos charettes, de ſorte que quand même les ennemis euſſent été plus forts Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/72 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/73 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/74 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/75 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/76 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/77 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/78 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/79 mieux ne joüer jamais avec lui, que de l’expoſer à ce peril. Cependant ce grand blaſphémateur devint homme de bien ſur la fin de ſes jours, dont les Capucins ne ſe trouverent pas mal quelquefois. Comme il étoit voiſin d’un de leurs Couvens, quand il voyoit un bon plat ſur ſa table, il le faiſoit ôter par mortification, ſans y vouloir toucher, il le leur envoyoit en même tems, & leur faiſoit dire de le manger à ſon intention. Sa femme & ſes enfans qui en euſſent bien mangé eux-mêmes, & qui n’étoient pas ſi dévots que lui, en enrageoient bien ſouvent, mais il leur falloit prendre patience, parce qu’il ſe faiſoit obéïr en dépit qu’ils en euſſent.

Cet homme dont je viens en peu de mots d’ébaucher le portrait, vit bien à l’air dont lui parloit le Cardinal, qu’il avoit beſoin de ſon ſecours pour le tirer de quelque affaire. Il ne pouvoit comprendre neanmoins ce que ce pouvoit-être, puis qu’il ne le croyoit pas ſi fol ni ſi peu politique, que de manquer de reſpect envers Sa Majeſté. Mais quand il lui eut raconté la choſe de ſon conſentement, il vit bien que les plus grands hommes étoient auſſi capables que les autres de faire de ſi grandes fautes. Il ne manqua pas de lui donner le tort, parce qu’il ne pouvoit lui dire qu’il eût raiſon, ſans lui faire voir qu’il ne l’avoit pas lui-même. Cependant bien loin de lui reſſembler, il étoit ſi politique & ſi flatteur, qu’il l’eut encore blâmé, quand il eut vû que c’eut été le Roi qui le devoit être. Il voyoit que ce Prince qui ſe trouvoit choqué avec raiſon, de ce que lui avoit dit ſon Eminence, avoit le reſſentiment peint ſur le viſage, qu’ainſi il n’y avoit point de moyen de l’appaiſer qu’en donnant le tort à ce Miniſtre.

Le Roi fut ravi que Nogent ſe déclarât pour lui. Il ſe crut en droit d’en faire une plus grande correction à ſon Eminence, & lui ayant dit qu’elle s’aveugloit tellement ſur ſes propres interêts, qu’elle en étoit incapable d’entendre raiſon, il lui reprocha que s’il ne fut ſurvenu un tiers pour le condamner, il Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/81 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/82 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/83 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/84 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/85 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/86 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/87 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/88 avoit couché qu’une ſeule nuit, que j’en étois cauſe apparemment, qu’il m’apprehendoit comme la mort, ſur tout depuis qu’il avoit appris les deux combats que j’avois faits, qu’il jugeoit de là que je lui ferois mal paſſer ſon tems, ſi je venois jamais à le joindre, que le meilleur conſeil qu’il eut cependant à me donner, étoit de me tenir ſur mes gardes, parce que comme il étoit riche, il étoit homme à ne pas épargner l’argent, pour ſe mettre à couvert de ce qu’il apprehendoit. C’étoit me dire en peu de mots, qu’il étoit homme à me faire aſſaſſiner, ce que j’eus peine à croire, parce que naturellement je juge aſſez bien de mon prochain : en effet, je n’ai jamais pû me mettre en tête, qu’on ſe puiſſe porter à une ſi grande méchanceté, qui eſt indigne non ſeulement d’un honnête homme, mais encore d’un homme qui n’en auroit que l’apparence. Je ſavois d’ailleurs, que bien loin de lui avoir jamais fait quelque mal, c’étoit lui au contraire qui m’avoit offenſé ſi cruellement, que s’il pouvoit jamais être permis d’en venir à cette extrémité, c’etoit à moi à le faire & non pas à lui.

Quoi qu’il en ſoit, dormant en repos ſur la foi de ma conſcience, je crus ſi bien que ce que me mandoit Montigré n’étoit que l’effet de la haine qui regne entre deux perſonnes qui ont procès enſemble, que je n’en eus pas un moment d’inquiétude. Je lui fis réponſe, cependant, pour le remercier de ſon avis, comme ſi je l’euſſe crû véritable, quoi que je n’y ajoûtaſſe aucune foi. Je le priois par cette lettre de me mander s’il croyoit qu’il fût à Paris, afin que ſoit qu’il me voulût du mal ou non, je pûſſe toûjours en le prévenant, mais en galant homme & non pas en aſſaſſin, lui faire voir que quand une fois on avoir reçû un affront pareil à celui qu’il m’avoit fait, on ne le pouvoit oublier, qu’on ne ſe fût mis en état auparavant d’en tirer vengeance. La réponſe que m’y fit Montigré, fut qu’il en avoit pris le chemin, & que perſonne ne m’en pouvoit dire mieux des nouvelles, qu’un nommé Mr. Gillot, qui avoit été Conſeiller-Clerc au Parlement de Paris, qu’il logeoit quelque part vers la Charité, & que ſi les gens de ce quartier-là ne me pouvoient dire ſa demeure, je la ſaurois toûjours chez Mr. le Bouts, Conſeiller, ou chez Mr. Encellin, Officier de la Chambre des Comptes, qui étoient ſes neveux ; que ce Mr. Gillot avoit été autrefois ami intime de mon ennemi, mais qu’aïant aujourd’hui procès enſemble pour quelque bagatelle, leur inimitié alloit encore plus loin que n’avoit jamais été leur amitié.

Je crus à ces nouvelles que je ne riſquerois rien d’aller voir ce Mr. Gillot, puis que nous étions de moitié tous deux dans la haine que nous portions à Roſnay. Je le cherchai dans le quartier qui m’étoit indiqué par ma lettre, & l’ayant bien-tôt trouvé, parce qu’il y logeoit effectivement, peu s’en fallut que je ne hâtaſſe ma perte par là, au lieu de hâter ma vengeance, Comme c’étoit mon deſſein. Un des laquais de ce vieux Conſeiller m’ayant introduit dans ſa Chambre il me fallut, parce qu’il étoit ſourd, lui dire dans un Cornet qu’il approchoit de ſon oreille ce qui m’amenoit chez lui. Ce laquais qui étoit reſté dans ſa chambre étoit un eſpion de Montigré, & m’ayant dépeint à lui, il lui fut redire dès le même jour, le propos que j’avois tenu avec ſon maître. Mr. Gillot m’avoit appris où il demeuroit ; j’étois ſûr de l’y trouver ſans cette circonſtance, & par conſequent de n’être pas encore long-tems ſans m’en venger. Mais le portrait que lui avoit fait ce laquais, lui faiſant connoître que ce ne pouvoit pas être un autre que moi, qui l’eût été demander, il délogea à l’heure même, & me fit perdre par là toutes mes meſures. Cependant il ne ſe contenta pas de cela, il chercha encore des Soldats aux Gardes pour me donner mon fait, ſans conſiderer qu’étant leur camarade, comme je l’étois, ils ne voudroient peut-être pas tremper leur main dans mon ſang, quand même ils ſeroient d’humeur à n’y pas prendre Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/91 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/92 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/93 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/94 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/95 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/96 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/97 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/98 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/99 honnête garçon. Je croyois que cette avance ne me coûteroit qu’un écu ou une demie piſtole, tout au plus, & je contois cela pour rien en comparaiſon de la peine où je voyois mon hôteſſe. Le Soldat voyant que je l’avois mis en ſi beau chemin de parler, me répondit qu’il m’avoit toûjours reconnu aſſez généreux pour aſſiſter mes amis quand ils étoient dans le beſoin ; qu’à la verité il avoit affaire de moi dans l’état où il étoit, & que c’étoit en partie ce qui l’amenoit ; mais qu’il pouvoit ſe vanter que ſi je lui allois rendre un ſignalé ſervice en lui accordant ſa demande, il me récompenſeroit bien en même-tems en m’aprenant une choſe où il n’y alloit pas moins que de ma vie ; que le hazard & ſon bonheur la lui avoient fait découvrir ; qu’il venoit pour m’en rendre compte, afin que je priſſe toutes les précautions qil y avoit à prendre là-deſſus.

Comme je ne croyois point avoir d’ennemi qui ſongeât à conſpirer contre moi, j’avouë que je pris d’abord ſon diſcours pour un prétexte qu’il cherchoit pour couvrir la demande qu’il avoit à me faire. Mon hôteſſe qui étoit plus ſenſible que l’on ne ſauroit croire à tout ce qui me regardoit, n’en fit pas le même jugement que moi, elle lui demanda avec beaucoup de précipitation, & avec tout auſſi peu de jugement qu’une femme en pût jamais avoir, puiſqu’il ne faloit que cela ſeul pour faire découvrir qu’elle prenoit plus de part en moi qu’elle ne devoit, de ne pas tenir davantage mon eſprit en ſuſpens, que des paroles comme les ſiennes ne pouvoient qu’elles ne fiſſent un grand boulverſement dans l’eſprit, qu’il ne falloit que cela pour me faire malade, & qu’elle lui ſeroit obligée en ſon particulier de me découvrir le miſtere d’iniquité dont il parloit.

J’eus peine à ſouffrir l’imprudence de cette femme, bien plûtôt par raport à elle que non pas par raport à moi. Ce qu’elle diſoit là ne me faiſoit nul tort, puiſque tout au contraire il n’y avoit que de l’eſtime pour moi à acquerir, quand on eut ſû que Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/101 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/102 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/103 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/104 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/105 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/106 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/107 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/108 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/109 je me fiſſe ajuger ſes meubles, qu’elle ne vouloit pas que ſon mari les revit jamais, c’eſt pourquoi je ferois mal ſi j’en empêchoient la vente. Je vis bien à ces paroles qu’elle avoit envie de le quitter, & que les coups qu’elle avoit reçûs lui tenoient bien fort au cœur. Je lui témoignai en même tems que je ne pouvois aprouver ſon divorce : elle ne me fit point d’autre réponſe, ſinon qu’elle n’étoit pas acoûtumée à être batuë ; qu’il falloit bien d’ailleurs lever le maſque du commencement, à moins que de vouloir que ſon mari en abuſât encore davantage à l’avenir ; qu’il voudroit aparemment nous empêcher de nous voir, ce qu’elle ne permetteroit jamais, du moins de ſon bon gré.

Je l’aimois aſſez & j’en avois grande raiſon, puiſqu’outre ſa beauté elle en avoit toûjours uſé avec moi, depuis le premier juſqu’au dernier jour que je l’avois vûë, d’une maniere ſi honnête, qu’il eut fallu que j’enſſe été bien ingrat pour ne lui pas en avoir obligation : auſſi je lui dis toutes les douceurs que la reconnoiſſance & l’amitié me pouvoient mettre à la bouche. Je l’aſſurai que cette nouvelle marque de tendreſſe m’étoit tout auſſi ſenſible que pas une qu’elle m’eut donnée juſques-là : mais après l’avoir ainſi préparée à ajouter plus de foi à ce que j’avois envie de lui dire, je lui repreſentai qu’elle ne pouvoit ainſi quitter ſon mari ſans aprêter à parler à tout le monde, que je l’aimois d’une maniere que ſa réputation ne m’étoit pas moins chere que la mienne propre, que… Elle m’interrompit à ces paroles, & me dit que la langue étoit un bel inſtrument, & qu’on lui faiſoit dire tout ce qu’on vouloit, que quand un homme aimoit bien une femme, on ne lui pouvoit perſuader qu’il ne fut aſſez délicat pour n’être pas bien-aiſe de partager ſes faveurs avec un mari : que pour elle, elle n’aimeroit pas un homme qui auroit une femme à moins qu’il ne ſe réſolut en même-tems de la quitter pour l’amour d’elle. Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/111 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/112 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/113 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/114 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/115 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/116

Le Duc de Boüillon mouroit d’envie depuis long-tems de ſe faire une barriere du côté de la Champagne, en obligeant la Cour de lui donner Danvilliers de gré ou de force. Il avoit même oſé témoigner un jour ſon ambition au Cardinal de Richelieu, qui plus politique que tout ce que l’on en ſauroit dire, lui en avoit laiſſé entre-voir quelque eſperance, afin de l’embarquer dans quelque mauvais pas, qui lui fit perdre le ſien, au lieu d’acquerir celui d’autrui. L’Eſpagnol qui ſavoit quelle étoit ſa demangeaiſon là-deſſus, lui en parla comme d’une choſe tout à fait facile, & que la France ſeroit trop heureuſe de lui ceder, pour apaiſer la guerre qu’il allumeroit de ce côté-là. Il ſe laiſſa aller à ces flatteries, & ayant vû le Comte de Soiſſons ſecretement il n’eut pas de peine à le gagner. Ce Prince avoit ſur le cœur que le Cardinal après lui avoir fait perdre un procès qu’il avoit intenté à l’encontre de Henri de Bourbon Prince de Condé pour le faire déclarer illegitime, eut encore marié ſa Nièce au Duc d’Anguien ſon fils aîné. Il voyoit par là que tant que ce Miniſtre vivroit, il ne devoit pas attendre grand ſuccès d’une Requête civile, qu’il avoit priſe contre l’Arrêt qui étoit intervenu. Il avoit encore d’autres mécontentemens perſonnels. Le Cardinal diminuoit tout autant qu’il pouvoit les prérogatives de ſa charge de Grand Maître de la Maiſon du Roi, & lui avoit fait refuſer d’ailleurs quantité de grâces qu’il avoit demandées à ſa Majeſté. Ce qui étoit cauſe que ce Miniſtre lui étoit ainſi oppoſé en toutes choſes, c’eſt qu’il avoit été plus fier que le Prince de Condé. Il avoir refuſé ſon alliance qu’il lui avoit fait propoſer par Sennetere. Celui-ci qui étoit ſon Intendant d’épée, ne s’en étoit pas trop bien trouvé. Le Comte fâché de voir qu’un de ſes Domeſtiques ſe fût chargé d’une commiſſion comme celle-là, parce que la vertu de la Dame qu’on lui offroit lui étoit un peu ſuſpecte, l’avoit non-ſeulement maltraité de paroles ; mais encore chaſſé de ſa maiſon.

Ce Prince qui depuis ce tems-là avoit toûjours été prévenu de pis en pis contre le Cardinal, écouta volontiers tout ce que Mr. de Boüillon voulut lui propoſer contre l’Etat. Il crut que plus les choſes iroient mal en France, plus le Roi s’en dégoûteroit. Il ſavoit qu’il ne l’aimoit déja pas trop, & qu’ainſi il ne faudroit rien pour le perdre. Tous leurs deſſeins, quelque pernicieux qu’ils pûſſent être contre la fortune de ce Miniſtre, ne leur pouvant ſervir, s’ils n’étoient ſoûtenus des forces des Eſpagnols, Mr. de Boüillon envoya à Bruxelles un Gentilhomme qui étoit un ancien Domeſtique de ſa maiſon, nommé Campagnac. Il crut que ſon voyage ne pourroit être ſuſpect à la Cour, parce que ce Gentilhomme avoit un neveu qui avoit été pris au- près de Courtrai, par un parti Eſpagnol, qui l’avoit conduit dans la capitale de Brabant. Il avoit été bleſſé dans cette rencontre, & c’étoit-là un prétexte qui paroiſſoit plauſible de paſſer en ce Païs-là, ſans qu’on y pût trouver à redire. Les Eſpagnols le reçûrent bien, & le Cardinal Infant lui eut volontiers rendu ſon neveu à l’heure même, s’il n’eut eu peur qu’on n’eût pris quelque ſoupçon. Ce Prince fut ravi que le Comte de Soiſſons, à la ſuſcitation du Duc de Boüillon, fut d’humeur à vouloir troubler l’Etat. Il promit à ce Gentilhomme de faire donner à ce Prince cinquante mille écus de penſion par le Roi d’Eſpagne, d’abord qu’il ſe ſeroit retiré de la Cour, & cent mille francs au Duc de Boüillon, qu’il ſecouroit d’une Armée de douze mille hommes, qui agiroit ſous ſes ordres, ſans prétendre rien des conquêtes qu’il pouroit faire avec elle. Campagnac ayant fait ce Traité par écrit avec le Cardinal Infant, s’en revint à Paris ſans amener ſon neveu, qui crut qu’il n’avoit fait ce voyage, que pour l’amour de lui. Il rendit compte de ſa négociation à ces deux Princes, & en ayant été ſatisfaits, le Duc de Boüillon s’en fut à Sedan au bout de quelques jours, ſous prétexte que la Ducheſſe ſa femme y étoit Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/119 paſſer la Marne à un gué qu’il avoit fait reconnoître en deçà de Château Thierri, & ſe rendit à Sedan, ſur les relais que Mr. de Boüillon avoit envoyez à ſa rencontre.

D’abord que le Cardinal fût le chemin que ce Prince avoit pris, il reconnut qu’il s’étoit laiſſé amuſer comme une dupe. Il fit marcher en même tems des couriers pour l’aller trouver. Ils lui propoſerent de la part du Roi de revenir, & lui offrirent de lui donner toute ſorte de contentement. Mais comme, quelque belles promeſſes qu’on pût faire à ce Prince, il ne s’y pouvoit fier, tant que ce Miniſtre reſteroit au poſte où il étoit, ces couriers eurent beau faire pluſieurs allées & venuës en ce Païs-là, ils ne le pûrent jamais perſuader. L’Armée que l’Empereur devoit envoyer dans le Luxembourg, y fila cependant ſous le commandement de Lamboi, au devant de qui le Comte de Soiſſons envoya un Gentilhomme pour ſavoir de lui quand il pourroit arriver ſur la Meuſe. La marche de ſes Troupes allarma la Cour, qui avoit peur que l’exemple du Comte de Soiſſons ne fût ſuivi de la déſobéïſſance de quantité de Grands, qui n’avoient pas plus de lieu que lui, d’aimer le Cardinal de Richelieu. Elle ſe défioit ſur tout du Duc d’Orleans, dont le génie étoit extrêmenent variable, & qui avoit fait plus de mal lui ſeul à l’Etat, par les diverſes révoltes qu’il y avoit excitées de tems en tems, que tous ſes ennemis enſemble n’euſſent pû faire en pluſieurs années. Ainſi pour prévenir les mauvais deſſeins qu’il pourroit avoir, on mit des Gardes à tous les paſſages, afin de l’arrêter, s’il venoit à s’y preſenter. Nonobſtant toutes ces précautions, quantité d’autres mécontens ſe rendirent auprès du Comte de Soiſſons, afin qu’ayant part avec lui au hazard qu’il alloit tenter, ils l’euſſent auſſi à ſa bonne fortune, ſuppoſé qu’il pût triompher de ſon ennemi.

