Monsieur de l’Étincelle, tome I/Chap IV

La bibliothèque libre.
Librairie de Charles Gosselin et Cie (p. 55-79).


CHAPITRE IV.


Comment Babandy II ne se maria pas.




Je forme le dessein de m’unir avec elle :
Mais le sang dont je sors, par une loi cruelle,
Me défend un lien si doux.
(Les Amours des grands hommes, ballet héroïque de M. de Morand, poëte arlésien.)


Je fais grâce au lecteur de toutes les sages réflexions qui s’offrirent alors en foule à l’esprit de Babandy ; il eût pu en composer un cours complet de morale à l’usage de la jeunesse, et il s’étonnait lui-même d’avoir recueilli tant de belles sentences dans une vie aussi dissipée que la sienne. Il ne se doutait pas d’avoir si bonne mémoire et tant de philosophie naturelle ; mais, hélas ! c’était un peu tard. « Si du moins, se disait-il, mon fils pouvait faire son profit de tant de bons avis que j’ai retenus en les négligeant ! mais l’étourdi aimerait mieux m’entendre lui raconter mes fredaines que lui prêcher de ne pas m’imiter. »

En effet, celui-ci avait de bonne heure marché sur ses traces, et Babandy père se surprenait lui-même à sourire, lorsqu’un grave vieillard, secouant la tête au récit des premières folies de son fils, s’écriait : « bon sang ne ment jamais, » « bon chien chasse de race, » « voilà un poulet qui chante déjà plus haut que le coq, » et autres proverbes, dont quelques uns, exprimant peut-être en termes plus énergiques et moins gracieux la même idée, n’en étaient pas moins un encouragement pour l’héritier du nom de Babandy. Aussi Babandy fils se montra si digne de ce nom que ses extravagances précoces en rajeunirent l’éclat et lui donnèrent parmi ses contemporains toute l’importance d’un nom de dynastie. On disait donc en parlant du père et du fils : Babandy Ier et Babandy II, comme pour reconnaître qu’ils étaient, de père en fils, les princes héréditaires et légitimes de la folle jeunesse d’Arles[1]. Je pourrais vous raconter quelques uns de ces bons tours d’écoliers par lesquels se distingua Babandy II, car ni la tradition ni l’exemple n’en étaient perdus de mon temps, mais, Arlésien abâtardi par la civilisation parisienne, je sens que les couleurs manquent à ma palette pour rendre justice à des héros, qui, comme Panurge et Falstaff, mériteraient un Rabelais et un Shakspeare pour historiens.

Cependant, si la conscience de Babandy Ier lui défendait d’adresser à son fils des sermons paternels par trop rigides, il pensa qu’il devait au moins l’éclairer sur la situation réelle de ses affaires. C’était une déclaration franche de sa ruine imminente qu’il était bien temps de faire. En père de bon goût, il ne choisit pas pour rendre cette espèce de compte de tutelle un de ces jours critiques où Babandy II venait lui accuser le vide de sa bourse ; comme la sienne n’était jamais généralement assez bien garnie pour pouvoir accorder plus de la moitié de ce qu’on lui demandait, il n’eût pas voulu avoir l’air de donner au nouvel enfant prodigue une leçon d’économie pour argent comptant. Il se fût bien gardé encore d’attendre qu’une contrariété fît rentrer son fils au logis dans un de ces accès de découragement qui livrent la jeunesse tristement docile aux longues remontrances de l’âge mûr. Ce fut après un simple dîner, où la cordialité avait régné dans le tête-à-tête de la table, et au moment du dessert, que Babandy Ier demanda à son fils si aucune partie ou aucune affaire ne s’opposait à ce qu’il entamât un entretien un peu sérieux. « Un peu sérieux ! » Babandy II ne s’effraya pas de ces mots ; il savait que le sérieux de son père ne durait jamais assez pour troubler sa digestion, et qu’au besoin il possédait lui-même le secret, grâce aux habitudes familières de leurs rapports, d’égayer le discours le plus grave en détournant les mots de leur sens par l’équivoque d’une réplique ou par l’accent avec lequel on les répète en feignant de ne pas les comprendre. Il était enfin dans une de ces dispositions d’esprit où l’on peut tout écouter parce qu’on se sent de force à répondre à tout avec la soudaineté triomphante de la saillie, dans cette disposition d’esprit où devait être le célèbre Fox, lorsque son père lui disant un jour, sous forme de réprimande sur ses vagues amours : « Mon fils, je crois qu’il vous faut prendre une femme, » Fox répondit : La femme de qui, mon père ?

