Monsieur de l’Étincelle, tome I/Chap XVII

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Librairie de Charles Gosselin et Cie (p. 213-227).


CHAPITRE XVII.


Deux mois de bonheur champêtre.




O friendly to the best pursuits of man,
Friendly to thought, to virtue, and to peace,
Domestic life in rural pleasure passed !
Few know thy value, and few taste thy sweets.
Though many boast thy faveurs and affect
Tounderstand and choose thee for their own[1].

Cowper, the Garden.


Quoiqu’il soit fort doux à la paresse du biographe ou de l’historien de laisser à ses personnages la peine de raconter eux-mêmes les événements de leur vie et d’analyser leurs sentiments avec la franchise relative d’une correspondance intime, il est difficile que l’auteur ne reparaisse pas de temps en temps au milieu de ces récits quelquefois inexacts, de ces confidences nécessairement incomplètes. Cependant, au point où nous sommes arrivés dans notre histoire, il ne s’agit pas encore de remplir une lacune ni de suppléera une réticence. Odille, on le voit, écrivait à sa sœur sans aucune réserve mentale ; mais la sagacité du lecteur a pu remarquer dans ses lettres que la pauvre Odille se trompait elle-même en croyant juger très impartialement ces deux amis de son mari, dont l’un irritait sa susceptibilité par une sincérité brusque ou boudeuse, et l’autre s’emparait peu à peu de son jugement par un appel adroit à sa raison, tout en ne négligeant pas de piquer son amour-propre de jolie femme par ces mots à double entendre, qui semblaient commencer une déclaration long-temps différée, et ne faisaient que la reculer sans cesse. L’instinct de Mazade était plus clairvoyant ; mais sa jalouse et prévoyante amitié manquait de preuves pour éclairer à la fois Maurice et Odille. M. Théodose d’Armentières, si réellement il méditait une séduction, prenait tous les détours d’une merveilleuse prudence pour arriver à son but, sans être soupçonné d’une préméditation lâche et odieuse. Il calculait toutes ses démarches et toutes ses paroles : cette intrigue n’était pas pour lui un de ces jeux de hasard où un étourdi fait sa fortune et la perd en quelques heures, mais plutôt une noble partie d’échecs, qui demande presque autant de temps et de génie que la conquête d’une place forte.

On s’étonnera peut-être que la surveillance importune de Mazade ne décourageât pas M. d’Armentières en le menaçant de l’arrêter au milieu de ses plus habiles combinaisons ; mais cette surveillance ne faisait au contraire que l’animer davantage à une lutte qui, sans cela, lui eût paru n’offrir qu’un triomphe trop facile. C’était en quelque sorte plutôt contre Mazade que contre son cousin qu’il se piquait au jeu, soit qu’il ne vît en lui que le surveillant désintéressé, soit qu’il le soupçonnât d’être au fond du cœur un rival qui, plus délicat ou plus timide que lui, se laissait enchaîner à un ridicule préjugé d’amitié.

Odille cependant, qui se fût bien récriée si on lui eût dit qu’elle n’était pas la plus dévouée et la plus tendre des femmes, tant elle se croyait sûre d’aimer son mari plus que personne au monde, ne savait à quoi attribuer ces vagues inquiétudes que suscite dans l’âme la plus chaste une tentation hypocritement déguisée. Mécontente de l’inégalité de son humeur, étonnée de ne plus trouver Maurice le plus parfait des hommes, se reprochant encore de ne pas se soumettre aveuglément comme autrefois à la supériorité de sa raison, alors même qu’il lui paraissait avoir tort, elle se disait avec amertume qu’un mauvais génie cherchait à répandre un nuage sur son bonheur. Ce mauvais génie n’était-ce pas Mazade ? ou devait-elle ne s’en prendre qu’à la vie peu occupée qui livrait le caractère facile de Maurice à tous les vents de l’indécision ? Combien elle regrettait avec M. d’Armentières que l’influence perfide de son ami l’empêchât de régulariser l’emploi de son temps et de se rendre utile à son pays dans les limites d’une ambition honorable. Ces réflexions amenaient de continuelles comparaisons entre les deux cousins, et elles n’étaient pas toujours favorables au bon sens de Maurice. En vérité M. d’Armentières n’avait pas précisément tort : une fortune indépendante ne vaut pas toujours pour le bonheur les obligations régulières d’un état. Maurice du moins n’était peut-être pas encore ni assez insouciant ni assez froidement philosophe pour vivre paisiblement de ses rentes.