Ce contre-tems fut cauſe que l’Armée que le Roi deſtinoit pour la Flandre ſous la conduite du Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/121 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/122 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/123 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/124 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/125 davantage en rabaiſſant ſa vanité. Il ſe hâta de paſſer le premier ſous la corde, & un Gentilhomme qui étoit au Duc, le trouvant tout auſſi mauvais que ſon Maître, lui dit alors en ſe montrant auſſi fol que lui, qu’il ne ſçavoit peut-être pas contre qui il joüoit : que c’étoit contre le Duc de Breſé. S. Preüil lui répondit en même-tems, que c’étoit lui aparemment qui ne ſçavoit pas contre qui ſon Maître joüoit, & qu’il joüoit contre S. Preüil. Le Duc qui avoit bonne envie de le quereller avant que de ſçavoir ſon nom, rentra dans ſa coquille d’abord qu’il l’eut oüi ſe nommer. Son Gentilhomme en fit tout autant de ſon côté. Ils avoient oüi parler tous deux de lui, & comme ils ſçavoient qu’il ne faiſoit pas trop ſeur de s’y joüer, le Duc ne ſongea plus qu’à achever ſa partie, afin de n’être pas expoſé davantage à la même mortification. Le Maréchal de la Meilleraye vint dîner ce jour-là, chez le Maréchal de Breſé, & lui ayant parlé de S. Preüil, en des termes qui faiſoient connoître au Duc, qui étoit à table avec eux, qu’il n’en étoit pas content, celui-ci prit la parole & lui dit, qu’il n’en étoit pas fort étonné, parce que cet homme-là étoit ſi fier, que quand même il ſeroit Connétable, il ne pouroit l’être davantage.

Le Maréchal qui ne pardonnoit guéres, quand il en vouloit une fois à quelqu’un, étant ravi de l’entendre parler de la ſorte, voulut ſçavoir de lui d’oú il le connoiſſoit. Le Duc lui conta ce qui lui étoit arrivé le matin à la Sphére, & comme ces trois hommes n’avoient guéres moins de vanité l’un que l’autre, ils lui firent ſon procès en même-tems. Ils en parlerent même au Cardinal qu’ils tâcherent de faire entrer dans leur reſſentiment, comme ſi c’eut été l’inſulter lui-même que de ne pas vouloir plier ſous eux. Ce Miniſtre avoit ſes foibleſſes comme les autres, & étoit ſenſible lui-même à la vanité. Ainſi faiſant la mine tout le premier à S. Preüil, lors qu’il vint pour lui faire ſa cour ſur le ſoir, celui-ci ne s’en mit pas beaucoup en peine, parce qu’il crut Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/127 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/128 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/129 Soiſſons, ſans que perſonne pût dire au vrai, de quelle maniere elle étoit arrivée. Auſſi eſt-on encore à ſçavoir aujourd’huy s’il eſt vrai, qu’il ſe tua lui-même, comme quelques-uns ont voulu dire, ou ſi ce coup lui fut donné de la main de quelque aſſaſſin, aprés avoir été corrompu par ſes ennemis. Ceux qui croient qu’il fut aſſaſſiné, diſent qu’un de ſes Gardes ayant couru aprés lui pour lui dire qu’on faiſoit ferme encore en un endroit, lui lâcha un coup de Mouſqueton dans la tête, quand il vint pour ſe retourner, pour regarder qui lui donnoit cet avis. Les autres au contraire, qu’ayant voulu lever la viſiere de ſon caſque avec le bout de ſon piſtolet, qu’il avoit encore à la main, le piſtolet tira de lui-même, & le jetta roide mort ſur le careau. Cependant j’ai vû des gens qui m’ont dit que ſes piſtolets étoient encore chargez, quand on le trouva mort ; ce qui fait, qu’il eſt difficile de ſavoir qui l’on doit croire des uns ou des autres.

Le Maréchal de Châtillon qui ſe rendoit aſſez de juſtice pour ſe condamner lui-même, comme y aiant eu de ſa faute à tout ce qui s’étoit paſſé, fit le malade en même-tems, où le tomba effectivement de chagrin. Cela fut cauſe que le Maréchal de Breſé eut ordre d’aller prendre ſa place, & ce fut alors que ce Général nous fit aller de ce côté-là avec lui. Il laiſſa le reſte de ſon Armée au Maréchal de la Meilleraye, qui fut aſſieger Bapaume, pendant que nous reprimes Damvilliers où le Duc de Boüillon n’avoit pas laiſſé de mettre le ſiege après la mort du Comte de Soiſſons. Le Roi vint nous trouver lui-même, lors que nous étions devant cette Place, & le Duc ayant recours à la miſericorde de Sa Majeſté pour lui pardonner la faute qu’il avoit faite, il trouva grace auprés d’Elle. Il lui eut été difficile d’y réüſſir dans un autre tems, mais la mort du Comte de Soiſſons mettoit le Cardinal de ſi belle humeur, qu’il conſeilla à ce Prince de faire paroître en cela, que ſa bonté étoit encore au deſſus de ſa juſtice. Il eſt vrai que Mr. le Prince aida beaucoup à Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/131 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/132 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/133 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/134 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/135 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/136 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/137 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/138 pas, qu’il ſe douta que je n’étois pas allé loin. Il en fit ſon raport à ſon Maître, & accrut ſi bien ſa jalouſie par-là, que celui-ci réſolut de me jouer un méchant tour. Il me pria un jour à dîner, & ſur la fin du repas comme nous n’étions que lui, ſa femme & moi, ſon garçon lui vint dire qu’on le demandoit. Il me pria d’excuſer s’il étoit obligé de me quiter. Je n’eus pas de peine à lui accorder ſa priere : ſa femme de même la lui eut accordée volontiers, pour peu qu’il en eut voulu ſçavoir ſon ſentiment. Il monta cependant de ce pas à ſa chambre, Se s’y étant caché dans un cabinet avec deux bons Piſtolets bien chargez & bien amorcez, il crut qu’il me devoit attendre là, parce que ſi nous étions bien enſemble la femme & moi, comme il en eut juré volontiers, nous ne tarderions guére à y venir. Ce qui lui donnoit cette penſée, c’eſt que le lieu où il nous avoit laiſſer n’étoit nullement propre pour des amans. Il n’étoit ſeparé du cabaret que par une cloiſon qui étoit toute garnie de vître juſqu’au plancher. Ainſi l’on voyoit de là dans le cabaret, & du cabaret l’on y étoit vu également, à moins que de tirer des rideaux qui étoient devant.

Nous étions alors dans les plus courts jours de l’année, & j’y avois donné rendez-vous à Athos & à un autre Mouſquetaire nommé Briqueville, afin que ſi je n’avois pas le tems d’en dire deux mots à ma maîtreſſe, à cauſe de la preſence de ſon mari, j’euſſe du moins la commodité de le faire par leur moyen. Je ſçavois que la vûë d’un créancier étoit toûjours redoutable à ſon debiteur, & qu’ainſi le cabartier ne verroit pas plûtôt le ſien qu’il prendroit ou le parti de nous laiſſer en repos, ou de l’entretenir avec tant de complaiſance que je pourois peut-être trouver un moment pour faire ce que bon me ſembleroit. Athos & Briqueville n’arriverent que ſur les 5. heures du ſoir, & comme il en étoit déja près de quatre quand le cabartier nous avoit quittez, il avoit eu le tems de s’ennuier, & de ſe morfondre dans le lieu où il étoit. Il nous y attendoit pourtant de pied ferme, parce qu’il étoit convenu avec ſon garçon que ſi je venois à ſortir par hazard, il l’en avertiroit en même tems, ainſi il étoit bien aſſuré que j’étois encore avec elle, puis qu’il n’avoit point eu de ſes nouvelles.

D’abord qu’Athos & Briqueville furent arrivez, on tous mit dans la petite chambre où l’on avoit coûtume de nous mettre. J’avois dit à ce garçon de nous la garder, parce que je ſçavois qu’ils devoient venir, & que cela me faciliteroit mes amourettes. Le Cabaretier fut ravi quand il nous y entendit, car les jaloux ont cela de propre qu’ils ſe réjoüiſſent ſeulement des choſes qui leur font connoître leur malheur. C’eſt une maladie dont ils ne ſçauroient ſe défendre, tant il eſt vrai que la jalouſie eſt un goût dépravé qui fait haïr ce qu’on devroit aimer, & qui fait aimer ce que l’on devroit haïr. En effet, un jaloux ne cherche qu’à voir ſa femme ou ſa maîtreſſe entre les bras de ſon rival. Tout ce qui peut le confirmer que ce qu’il s’eſt mis en tête eſt véritable a des charmes nom pareils pour lui, & il n’en trouve jamais davantage qu’à verifier ſon malheur. La cabaretiere monta quelque tems après nous, & ayant laiſſé ſa porte entre-ouverte afin que j’y puſſe entrer à mon ordinaire, elle ne me vit pas plûtôt qu’elle ſe jetta ſur moi pour m’embraſſer. Je commençois à répondre à ſes careſſes en amant paſſionné, quand je crus entendre remuer quelqu’un dans le cabinet. Cela me fit lui faire ſigne de l’œil, & ayant entendu ce que je voulois dire par là, nous nous arretâmes court tous deux comme ſi on nous eut donné un coup de maſſuë. Le bruit que j’avoîs entendu étoit que le cabaretier avoit voulu regarder ce que nous faiſions par le trou de la ſerrure, parce qu’il ne nous entendoit point parler. Il ſçavoit bien, ou du moins il ſe doutoit que j’étois-là, parce qu’il avoit oüi entrer quelqu’un après ſa femme : enfin ayant vû que nous nous approchions de près, quoiqu’il ne nous vit que juſqu’à la ceinture à l’endroit où nous étions, il ouvrit la porte du Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/141 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/142 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/143 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/144 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/145 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/146 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/147 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/148 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/149 même inſtalé à la Cour comme un homme dévoüé à ſon ſervice, parce qu’il étoit ami de ſon pere, à l’élevation de qui il n’avoit pas peu contribué. Car la Maiſon d’Effiat, bien loin d’être une des plus anciennes du Roïaume étoit ſi nouvelle, qu’elle avoit tout lieu d’être contente de ſa fortune, par raport à ſon origine. Toutes ces raiſons obligeoient donc ce favori à demeurer dans une grande union avec le bienfaicteur de ſon pere ; & le ſien particulier ; mais voulant être Duc & Pair, & épouſer la Princeſſe Marie qui étoit fille du Duc de Nevers, & qui fut depuis Reine de Pologne, il ne vit pas plûtôt que le Cardinal s’y opoſoit ſous main, & même quelquefois ouvertement, qu’il oublia tous ſes bien-faits avant qu’il fut peu. Son ingratitude donna d’autant plus de chagrin à ſon Eminence, qu’elle le voyoit bien auprès du Roi, elle craignit qu’au lieu de lui rendre ſervice comme il lui avoir promis l’orſqu’elle l’avoit mis auprès de Sa Majeſté, il ne fut capable de lui nuire. Ainſi la haine & la jalouſie qu’il commençoit à lui porter augmentant de moment à autre, les choſes commencerent tellement à s’envenimer entr’eux, qu’ils ne ſe purent plus ſouffrir l’un l’autre.

Le Roi qui n’aimoit point du tout le Cardinal fut bien-aiſe de leur meſintelligence, & prit plaiſir à tout ce que ſon favori lui pût dire contre lui. Cependant comme malgré cette haine, il voyoit que ce Miniſtre lui étoit abſolument neceſſaire, pour le bien de ſon Roïaume, il ne laiſſa pas toûjours de s’en ſervir, quoique Cinqmars lui donnât de tems en tems diverſes attaques pour lui faire donner ſa place à un autre. Au reſte ce favori voiant que le Roi y faiſoit la ſourde oreille, & que ce Miniſtre s’opoſoit plus que jamais à ſes deſſeins, enſorte que quelque bien qu’il fut avec Sa Majeſté il n’en pouvoit obtenir ni la Princeſſe Marie qu’il aimoit paſſionnément, ni un Brevet de Duc & Pair, il réſolut de ſe défaire de ſon Eminence, en le faiſant aſſaſſiner, puiſqu’il n’y avoit pas moyen de s’en défaire autrement. Il réſolut donc Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/151 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/152 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/153 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/154 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/155 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/156 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/157 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/158 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/159 manda à ce dernier de faire quelque fauſſe démarche dont il ne ſe pût retirer, que par une fuite honteuſe. Il n’oſa en demander autant à l’autre, parce que le ſoin de ſa réputation qu’il avoit élevée au plus haut point par un nombre infini de grandes actions, le touchoit de plus près que deſir qu’il pouvoit avoir de lui plaire. Le Maréchal qui n’avoit pas tant de choſes à ménager ne ſe montra pas ſi ſcrupuleux, il fit le pas que ſon Eminence vouloit qu’il fit, & les ennemis l’ayant chargé en même-tems, il prit ſi fort à tâche de ſe ſauver, que cette journée fut nommée la journée des éperons, autrement la défaite de Honrecourt.

Le Roi n’eut pas plûtôt avis de cet accident qu’il n’eut plus d’envie de rire avec Cinqmars. Il regretta l’éloignement du Cardinal, dont il trouvoit que les conſeils lui étoient abſolument neceſſaires dans une rencontre comme celle-là. Il lui envoya même couriers ſur couriers pour le faire revenir, lui mandant qu’il eut à pourvoir à la ſûreté de la Frontiere qui alloit être expoſée au ravage des Eſpagnols, maintenant qu’ils ne trouveroient plus d’Armée pour leur faire tête. Le Cardinal ravi d’avoir ſi bien réüſſi dans ſon deſſein, ne partit ni à l’arrivée du premier courier, ni même à celle du ſecond. Il voulut que le mal devint encore plus preſſant avant que d’y aporter remede. Il laiſſa faire aux ennemis une partie de ce que l’on a accoûtumé de faire quand on a remporté une grande victoire. Le Roi qui ſe voyoit à plus de deux cens lieuës de-là, & qui s’en étoit toûjours repoſé ſur lui de bien des choſes, ſe trouvant encore plus incapable qu’auparavant d’y mettre ordre, lui envoya de nouveaux couriers pour lui commander de hâter ſon départ. Il ne s’en preſſa pas plus qu’auparavant, & ayant continué de faire le malade, il manda au Roi qu’il étoit dans un ſi pitoyable état qu’il lui étoit impoſſible de lui obéïr, ſans ſe mettre en danger de mourir en chemin. Le chagrin qu’il avoit eu depuis quelque tems l’avoit ſi Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/161 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/162 ordre en même-tems d’arrêter Mr. de Bouillon. Mr. de Couvonges que le Comte du Pleſſis, qui commandoit en ce païs-là les troupes du Roi, avoit chargé de cet ordre, l’executa fort adroitement. Mr. de Thou fut arrêté, & celui-ci ayant été conduit à Lion avec Mr. de Cinqmars, leur procès leur fut fait & parfait. Ils furent condamnez tous deux à perdre la tête, celui-ci pour avoir voulu faire entrer les ennemis dans le Royaume, celui-là pour en avoir eu connoiſſance & ne l’avoit pas révélé. Pour ce qui eſt de Mr. de Boüillon on parloit bien de lui faire la même choſe, mais comme il avoir de quoi racheter ſa vie, il en fut quitte pour donner ſa place de Sedan. Fabert qui faiſoit ſa Cour au Cardinal depuis pluſieurs années, fut pourvû de ce Gouvernement que pluſieurs Officiers plus conſiderables que lui demandoient. Le Cardinal ne ſurvécût guéres à ce triomphe : les Hemorroïdes continuant toûjours de lui faire milles ravages, il ne pût plus ni s’aſſeoir ni durer dans une même ſituation. Ainſi il fut obligé de ſe faire raporter du Rouſſillon par des Suiſſes qui le portoient ſur leurs épaules. Dans tous les lieux où il logea, on l’entra par les fenêtres qu’on élargiſſoit à proportion du beſoin que l’on en avoit, afin je l’y faire paſſer plus commodément. On l’amena ainſi juſques à Roüanne, où on le mit juſques à Briare dans un batteau ; de Briare les Suiſſes recommencerent à le porter comme ils avoient fait auparavant, & étant arrivé de cette maniere à ſon Palais, il y mourut deux mois & vingt deux jours après avoir fait mourir Cinqmars & de Thou.

Perpignan ſe rendit au Maréchal de la Meilleraie, que le Roi ne faiſoit encore que d’arriver à Paris, & il prit Salée en ſuite, pendant que nôtre Régiment s’en revint à la Cour. Je vis pour la premiere fois, lors que j’étois encore devant Perpignan, le Cardinal Mazarin à qui le Roi avoir procuré la pourpre deux ans auparavant, mais qui n’en reçut la ' Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/164 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/165 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/166 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/167

D’abord que je fus entré dans ce logis je montai le plus doucement qu’il me fut poſſible à la chambre où j’avois rendez-vous ; elle étoit au ſecond étage, parce que cet homme avoir laiſſé la premiere pour les Ecots de conſequence qui lui pouvoient venir : elle étoit même aſſez parée d’ordinaire ; mais ne voulant pas que la juſtice pût mordre ſur lui quand il auroit fait le coup qu’il prétendoit, il l’avoit fait démeubler la veille, ſans que perſonne le ſçût que ſon garçon. Il en avoit fait porter les meubles chez un couſin de ce garçon qui étoit un de ſes locataires, & qu’ils avoient mis tous deux de leur ſecret.

J’ouvris la porte de la chambre où je devois entrer, tout auſſi doucement que j’étois monté le degré. Je la refermai ſur moi tout de même, & me tins tout auprès ſans bouger de ma place, tant de peur de faire du bruit & que l’on ne m’entendit au deſſous, que pour entendre moi-même quand la Cabaretiere monteroit. J’étois convenu avec elle de lui ouvrir cette porte d’abord qu’elle grateroit, & il falloit que je fuſſe ainſi tout auprès pour ne pas prendre pour elle des gens qui pouroient y venir, ſi je manquois à y prendre garde. Le tems me dura aſſez long-tems devant que de l’entendre monter, parce que quoi qu’il fut déjà tard, quand j’étois arrivé elle vouloit voir retirer tous ſes gens devant que de s’aller coucher. Son mari avoit averti ſon garçon de mon arrivée, ſans qu’elle pût s’en défier, ce garçon étoit allé ſous prétexte de quelque neceſſité dans l’allée du logis, où le maître étoit convenu qu’il iroit lui-même le trouver pour lui dire à l’oreille ce qu’il auroit découvert. Cela s’étoit éxecuté tout de même qu’ils l’avoient concerté enſemble. Le garçon ayant paru ſur la porte, le maître lui étoit venu dire de ſe tenir prêt & que la bête étoit dans les toilles. C’étoit ainſi qu’il m’avoit nommé à lui, & il croyoit ſans doute ma mort toute auſſi proche que celle d’un pauvre ſanglier ou de quelque autre animal qu’on y fait donner. Quoi qu’il en ſoit, la femme s’étant retirée après avoir vû paſſer tous ſes gens où ils avoient coûtume de s’aller repoſer, elle vint à la porte de la chambre, où elle n’eût pas plûtôt graté qu’elle lui fut ouverte. Nous nous mîmes au lit un moment après, & il n’y avoit pas une demie heure que nous y étions, que le garçon fut ouvrir la porte de la ruë à ſon maître. Il s’étoit muni d’un piſtolet & d’un poignard pour ne me pas marchander.