— Mon ami, dit Babandy, éludant la remontrance directe par un compliment ironique, je te félicite. À ton âge j’étais encore un enfant, et te voilà un homme de toutes les manières. Ne penses-tu donc pas qu’il serait temps d’avoir une vocation, de prendre un état ?

— Prendre un état, mon père ? répondit le fils ; et n’en ai-je pas un, le plus facile, le plus beau de tous, le vôtre, celui de bourgeois d’Arles ? Pourquoi voulez-vous que je dégénère ? Les Babandy ont-ils jamais cessé de vivre noblement ? Je ne me suis jamais amusé à compter toutes les branches de notre arbre généalogique, mais je parie que vous ne pourriez pas me citer un Babandy qui ait jamais eu d’autre état que celui de ne pas en avoir, remonteriez-vous jusqu’au temps de la république, ou même si, comme je vous l’ai entendu dire, vous parveniez à établir que nous descendons en droite ligne du Maure Ali-Baba-al-Abandy, dont nous avons sagement abrégé le nom.

— Mais, mon cher ami, si, comme tant d’autres bourgeois d’Arles, nos ancêtres et moi n’avons pas pris d’état, c’est que jusqu’ici chaque père avait laissé à son fils de quoi s’en passer ; et je dois t’avouer que si je mourais demain, tu ferais prudemment de n’accepter ma succession que sous bénéfice d’inventaire.

— Eh bien ! mon père, « courte et bonne » comme je vous ai ouï vous-même le proclamer gaiement. N’avez-vous pas dit maintes fois encore qu’on n’est jamais plus près de faire fortune que lorsqu’on a tout à gagner et rien à perdre ?

— Mon ami, tu me bats avec mes propres armes, ce n’est pas généreux ; mais elles te coûtent cher, je dois t’en prévenir.

— Que vous importe, si je ne m’en plains pas ?

— Tu ne t’en plains pas aujourd’hui parce que j’ai pu te donner hier les 100 livres tournois dont tu avais besoin ; mais la semaine prochaine, si je te refuse la même somme…

— La semaine prochaine, soyez tranquille ; j’attendrai quinze jours en fils discret.

— Je crains que tu ne sois bientôt le seul à me faire crédit.

— En sommes-nous déjà là ? Oh ! alors je hâterai celle de mes folies que je gardais pour la dernière.

— Laquelle ?

— Je me marierai.

— Oui-dà, vraiment ?

— Ne vous êtes-vous pas marié ?

— Mais, moi…

— Oh ! je sais ce que vous allez me dire : vous veniez de réparer toutes vos pertes par la découverte d’un trésor. Eh bien ! moi qui ne suis pas sûr d’en trouver un autre, je veux me marier pour n’avoir pas la peine de le chercher.

— Aurais-tu en vue quelque riche douairière ?

— Oh ! fi donc ! me vendre corps et âme à une vieille folle, comme a fait Noré Farigoule ! Non, non, mon père, je suis votre fils, je veux une jeune héritière.

— Jeune et jolie, sans doute ? dit Babandy, qui se rappela en soupirant son dialogue au café de Bertrand Coucouroulet.

— Jolie comme un ange, mon père.

— Et noble aussi ?

— Très noble, mon père.

— Ô digne sang des Porcellets ! s’écria Babandy, qui commençait à croire que le jeune impertinent tournait en ridicule l’histoire de son mariage. À merveille ! continua-t-il, c’est une femme accomplie que nous venons de peindre ; il ne manque plus que de la trouver.

— C’est déjà fait, mon père, depuis que je l’ai rencontrée à un bal d’artisanes où elle était venue déguisée, et où je feignis de ne pas la reconnaître. Si vous aviez vu comme sa pointe de mousseline verte nouée sous le menton encadrait gracieusement sa jolie tête, comme son drolet noir à basques flottantes dessinait bien sa taille ! comme elle était légère avec sa jupe d’indienne dont le bord s’arrêtait juste au-dessus de la cheville ! La croix de Malte sur son sein, ses larges bracelets mauresques tout dans ce costume lui allait à ravir !

— Je le crois ; et tu l’aimes ?

— Cela ne suffirait pas, mon père ; j’en suis aimé, ce qui vaut mieux.