Ce fut dans cette situation équivoque que le printemps de 1820 apporta à l’ex-capitaine de hussards et à sa gracieuse moitié deux mois de distraction qu’elle comparait elle-même aux plaisirs d’Adam et d’Ève au milieu d’Éden. Voici la lettre où elle raconte à sa sœur cet épisode de son histoire :


« Ma chère sœur,

« Une légère indisposition a été la première cause du silence que tu me reproches ; mais tu cesseras de me plaindre quand tu sauras que je lui dois de t’écrire d’une délicieuse solitude où Maurice et moi nous recommençons le roman de notre vie. Le docteur s’étant avisé de dire que le séjour de la campagne me serait utile, cet été, Maurice voulut mettre à profit le premier beau soleil de mai pour aller louer dans les environs de Paris un petit ermitage à mon goût. Nous montons ensemble en cabriolet après le déjeuner, et nous voilà parcourant les bords de la Seine depuis Neuilly jusqu’à Saint-Cloud sans rien trouver qui me convienne, car c’est moi seule qu’on consulte, moi seule qui décide, puisque je suis seule malade et que Maurice est bien persuadé qu’il n’y a que le rétablissement de ma santé qui puisse le dédommager de ses habitudes de la capitale, de ses promenades de flâneur au boulevard au Palais-Royal, au Jardin-du-Roi, au Luxembourg et aux Tuileries. Parvenus au pont de Sèvres, nous hésitons un moment avant de choisir notre direction jusqu’à ce que nous nous souvenions que, la veille, on nous a indiqué les nouvelles constructions du parc de Bellevue sous Meudon, comme une espèce de hameau aristocratique bien fait pour attirer ceux qui cherchent la campagne à une heure de chemin de Paris. Nous gravissons l’avenue de Bellevue : à peine avons-nous tourné le dos à la manufacture, nous remarquons que tout-à-coup on respire un autre air, et qu’on pourrait se croire à cent lieues de ce bourdonnement de la grand’ville qui vous poursuit des Champs-Élysées à Versailles. À la limite de Sèvres et avant d’être à Bellevue même, nous faisons une halte pour laisser souffler le cheval ; nous nous trouvons là près d’un pavillon qui s’élève à notre main droite. À travers la grille nous apercevons un jardin qui tout d’abord exerce sur nos yeux une véritable séduction. C’est un charmant paysage dont il est difficile de mesurer l’étendue à cause des artifices du terrain et dominé par un rideau d’arbres disposé sur la hauteur, à l’arrière-plan, comme un large diadème de feuillage. Plus près de nous est un massif de rosiers disposés en corbeille. Une pelouse ovale forme un grand tapis autour duquel viennent aboutir je ne sais combien d’allées irrégulières, et terminé à un petit bassin sur lequel un magnifique saule pleureur penche ses rameaux d’un vert tendre.

» Ah ! m’écriai-je la première, si ce joli pavillon était à louer ! mais sur l’un des piliers de la grille, on lisait seulement : Maison à vendre, sans l’alternative ordinaire, ou à louer. — Qu’importe, dit Maurice, demandons toujours à visiter cette propriété : ce sera une promenade, et nous n’y gâterons rien en la marchandant.

» À ces mots, Maurice saute à terre, et tire le fil de fer qui ébranle la sonnette de la grille : avant que la petite porte latérale s’ouvre, je descends à mon tour du cabriolet, pour regarder de plus près les rosiers, la pelouse et le saule pleureur ; un domestique qui est accouru, nous introduit, dès que Maurice demande à parler au propriétaire. Celui-ci n’était pas loin : en voyant des inconnus, il devina qu’ils lui étaient amenés par son écriteau, et quand Maurice se fut annoncé comme un acheteur, il offrit de nous accompagner dans les allées du jardin.