Nous étions bien éloignez ſa femme & moi de ſonger à ce qui s’alloit paſſer, & nous ne penſions uniquement qu’à nous donner du bon tems, quand ce mari qui étoit monté tout doucement avec ſon garçon voulut ouvrir nôtre porte avec une double clef qu’il avoit fait faire ; nous fûmes bien ſurpris elle & moi quand nous entendîmes ce ménage ; mais comme par bonheur j’en avois fermé le verroüil, j’eus le tems de prendre le parti que me conſeilloit la prudence, car je me doutai auſſi-tôt de ce que c’étoit, ce qui fut cauſe que je ne fus pas long-tems à prendre mon parti. Mais comme je voulois m’habiller & me jetter dans la Cour d’un Rotiſſeur qui étoit ſous les fenêtres d’un cabinet à côté de la Chambre, je me trouvai tellement preſſé que je n’eûs pas le tems de mettre ſeulement, ni mon juſtaucorps ni mon haut de chauſſe. Le Cabaretier qui étoit homme de précaution auſſi-bien que moi, avoit apporté avec lui une barre de fer pour caſſer la porte en cas qu’elle lui fit la moindre réſiſtance, & comme cette porte n’étoit pas trop bonne, il l’eût bien-tôt fenduë en deux. Je fus ſage : dès le premier coup qu’il y donna, j’ouvris la fenêtre de ce cabinet, & m’étant jetté de haut en bas, dans la Cour dont je viens de parler, je fus tomber ſur une vingtaine de garçons rotiſſeurs qui étoient aſſis les uns auprès des autres. Ils profitoient du beau clair du Lune pour piquer leur viande & ne ſongeoient guéres à moi. Comme j’étois nud en chemiſe, je laiſſe à penſer combien ils furent ſurpris me voyant en cette équipage : j’en étois connu, parce que depuis le gain des 8o. Piſtoles que j’avois fait, j’avois toûjours continué à carabiner dans l’Antichambre du Roi, & n’y avois pas été trop malheureux ; ainſi comme cet argent qui ne me coûtoit rien, ne me coûtoit guéres auſſi à dépenſer, j’en avois fait grand chere & bon feu, de ſorte que les rotiſſeurs & les cabaretiers s’en étoient reſſentis auſſi-bien que les plumaſſiers des Marchands d’étoffes & les Marchands de ruban. Or tandis qu’il m’avoit été permis de voir ma maîtreſſe chez elle, ce rotiſſeur avoit toûjours eu ma pratique, & même je ne la lui avois pas encore ôtée depuis, parce qu’il me ſembloit qu’il avoit de meilleure viande que les autres.

Ces garçons qui avoient oüi parler de mon intrigue avec la femme de leur voiſin, parce qu’après l’éclat qu’il avoit fait, il étoit impoſſible qu’ils n’en ſçûſſent quelque choſe, ſe douterent bien alors de ce qui m’étoit arrivé. Leur maître & leur maîtreſſe qui ne l’aimoient point, parce qu’il étoit extrêmement avare, & peu traitable avec ceux à qui il avoit affaire, me donnerent en même-tems des ſouliers avec un manteau & un chapeau. Ils m’euſſent bien donné l’habit tout complet, ſi j’euſſe eu le tems de l’endoſſer, mais comme ils craignoient que le jaloux ne me vint chercher chez eux, quand ils verroit que je ne me pourrois être ſauvé autre part, ils me conſeillerent de gagner païs, ſans perdre un moment de tems. Je crus que leur conſeil n’étoit pas mauvais, & l’ayant ſuivi à l’heure-même, je m’en fus chez le même Commiſſaire qui l’avoit emmené en priſon, lors qu’il m’avoit fait ſa premiere incartade. Je me donnai bien de garde étant arrivé chez lui de lui conter mon affaire, comme elle étoit, il n’y eut pas eu pour moi le mot pour rire ; Car s’il eſt vrai qu’il n’y ait point de Ville au monde où il ſe faſſe tant de cocus impunément qu’il s’en fait à Paris, il ne laiſſe pas d’être conſtant que cet abus ſe punit dans de certains cas, comme étoit le mien ; du moins s’il ne m’en fut pas arrivé grand mal, toûjours eſt-il Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/171 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/172 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/173 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/174 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/175 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/176 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/177 parmi les honnêtes gens, on ne faiſoit que ſe deshonorer auprès d’eux ; qu’il ne diſconvenoit pas à la verité que les bonnes graces d’une Dame ne ſerviſſent à faire briller le mérite d’un jeune homme : mais pour que cela fût, il falloit que la Dame fut d’un autre rang, que celle que je voyois ; que l’intrigue que l’on avoit avec une femme de qualité paſſoit pour galanterie, au lieu que celle que l’on avoit avec celles qui reſſembloient à ma maîtreſſe, ne paſſoit que pour débauche & pour crapule.

Je trouvai de l’injuſtice dans ce qu’il me diſoit-là, parce qu’après tout, le vice eſt toûjours vice, & qu’il n’eſt pas plus permis à une femme de qualité de faire l’amour qu’à celle de la lie du peuple : mais comme l’uſage autoriſoit ſes reproches, je m’en trouvai ſi étourdi que je n’eus pas la force de lui répondre une ſeule parole. Il prit ce tems-là pour me demander à quoi j’étois réſolu, & ſi c’étoit à quitter cette femme, ou à renoncer à ma fortune ; qu’il n’y avoit point d’autre parti à prendre pour moi, parce que ſi je ne le faiſois de bonnes graces, il ſeroit obligé d’en parler au Roi, de peur que je ne deshonoraſſent mon pays par une vie mole & indigne d’un homme de ma naiſſance ; que je ne ſçavois peut-être pas que tous ceux qui étoient mes compatriotes, & qui avoient tous oüi parler de mon attache, ſe mocquoient de moi ; que ſi j’en doutois il n’avoit rien à me dire pour m’en faire connoître la verité, ſinon qu’il falloit bien qu’il en fut quelque choſe, puiſque cela étoit parvenu juſqu’à lui.

Je fus ſi touché de ces reproches qu’il m’eſt impoſſible de l’exprimer. Je baiſſai les yeux contre terre comme un homme qui eût été pris en flagrant delit, & Mr. de Treville me croyant à demi convaincu de ma faute par la poſture que je tenois, acheva de me rendre le plus confus de tous les hommes par des traits piquans qu’il lança contre tous ceux qui menoient la même vie que j’avois menée juſques-là. Il Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/179 lui conſeillois de retourner avec ſon mari, s’il vouloit bien ſe racommoder avec elle : que le beau-frere de Mr. de Treville qui les avoit déja racommodez une fois enſemble, vouloit bien encore avoir la charité d’y travailler une ſeconde : que pour moi, tout ce que je pouvois faire preſentement pour lui marquer que je l’avois eſtimée véritablement, étoit de defirer qu’elle ne fit jamais de part de ſes faveurs à d’autre qu’à ſon mari ; qu’une femme n’étoit jamais plus eſtimable que quand elle étoit ſage, & que pourvû que j’appriſſe qu’elle le fût, elle pouvoit conter que je ſerois d’autant plus ſon ami, que je ne voulois plus être ſon amant, par raport ſeulement à ſes intérêts, ſans conſiderer les miens en aucune façon.

J’accompagnai cette lettre de la moitié de mon argent que je lui envoyai, pour lui témoigner que ſi elle avoit bien voulu me donner ſon cœur, je voulois bien auſſi lui donner tout ce que j’avois de plus précieux. Elle fut bien ſurpriſe à la réception de cette lettre, & m’ayant renvoyé mon argent, elle me récrivit en des termes ſi tendres & ſi touchans, que ſi j’euſſe été encore à donner ma parole à Mr. de Treville ; je ne ſçai ſi je l’euſſe voulu faire preſentement. Mais enfin, me trouvant lié heureuſement par-là, parce que c’eſt ſouvent un bonheur que de m’oſer faire ce que nous conſeille nôtre foibleſſe, je tins ferme contre une infinité de mouvemens qui me repreſentoient à toute heure que c’étoit être cruel à moi-même que l’être à cette femme. Je lui fis réponſe néanmoins en des termes qui étoient tout auſſi honnêtes que les ſiens, quoy qu’ils ne fuſſent pas ſi paſſionnez. Mais comme rien ne lui pouvoit plaire, ſi je ne lui rendois mon cœur que je lui voulois ôter, elle me renvoya encore mon argent que j’avois jugé à propos de lui offrir tout de nouveau. Je l’avois fait afin de lui faire voir que je n’aurois pas manqué ni d’amour ni de reconnoiſſance, ſi des raifons auſſi importantes que celles que j’avois Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/181 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/182 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/183 affaire qu’à un ſeul j’en euſſe bien-tôt fendu bon compte, mais comme ils étoient deux contre moi je me rangeai contre la muraille de peur que l’un ne me prît par derriere, pendant que l’autre me prendroit par devant.

Enfin je ne ſçais ce qui ſeroit arrivé de tout cela, parce qu’un homme qui à deux ennemis en tête en a toûjours trop d’un, quand les bourgeois me tirerent de ce peril en venant ſur eux avec de long bâtons pour les atteindre de plus loin. Ils leur en déchargerent pluſieurs coups ſur les épaules, & les deux Suiſſes ſe voyant ſi bien régalez tournerent tête contr’eux, & me laiſſerent en repos. Ceux qui les avoient chargez ne ſe mirent pas en peine de les arrêter, & leur laiſſerent faire retraite. Je me trouvai cependant bleſſé d’un coup deſtramaçon que l’un des deux m’avoit donné ſur l’épaule droite : par bonheur pour moi mon baudrier m’avoit paré la plus grande partie du coup, & ma bleſſure ſe trouvant legere je n’en gardai la chambre que deux ou trois jours. Le Suiſſe demanda auſſi-tôt ſa récompenſe à la Dame, lui prometant que ſes Soldats acheveroient bien-tôt la beſongne qu’ils avoient commencée. Comme elle le vit ſi perſeverent, elle crut qu’il méritoit bien qu’elle eut quelque conſidération pour lui : elle l’épouſa ſelon ſon deſir, mais quand il en eut fait ſa femme, il jugea à propos de ne ſe point charger d’un aſſaſſinat pour l’amour d’elle. Voilà comment finirent les premiers amours que j’eus à Paris, heureux ſi je m’en fuſſe tenu-là, & que ce qui m’y étoit arrivé m’eut rendu ſage.

Le Roi qui n’avoit ſouffert qu’avec peine l’aſcendant que le Cardinal de Richelieu avoit pris ſur ſon eſprit, ne voulant pas s’expoſer à ſe trouver à la même peine ſous un autre Miniſtre, ne voulut point faire remplir ſa place à perſonne tant qu’il vivroit. On en fut tout étonné, parce qu’il ne paroiſſoit guéres propre pour ſe charger lui-même des affaires, Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/185 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/186 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/187 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/188 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/189 que cela vouloit dire, de l’entendre ſonner ſi ſouvent. Mais ſoit que Dieu n’exauçât pas leurs prieres, ou qu’il ne ſe mit pas en état lui-même de mériter qu’il les exauçât, il avoit renoncé à la fin à cette vocation, & avoit embraſſé celle du Palais. Il n’y avoit pas trop mal réüſſi, puiſqu’il étoit devenu Chancelier, & même à un âge qu’il y avoit eſperance qu’il le devoit être long-tems. En effet, il vit encore juſqu’aujourd’hui & toûjours avec de ſi grandes tentations, ſur tout de celles dont je viens de parler, que l’on en conte d’étranges choſes. Cependant ſi l’on en veut croire ce qu’on en dit, l’on prétend qu’il y employe bien une autre cloche que celles des Chartreux pour les faite paſſer.

Chavigny ne lui reſſembla pas à l’égard des conſeils qu’il venoit de donner au Roi : ſa Majeſté qui étoit ſuſceptible de ces ſortes d’impreſſions goûta ſon avis, & travailla en même-tems à une déclaration par laquelle il prétendoit après ſa mort partager l’autorité entre la Reine, le Duc d’Orleans & le Prince de Condé. La Reine en fut avertie par le Cardinal Mazarin ; elle le pria d’en parler au Roi ; & de lui remontrer que ceux qui lui donnoient ce conſeil abuſoient bien du crédit qu’ils avoient ſur ſon eſprit ; que le Duc d’Orleans avoit toûjours été un boutefeu dans ſon Roïaume, & que de lui donner le moindre pouvoir, c’étoit juſtement y faire vivre la guerre civile qu’il y avoit allumée tant de fois, qu’il n’étoit pas moins dangereux de lui aſſocier le Prince de Condé, parce que n’y ayant que lui qui eut des garçons de toute la famille Royale, il tâcheroit peut-être à les élever au préjudice de ceux de Sa Majeſté. Le Roi d’aujourd’hui avoit un Frere qui étoit plus jeune que lui de deux ans & quelques jours. C’eſt Mr. qui vit preſentement, Prince qui après avoir porté le nom de Duc d’Anjou dans ſa jeuneſſe, a pris celui de Duc d’Orleans après la mort de ſon Oncle. Cependant l’on peut dire qu’il ne lui a reſſemblé en rien que par raport à ce nom : autant Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/191 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/192 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/193 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/194 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/195 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/196 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/197 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/198 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/199 brigues qui s’élevoient contre l’autorité naiſſante de la nouvelle Regente principalement quand ceux qui croyoient avoir le plus de part dans ſes bonnes graces s’en virent éloignez. L’Evêque de Beauvais en fut du nombre, le ſervice qu’il avoit rendu à la Reine mere lui faiſant croire qu’elle ne le pouvoit bien reconnoître qu’en lui donnant la place de premier Miniſtre, il y aſpira ſi ouvertement, qu’il ne fit point de difficulté de lui en parler lui-même. La Reine mere tâcha, ſans être obligée de lui dire qu’il n’en étoit pas capable, de lui faire ſentir qu’il ſeroit plus heureux mille fois de demeurer en l’état où il étoit que de chercher à s’élever davantage par un poſte tout rempli d’épines & de traverſes. Mais il ne voulut pas l’entendre à demi mot, ſi bien que fâché de ne pas trouver en elle toute la reconnoiſſance qu’il eſperoit, il ſe fit chaſſer à la fin de la Cour, pour avoir oſé faire paroître le mécontentement qu’il avoit, de ce que cette Princeſſe eut jetté les yeux ſur un autre que lui pour lui faire remplir cette place.

Ce fut ſur le Cardinal Mazarin que la Reine fit tomber ſon choix, & il ne fut pas plûtôt parvenu à cette dignité qu’il fit tout ce qu’il pût pour ruiner Chavigni. Il lui fit ôter ſa charge de Secretaire d’Etat ſous prétexte que le Cardinal de Richelieu ne l’en avoit revêtu qu’après l’avoir ôtée aſſez injuſtement au Comte de Brienne. Il fut bien aiſe ainſi de couvrir, ſous ombre de juſtice, la haine qu’il lui portoit ; mais comme il ne ceſſa point de le perſécuter depuis, & même que cette perſecution dura juſqu’à ſa mort, on ne fut pas long-tems à reconnoître au travers de tous ſes déguiſemens le principe qui le faiſoit agir. Cette averſion procedoit de ce qu’il reſſembloit à beaucoup de gens qui ſont bien aiſes quand ils ſont dans le beſoin de trouver qui les aſſiſtent ; mais qui ne peuvent plus ſouffrir leur vûë du moment qu’au lieu de la neceſſité où ils étoient, ils ſe voyent dans l’opulence. Mazarin à ſon avenement à la Cour y étoit venu ſi miſerable qu’il avoit eu beſoin que Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/201 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/202 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/203 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/204 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/205 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/206 perſonnes de diſtinction qu’il eut pû amener à ſon ſentiment ſans ce Comte, qui s’opiniatra ſi fort à vouloir ruiner l’autorité de ſon Souverain, que le Comte de Harcourt ne ſe pût empêcher de lui dire d’y prendre bien garde, & que ſi jamais Sa Majeſté Britannique trouvoit moyen de regagner la confiance de ſes Sujets, il étoit comme impoſſible qu’il oubliât jamais l’obſtacle qu’il y auroit aporté. Bedfort lui répondit avec beaucoup de hardieſſe, & peut-être avec aſſez peu de raiſon, que quand il lui faiſoit cette menace, il égaloit aparemment le pouvoir des Rois d’Angleterre avec ceux des Rois de France en ces derniers termes ; qu’il y avoit bien à dire de l’un à l’autre, & que les Anglois étoient trop ſages pour ſouffrir jamais que leur Souverain ſe vengeât directement ou indirectement d’une perſonne qui ſe ſeroit attire ſa haine pour avoir embraſſé comme il faiſoit leurs intérêts ; que leur Nation avoit des loix ſur leſquelles il falloit que leurs Princes ſe conformaſſent, à moins que de la voir auſſi-tôt ſe déclarer contr’eux ; que c’eſt ce qui étoit toûjours arrivé toutes fois & quantes qu’ils avoient voulu entreprendre quelque choſe au-delà de leur pouvoir, & ce qui arriveroit encore à l’avenir, parce qu’il n’y avoit pas un Anglois qui ne ſçût que c’étoit en cela que dépendoit leur liberté & leur repos.

Tout ce que je viens de dire ſe ſçût tout auſſi-tôt dans la Ville, quoi que cela ſe fut paſſé tête à tête & ſecretement. Je crois que ce fut le Comte de Bedfort que prit plaiſir de le divulguer, afin de faire voir au Peuple qu’il étoit toûjours le même, & que rien n’etoit capable de le fléchir. Cependant ce qui ſe diſoit des menaces que le Comte de Harcourt lui avoit faites, ſi neanmoins on peut apeller de ce nom-là ce qu’il lui avoit dit le rendit odieux au Peuple, les Anglois ne firent non plus d’état de lui, que ſi ç’eut été un ſimple particulier. Il paſſoit tous les jours dans les ruës ſans qu’on lui donnât le moindre coup de chapeau. Un Cocher même d’un caroſſe de place, Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/208 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/209 droit des gens, il n’eut qu’à s’en prendre à lui-même ; que c’étoit lui qui y contrevenoit le premier, & qui donnoit lieu par là qu’on lui manquât de reſpect, ſans qu’on y pût mettre remede.