— Et son nom ?

— C’est mon secret.

— Eh bien ! alors, dit Babandy croyant que cette prétendue discrétion prouvait que son fils était au bout de sa plaisanterie, je te conseille de revenir à la religion de notre ancêtre Ali-Baba-al-Abandy. Fais-toi Turc, mon ami, et tu retrouveras peut-être un jour ta belle dans le paradis de Mahomet.

C’était un défi, et l’amour-propre l’emporta sur la discrétion.

— Mon père, dit le jeune fou, vous savez que les Babandy n’ont jamais eu besoin d’inventer des bonnes fortunes. Que diriez-vous si ma houri était de ce monde, et s’appelait, par exemple, mademoiselle de Beaujeu ?

— Je dirais que tu as eu tort de prêter ce nom à ta maîtresse, mon fils ; ce nom est le patrimoine d’une glorieuse famille où les femmes savent se défendre contre les hommes. C’était une dame de Beaujeu qui commandait le régiment d’amazones arlésiennes que le général de Charles-Quint trouva la pique au poing sur nos remparts quand il osa venir en faire le siége.

— Oh ! celle qui le porte aujourd’hui n’aurait peut-être pas moins de courage ; et si je vous racontais ce qu’elle a osé faire pour sortir secrètement du château de Montpahon, où son père garde sa fille comme un jaloux Espagnol enferme sa femme…

— Et où tu es parveuu à la voir… ?

— Lisez cette lettre, puisque vous en doutez.

Babandy père prit la lettre d’un air réfléchi, la lut et ne la rendit pas.

— Ceci est grave, plus grave que tu ne penses, dit-il ; mon fils, ton intérêt, le mien, celui de cette jeune personne, exigent que tu me laisses cette lettre jusqu’à demain. Pas d’explication jusqu’à ce que tu me revoies.

Et, sans attendre sa réponse, il sortit, laissant son fils étourdi, malgré sa liberté habituelle, de cette conclusion inattendue, et de l’accent des dernières paroles de son père, rendues plus imposantes encore par un regard solennel qui semblait annoncer quelque mystère ou quelque circonstance bien grave en effet.

Babandy fils demeura seul, en proie à un indéfinissable conflit d’émotions, ne sachant, dans son anxiété, s’il devait regretter de n’avoir pas su se taire, et cherchant en vain à se rendre compte du vague pressentiment de quelque malheur. Ce trouble, cette anxiété, redoublèrent le soir, quand il vit que son père ne rentrait pas. Où était-il allé ? Que prétendait-il faire de cette lettre, qu’il s’était laissé ravir comme un écolier ? Il ne put dormir de toute la nuit ; et Babandy père ne reparut que le lendemain, un peu avant midi. D’où venait-il ? Qu’allait-il lui apprendre ?

Babandy ne prononça aucune parole devant la servante ; mais il monta immédiatement dans sa chambre, faisant signe à son fils de l’y suivre ; et là, fermant la porte, il s’assit, s’essuya le front à plusieurs reprises avec un mouchoir, et après avoir, par cette singulière introduction, préparé le jeune homme à l’écouter sans l’interrompre, il entra en matière en ces termes :

— Mon ami, dit-il, je n’avais pas de temps à perdre pour nous préserver d’un affreux malheur. Je devais surtout agir seul, ne partager avec personne au monde la responsabilité de ce que je viens de faire. Heureusement tu n’auras plus qu’à me remercier, après m’avoir écouté d’abord. Je serai long peut-être dans mon récit ; mais pour que tu me comprennes, j’ai besoin de t’initier au secret de l’époque la plus critique de ma vie, au secret de mon mariage, dont tu as entendu faire tant de versions, et dont il est temps que tu connaisses la véritable. Je glisserai sur l’histoire de ma première jeunesse. Tu ne sais que trop déjà combien il est facile de perdre en extravagances les plus belles années de sa vie ; mais ce que tu ignores encore, par bonheur, toi qui as su retrouver si exactement toutes les traces de mes pas pour y poser à ton tour l’empreinte des tiens ; ce que tu ignores, dans le tourbillon qui t’entraîne en aveugle, plus heureux de ton insouciance que du reste ; ce que tu ignores, c’est le réveil inévitable d’une vie pareille, qui passe aussi rapide qu’un songe, lorsqu’un matin, la misère, la misère impitoyable et railleuse vient frapper à la porte du dissipateur, l’en chasse au nom d’un étranger, comme s’il n’en avait été jusque là que l’hôte provisoire, et, le dépouillant sur le seuil, lui accorde tout juste quelques vêtements en lambeaux pour le défendre des injures de l’air. Voilà la visite que je reçus un jour. Dans les premières semaines, plus embarrassé de ma honte que des privations auxquelles j’étais condamné désormais, énervé moralement par mes habitudes de paresse, sans songer un moment qu’il était du véritable honneur de lutter contre l’indigence par le travail, je m’étourdis jusqu’à considérer ma ruine comme un affranchissement complet de toutes les entraves de la société, que j’avais prise tout-à-coup en haine, comme si c’était elle qui eût tort, et non pas moi. La vie errante me sourit comme une vie de vaste liberté. Je me disais que je serais bientôt accoutumé à la fatigue, à la sobriété, aux nuits passées sous la voûte du ciel, à ces hasards, à ces périls mêmes qui nous coûtent si peu quand nous allons les chercher de notre propre mouvement pour varier la monotonie d’une existence blasée. Mais je m’aperçus bientôt qu’il y avait une différence cruelle entre ces privations volontaires, quand ce ne sont que des accidents passagers, et ces mêmes privations continuellement imposées par la misère…… une cruelle différence, en d’autres termes, entre les aventures du chasseur et le vagabondage du mendiant. La solitude se peupla alors pour moi de tristes apparitions. M’exagérant à plaisir mes disgrâces, je fuyais souvent la ville, comme si j’en étais proscrit, ou de peur d’y être montré au doigt par les enfants de mes anciens camarades. Mais dans ces funestes accès de mélancolie, la campagne elle-même n’avait plus de calme ni de silence pour moi. Des voix amères venaient me railler là aussi dans le chant des oiseaux, comme dans le mugissement du mistral. Dieu te préserve, mon ami, de ce spectre qui poursuit sans cesse l’homme misérable par sa faute, et qui, dans un horrible tête-à-tête, dans la veille comme dans le sommeil, emprunte tour à tour la forme de ses anciens vices et celle de ses privations actuelles, pour lui conseiller le désespoir ou le crime… Oui, le crime ; car il y avait des moments où, confondu par son atroce logique, je me sentais capable de tout pour m’arracher à mon existence vagabonde, et où, appuyant le doigt sur la détente de mon fusil, je souriais avec amertume en pensant que je tenais là de quoi terminer en quelques secondes ma vie… ou celle d’un autre, si quelque riche proie se présentait sur mon chemin.

Un soir, c’était à l’époque du retour de Beaucaire, mes courses à travers la Camargue m’amenèrent sur les bords du Rhône, là où je ne sais plus quelle avarie retenait, à demi échoué dans le sable, un navire génois revenant de la foire. Par précaution, le capitaine avait jugé à propos de faire transporter à terre la caisse qui contenait le prix de la vente de sa cargaison. L’équipage ne consistait qu’en quatre hommes qui avaient dressé avec leurs voiles une tente où ils dormaient tous, la tête appuyée sur leur trésor. Je les avais aidés moi-même le matin à construire ce frêle abri. Était-ce le hasard ou un démon qui me ramenait là ? Tout-à-coup une tentation affreuse s’empara de moi. « Voilà, me dis-je, des étrangers bien imprudents ; leur vie n’appartiendrait-elle pas, et tout leur or aussi, au premier brave assez sûr de son bras pour les poignarder l’un après l’autre ?… » Et pendant que je parlais ainsi ma main avait saisi machinalement un large couteau avec lequel j’avais la veille éventré un chien enragé. Tu frémis, mon fils ; rassure-toi. Je frémis comme toi à cette idée : mes genoux fléchirent, une sueur froide ruissela de tous mes membres ; je jetai mon couteau dans le Rhône, et m’éloignai au plus vite, mais en maudissant ma misère et moi-même, car je n’osais me demander si c’était ma conscience ou ma lâcheté qui venait de sauver ces quatre malheureux.