Ce diſcours qui étoit une eſpece de menace n’étonna pas ce Prince, quoi qu’il eut tout à aprehender de l’eſprit inquiét de ces Peuples. Il rêpondit à ceux qui le lui tenoient, que ceux dont ils faiſoient des plaintes n’étant ſes domeſtiques que par accident c’eſt-à-dire, que parce qu’ils avoient voulu voir le Païs & l’accompagner dans ſon Ambaſſade, ils ne lui avoient pas demandé permiſſion de faire ce qu’ils avoient fait ; que la Nobleſſe Françoiſe avoit cela de propre, que quand elle ſçavoit une bataille elle n’y couroit pas ſeulement ; mais encore qu’elle y voloit ; que s’ils en avoient pris ſon avis, ils ſe fuſſent bien donnez de garde de le faire, mais que de jeunes gens commme nous étions tous la plûpart, ne faiſoient pas toûjours réflexion à ce qu’ils devoient faire. Ces raiſons ne contentérent pas le Parlement. Il donna des ordres rigoureux contre nous, & écrivit même au Comte d’Eſſex que ſi nous pouvions tomber par hazard entre ſes mains, il nous traîtât le plus rigoureuſement qu’il lui ſeroit poſſible. Le Comte d’Eſſex qui ne cherchoit qu’à lui plaire, mit un parti en campagne pour nous joindre devant que nous nous puſſions rendre à l’Armée de l’endroit où nous avions été trouver le Roi, mais ce parti en ayant rencontré un autre des Troupes de ſa Majeſté l’attaqua, parce qu’il ſe voyoit plus fort que lui. Il croyoit qu’après en avoir eu la victoire, il lui ſeroit facile de poſer ſon embuſcade & de nous ſurprendre ſur nôtre paſſage : en effet, il avoit déja beaucoup davantage ſur ſes ennemis, quand par malheur pour lui nous arrivâmes à la vûë du lieu où ſe rendoit le combat. Nous y courumes auſſi-tôt pour donner ſecours à ceux que nous voyons combattre pour ſa Majeſté Britannique. Il nous fut facile de les reconnoître, & de reconoître les autres pareillement aux Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/211 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/212 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/213 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/214 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/215 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/216 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/217 que dire Aramis & moi ; mais enfin ayant paru le long des murs du Luxembourg qui ſont hors de la Ville, nous nous en fûmes à eux mon ami & moi, tant j’avois d’impatience de terminer nôtre querelle. Aramis ſentit quelque tranchées en y allant, & me dit qu’il eût bien voulu s’arrêter s’il eût pû le faire avec honneur, mais que ſe trouvant preſentement en preſence de ceux à qui nous devions avoir affaire, il avoit peur qu’ils n’interpretaſſent en mal une neceſſité dont ils ne connoîtroient pas la cauſe. Je lui répondis qu’ils ſe faiſoit-là un ſcrupule bien mal à propos, & qu’il avoit une penſée que nul autre que lui n’auroit jamais, que tous ceux qui le connoiſſoient ſçavoient qu’il étoit un ſi brave homme qu’ils ne l’acuſeroient jamais de foibleſſe ; que j’étois d’ailleurs pour rendre compte de l’état où je l’avois trouvé, quand il avoit voulu à toute force s’en venir avec moi, ce qui le juſtifieroit entierement, quand même on ſeroit capable de concevoir quelque choſe à ſon deſavantage, de ce que la neceſſité lui impoſoit.

Il ne m’en voulut jamais croire, & m’ayant repliqué pour toute raiſon que ces Anglois ne le connoiſſoient pas, & que c’étoit à eux qu’il craignoit de ne pas donner bonne opinion de ſon courage, s’il faiſoit ce que je lui conſeillois ; nous marchâmes toûjours, & arrivâmes ainſi en preſence les uns des autres. Nous nous viſitâmes tous quatre pour voir s’il n’y auroit point de ſupercherie à nôtre fait. Car il étoit arrivé avant que l’on prit cette précaution, que quelques faux braves s’étoient armez des cottes de maille, & qu’ils s’étoient précipitez enſuite ſur leurs ennemis, parce qu’ils ſçavoient bien que leur épée ne leur pouvoit faire de mal ; quoi qu’il en ſoit, pas un de nous n’étant capable de faire une action comme celle-là, nous ne trouvâmes rien qui ne fût dans les formes. Cependant dans le tems que cela ſe faiſoit, & que celui que ſe devoit batre contre Aramis le tâtoit de tous côtez, ſes tranchées le Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/219 faiſoit, quand il viendroit à le tâter avec la pointe de ſon épée. Aramis en diſant cela le ſuivoit toûjours de fort près, & lui donna enfin un bon coup d’épée, ſans que la précaution qu’il avoit de bien reculer l’en pût garantir. Pour ce qui eſt de ſon camarade il faiſoit mieux ſon devoir avec moi, & ſe battoit du moins de pied ferme, s’il ne ſe battoit pas plus heureuſement. Je lui avois déja donné deux coups d’épée, un dans le bras l’autre dans la cuiſſe, & lui ayant fait en même-tems une paſſe au colet, je lui mis la pointe dans le ventre, & l’obligeai de me demander la vie. Il ne s’en fit pas trop preſſer, tant il avoit de peur que je ne le tuaſſe. Il me rendit ſon épée, & le combat qui ſe faiſoit entre nous deux ayant fini par-là je m’en courus en même-tems à mon ami pour lui aider s’il avoit beſoin de mon ſecours, mais il n’en fut pas neceſſaire, & il eût bien-tôt fait la même choſe que je venois de faire, ſi celui contre qui il ſe battoit eût voulu ne pas reculer ſi fort devant lui. Cependant quand celui-ci vit que je m’avançois encore pour le combattre, ſuivant l’uſage ordinaire des duels, & qu’au lieu d’un homme à qui il avoit affaire preſentement & qui n’étoit encore que trop pour lui, il alloit maintenant en avoir deux ſur les bras, il n’attendit pas que je le joigniſſe pour faire ce que ſon camarade avoit fait. Il rendit ſon épée à Aramis & lui demanda pardon de ce qu’il lui avoit pû dire de deſobligeant. Aramis le lui pardonna volontiers, & les deux Anglois s’en étant allez en même tems ſans nous redemander leurs armes que nous avions envie de leur rendre, Aramis entra dans une maiſon au Faux-bourg S. Jacques, où pendant qu’il ſe fit allumer du feu pour changer de linge, il me pria de lui aller acheter une chemiſe & un calleçon. Je pris l’un & l’autre chez la premiere lingere tels que je les pus trouver, & l’ayant remené enſuite chez lui, je le quittai tout auſſi-tôt pour aller trouver Milédi.

Je demandai aux Gardes qui étoient à la porte de Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/221 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/222 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/223 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/224 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/225 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/226 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/227 la porte contre laquelle nous avions déja donné pluſieurs coups inutiles, ils ne virent pas plûtôt à nôtre mine que nous n’étions pas des archers, qu’ils nous dirent qu’ils ne prétendoient pas ſe deffendre contre nous, comme ils euſſent pû faire contre un Commiſſaire, qu’ils nous croyoient aſſez raiſonnables pour vouloir écouter leurs raiſons, & qu’ils nous prioient de ne nous y pas rendre inexorables.

Nous le voulumes bien, nous ayant déduit ce que je viens de dire ſçavoir qu’il y en avoit un d’eux qui étoit mari d’une femme que nous voyons devant nos yeux, & qui ne pouvant ſouffrir qu’un Anglois la vint voir, l’avoit pourſuivi juſques dans le cabinet ils conclurent qu’ils ne croyoient pas que nous fuſſions perſonnes à aprouver qu’un étranger vint faire une pareille inſulte à un François, juſques dans ſa maiſon. J’avois tant de lieu de haïr les Anglois de la maniere que j’étois traité de Miledi… que j’avouë que je ne fus plus ſi en colote que je l’étois auparavant contre ſes miſerables. Nous leur fimes graces en faveur de leur harangue. Cependant comme nous avions tous trop d’humanité pour permettre qu’ils maltraitaſſent cet étranger nous le tirâmes de ſon cabinet, dont il eut bien de la peine à nous ouvrir la porte, tant il étoit ſaiſi de frayeur. Mais enfin, s’étant laiſſé perſuader aux aſſurances que nous lui donnions qu’après être venus à ſon ſecours, nous n’étions pas gens à laiſſer nôtre ouvrage imparfait, il ſortit à la fin de ſa niche. Il fut bien ſurpris & bien joyeux tout enſemble quand il me reconnut, car comme il ſavoit que j’étois amoureux de ſa ſœur, & que même il étoit de moitié avec elle de toutes les cruautez qu’elle me faiſoit, il jugea tout auſſi-tôt qu’à moins que je n’euſſe bien changé de ſentiment à ſon égard, je prendrois ſon parti avec la même chaleur que je pourois faire le mien propre.

Je lui en donnai parole effectivement, d’abord que j’eus jetté les yeux ſur lui, & que je l’eus reconnu. Je lui dis auſſi-tôt, en lui preſentant la main en ſigne Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/229 de lieux, il n’eut plus eu que faire jamais d’eſperer qu’elle le laiſſât approcher d’elle.

La paix fut faite avec ces bréteurs d’abord que le Milord m’eut parlé de la ſorte, & n’ayant plus donc que faire avec eux nous emmenâmes le Milord mes amis & moi, ſans nous informer de ce qui leur arriva avec un Commiſſaire qui entra en cette maiſon que nous n’en étions encore qu’à quatre pas. Ce Commiſſaire envoya après nous pour nous prier d’aller depoſer contr’eux ; ſachant que nous emmenions celui à qui ils avoient voulu faire inſulte : nous n’en voulumes rien faire, & nous trouvâmes à propos de lui mander de faire ſes affaires comme il pouroit, & que pour nous nous ne ſervirions jamais de témoins pour faire faire le procès à perſonne.

J’étois alors ſi rempli des eſperances que le Milord m’avoit données, que mon plus grand defir n’étoit que de me trouver plus vieux que je n’étois de quelques heures, afin de voir ſi Miledi… ne ſeroit point un peu plus traitable. Mais j’avois tort d’en avoir tant d’empreſſement, puiſque le tems ne me devoit rien aprendre de bon. Ce ne fut pas neanmoins la faute du Milord. Je fus de bonne part qu’il avoit fait tout ſon poſſible auprès de ſa ſœur pour que j’en receuſſe un autre traitement. Il lui demanda même, voyant qu’elle ne pouvoit ſe réſoudre à me rendre juſtice, de feindre du moins qu’elle n’avoit pas tant d’averſion pour moi ; mais quoi qu’il lui put dire, & qu’il lui avouât même l’obligation qu’il m’avoit afin de l’y engager plûtôt, il lui fut impoſſible de gagner ni l’un ni l’autre auprès elle. J’allois toûjours chez cette belle aimable perſonne, & je n’y allois que trop pour mon repos, parce qu’elle avoit toûjours la cruauté de permettre que je la viſſe ; afin de me faite payer, plus cherement le plaiſir qu’elle m’accordoit de la voir. Son frere n’avoit oſe me dire les ſentimens où il l’avoit trouvée, & m’avoit laiſſé à les démêler dans les viſites que je lui rendois. Je m’en fus donc chez elle le lendemain partagé Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/231 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/232 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/233 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/234 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/235 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/236 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/237 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/238 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/239 plus d’une fois en allant chez le Roi, & que bien loin qu’il fut homme d’auſſi bonne mine qu’elle prétendoit, il étoit bien plus capable de donner du degoût que de l’admiration.

Cette reponſe ſurprit la Chancelliere qui voulut apeller ſon laquais pour témoigner qu’elle lui diſoit vrai. Le Chancelier lui répondit qu elle n’y penſoit pas de vouloir qu’un laquais fut plus croiable que lui, comme s’il avoit de meilleurs yeux qu’il n’en avoit. La Dame que la Chancelliere avoit convié à dîner rioit en elle-même de tout ſon cœur de cette diſpute, & en eut encore bien autrement ri, ſi elle n’eut point eu peur que la Chancelliere l’appellât auſſi en témoignage à ſon tour, mais la choſe ſe paſſa tout d’une autre maniere, & voici comme s’en fit le dénouëment. Le Chancelier fâché de voir que ſa femme lui ſoûtint toûjours que ſon Marquis de Spinola étoit non-ſeulement fait à paindre, mais encore qu’avec beaucoup de beauté, il avoit auſſi l’air avec lequel on nous dépeint le Dieu Mars, lui répondit qu’il ne ſe contentoit pas ainſi d’une deſcription en géneral & qu’il vouloit qu’elle lui fit celle de cet homme en détail. Elle lui répliqua qu’elle le vouloit bien, & y aiant ſatisfait en meme-tems, il vit bien après un moment de converſation qui celui auſſi dont elle lui vouloit parler étoit ſon gendre, ainſi lui diſant à l’heure même qu’elle le ne devoit plus blâmer, ſa fille d’en être devenuë amoureuſe, puiſque ſans être obligé de lui donner la queſtion elle avoüoit elle-même qu’il lui en fut bien arrivé autant qu’à elle ſi elle eut été encore à marier, il la ſurprit extrêmement par ce reproche. Elle voulut un peu de mal à la Dame de ce qu’elle étoit cauſe par le miſtere qu’elle lui avoit fait, de ce qu’elle s’étoit attiré cette piece. Mais le droit d’hoſpitalité demandant qu’elle ne lui en témoignât rien, ou du moins que ce ne fut qu’honnêtement, ou en demeura la à l’égard du Comte ſans remettre davantage cette affaire ſur le tapis. Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/241 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/242 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/243 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/244 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/245 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/246 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/247 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/248 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/249 de moi étoit vrai, je me pris à rire, comme ſi j’euſſe été ravi de ne plus aimer une folle. Je lui demandai en même-tems, mais d’une maniere peu empreſſée, & comme ſi cela m’eut été indifferent, ce qu’elle faiſoit donc tant pour lui donner du ſcandale, & m’ayant répondu à l’heure-même qu’elle n’en faiſoit que trop, & qu’elle n’en vouloit point d’autre juge que moi, elle ajoûta tout auſſi-tôt que ſa folie ne pouvoit guéres aller plus loin, puis qu’elle vouloit à toute force lui faire porter un billet au Marquis de Wardes pour lui donner un rendez-vous, qu’elle ne l’avoit pas voulu faire, qu’elle ne m’en eut parlé auparavant ; afin de lui donner là-deſſus le conſeil qu’elle attendoit d’une perſonne qui lui étoit auſſi affectionné que je le paroiſſois.

Je m’étonnai comment elle ne s’apperçût pas de l’effet que ces paroles produiſirent en moi. J’y demeurai interdit ; mais enfin m’étant remis en quelque façon de mon trouble, je lui demandai de quelle eſpece étoit ce rendez-vous, que quoi qu’ils fuſſent tous criminels à une fille, il y en avoit neanmoins qui l’étoient bien plus les uns que les autres ; d’ailleurs que du petit l’on en venoit bien-tôt au grand, principalement avec un homme comme de Wardes, qui étoit trop habile pour demeurer en ſi beau chemin. Elle me répondit que le rendez-vous dont elle me parloit étoit d’une nature à ne lui plus laiſſer aucun pas à faire ; que Miledi… vouloit paſſer une nuit avec lui, & que ſi je voulois voir le billet qu’elle lui écrivoit là-deſſus elle me le montreroit à l’heure-même, parce qu’elle l’avoit dans ſa poche.

J’avois trop d’interêt à la choſe pour ne la pas prendre au mot, je lui demandai à le voir, & me l’ayant donné en même-tems, j’y lûs des choſes que je n’euſſe jamais cruës, ſi je les euſſe vûës de mes propres yeux. Je ne pûs m’empêcher de pâlir à cette vûë, & l’état où je devins au même inſtant lui ayant appris ce qui ſe paſſoit en moi, elle pâlit à ſon tour, voïant combien elle s’étoit trompée quand elle avoit crû que j’avois quitté ſa maîtreſſe pour elle. Elle me fit mille reproches de mon déguiſement, & ne lui pouvant rien dire qui me pût juſtifier, après ce qu’elle voyoit preſentement, je pris le parti de lui demander du ſecours contre moi-même. Ainſi lui avoüant ma foibleſſe, dont auffi-bien je ne pouvois plus diſconvenir, je me jettai à ſes pieds, & lui dis que mon repos étoit deſormais entre ſes mains que je ne pouvois plus avoir d’eſtime pour ſa maîtreſſe, après ce qu’elle me montroit d’elle, mais qu’étant encore aſſez foible pour deſirer de l’éteindre dans la poſſeſſion des deſirs qu’elle avoit allumez par ſa beauté, il ne tenoit qu’à elle de me procurer cette ſatisfaction, que je n’en aurois pas plutôt eu ce que je deſirerois que je ne penſerois plus à elle que pour la mépriſer : qu’il n’y avoit que l’amitié réciproque qui fit revivre des feux éteints dans la joüiſſance, & que comme je lui dérobois ſes faveurs plûtôt qu’elle ne me les accorderoit, je ne demandois pas à en jöüir davantage, puiſque je n’y trouverois plus de plaiſir, qu’ainſi je retournerois à elle avec un cœur dégagé de toute autre paſſion : de ſorte qu’il n’y avoit plus qu’elle qui en fut maîtreſſe à l’avenir.

Quelque éloquent que je puſſe être je ne l’euſſe jamais perſuadée, ſi j’euſſe voulu la laiſſer décider de mon ſort. Mais lui aiant témoigné que ſi elle vouloit que j’euſſe un plus long commerce avec elle, elle devoit me donner cette ſatisfaction, je lui fis faire la choſe moitié de force & moitié de bon gré. Elle me demanda alors comment je voulois qu’elle s’y prit pour tromper ſa maîtreſſe, exigeant de moi un ſerment, en cas qu’elle vint à s’en apercevoir, je la prendrois ſous ma protection pour lui faire éviter ſa colere. Je lui dis que puiſque ce rendez-vous étoit pour la nuit, elle me pourroit ſubſtituer aiſément à la place du Marquis de Wardes, que cela lui ſeroit dautant plus facile que ſa maîtreſſe deſiroit elle-même qu’il n’y eût point de lumiere dans Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/252 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/253 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/254 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/255 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/256 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/257 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/258 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/259 chambre, mais encore de quoi remplir mon ventre comme il faut. Je mangai comme un homme qui en avoit bon beſoin, & ayant eſſuyé quantité de railleries de cette manteuſe, rien ne me conſola que la penſée que j’eus que ſa maîtreſſe lui feroit une bonne mercuriale de la maniere qu’elle m’avoit traité. Elle n’y manqua effectivement, & je ſus de la femme de chambre même qu’elle avoit eu bien de la peine à lui faire entendre que ce qu’elle en avoit fait, n’avoit été que parce que ce jour-là ſa chambre n’avoit point deſempli de monde.