Le lendemain, je me rapprochai de la ville, mais j’attendis la nuit pour y entrer ; et, en traversant le pont de Trinquetaille, ayant rencontré deux de mes anciens amis qui y prenaient le frais au clair de la lune, je détournai la tête, sentant que la rougeur me montait au visage. Arrivé devant la porte de la maison où je couchais ordinairement, je n’osai pas mettre la main sur le marteau, et, passant outre, je ressortis d’Arles par la porte du Marché-Neuf, continuant à fuir toute la nuit dans la campagne, et tressaillant au moindre bruit, comme un criminel ; car, innocent devant les hommes, j’avais tout un enfer de mauvaises pensées dans le cœur. Après avoir erré une heure dans les Champs-Élyscamps et autour de Notre-Dame-de-Grâce, je me trouvai près du cimetière, et je m’y glissai, espérant y combattre par un autre genre de terreur les terreurs de mon imagination malade. Pendant que je marchais là les yeux baissés, je vis une croix abattue sur une tombe, je la redressai, et reconnus que c’était celle de ma mère. Ma mère, hélas ! je l’avais bien oubliée depuis qu’elle était là… Une larme s’échappa de mes yeux. Oh ! que cette larme me fit de bien !… Quand le jour vint, j’entrai dans Saint-Pierre-des-Moulirés, et m’agenouillai dans le confessionnal, où, averti par le sacristain, le desservant de la chapelle vint recevoir ma confession. Non seulement ce bon prêtre acheva de relever mon âme par sa douce morale, mais, sans s’expliquer davantage ce jour-là, il me dit que je lui avais été envoyé par la Providence, sans doute, car il aurait à me proposer le lendemain le moyen de me retirer d’une vie misérable qui menaçait de troubler ma raison, si elle ne me conduisait pas au crime.

Je fus exact le lendemain au rendez-vous qu’il m’avait donné. « Babandy, me dit-il, dans ce que je vais vous proposer, je dois vous prévenir que j’agis dans d’autres intérêts que les vôtres ; mais en vous voyant venir à moi, au moment où je cherchais un homme assez malheureux pour s’associer de sa personne au service que je veux rendre à une famille respectable, j’aurais pu penser que c’était Dieu qui vous envoyait dans ses secrets desseins. Que ce que je dois vous dire reste à jamais un secret entre nous, soit que vous acceptiez ou non. Une jeune fille, entraînée par un infâme et lâche séducteur, a manqué à ses devoirs ; toute réparation est impossible de la part de l’homme qui l’a abusée ; sa faute va devenir visible à tous les yeux, et couvrir de honte une famille pieuse, qui avait peut-être eu le tort jusqu’ici de mettre quelque peu d’orgueil dans l’irréprochable rigorisme de sa vertu. Il n’est rien qu’on ne fasse pour prévenir le scandale qui peut naître d’un tel événement. La fille a osé tout avouer à son père, tout, excepté le nom de l’homme qui l’abandonne, liée qu’elle est par d’affreux serments, et parce que ce nom même aggraverait peut-être encore sa honte et celle des siens. L’infortunée a tout à redouter et de la colère de son père et de son propre désespoir. En cette crise, où, hélas ! on pense plutôt à détourner de soi les regards moqueurs des hommes qu’à s’humilier devant Dieu, qui seul a le droit de nous juger, ce père irrité est sur le point de chasser sa fille, et de l’abandonner aux mauvais conseils de son désespoir, si elle ne trouve un homme, celui qui l’a séduite ou un autre, pour lui donner son nom. Si cet homme était ruiné, s’il avait été forcé de vendre sa maison et ses biens, on relèverait sa fortune… Babandy, réfléchissez, et si vous consentez à sauver une victime dont le repentir vous toucherait, je vous révélerai son nom. Mais le temps presse ; d’ici à vingt-quatre heures votre décision est nécessaire. »

Je me retirai sans rien répondre, humilié d’en être réduit à entendre sans indignation une offre semblable. Mais la misère revint la nuit avec tous ses fantômes et toutes ses perfides insinuations, et le lendemain matin mon choix était fait. J’allai trouver le prêtre : « Nommez-moi la personne, lui dis-je, me voilà prêt. » Tu sais le reste. Tu te croyais mon fils encore tout à l’heure ; mais seul tu n’as pas le droit d’appeler une bassesse l’acte qui servit de manteau à l’honneur de ta mère. »

Le jeune homme écoutait en silence, plongé dans un trouble indéfinissable dont Babandy profita pour achever cette solennelle explication.