Miledi… qui avoit trouvé goût au premier rendez-vous qu’elle m’avoit donné n’étant pas aſſez dégoûtée du ſecond pour ne m’en pas demander un troiſiéme, la femme de chambre à qui cela commençoit à déplaire, réſolût d’y mettre fin par un conſeil qu’elle fit ſemblant de donner à ſa maîtreſſe, comme ſi ce n’eût été que par le penchant qu’elle avoit de lui procurer une plus grande ſatisfaction. Elle lui fit entendre qu’elle ſe déroboit la moitié du plaiſir qu’elle pourroit avoir ſi elle joüiſſoit de mes embraſſemens ou en plein jour, ou du moins à la faveur d’une autre lumiere que celle que nous donne le Soleil. Qu’après ce qu’elle m’avoit permis, elle ne devoit plus ſe faire de ſcrupule de voir ſon galant en face, outre que les rendez-vous qu’elle lui donneroit ſeroient bien plus longs, & par conſequent bien plus agréables pour elle. Elle eût bien de la peine à l’y faire conſentir, mais enfin en étant venuë à bout à force de raiſons, Miledi convint avec elle qu’elle m’ameneroit encore dans ſa chambre le Lundi enſuivant tout comme elle avoit accoûtumé, c’eſt-à-dire ſans aporter de lumiere avec elle, mais qu’au lieu de me venir querir deux ou trois heures devant le jour, elle nous laiſſeroit enſemble juſqu’à ce qu’il fut tems de ſe lever.

Ce conſeil n’étoit qu’afin que je m’abſtinſſe de moi-même de revenir la voir, de peur d’encourir le juste reſſentiment qu’elle auroit, ſi elle venoit Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/261 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/262 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/263 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/264 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/265 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/266 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/267 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/268 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/269 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/270 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/271 Cette action me ſurprit au point qu’il eſt aiſé de ſe l’imaginer. Je ne crus plus à propos de lui parler raiſon, ni d’avoir recours à la tendreſſe, & lui demandant pardon avec autant d’inſtance que ſi j’euſſe eu à me délivrer de la corde, elle fut tout auſſi peu ſenſible à mes ſoûmiſſions qu’elle l’avoit été à tout le reſte. Elle eut même ſi peu de diſcretion qu’elle réveilla ſa femme de chambre par le bruit qu’elle faiſoit. Il eſt vrai qu’elle ne s’en ſoucioit guéres, & que comme elle avoit appris, parce que je venois de lui dire, qu’elle avoit été de moitié avec moi de la tromperie qui lui avoir été faite, elle prétendoit bien la réveiller d’un autre façon.

La femme de chambre qui ne ſavoit point ce que cela vouloit dire, & qui bien loin de croire ſa maîtreſſe avec moi, me croioit ſorti comme elle le lui avoit dit elle-même, étant venuë pour voir ce que c’étoit avec une bougie à la main, elle fut fort ſupriſe de me trouver là moi, qu’elle en croioit ſi loin. Elle eut peut-être bien été la premiere à ſe plaindre ſi elle eut oſé, mais ſa maîtreſſe ne lui en donnant pas le tems, lui dit toutes les injures qui peuvent jamais ſortir de la bouche d’une femme. Elle lui reprocha de m’avoir aidé à la tromper, & la femme de chambre ayant été aſſez hardie pour lui répondre, que ſi elle l’avoit trompée comme elle avoit fait véritablement par trois fois, ce n’étoit pas elle qui m’avoit introduit cette nuit-là dans ſon lit, je crois qu’elle l’eut tuée de bon cœur ou du moins qu’elle l’eut bien batuë, ſi elle eut pû le faire ſans réveiller toute la maiſon. Enfin un peu de raiſon étant revenuë chez elle à la place d’un ſi grand emportement, elle lui dit de faire ſon pacquet dès qu’il feroit jour, puis qu’elle ne vouloit jamais la voir. Pour moi elle me fit un compliment qui ne devoit pas me plaire davantage, elle me commanda de ne me jamais montrer devant elle, à moins que de vouloir qu’elle ne me plongeat un poignard dans le ſeins. Je pris mes habits à l’heure-même ſans me le faire dire deux fois, & de Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/273 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/274 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/275 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/276 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/277 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/278 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/279 expedié de la maniere que mes aſſaſſins s’y prenoient. C’étoient de braves gens & on le va bien voir par ce qui me reſte à dire, ſi neanmoins on peut donner ce nom-là à des malheureux qui avoient réſolu de faire une auſſi méchante action que la leur. Enfin ils contoient déjà d’avoir achevé bien-tôt leur ouvrage quand ils ſe virent obligez de tourner tête contre des ennemis auſquels ils ne s’attendoient pas. Nôtre combat commençant alors à n’être plus ſi dangereux pour moi, je fus ſi heureux que de tuër un de ces aſſaſſins qui m’avoit toûjours ſerré de plus près que les autres. Mes amis en firent autant à deux de ſes compagnons, mais nous perdîmes auſſi de nôtre côté deux Gentilhommes de Bretagne qui furent tuez ſur la place. Athos même reçût un grand coup d’epée dans le corps, & ce combat avoit bien la mine encore d’être plus funeſte qu’il n’étoit, quoi qu’il le fut déjà aſſez, quand ces aſſaſſins prirent la fuite tout d’un coup. La raiſon eſt qu’il ſortit de la Foire cinq ou ſix Mouſquetaires qui accouroient à nôtre ſecours, ſur le bruit qui s’étoit répandu juſques-là qu’il y avoit de leurs camarades qui en étoient aux mains avec des gens qui en avoient voulu aſſaſſiner un d’entr’eux.

Si l’on eut bien-fait, une partie de tout tant que nous étions eut couru après eux, pendant que l’autre nous eut donné ſecours, à Athos & à moi. Nous en avions bon beſoin, nous perdions beaucoup de ſang, mais l’état eu nos amis nous voyoient leur faiſant croire qu’ils devoient courir au plus preſſé, ils laiſſerent ſauver ces aſſaſſins pour nous ſecourir. Cependant au ſortir de ce combat, il nous en falut preſque rendre un autre contre un Commiſſaire qui vint avec une Troupe d’Archers pour s’emparer des corps morts. Nous ne voulumes jamais ſouffrir qu’ils emportaſſent ceux des deux Bretons, & quatre Mouſquetaires les gardant pendant que nous nous faiſions penſer Athos & moi, nous envoyâmes chercher un caroſſe où l’on mit ces deux cadavres. Nous Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/281 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/282 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/283 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/284 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/285 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/286 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/287 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/288 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/289 encore que par ſa bouche, me dit que j’étois encore trop jeune pour y entrer, & que devant que j’y puſſe prétendre, il falloit que je portaſſe encore le mouſquet dans les gardes pour moins deux ou trois ans. C’étoit me faire acheter bien cher une place comme celle-là, d’autant plus que la coûtume étoit alors que quand on l’y avoit porté dix-huit mois, ou deux ans tout au plus, le Roi donnoit quelque enſeigne dans un vieux corps, & même permettoit quelquefois ſi l’on étoit en état de le faire, d’y acheter une compagnie, ou dans quelqu’autre Regiment s’il y en avoit quelqu’une à acheter. Car il ne s’opoſoit pas ſouvent que ceux qui en avoient les vendiſſent, ſur tout quand ils avoient vieilli dans le métier, & que ce leur étoit comme une eſpece de récompenſe de leurs ſervices. Avant que Mr. de Fabert fut devenu ce qu’il étoit preſentement, il en avoit ainſi traité d’une, & il ſe tenoit d’autant plus aſſuré de l’agrément qu’il avoit ſervi beaucoup au delà du tems requis dans les gardes. Loüis XIII avoit même dit à celui qui l’avoit à vendre, que pourvû que celui qui ſe preſenteroit pour l’acheter y eut été ſeulement dix-huit mois, il pouvoit compter qu’il l’agréeroit ſur le champ. Mais Mr. de Fabert étoit tellement dénué de ce qui s’apelle bonne mine, que le Roi ne l’avoit pas plûtôt vû qu’il avoit dit à celui qui ſe vouloit défaire de ſa compagnie, qu’il eut à la garder, s’il n’avoit point d’autre marchand en main pour l’acheter. Voilà quel avoit été le début d’un homme, que nous avons vû depuis Maréchal de France, & comme je le voyois déja Gouverneur d’une des meilleures places du Royaume, je me conſolai facilement du refus que Sa Majeſté me faiſoit d’une caſaque de Mouſquetaire. Je me diſois que pour avoir de ſi triſtes commencemens, la ſuite n’en ſeroit peut-être pas plus mauvaiſe. Il eſt vrai que ce qui aida encore à ma conſolation ; c’eſt que je fus, au travers des déguiſemens de Mr. de Treville, qui n’étoit Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/291 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/292 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/293 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/294 le croyois, j’avois peine à me deffaire de mon ſentiment pour m’accommoder au ſien, je lui dis que s’il vouloit me donner permiſſion d’aller reconnoître le Fort, je lui raporterois bien-tôt ſi c’étoit lui ou moy qui ſe trompoit. Il me dit que ce n’etoit pas à lui à qui je le devois demander, puis qu’il avoit là un ſupérieur, que je pouvois lui aller dire ma penſée, & qu’il ne doutoit point qu’il ne me l’accordât ; du moins que ſi c’étoit lui il ne me refuſeroit pas, parce que ſi ce que je penſois ſe trouvoit vrai on pouroit profiter plus utilement du reſte de la nuit, que l’on ne feroit, ſi l’on ne s’occupoit que d’un travail inutile. Je trouvai qu’il avoit raiſon de ne pas vouloir faire le maître, où il n’avoit pas droit de l’être ; ainſi ayant ſuivi ſon avis, je fus demander à Mr. de la Selle qui étoit Lieutenant dans nôtre Regiment & qui commandoit là ce que je venois de demander au ſergent. Il me répondit qu’il le vouloit bien, & m’ayant donné un autre cadet avec moi nommé Mainville pour m’y accompagner, à peine fus-je décendu de la demie-Lune que je le vis diſparoître comme un éclair. Il remonta même en même-tems dans la demie-Lune, où il fut dire que j’étois tombé entre les mains d’un petit corps de Garde, qui m’avoit tué auſſi-tôt à coups d’épée. Mr. de la Selle en fut bien fâché, & eût bien voulu ne m’avoir pas accordé la permiſſion que je lui avois demandée. Il la regardoit comme la cauſe de ma mort, & ne ſavoit comment s’en diſculper envers Mr. des Eſſarts, dont il apprehendoit le reſſentiment, parce qu’il n’ignoroit pas qu’il n’eût quelque ſorte de conſideration pour moi. Je n’étois pas neanmoins tant à regretter qu’il penſoit. Mainville ne lui avoit fait accroire ma mort que pour mieux couvrir la lâcheté qu’il avoit euë de ne pas oſer me ſuivre. Comme il n’étoit pas homme de grand jugement non plus que de grand cœur, il n’avoit pas jugé que ce Fort dût être abandonné, ſur tout après que je diſois moi-même avoir pourſuivi un homme, lorſque j’étois Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/296 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/297 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/298 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/299 diſtribuer une grande quantité ; cependant ou ils ne s’executent pas, ou la diſtribution rentre dans leurs bourſes par des détours que Sa Majeſté connoit bien & qu’il n’eſt pas neceſſaire d’expliquer. En cette rencontre & en toute autre ſemblable faites vous réïterer toûjours vos ordres pour le moins trois ou quatre fois, cherchez quelque prétexte pour ne pas obéir promptement ; autrement vous vous rendrez non-ſeulement indigne de la récompenſe qui vous a été promiſe, mais l’on croira que vous participerez à leurs larcins.

Le Maréchal fut bien étonné à cette lecture, où il ſe voyoit déſigné lui-même comme larron, & même comme le principal de tous les autres, puis qu’il étoit le chef de toute l’Artillerie. Cependant comme il ne vouloit pas ſe mettre à dos le premier Miniſtre, il ne voulut rien faire de ſon chef, après ce qu’il venoit de voir. Il en parla au Duc d’Orleans, qui lui dit que pour un homme d’eſprit comme il étoit, il lui paroiſſoit choqué de peu de choſe ; car ce Maréchal en vouloit bien autant preſentement au Cardinal qu’il faiſoit auparavant à ſon confident ; s’il ne ſavoit pas que dès qu’on étoit d’une humeur on ſe laiſſoit aller aiſément à croire des autres tout ce que l’on reſſentoit en ſoi, que ce Miniſtre aimoit l’argent éperduëment, & que ce qui le lui avoit fait connoître, c’eſt qu’il lui avoit dit quelques jours avant que de partir, que le Regiment des Gardes coutoit une infinité d’argent au Roi, & que neanmoins il ne voioit pas que les Officiers y fuſſent plus braves que les autres, que depuis qu’il étoit premier Miniſtre, il n’y en avoit pas eu encore un ſeul de tué ; d’où il jugeoit que c’étoit autant de perdu, que tout ce qu’on leur donnoit.

Il eſt vrai que ſon Eminence avoit tenu ce diſcours à ce Prince, ou du moins qu’il lui avoit dit quelque choſe d’aprochant. Car comme ils parloient enſemble dès dépenſes de l’Etat, il lui avoit dit en lui parlant de ce Régiment, qu’à la dépenſe qu’il faiſoit au Roi, il ne s’y pouvoit ſauver qu’en Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/301 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/302 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/303 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/304 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/305 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/306 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/307 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/308 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/309 apporter le remede qui y étoit neceſſaire, je fis une faute qui rendit le mal irréparable. J’avois jugé à propos dès le commencement de chercher à gagner ſa Damoiſelle, qui ſelon le bruit commun avoit beaucoup de pouvoir ſur ſon eſprit. C’étoit une fille d’aſſez bonne Maiſon : mais ſon Pere ayant mal fait ſes affaires, elle avoit été trop heureuſe dans le tems du mariage de ſa Maîtreſſe, d’entrer auprès d’elle en qualité de ſa ſuivante. C’étoit une brune aſſez piquante, & comme elle tenoit quelque choſe du lieu d’où elle ſortoit, il y en avoit beaucoup, qui perſonne pour perſonne & mettant tout le reſte à part, l’euſſent bien autant aimée que ſa Maîtreſſe.

Cette fille depuis qu’elle étoit avec elle n’y avoit pas trop mal fait ſes affaires, quoi qu’il n’y eut encore que trois ans qu’elle y fut. Comme elle avoit reconnu d’abord ſon eſprit, elle n’avoit pas manqué de la prendre par ſon foible, elle lui avoît dit plus de douceurs que l’amant le plus paſſionné, & ſes complaiſanccs avoient été ſi loin qu’il falloit que l’intérêt eut un extrême pouvoir ſur elle, pour lui faïre faire tout ce qu’elle faiſoit tous les jour. Elle ne ſouffroit plus que perſonne lui rendit aucun ſervice, à moins qu’elle ne fut incapable de le lui rendre elle-même, elle ne la quittoit non plus que l’ombre fait le corps, & comme l’intérêt lui faiſoit faire toutes choſes, ſans que l’amitié y eût la moindre part, elle prît d’abord de l’argent que je lui offris pour me rendre ſervice auprès d’elle. Elle prenoit déja le ſien pour récompenſe de ſes fleurettes : mais avec l’un & l’autre, elle eût pris encor celui de tout le genre humain, parce que tout ce qui pouvoit la tirer de la miſere où elle s’étoit vûë avoit pour elle des charmes inconcevables.

Si ma bourſe eut été aſſez bien garnie pour ne pas tarir ſi-tôt j’euſſe été long-tems de ſes amis, tant elle avoit bon appetit : mais ſon avidité & mon impuiſſance m’en ayant fait voir le fonds bien-tôt, au lieu de me rendre les ſervices qu’elle me Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/311 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/312 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/313 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/314 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/315 & qu’il y avoit aſſez d’autres femmes pour me conſoler de celle-là.

Je guéris ainſi peu à peu, & le jeu où je m’adonnai & où je continuai de trouver du ſecours, dans la rareté des lettres de changes qui me venoient de mon Païs, ne contribua pas peu à me procurer la guériſon. Je gagnai au trictract d’une ſeule ſceance au Marquis de Gordes fils aîné de Mr. de Gordes Capitaine des Gardes du Corps, neuf cens Piſtoles. Il m’en paya trois cens comptant qu’il avoit fut luy, & comme on étoit fort exact en ce tems-là comme on l’eſt encore aujourd’huy parmi les honnêtes gens, de payer ce que l’on perdoit ſur ſa parole, les ſix cens autres me furent envoyées le lendemain matin à mon lever. Je fis un bon uſage de cet argent, & en même-tems beaucoup d’amis. J’en prêtai à quantité de mes camarades qui n’en avoient point, & Beſmaux qui étoit toûjours dans les Gardes & qui n’étoit pas trop à ſon aiſe, ayant oüi parler de ma fortune, me pria de le traiter comme les autres. Je le fis volontiers, quoy qu’il n’y eut pas grande reſſource avec luy, & même que ſa maniere de vivre & la mienne fuſſent toutes differentes l’une de l’autre. Il s’étoit mis ſur le pied de ce qui s’apelle breteur, & cela lui avoit aidé à ſubſiſter dans ſon indigence. Ce ſecours ne l’avoit pas pourtant tiré ſi bien de la neceſſité qu’on ne l’eut vü ſouvent ſans ſçavoir ou prendre le premier fol pour aller dîner. Quand j’y penſe & que je le vois maintenant ſi opulent, je ne puis aſſez admirer les divers effets de la fortune, ou plûtôt de la divine Providence qui prend plaiſir à humilier les uns & à élever les autres, quand bon lui ſemble. Car enfin pendant que celui-ci a amaſſé des biens immenſes, le Comte de la Suſe dont il a eu la plûpart des Terres eſt tombé dans une ſi grande pauvreté, que peu s’en faut qu’il ne ſoit réduit à aller mourir à l’Hôpital. L’un avoit neanmoins plus à dépenſer en un jour que l’autre en toute l’année, & même quand je dirois trois fois on ne pourroit pas m’accuſer de mentir. Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/317 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/318 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/319

Le Duc d’Orleans ne ſongea point au Duc d’Anguien, ou s’il y ſongea, il crût que ſa qualité le mettant au deſſus de cette deffenſe, ſes gardes n’y auroient aucun égard. Cependant ſoit qu’un exempt eut été gagé bu qu’il ſe montrât circonſpect à faire tout ce qui lui étoit ordonné, le Duc ne ſe preſenta pas plutôt dans la ſalle qu’il s’en fut au devant de lui pour lui annoncer le commandement qu’il avoit reçû. Le Duc lui répondit en ſe mocquant de lui que ce commandement regardoit les autres, & qu’il n’y avoit aucune part. L’exempt lui repartit qu’il étoit indifferemment pour tout le monde, & lui ayant voulu barer le paſſage de l’apartement où étoit ſon maître, le Duc s’en trouva ſi ſcandaliſé, qu’il lui arracha ſon bâton des mains, le caſſa devant lui, & lui en jetta les morceaux au viſage. Toute la Salle prit part à l’affront que recevoit cet Officier, qui n’avoit fait que ſon devoir, après le commandement qu’il avoit reçû de ne laiſſer entrer perſonne. L’on entendit auſſi-tôt un murmure univerſel qui eut été peut-être ſuivi de quelque ſoulevement, ſi le Comte de S. Agnan, qui étoit alors Capitaine des gardes du Duc d’Orleans, ne fut ſorti de la chambre de ſon maître pour voir ce que c’étoit. Comme il étoit grand courtiſan, & que s’il aimoit à ſe battre ce n’étoit pas contre le Duc d’Anguien, il donna en même-tems le tort à ſon exemt. L’exemt ſe retira voyant que celui à qui il apartenoit de le ſoutenir, étoit le premier à le condamner. Le Duc d’Orleans ne fut pas néanmoins du ſentiment de ſon Capitaine des gardes, & l’on eut eu bien de la peine à le faire revenir de la penſée où il étoit que cet affront s’adreſſoit à lui plûtôt qu’à un autre, ſi ce n’eſt qu’il étoit homme à ſe laiſſer prévenir. Mr. le Prince gagna ceux qui aprochoient le plus près de ſa perſonne, pour lui faire oublier ce que lui avoit fait ſon fils. Il ne le pardonna pas néanmoins au Comte de S. Agnan, & comme celui-ci s’en fut aperçû, il vendit ſa Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/321 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/322 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/323 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/324 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/325 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/326 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/327 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/328 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/329 venoit d’avoir des preuves ſi authentiques : mais que toute galanterie à part elle me ſeroit obligée de revoir le Soldat, afin de ſçavoir de lui ſi en trouvant ce portrait au deffunt, il ne lui en avoit point encore trouvé un autre. Je fis ce qu’elle vouloit, & le Soldat m’ayant dit qu’il en avoit encore un, mais qu’il n’avoit pas crû la premiere fois que ce fut celui-là que je lui vouluſſe demander, parce qu’il étoit dans une boëtte ſi commune qu’il étoit aiſe de voir que celui à qui il l’avoit pris n’en faiſoit pas tout le cas qu’il devoit, il me le donna dans la même boëtte où il l’avoit trouvé, elle étoit effectivement fort commune, puiſqu’elle n’avoit jamais couté plus de vingt ſols. Cependant ne voulant pas faire la même faute, que j’avois déjà faite, c’eſt-à-dire le porter à la Dame ſans le regarder auparavant, j’ouvris cette boëtte, & je vis que c’étoit le portrait qu’elle demandoit. Je le lui portai, & je vis en le lui donnant qu’elle étoit bien contente de l’avoir trouvé. Je pris cette occaſion pour lui dire ce que je commençois à me ſentir pour elle, & traitant cela de galanterie, quoi qu’il fut facile de voir que je parlois ſérieuſement, elle me répondit que venant d’être trompée, elle me croyoit rempli de tant de droiture, que ſi elle me demandoit conſeil elle ne doutoit nullement que je ne lui conſeillaſſe moi-même, de ne ſe jamais fier à des paroles.

Tout ce que je lui pus dire pour lui perſuader que je lui diſois vrai, ne me ſervit de rien. Ainſi il me fut inutile de la prier de me laiſſer ce portrait, quoy que je lui proteſtaſſe que j’en feroîs tant de cas qu’elle verroit bien-tôt qu’elle pourroit s’aſſurer ſur ma fidelité. J’en devins effectivement ſi amoureux qu’il me fut comme impoſſible de le cacher. J’y fis pourtant tout mon poſſible, & principalement à l’égard de des Eſſarts donpt je reconnoiſſois trop la jalouſie pour m’y pouvoir fier. Ma conduite plut extrémement à cette Dame qui jugea par là plus de choſes en ma faveur, que par tout ce que je lui Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/331 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/332 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/333 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/334 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/335 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/336 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/337 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/338 Château ſcitué en Lorraine, qu’un certain Gouverneur avoit promis de défendre juſqu’au dernier ſoûpir ; Il s’y étoit renfermé avec un tas de braves gens, mais grand voleurs, & qui deſoloient tout le païs à plus de vingt lieuës à la ronde. Ils y avoient déja fait perir un Italien nommé Magalotti parent du Cardinal que ſon Eminence y avoit envoyé pour le rendre digne du bâton de Maréchal de France qu’elle lui préparoit, s’il eut pû ſurvivre à cette Conquête. Ce fut dans le même deſſein qu’elle y envoya auſſi le Marquis de Villeroy, afin que non-ſeulement il en fut plus ſoûmis à ſes volontez, par ce bien fait, mais encore qu’on eut moins de jalouſie, quand on le verroit revêtu de cette dignité. Il ſavoit que l’honneur qu’on lui auroit fait de l’apeller au Gouvernement de la perſonne de Sa Majeſté feroit parler bien du monde, & que le petit fils d’un homme qui avouë dans ſes Memoires que ſon fils n’étoit pas d’aſſez grande qualité pour aller en Ambaſſade à Rome, ne le paroîtroit pas non plus pour occuper un poſte comme celui-là. Mais il en arriva tout autrement qu’il ne penſoit. Comme on ne ſauroit plaire à tout le monde, les ennemis que pouvoit avoir ce nouveau Maréchal trouvérent qu’il méritoit l’un tout auſſi peu que l’autre. Il les laiſſa dire, & le Cardinal s’étant arrêté à Amiens avec le Roi, il donna ordre au Maréchal de la Meilleraie d’aller réparer l’affront que les troupes du Roi avoient reçu devant Orbitelle, par la priſe de Portolongone, & de Piombine. Il avoit deſſein, à ce qu’on l’accuſa depuis, de ſe former une Souveraineté de ce côté-là, afin que ſi comme il avoit ſujet de le craindre, le nombre de ſes ennemis venoit à croître en France ; il s’y put ſauver, & ſe conſoler de ſa mauvaiſe fortune.

J’avois ſuivi le Roi à Amiens, d’où je n’étois pas encore parti pour me rendre à l’Armée du Duc d’Orleans, où je devois aller ſervir ; quand ſon Eminence demanda à Mr. de Treville de lui donner deux Mouſquetaires qui fuſſent Gentilshomme, & qui n’euſſe que la cape & l’épée, afin qu’il lui euſſent obligation de leur fortune. Mr. de Treville qui avoit toujours de la bonté pour moi, me choiſit ſans heſiter pour me preſenter à lui, & étant un peu plus retenu ſur le choix de l’autre, il tomba à la fin ſur Beſmaux qui étoit entré quelque-tems après moi dans les Mouſquetaires. Nous crumes tous deux nôtre fortune faite quand nous nous vîmes ainſi apellez ſi heureuſement auprès du Miniſtre. Chacun qui eut été à nôtre place l’eut cru auſſi bien que nous, mais comme il y avoit bien à dire qu’il fut auſſi bien faiſant que l’avoit été le Cardinal de Richelieu, nous languimes long-tems devant que de voir réüſſir nos eſperances. Bien loin de nous faire le bien que nous prétendions, tout ce que la nouvelle qualité que nous eumes de ſes Gentilshommes nous procura fut qu’il nous employa à des courſes pour récompenſe deſquelles il nous fit donner des ordonnances, tantôt de cinq cens écus, tantôt de cent piſtoles, & tantôt de moins. Or comme il en falloit dépenſer une bonne partie, ce qui nous en reſtoit étoit ſi peu de choſe, que nous ſentions toûjous ce que nous étions. Je veux dire par-là que ſi nous avions des bas nous n’avions pas de ſouliers, principalement Beſmaux qui n’avoit pas trouvé la même reſſource que moi dans le jeu, & qui ne m’avoit pas encore rendu l’argent que je lui avois prêté.

Cependant je devins bien-tôt tout auſſi miſerable que lui, la fortune me tourna le dos tout d’un coup, & je commençay à perdre tout ce que j’avois, ainſi comme je me voyois déchû de mes prétentions par l’avarice de mon nouveau maître, il arriva que lorſque je croyois devoir être le mieux, ce fut juſtement lorſque je me trouvai le plus mal. Je fus ben-tôt dénué de toutes choſes par les pertes que j’entaſſay les unes ſur les autres, & comme un joüeur tel que je l’étois devenu par accident, quoi Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/341 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/342 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/343 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/344 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/345 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/346 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/347 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/348 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/349 devant qu’il y put aller le boucon qu’avoit pris l’autre le faiſant tomber en langueur, il n’oſa lui en parler, parce que le bruit couroit dans le monde qu’il n’étoit malade que de chagrin. Il eut peur de renouveller ſa playe, principalement, parce qu’il panchoit plutôt à croire ſa fille coupable qu’innocente.

Le mal de ce pauvre homme augmenta cependant tous les jours, & ſon beau-pere qui l’avoit toûjours trouvé de moment à autre en plus mauvais état, comme il étoit impoſſible qu’il fut autrement, après ce qu’il avoit pris craignant que ſa vûë ne lui fut deſagréable, partit après lui avoir ſouhaité une promte guériſon. Il étoit bien éloigné de l’eſperer de la maniere que les choſes ſe paſſoient, ainſi ſe voyant décliner à chaque moment, ſon Confeſſeur lui demanda s’il ne pardonnoit pas à ſa femme. Car il lui avoit dit à confeſſe de quoi il la ſoupçonnoit, & que c’étoit ce qui le faiſoit mourir. Il ne lui répondit ni oüï ni non, ce qui obligeant le Confeſſeur de lui réïterer la même demande, juſqu’à quatre fois, il lui fit à ce coup-là une réponſe toute pareille à celle qu’un Amiral de France fit un jour au ſien ſur une choſe aſſez ſemblable à celle-là. Cet Amiral n’avoit qu’une fille unique à qui un Gentilhomme qu’il avoit, avoit fait un enfant. L’engroſſeur s’en étoit enfui en Angleterre après ſon coup ; non-ſeulement pour éviter la batonnade qui ne lui pouvoit manquer après cela, mais encore la pendaiſon qui eſt inévitable dans ces ſortes de rencontres, ou tout du moins d’avoir le col coupé. Auſſi l’Amiral l’y avoit déjà fait condamner quand il tomba malade dangereuſement. Le Confeſſeur ne lui cacha pas l’état où il étoit, & comme il étoit gagné par les amis du Gentilhomme, il demanda à ſon penitent s’il vouloit porter ſa vengeance juſques en l’autre monde ; que Dieu vouloit qu’il pardonnât, & que s’il ne pardonnoit il ne voudroit pas être à ſa place. L’Amiral lui répondit qu’il lui demandoit là une choſe bien difficile, mais que puiſqu’on ne pouvoit Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/351 elle le devoit être encore davantage après la mort de ſon pere, étoit plus qu’il n’en falloit pour tenter un Gaſcon qui n’avoit que la cape & l’épée ; mais trouvant qu’il y avoit aſſez de cocus, ſans en augmenter encore le nombre, je demeurai ſi froid & ſi interdit à cette propoſition, qu’il lui fut impoſſible de le méconnoître. Elle m’en fit quantité de reproches, & me dit que voila ce que c’étoit que d’obliger un ingrat. J’eus la bouche ouverte pour lui répondre que ſi elle n’eut jamais obligé que moi, peut-être ni euſſe-je pas pris garde de ſi près, mais faiſant réflexion que je la deſobligerois plus par cette parole, que par quelque méchante excuſe que je puſſe trouver, je lui répondis que j’accepterois de bon cœur l’honneur qu’elle me voudroit faire, ſi ce n’eſt que j’avois tant d’averſion pour le mariage, que j’avois peur de la rendre malheureuſe, auſſi-bien que moi. Elle entendit bien ce que cela vouloit dire, dont me ſachant très-mauvais gré, elle chercha un autre Marchand, puiſque je ne voulois pas être le ſien. Elle n’en manqua pas à Paris où les cornes ne font pas de peur à quantité de gens, pourvû qu’elles ſe trouvent dorées. Le Chevalier de… Cadet de bonne maiſon, mais qui n’avoit pour toutes choſes qu’une penſion aſſez modique que ſon frere aîné lui faiſoit, ſe mit ſur les rangs & l’emporta. Je ne lui enviai point ſa fortune, puis qu’il n’avoit tenu qu’à moi de l’avoir, mais comme j’euſſe été bien-aiſe d’en faire ma Maîtreſſe, je me preſentai devant elle, quand ils furent mariez pour voir ſi elle ſeroit d’humeur de me traiter comme elle avoit fait, du vivant de ſon premier mari. Le Chevalier dans l’eſprit de qui elle ne paſſoit pas pour une Veſtale, & qui avoit peur de la foibleſſe, crut qu’il m’en devoit parler plutôt qu’à elle. Il me dit ſans autre compliment que chacun étoit le maître chez ſoi, & qu’il ne trouvoit pas bon que j’y revinſſe davantage. Je n’eus rien à dire à cela, & étant obligé de faire ce qu’il diſoit, je me ſerois beaucoup ennuyé ſi Paris Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/353 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/354 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/355 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/356 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/357 ne furent pas plûtôt de retour à Paris que l’homme réſolut d’en prendre vengeance. Il rumina bien comment il s’y devoit prendre pour l’aſſurer, & comme il ne voyoit rien qui lui promit un ſuccès favorable qu’une penſée qui lui venoit, voici ce qu’il fit incontinent pour la mettre à execution. Comme il ſe doutoit qu’en apoſtant quelque jolie fille à ce Magiſtrat, il donneroit tête baiſſée dans le panneau, il en choiſit une qui étoit tout auſſi gâtée qu’elle étoit belle. Il la fit venir chez lui avec une autre femme qui lui reſſembloit quant aux mœurs. Il les fit habiller en Religieuſes, & donna à celle qui ne ſe portoit pas bien, & qui étoit la plus jolie tous les ornemens qu’une Abbeſſe a coûtume de porter, afin qu’on la reconnoiſſe d’avec les autres.