— J’arrive maintenant à ce que j’ai fait depuis hier, continua-t-il. Je devais ignorer comme les autres ce nom que ta mère avait juré de taire, et il entrait dans nos conditions que je ne l’interrogerais jamais là-dessus. Je pensais, je l’avoue, puisqu’on m’avait parlé de réparation impossible, que la faute de la malheureuse Phanète était le crime sacrilége de quelque prêtre hypocrite, de notre prélat lui-même peut-être ; mais lorsque Phanète vit que ta naissance lui coûtait la vie, son instinct de mère l’emporta sur toute autre considération. Les yeux fixés sur le cercueil que son imagination de malade lui montrait sans cesse entr’ouvert pour elle auprès de ton berceau, elle m’appella et me dit : « Votre conduite à mon égard depuis sept mois mérite toute ma confiance, et je ne puis mieux recommander l’enfant innocent qu’à celui qui a eu pitié de la mère coupable. Vous serez son père aux yeux des hommes ; mais j’ai pensé qu’un jour peut-être le bonheur de ce fils qui me coûte si cher exigerait qu’il connût celui qui ne doit être son père qu’aux yeux de Dieu. Je livre donc ce secret à votre honneur. » Et quand je lui eus promis de ne faire usage de cette révélation que dans l’intérêt de son enfant, elle me nomma l’homme… Tu vas comprendre et mon émotion d’hier et cette explication de ce matin, quand tu sauras que tu étais sur le point d’enlever ta propre sœur ; cet homme est le comte de Beaujeu…… Voici maintenant ce que j’ai fait.

Armé de la lettre qui a passé de tes mains aux miennes, j’ai couru chez M. le comte de Beaujeu, et sans lui apprendre que je fusse informé ou non du passé, « Je suis venu, monsieur le comte, lui ai-je dit, pour vous avertir du danger que court votre fille d’épouser un jeune homme fort peu digne d’elle, sans doute, car il est de très bourgeoise maison et sera ruiné demain, tandis que votre ambition depuis la perte de votre fils est de vous allier, par votre unique héritière, au gouverneur de la province ; mais vous savez que quoique tout le monde parle de cette alliance comme certaine, un caprice de jeune fille peut tout renverser en un quart d’heure, malgré la surveillance paternelle. Tenez, lisez cette lettre ; elle a été écrite à un fort mauvais sujet. Heureusement que ce mauvais sujet est mon fils, et quoique je lui aie donné l’insolent exemple d’épouser une Porcellet, je conçois très bien qu’une mésalliance ne soit pas du goût de tout le monde. Ainsi donc je viens vous proposer un compromis. Nous vous laisserons votre fille, et de peur de vous donner le moindre ombrage, mon fils partira sous deux jours pour Paris, d’où il ne reviendra qu’après le mariage de mademoiselle de Beaujeu ; mais, attendu que le jeune homme n’est pas sûr, en allant dans la capitale, d’y obtenir un régiment, comme votre cousin, le chevalier de Grille, et qu’il pourrait fort bien, en revenant, ne plus retrouver ici le bien paternel, que je suis sur le point de vendre pour la seconde fois, je crois juste que vous vous chargiez des frais du voyage, et que vous garantissiez par une somme raisonnable que mon fils ne sera pas forcé de coucher à son retour sur un banc du Plan-de-la-Cour ou dans la grotte des Fées. »

Mon ami, M. de Beaujeu a parfaitement compris tout cela. Aussi, sans plus d’allusion, il m’a su gré de concilier ainsi les intérêts de ses enfants et de la morale. Tu n’épouseras pas ta sœur, tu iras voir Paris avec cette bourse bien garnie, pour t’y distraire ; et, à ton retour, si les tours de Notre-Dame, couronnées de nuages, ne te font pas oublier l’Homme de bronze qui tient sa lance au soleil sur la tour de notre Hôtel-de-Ville, tu trouveras nos dettes payées et notre patrimoine sans hypothèque.

En approchant de la conclusion de son discours, Babandy s’écartait déjà peu à peu de la solennité de son début, son caractère ne comportant pas un long accès de mélancolie quand il venait une seconde fois d’arranger si heureusement ses affaires.

Babandy II fut plus long-temps à se reconnaître après une explication à la fois si grave et si romanesque ; mais enfin il se soumit à sa destinée, et acquittant la parole que son père avait donnée pour lui à M. de Beaujeu, il partit deux jours après.




  1. À Babandy le fils remonte cette expression proverbiale de notre turbulente ville : « Je me moque de cela comme de la police d’Arles. »