Quand cela fut fait, il lui donna auſſi un caroſſe à ſix chevaux avec des livrées griſes. Ce caroſſe prit le chemin des eaux de Bourbon, ſur lequel étoit la maiſon du Preſident. La fauſſe Abbeſſe à qui le mal qu’elle avoit ne donnoit pas bonne couleur, s’étant arrêtée dans ſon village ſur les cinq heures après-midy, ſous prétexte qu’elle étoit ſi incommodée qu’elle ne pouvoit paſſer outre, envoya demander une heure après au Preſident s’il trouveroit bon qu’elle ſe fut promener dans ſon parc d’abord qu’elle ſe ſeroit repoſée. L’on étoit alors au mois de Mai ou les journées ſont longues & aſſez chaudes ; & s’y en étant allée ſur les ſept heures du ſoir après avoir ſçû que le Preſident le trouvoit bon, non-ſeulement, mais encore qu’il lui feroit voir lui-même tout ce qu’il y avoit de beau dans ſa maiſon, il vint au devant d’elle juſqu’à la porte quand il ſçût qu’elle étoit arrivée. Il trouva qu’il ne lui manquoit que le teint pour être une des plus belles perſonnes du monde, l’attribuant à ce dont on a de coûtume d’accuſer les Dames, ſavoir d’être amoureuſes. La charité qu’il avoit naturellement pour le beau Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/359 riviere de Seine pour s’en retourner à Paris. Celui qui l’en avoit fait ſortir lui avoit promis qu’en cas que ſon voyage fut heureux, il lui donneroit une bonne récompenſe. Au reſte, elle étoit bien-aiſe de lui aller dire qu’il l’avoit été tout autan qu’il le deſiroit, ou qu’elle ſe trompoit fort, l’homme fut ravi de cette bonne nouvelle, & lui ayant donné de quoi la bien contenter ; elle quitta les habit qu’elle avoit auparavant. Le Preſident cependant ſentit de grandes douleurs par tout le corps, & comme il étoit bien éloigné de ſçavoir ce que cela vouloit dire, il s’aprocha de ſa femme aux heures qu’il avoit quelque relâche. Elle le ſouffrit, quelque mal qu’ils fuſſent enſemble, ſoit qu’elle aimât encore mieux cela que rien, ou que ſon Confeſſeur lui eut fait un ſcrupule, de refuſer le devoir à ſon mari. Ce ne fut pas neanmoins ſans prendre part au preſent qui lui avoit été fait, dont s’étant apperçüe encore plutôt que lui ; elle lui dit des injures capables de faire perdre patience à l’homme du monde le plus retenu. Il n’oſa rien dire, parce que le mal qu’il ſouffroit lui-même lui faiſoit apprehender d’être coupable. En effet, n’ayant guéres été à reconnoître que la feinte Abbeſſe étoit une fauſſe piece, il ſe jetta à ſes pieds pour la ſuplier de lui pardonner. Il lui conta même comment il avoit été attrapé, prétendant lui donner de la compaſſion par la nouveauté du fait, ou tout du moins lui rendre ſon excuſe plus recevable. S’il eut bien fait, il devoit au lieu d’avoüer ainſi la dette ſi franchement ; rejetter ſur elle-même la cauſe de cette maladie. La Dame auſſi mourant de peur qu’il ne s’en avisât, fit ſemblant de lui pardonner, afin qu’il ne fit point de difficulté une autrefois de convenir de la choſe tout de même qu’il venoit de faire. Il ſe tint heureux dans ſon malheur ; & ne feignant point de lui faire tout de nouveau le recit de cette avanture, lorſqu’il lui plût de remettre cette affaire ſur le tapis, il ne prit pas garde qu’elle avoit fait cacher Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/361 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/362 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/363 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/364 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/365 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/366 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/367 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/368 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/369 même Dame, mes affaires alloient le mieux du monde ſelon toutes les apparences, quand mes eſperances ſe trouverent renverſées tout d’un coup. Les grands biens de cette Dame lui donnoient beaucoup d’amoureux dont les uns s’étoient déclarez, & les autres n’en avoient encore rien fait. Je ne ſçais par quelle raiſon Buſſi Rabutin que nous avons vû depuis Lieutenant Général des Armées du Roy, & Meſtre de Camp de la Cavalerie legere de France, étoit de ce dernier nombre. C’étoit un homme fort vain, & quand je ne le dirois pas ici, il n’y a qu’à lire ſon Hiſtoire amoureuſe des Gaules pour juger que je ne lui attribuë rien qui ne lui ſoit bien dû. Cependant tout vain qu’il étoit, il ne jugea pas à propos de s’en fier aux rares qualitez dont il ſe vante lui-même dans l’éloge qu’il fait de ſa perſonne. Il réſolut de l’enlever, afin que ſe rendant maître de cette Dame, pas un ne ſongeât plus à elle, dans la prévention ou l’on ſeroit qu’il en auroit tiré par force ce qu’il en pouvoit eſperer de bonne amitié. Il n’eüt pas plûtôt formé ce deſſein qu’il ſe mit en devoir de l’executer. Il ſe munit de relais & de Caroſſes, & les ayant mis ſur le chemin de la Brie où il prétendoît ſe retirer dans une maiſon forte qui appartenoit à un de ſes parens, il prit ſon tems qu’elle alloit de S. Clou au-Mont-Valerien pour executer ſon coup. Elle étoit deja dans la dévotion, mais une dévotion réglée, & qui n’avoit rien d’incompatible avec le mariage. Elle prétendoit y aller en Pelerinage quand il fit enlever ſon Caroſſe par de ſes parens & de ſes amis dont il avoit fait proviſion. Il lui fit en même-temps ſon compliment, & comme il avoit la langue aſſez bien penduë, il ne tint pas à lui qu’il ne lui fit accroire qu’elle lui avoit encore obligation du rapt qu’il faiſoit de ſa perſonne. Par malheur pour lui elle n’étoit pas fort crédule, de ſorte que lui ayant vomi des injures au lieu de la moderation à laquelle il vouloit la préparer, il quitta le langage doucereux, pour lui dire que ſoit Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/371 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/372 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/373 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/374 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/375 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/376 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/377 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/378 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/379 coûtume étoit de s’engraiſſer du ſang du peuple il ſavoit bien qu’ils ne luii contrediroient en rien. Le Parlement parmi lequel il y avoit des Membres qui avoient du moins autant de ſoin de leurs interêts que de celui du public, ne trouva pas à propos de le contenter. Quelques-uns qui avoient leur honneur en recommandation ne s’y oppoſerent pas neanmoins ouvertement. Ils tâcherent au contraire de concilier les droits du Roi avec ceux du peuple, en faiſant quelques propoſitions qui leur paroiſſoient raiſonnables ; mais les autres qui ne marchoient pas ſi droit ayant fait échoüer leurs bons deſſeins il y eut plus que jamais des obſtacles à la vérification de quelques Edits que le Roi ou plûtôt ſon Miniſtre, avoit envoyez à cette Compagnie. Ils firent bien plus. Ils ſe firent preſenter ſous main une requête ſéditieuſe par laquelle ſon Eminence étoit accuſée formellement de fomenter les troubles de l’Etat, pour ſes interêts particuliers. Il s’en firent preſenter auſſi contre les Partiſans que l’on accuſoit de quantité de concuſſions, pour réparation desquelles on demandoit qu’il fut procedé contr’eux criminellement juſqu’à arrêt deffinitif. Comme cela ne ſe pouvoit faire ſans s’attirer le Conſeil à dos à qui le Roi avoit réſervé cette connoiſſance, comme, dis-je, la Cour ne pouvoit être qu’extrémement délicate là-deſſus, elle dont l’autorité eut été extrémement diminuée ſi cette requête eut eu lieu ; les Conſeillers qui étoient ſages & amateurs du repos public ne s’en voulurent jamais charger. Un nommé Brouſſel qui étoit Conſeiller aux Requêtes ne fit pas la même choſe. Il couvroit une grande ambition ſous un faux zele du bien public. Comme il n’avoit pas lieu de ſe loüer de ſa fortune qui étoit aſſez mauvaiſe, il ſongeoit à la réparer en ſe faiſant craindre. Pour cet effet il affectoit en toutes rencontres d’être très affectionné au peuple. Il parloit aux uns & aux autres familierement ; & il prétendoit que le Cardinal pour l’empêcher de les prendre en ſa protection, Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/381 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/382 pis, il fut dire à la Reine qu’à moins que la nuit ne portât conſeil à cette populace, il ne ſaroit pas comment on la feroit rentrer dans le devoir.

J’étois au dedans de la premiere baricade, lors que cela arriva, & aiant paſſé plus avant après y avoir bû trois ou quatre coups, en dépit de moi, je vis des eſprits ſi turbulens par tout où j’adraiſſai mes pas, que j’eus horreur de quantité de choſes que j’entendis dire contre le Gouvernement preſent, & particulierement contre la perſonne du Cardinal. Il y en eut un même qui dit de ſi grandes ſottiſes, que je crus ne pas devoir le lui pardonner. Cependant comme il étoit dangereux de lui faire paroître la méchante volonté que j’avois contre lui, je feignis non ſeulement d’entrer dans ſon ſentiment, mais encore de paſſer plus loin. Je lui dis qu’il ne pourroit mieux témoigner le zéle qu’il avoit pour le bien public qu’en faiſant paroître la haine qu’il avoit pour ce Miniſtre ; que ce n’étoit rien pourtant à moins de joindre l’effet à la volonté, que je ſavois le ſecret de lui faire ſentir le mal qu’il lui deſiroit, & que s’il vouloit en partager le peril avec moi, il en partageroit auſſi toute la gloire. Je diſois cela non ſeulement pour le remettre entre les mains du Cardinal, mais encore pour voir s’il étoit capable, comme il s’en ventoit, de tüer un jour ſon Eminence. Je reconnus bien-tôt à ſa réponſe qu’il étoit tout auſſi dangereux qu’il vouloit qu’on le crut ; car il me dit à l’heure-même qu’il étoit prêt non ſeulement de partager avec moi le peril, dont je lui parlois ; mais encore de le courre tout ſeul, ſi je ne voulois pas être de la partie. Je feignis plus que jamais de n’être pas moins animé que lui contre ce Miniſtre, & ſur ce qu’il me preſſoit extrémement de lui dire comment ſe pouvoit executer le coup que je lui propoſois : je lui répondis que je ſavois un endroit par où le Cardinal paſſoit tout ſeul, lors qu’il alloit au Conſeil, où on lui pourroit donner ſon fait. Il fut ſi ſimple que de me croire, & m’ayant demandé ſi c’étoit avec une épée ou un poignard, qu’il faloit marcher à cette expédition ou avec quelque arme à feu, je lui fis réponſe que le poignard étoit plus ſeur que tout le reſte ; que la raiſon qu’il y en avoit c’eſt que le coup fait, on le pourroit laiſſer tomber, afin qu’en cas qu’on vint à être pourſuivi & foüillé le ſoupçon ne tombât pas ſur lui.

Deux ou trois de ſes camarades qui avoient fait la débauche toute la journée avec lui, & qui n’étoient capables d’aucun raiſonnement m’entendant parler de la ſorte, trouverent non ſeulement que j’avois raiſon, mais l’encouragerent encore dans ſon entrepriſe. Il ne paroiſſoit pas en avoir de beſoin, du moins ſi l’on vouloit ajoûter foi à ſes paroles ; quoi qu’il en ſoit, voulant s’en venir à l’heure-même avec moi, pour commettre au plutôt cet homicide, je crus que je ne le devois pas ſouffrir, parce qu’il ſe pouvoit faire que ce projet ne fut que l’effet des fumées, que le vin lui envoioit au cerveau. Ainſi je voulois remettre la partie au lendemain, & je l’obligeai malgré lui de s’en contenter. Il me donna rendez-vous à un cabaret aſſez proche du Palais Royal, où il me fit jurer que je me trouverois entre ſept ou huit heures du matin. Je le lui promis, ſans faire trop de réfléxion que je n’aurois guéres d’honneur à le faire tomber dans le panneau que je lui préparois ; ainſi y ayant penſé après l’avoir quitté, j’étois réſolu de lui manquer de parole, quand un de mes amis à qui j’en parlai me dit qu’en conſcience je devois pourſuivre ma pointe, parce qu’il y alloit du ſalut de l’Etat, que j’empêcherois par là le deſordre qui y arriveroit infailliblement s’il venoit tôt ou tard à en aſſaſſiner le Miniſtre ; qu’enfin je ne devois pas m’en faire le moindre ſcrupule, parce que d’avoir cette malheureuſe penſée, ou contre le Roi même ou contre celui à qui il laiſſoit le ſoin de ſes affaires, étoit preſque la même choſe.

Je ne me contentai pas ſi bien de ce Caſuiſte que Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/385 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/386 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/387 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/388 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/389 travailler. Elle le fut bien davantage de me voir entrer ſur ces entrefaites, & en ayant rougi, je l’attribuai à la bonne volonté que je croyois qu’elle eut pour moi. La Dame paſſa dans une autre Chambre en même-tems, ſous prétexte qu’elle avoit encore quelque morceau de toille à lui donner. Comme tout cela avoit été concerté entre cette femme & moi, je ne laiſſai pas échaper cette occaſion ſans dire à cette fille, ce que je me ſentois pour elle. Cependant pour l’y mieux préparer je ne manquai pas de lui témoigner que je n’aurois jamais porté chemiſes de ſi bon cœur que celles qui m’alloient venir de ſa main ; mais enfin tout cela n’étant que de la crême foüetée, & en voulant venir au fait, je lui fis ſans façon la propoſition de la mettre en Chambre, & d’en faire ma maîtreſſe. J’ornai mon diſcours en même-tems de tout ce qui a coutume de flatter une fille. Je lui dis même qu’elle pourtoit mener ſa mere avec elle, ſi elle vouloit, & que je fournirois à l’entretien de l’un & de l’autre.

Cette fille qui étoit du moins auſſi trompeuſe qu’elle étoit agréable, ſe prit à pleurer à cette propoſition. Je la lui avois faite hardiment, parce que je ſupoſois qu’après les pas qu’elle avoit faits, elle ne pouvoit lui être deſagréable. Cependant après avoir déja donné ſi-bien dans le panneau, j’y donnai encore tout auſſi-bien que j’avois fait. En effet, ſans rien ſoupçonner de tout ce qui ſe paſſoit, je crus tout ce qu’elle me voulut dire de la cauſe des larmes que je lui voyois répandre ; elle me dit d’un ton qui en eut bien trompé d’autres que moi, qu’elle étoit bien malheureuſe d’avoir des ſentimens tels qu’elle avoit, puis qu’au lieu de la reconnoiſſance qu’elle en attendoit, elle ne trouvoit en moi qu’une ingratitude ſans pareille, qu’on voyoit bien quelquefois à la verité que l’amour qu’on avoit l’un pur l’autre avoit des ſuites pareilles à celles que je lui propoſois maintenant ; mais enfin que de débuter par-là avec une fille comme je faiſois Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/391 que le prétexte que j’avois d’aller chez elle étoit ſi plauſible, que cette femme m’y pouvoit bien ſouffrir ſans être de moitié de ſa fourberie ; mais ſi elle n’en étoit pas encore avertie en ce tems-là, elle le fut du moins bien-tôt après, puis qu’elle me permit non-ſeulement de retourner voir ſa fille, mais encore de lui conter des fleurettes. Elle les reçût de la meilleure grace du monde, & comme ſi elle y eut été très-ſenſible. Cela me fit d’autant plus de plaiſir, que j’en devenois de moment à autre amoureux de plus en plus. Cependant un jour que j’y allois, je rencontrai à cent pas de ſa maiſon un garde de Mr. le Cardinal, qui me dit que je ne mettois pas mal mes affections, que ma maîtreſſe en valoit bien la peine, & qu’il la connoiſſoit aſſez pour m’en répondre. Je fis ſemblant de ne pas entendre ce qu’il me vouloit dire par-là. Je lui en demandai l’explication, & il me dit auſſi-tôt que c’étoit inutilement que je voulois faire le fin avec lui ; qu’il me voyoit entrer & ſortir journellement de chez la couturiere, & que même je n’y pouvois guéres mettre le pied ſans qu’il ne s’en aperçût, qu’il demeuroit au deſſous d’elle, & que j’étois bien privilegié de la voir quand bon me ſembloit, puiſqu’il n’en avoit jamais pû venir à bout, quoi qu’il y eut fait tout ſon poſſible.

Comme je vis qu’il me parloit ainſi d’original, je ne voulus pas lui inſiſter davantage. Je tombai d’accord du fait avec lui, & lui ayant demandé ſi cette fille étoit auſſi vertueuſe qu’on me l’avoit dit, il me répondit en riant que c’étoit à lui plutôt qu’à moi à me faire cette demande, parce que depuis le tems que je la voyois, j’en pouvois rendre compte mieux que perſonne. Je lui repartis que la connoiſſance que nous avions faite enſemble n’étoit pas ſi ancienne qu’il croyoit, que je ne l’avois vûë encore que cinq ou ſix fois, tellement qu’il en devoit ſavoir plus de nouvelles que moy, lui qui demeuroit dans ſa maiſon. Il m’en confirma tout le bien que j’en Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/393 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/394 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/395 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/396 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/397 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/398 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/399 dont je n’avois pas lieu d’être content. Champfleuri Capitaine des Gardes du Cardinal qui étoit nôtre ami commun, & qui vouloit nous raccommoder nous ayant conviez tous deux à venir manger la ſoupe chez lui, ſans que nous fuſſions ni lui ni moi que nous, nous y devions trouver, & encore moins boire enſemble, il ſe ſervit de cette occaſion pour nous prier d’oublier le paſſé. Beſmaux ne demandoit pas mieux, & ne jugeant pas que je me duſſe faire tenir à quatre parce qu’il y alloit plus du ſien que du mien à tout ce qui s’étoit paſſé, je fis tout ce que mon ami voulut. Il nous fit choquer le verre enſemble, & les choſes s’étant paſſées de la ſorte, ſans que dans le fonds j’euſſe grande eſtime pour un camarade qui m’avoit fait une telle piece, je ne trouvai point d’occaſion de lui donner ſur les doigts, que je ne le fiſſe de bon cœur. Mr. du Tremblai Gouverneur de la Baſtille frere du fameux Pere Joſeph, qui avoir joüé un rolle de grande conſequence ſous le Miniſtere du Cardinal de Richelieu, étant devenu malade en ce tems-là, je dis à nôtre ami que s’il me vouloit donner ſeulement mille Piſtoles pour mon droit d’avis, je lui indiquerois une choſe qui feroit ſa fortune s’il étoit ſi heureux que de la pouvoir obtenir. Il étoit fin, mais non pas de cette fineſſe qui fait diſcerner aiſément à quelle intention l’on parle. Toute celle qu’il avoit ne rouloit que ſur ſon interêt, & hors de-là il n’étoit capable de rien. Il vouloit néanmoins qu’on le crut fort habile, & j’avois la complaiſance de feindre que je le croyois tel, afin de me pouvoir mocquer de lui plus aiſément quand l’occaſion s’en preſentoit. Rien donc ne l’empêcha de donner d’abord dans le panneau, que la réfléxion qu’il fit que ſi je ſavois une ſi bonne affaire, je la demanderois bien plûtôt pour moi, que de la donner à un autre. Il me témoigna ſa penſée, & lui ayant répondu que ſi je n’y ſongeois pas, c’eſt qu’il y avoit des choſes qui convenoient à l’inclination des uns, qui ne convenoient pas à Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/401 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/402 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/403 à les proteger avoir été ſi malheureux que d’être obligé de reclamer leur protection. Les Anglois qui traitent d’ordinaire ces peuples de Barbares, ne le virent pas plûtôt entre leurs mains, qu’ils réſolurent de l’en tirer. Ils traiterent avec quelques-uns des Principaux qu’ils le leur livreroient moyennant une bonne ſomme d’argent. La choſe s’executa auſſi-tôt, & ce pauvre Prince fut fait priſonnier de ſes propres ſujets. L’on a toûjours attribué la cauſe de ces deſordres à la Politique d’un grand Miniſtre qui avoit beaucoup à cœur la gloire de l’Etat dont l’adminiſtration lui avoit été confiée. Mais ſi cela eſt, il a bien perdu ſon tems, quand il s’eſt efforcé de paſſer pour auſſi homme de bien que grand Politique. Une telle conduite ne répond guéres à ce qui eſt répandu dans quelques livres de pieté qu’il a compoſez : mais peut-être auſſi ne les a-t-il donnez au public que pour lui faire voir qu’il avoit aſſez d’eſprit pour joüer tous les perſonnages qu’il vouloit. Car il me ſouvient qu’il compoſa auſſi une Comedie dans le même tems, & même que le chagrin qu’il eut de ce quelle n’avoit pas le même ſuccés que celles de Corneille, lui fit entreprendre de faire condamner le Cid par l’Academie Françoiſe qu’il avoit établie. Il penſoit apparemment que comme elle lui avoit l’obligation de ſon établiſſement, elle ſe feroit un plaiſir de lui témoigner ſa reconnoiſſance par une complaiſance aveugle ; mais il en arriva tout autrement qu’il ne penſoit, tellement qu’il eut encore le mécontentement de ſe voir tondu de ce côté-là.

Quoiqu’il en ſoit, ſi ce fut une choſe fort extraordinaire que la priſon de ce Prince ; ces Peuples n’en demeurerent pas là : après avoir réſolu d’agir criminellement contre lui, & de le rendre ſoûmis à leurs loix, comme le pouvoit être le moindre d’entr’eux, ils en étoient venus de la penſée aux effets. Cromwel qui s’eſt rendu fameux à toute la poſterité, en s’élevant de la qualité de ſimple Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/405 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/406 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/407 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/408 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/409 tous ces mouvemens que c’étoit ce qui leur donnoit la hardieſſe de faire le procès à leur Roi, & ce qui le feroit perir miſerablement ; qu’ainſi ſi le deſſein du Cardinal étoit de le ſauver, il lui diroit bien tout ce qu’il avoit à faire, & tout ce que j’avois à faire auſſi ; que toutes mes inſtructions ne devoient rouler que ſur l’étroite correſpondance que je devois entretenir avec Cromwel, & avec le Parlement d’Angleterre, parce que ſi j’entreprenois de vouloir ſauver Sa Majeſté Britannique ; bien loin d’y pouvoir réüſſir, je ne ferois que me perdre avec elle, que quand il me parloit ainſi de moi, j’entendois bien aparemment ce qu’il vouloit dire par là ; que ſous mon nom il attendoit tout l’Etat qui étoit preſque tout auſſi malade que le pouvoit être celui d’Angleterre.

Son raiſonnement étoit fort juſte, auſſi Mr. le Cardinal m’avoit dit de bouche avant que de me faire partir, de prendre bien garde à tout, quand je ſerois arrivé en ce Païs-là ; que ſi je voyois que tout y fut deſeſperé pour Sa Majeſté Britannique je le laiſſaſſe périr comme les autres, puiſqu’il ne me ſerviroit de rien de l’en vouloir garantir ; qu’au ſurplus de quelque maniere que les choſes s’y paſſaſſent je ſongeaſſe bien que l’interêt du Roi, & celui de l’Etat ne demandoient pas que les eſprits s’y réüniſſent ſi-bien qu’ils puſſent s’opoſer à nos entrepriſes. Je demeurai deux jours à Sedan où ce Gouverneur me fit fort bonne chere, quoi qu’il ne ſe mit pas ſur le pied de tenir une table délicate, comme faiſoient quantité d’autres Gouverneurs. Il ſongeoit bien plûtôt à faire le bien de ſa famille, qui étoit aſſez nombreuſe, pour croire qu’il ne mouroit pas ſans heritiers. Je pris congé de lui après ce tems-là, & étant deſcendu à Liège par la Meuſe, je paſſai de-là à Cologne où je croyois trouver cet Electeur. J’avois des Lettres à lui rendre de la part de ſon Eminence : mais ne l’y ayant pas trouvé, je fus obligé d’aller à Breüil où il étoit. C’eſt une Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/411 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/412 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/413 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/414 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/415 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/416 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/417 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/418 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/419 j’avois l’honneur d’en être connu, qu’elle ſeroit bien-aiſe de me parler. Comme je n’avois rien de bon à lui dire, j’eus d’abord la penſée de faire le malade, pour n’être pas obligé d’y aller, mais conſiderant que cela ne pouroit pas toûjours durer, & qu’outre cela elle pouroit envoyer quelqu’un chez moi, qui me preſſeroit ſi fort de ſa part, que ce ſeroit preſque la même choſe que ſi j’avois affaire à elle, je me réſolus de lui obéïr. J’y fus donc, mais au lieu de lui dire tout ce que je ſavois, je lui déguiſai les choſes tellement qu’elle n’en fut pas plus ſavante. Je lui dis qu’on tenoit le Roi de ſi court, depuis deux ou trois mois, qu’il étoit impoſſible d’en pouvoir parler que par préſomption ; que j’avois vû en ce païs-là Milord Montaigu, & quelqu’autres de ſes plus fidéles ſerviteurs, qu’ils en étoient tout auſſi en peine qu’elle en pouvoit être, & que ce Milord ayant fait déguiſer ſon neveu pour pouvoir l’aborder plus ſeurement, il avoit été pris ſur le fait & envoyé en priſon.

Cette circonſtance m’étoit tout-à-fait avantageuſe pour lui faire accroire ce que je lui diſois, mais comme cette Princeſſe avoit de l’eſprit infiniment, elle me fit réponse qu’elle étoit perduë, & que de la maniere que je lui parlois elle voyoit bien que s’étoit fait du Roi ſon Epoux. Je tâchai autant que je pus de calmer ſes allarmes, mais comme on a ſouvent un ſecret preſſentiment de ſon malheur, elle pleura amerement, ſans que moi ni perſonne de tous ceux qui étoient autour d’elle l’en puſſent jamais empêcher. Elle n’avoit pas grand tort de juger mal de ces affaires ; & en effet, les Anglois ayant pouſſé les choſes juſqu’à ce point de felonie que de faire comparoître leur Roi ſur la ſellette, pour y rendre compte de ſes actions, l’on vit ce que l’on n’avoit jamais vû juſques-là, ni même ce dont on n’avoit jamais oüi parler auparavant, l’on vit dis-je, des ſujets s’ériger en Juges de leur Souverain, & le condamner à la mort. Toute l’Europe fut non Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/421 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/422 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/423 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/424 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/425 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/426

Cromwel me parloit avec tant de bonté & de cordialité, que je réſolus de lui avoüer naïvement toutes choſes. Je ne pris pas garde que j’allois déroger par-là au caractere dont j’étois revêtu. Je ſçavois bien pourtant que dans le portrait qu’en a fait un homme de ce ſiécle, qui a paſſé pour avoir beaucoup d’eſprit, il a prétendu que bien loin qu’un Miniſtre public doive faire le perſonnage que j’allois faire, il doit bien plûtôt mentir avec gravité. C’eſt du moins la définition qu’il lui donne, & qui n’eſt pas trop mal inventée, eu égard au perſonnage que la plûpart de ceux qui en ſont revêtus joüent tous les jours à la vûë de toute l’Europe ; me départant donc à ce coup-là de cette politique quand je l’euſſe même cru inſéparable de ma qualité, je dis à Cromwel qu’il n’avoit pas eu trop de tort de me ſoupçonner pour être autre choſe que ce que je paroiſſois être ; que j’étois venu effectivement la premiere fois en Angleterre, à un autre deſſein que de lui faire un ſimple compliment ; que j’avois eu ordre de ſçavoir en quel état étoient les affaires de Charles, & de me conduire ſelon ce que je viendrois à en aprendre, qu’il ne le devoit pas trouver mauvais, parce que s’il ſe mettoit à la place de Mr. le Cardinal, il avoüeroit qu’il n’en eut pas moins fait que lui.

Il aima mon ingenuité, & me dit qu’on faiſoit bien mieux les affaires de ſon maître en convenant comme je faiſois de la verité, qu’en s’efforçant de la déguiſer ; qu’il vouloit être de mes amis, à condition que je fuſſe des ſiens ; qu’il m’en demandoit ma parole, perſuadé qu’il étoit, que quand je la lui aurois donnée, je la garderois inviolablement. Je me tins extrêmement honoré de cette maniere d’agir, & lui diſant que ce n’étoit pas de mon amitié dont j’oſois l’aſſurer, mais d’un reſpect dont je ne me départirois de ma vie, il me répondit fort obligeamment que je laiſſaſſe là le reſpect, & que je lui Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/428 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/429 fit réponſe que quoique les Indes fourniſſent à l’Eſpagne des treſors que la France n’avoit pas, comme nôtre Couronne l’avoit toûjours emporté par deſſus l’autre, il falloit tâcher encore que ce fut la même choſe en cette occaſion ; qu’ainſi je n’y épargnaſſe rien, & que je n’en ſerois point dedi, quelque dépenſe que j’y euſſe faite. J’avois déja offert mes vingt mille écus pour les gagner. Ils avoient traité cela de bagatelle, & il faloit bien que l’Eſpagne chantât ſur un autre ton, puiſqu’il me mépriſoit ſi fort : mais enfin cette lettre me parlant en termes ſi précis que je croiois pouvoir aller juſqu’à cent mille écus, s’il en étoit beſoin, j’en fus quitte à meilleur marché, puiſque moyennant ſoixante mille, je les fis convenir de faire tout ce que voudroit Mr. le Cardinal. Je le mandai à ſon Eminence ; me tenant tout fier de la victoire que je remportois ſur l’Ambaſſadeur ; mais la réponſe que j’en reçûs, au lieu de me réjoüir, eut dequoi me mortifier étrangement. Il me manda que de la maniere que j’en uſois, il s’étonnoit comment avec les ſoixante mille écus je n’avois pas encore promis la Couronne du Roi mon maître, qu’il n’avoit que faire de leur amitié à ce prix-là, & qu’il aimoit mieux s’en paſſer que de l’acheter ſi cher. Il m’ordonna en même-tems de m’en revenir, & n’en voulant rien faire que je ne me fuſſe diſculpé auparavant à ces trois Meſſieurs de mon manquement de parole, je le fis du mieux que je pus, quoi que j’y fuſſe bien empêché.

Quand je fus de retour à Paris, & que je voulus porter dans mon compte à ſon Eminence la dépenſe que j’avois faite pour les traiter, elle me dit que je me moquois d’elle & me la raya ; elle me dit auſſi que s’il faloit qu’elle payât tous les feſtins qu’il plairoit à ſes Domeſtiques de donner, le revenu du Roi n’y ſuffiroit pas, que c’étoit à ceux qui convioient les autres à danſer à payer les violons, & Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/431 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/432 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/433 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/434 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/435 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/436 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/437 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/438 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/439 trouvai la Ducheſſe ſa femme auprès de lui. Elle étoit venuë en diligence de St. Germain, ſachant qu’il n’avoit plus guéres à vivre. Ce n’eſt pas qu’elle eût grande amitié pour lui, elle avoit trop d’amans pour aimer un époux ; & comme c’étoit la plus belle perſonne de la Cour, & la plus coquette, il avoit reconnu, mais un peu tard, que s’il eut bien fait, il eut cru ſon pere, qui lui diſoit avant ſon mariage qu’il étoit dangereux ſouvent d’épouſer une ſi belle femme. Je le trouvai tout attendri auprès d’elle, ſoit qu’il eut regret de la quitter ou que n’ayant pas encore trente ans, il ne put ſoûtenir ſon malheur avec la même fermeté qu’il eût fait s’il eût été dans un âge plus avancé. Charenton ayant ainſi été emporté. Mr. le Prince retourna à S. Germain avec le Duc d’Orleans qui avoit voulu être preſent à cette action. On avoit dit au Cardinal qu’il étoit ſorti plus de vingt mille hommes de Paris pour s’y opoſer, & que Mr le Prince leur avoit fait prendre la fuite, avec un ſeul Eſcadron. L’un étoit vrai, & non pas l’autre, la verité étoit que ces vingt mille hommes étoient bien ſortis de cette grande Ville, mais non pas qu’ils ſe fuſſent mis en devoir de venir l’ataquer. Ils s’étoient contentez de montrer le nez ſans oſer en faire davantage : mais comme ce Miniſtre étoit un donneur d’encens ſans s’informer davantage ſi on lui avoit dit vrai ou non : Mr. le Prince, lui dit-il d’abord qu’il le vit, que fairont les Eſpagnols doreſnavant, vous qui touz plus de monde vous ſeul, que ne fait oune armeé. Il lui demanda en même-tems à voir ſon épée, ſupoſant aparemment qu’elle étoit teinte du ſang des pauvres Pariſiens, mais Mr. le Prince qui ne vouloit point de loüanges, qui ne lui fuſſent dûës, & qui même ne s’en ſoucioit guéres après les avoir méritées, lui ayant conté la choſe comme elle étoit ! Ah qu’ou me dites-vous, reprit-il, & bien loin de me dire de ce qu’ou je viens Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/441 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/442 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/443 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/444 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/445 Page:Courtilz de Sandras - Mémoire de Mr d’Artagnan, tome premier, 1700.djvu/446 le Roi avoit transferé leur compagnie par une déclaration ; que ceux qui y reſteroient ſeroient en petit nombre après cela ; de ſorte qu’il ne ſeroit pas difficile à ſon Eminence de les abbatre : d’ailleurs, que le peuple qui ſe plaignoit déja d’eux les tourneroient bien-tôt en ridicules, voiant que la plus ſaine partie de leur Compagnie les auroit abandonnez, & que ce qui en reſteroit dans la Capitale du Royaume, ne meriteroit pas de porter le nom de Parlement.

La Dame goba d’autant plûtôt cette nouvelle, que tous ceux que je lui avois nommez étoient devenus ſuſpects à leurs confreres, ils ſavoient effectivement qu’ils avoient fait quantité d’avances à la Cour pour embraſſer ſon parti, & que ſi cela ne s’étoit pas encore conclu ce ne pouvoit être tout au plus, que parce que leurs demandes ne s’accordoient pas avec la gueuſerie. Comme la plûpart des Provinces avoient part à la deſobéïſſance du Parlement, & qu’elles ſuivoient ſon exemple, l’argent qui en revenoit étoit ſi rare, que bien loin de le pouvoir prodiguer, comme ils deſiroient, on ne pouvoit jamais en être trop bon ménager. Auſſi n’avois-je pas crû devoir avancer qu’ils euſſent été gagnez par du comptant, ce que j’euſſe dit ſe fut détruit par l’état preſent des affaires, & il étoit bien plus à propos d’avoir recours, comme j’avois. fait, à une choſe ſur laquelle on ne me pouvoit convaincre de menſonge. Le Mari à qui la Dame fit part de ce que je lui avois dit s’y laiſſa ſurprendre auſſi-bien qu’elle, tellement qu’en ayant fait raport à ceux de ſa Compagnie qu’il croyoit n’avoir aucune liaiſon avec la Cour, ils firent diverſes aſſemblées entr’eux où ils n’eurent garde d’apeler ceux qui leur étoient ſuſpects. Je n’avois pas nommé cependant à la Dame ceux qui le leur devoient être davantage, & qui recevoient effectivement des bienfaits de la Cour ſans que perſonne en ſut rien. Cela eut détruit la confiance qu’ils avoient en eux, & par conſequent les ſervices que ceux-là rendoient, en affectant que tous les conſeils qu’ils donnoient étoient uniquement par raport aux interêts de la Compagnie, & au bien du Peuple. Quoi qu’il en ſoit, cette fineſſe commençant à jetter de la diviſion entre la plûpart, on pouvoit eſperer d’en recüeillir bien-tôt quelque fruit, quand le Duc de Beaufort qui s’étoit ſauvé de priſon depuis peu, & qui avoit embraſſé le parti du Parlement tâcha de réparer le faux bruit qui couroit de la défection de tous ces membres. Comme il ne pouvoit pardonner au Cardinal tous les maux qu’il lui avoit fait ſouffrir, il ne pouvoir entendre ſans horreur qu’on voulut ſe raccommoder avec lui ; ainſi prenant ſoin de juſtifier ceux que j’avois tâché de noircir, je courois grand riſque de voir toutes mes eſperances renverſées, quand le hazard plûtôt que le reſte réünit les eſprits au moment qu’ils paroiſſoient ſe broüiller de nouveau tout autant qu’auparavant.

Le mauvais état des affaires des Pariſiens ayant obligé le Parlement d’envoyer demander du ſecours aux Eſpagnols, l’Archiduc Leopold, qui commandoit dans les Païs-Bas, crut non-ſeulement devoir en promettre à celui qu’il avoit envoyé vers lui ; mais encore lui écrire une Lettre de ſa propre main pour marquer qu’il pouvoit s’y aſſurer. Un de ſes Gentilhommes là lui apporta de ſa part, & la Cour en ayant nouvelle, & même que cet Archiduc devoit entrer lui-même en perſonne en France pour faire lever le blocus de Paris, la Reine Mere qui avoit toûjours paru ferme dans la réſolution de punir cette grande Ville, changea tout d’un coup de ſentiment par le peril qui la menaçoit. Elle crut, avec raiſon, que ce Prince qui avoit déja profité de nos deſordres en reprenant en Flandres quantité de bonnes Places, pouroit bien y joindre en paſſant celles qu’il trouveroit à ſa dévotion, ſoit ſur la Frontiere de Picardie, ou même dans le cœur du Royaume, ainſi la neceſſité l’obligeant de ſe relâcher de ſa fierté, elle envoya un Heraut d’armes pour propoſer quelque accommodement au Parlement.

Je ne ſçais à quoi ſon Conſeil penſoit d’envoyer ainſi un Heraut d’armes aux ſujets du Roi, puis qu’ils ne s’envoyent jamais que de Souverain à Souverain. Mais la crainte que l’on avoit de la venuë de l’Archiduc avoit tellement troublé la cervelle à la plûpart, qu’ils ne ſçavoient plus ce qu’ils faiſoient. Ce Heraut s’étant preſenté à la Porte S. Honoré avec ſa cotte d’armes, & ſon bâton ; on en donna avis, â cette compagnie qui ne s’aſſembloit plus comme de coûtume pour vaquer aux affaires des particuliers ; mais ſeulement à celles qui avoient du raport à elle, ou à l’Etat en general. Comme elle étoit toûjours diviſée entr’elle, & que ceux qui étoient bien intentionnez pour la Cour ne cherchoîent qu’à ramener les autres à leur ſentiment, ils prirent cette occaſion aux cheveux pour les faire revenir de leur devoir ; ils leurs repreſenterent qu’ils avoient tout tant qu’ils étoient déjà donné aſſez à mordre ſur leur conduire, en envoyant demander du ſecours aux ennemis de l’Etat, ſans s’attirer encore de nouveaux reproches ; que s’ils recevoient ce Hérault, ce ſeroit donner lieu à leurs ennemis de les accuſer comme ils faiſoient déjà de vouloir s’ériger en Souverains ; qu’ainſi il faloit le renvoyer, & faire ſçavoir à cette Princeſſe que s’ils ne l’avoient pas reçû, ce n’étoit que parce qu’ils n’étoient pas ſi criminels qu’on tâchoit de les faire paſſer dans ſon eſprit.

Le Parlement trouva ce conſeil tout à fait honorable pour lui, & cet avis ayant paſſé à la pluralité des voix, il envoya les gens du Roi pour faire part à la Reine du ſujet peur lequel on avoit renvoyé ce Herault. Il y avoit parmi ces Députez des gens bien intentionnez pour la Paix, & comme cette ſoûmiſſion étoit du goût de la Cour, & qu’elle vouloit s’affranchir de la crainte qu’elle avoit de la venuë de l’Archiduc, elle leur propoſa une conference pour terminer à l’amiable les differens qui diviſoient les cſprits. Ils ne purent l’accepter de leur chef, quelque bon deſſein qu’ils en puſſent avoir. Il faloit qu’ils en fiſſent raport auparavant au Parlement ; & l’ayant fait en des termes qui marquoient que s’ils en étoient crûs on profiteroit bien-tôt de la diſpoſition où la Reine Mere étoit de leur pardonner, leur avis fut ſuivi d’un conſentement unanime. On convint de part & d’autre que l’on s’aſſembleroit à Ruel pour y examiner toutes choſes. Le Parlement y envoya des Députez, & le Cardinal Mazarin y étant allé lui-même de la part de la Cour, le Duc d’Orléans honora ces çonferences de ſa preſence. Enfin après bien des conteſtations la paix fut coucluë entre les deux partis. Mais elle fut de peu de durée, de ſorte que devant qu’il fut peu la guerre civile ſe r’alluma ſi fortement, que tout ce que l’on avoit vû juſques-là n’étoit rien en comparaiſon de ce qui ſe vit alors.


Fin du premier Tome.