» Il faut rendre cette justice à M. Delaprairie (c’est son nom) ; au lieu de nous exciter à admirer, il faisait les honneurs de sa propriété avec une modestie discrète : il est vrai qu’on peut se passer de faire valoir ce qu’on veut vendre, lorsqu’on a Maurice pour chaland. Il trouve tout superbe assez volontiers, de peur d’humilier un commerçant ou un propriétaire ; avec cette politesse du cœur qui est la vraie politesse, lorsqu’il marchande, c’est sans déprécier l’objet qu’on lui offre, et, lorsqu’il refuse d’acquérir, c’est en se plaignant que sa bourse ne soit pas d’accord avec son enthousiasme.

» Cette fois, c’était bien le moins qu’il fût enchanté de ce qu’il voyait, quand il croyait imposer à M. Delaprairie une promenade gratuite. Au reste, Maurice ne mentait pas, et quoique d’une moindre étendue que nous ne l’avions estimé d’abord, le jardin, dessiné par M. Delaprairie lui-même, attestait le bon goût du propriétaire. La maison ne méritait peut-être pas les mêmes compliments, malgré l’originalité de sa façade extérieure, vraie décoration de théâtre plaquée sur une vieille orangerie convertie en pavillon à l’italienne ; mais nous fûmes obligés de convenir que c’était une habitation bien suffisante : bref, quand tout fut vu, Maurice demanda sérieusement le prix : quarante mille francs fut la réponse ; quarante mille francs pour trois arpents ! le terrain est cher à Bellevue, n’est-ce pas, ma sœur ? à ce prix nous aurions un gros mas en Crau, ou un petit mas en Camargues. N’importe, Maurice ne trouve pas cela trop cher, il ne demande qu’à réfléchir et à revoir le jardin : Eh bien ! monsieur, dit M. Delaprairie, il faut le revoir seuls, madame et vous ; faites ensemble vos réflexions, vous me retrouverez dans la maison, où je vais donner quelques ordres.

» Nous profitons sans façon de la permission, et nous voilà bientôt égarés dans les allées, continuant notre roman de futurs propriétaires, et nous exaltant l’un l’autre par de charmantes suppositions ; si bien que, rêvant tout éveillée pour ma part, dans un endroit où le feuillage nous dérobait à tous les yeux, je m’élance vers une grappe de lilas, mais sans la cueillir, et je m’écrie : Que je serais heureuse ici ! je n’ai jamais désiré une retraite plus douce, une plus grande abondance de fleurs et de fruits !

» — En vérité, me répond Maurice, voilà qui me décide à faire des offres réelles !

» — Quoi donc, mon ami, lui dis-je, tu me donnerais cette jolie campagne ?

» — Elle est à toi, si mes offres sont acceptées… à toi encore, quand même M. Delaprairie ne rabattrait pas un centime de ce qu’il demande. — J’embrassai Maurice, mais mon songe était fini ; j’étais déjà redevenue une femme sage, et beaucoup moins pressée, pour contenter un caprice, d’acquérir une de ces maisons de plaisance, dont l’entretien vous coûte tout juste le double de la somme d’intérêts que pourrait rapporter votre argent.

» J’examinai tous les inconvénients de la propriété avec bonne foi, je les exagérai même ; mais Maurice ne revient pas facilement sur un premier mouvement de sa généreuse tendresse : à toutes mes objections il répliquait que le placement serait excellent pour deux raisons : d’abord, il ne pouvait trouver cher ce qui me rendrait si heureuse, et c’était un bonheur dont il aurait sa part ; ensuite, il entrevoyait dans son acquisition un moyen de s’assurer contre certains impôts qui lui étaient fort onéreux.

» Je prétends, dit-il, ne déplacer aucun de nos capitaux, pour devenir propriétaire ; je n’aurai recours qu’à mon crédit pour trouver les quarante mille francs qu’il nous faut. Je ne veux plus du sot rôle que je joue depuis trop long-temps, avec un trop grand nombre d’amis de collége ou de régiment, qui, sous prétexte que je suis un homme d’ordre, se sont habitués à me faire le caissier de leurs folies, tirant à vue sur moi en quelque sorte : celui-ci, pour cinq cents francs, celui-là pour mille, et oubliant assez volontiers, les uns et les autres, de les rendre. Je ne veux plus de débiteurs ; à mon tour il me faut des créanciers ; mais je compte sur ton économie, ma chère Odille, pour m’acquitter tous les ans, en partie, jusqu’à l’extinction totale de mes dettes. D’ailleurs je ne les prolongerai pas au-delà du jour où nous en contracterons de nouvelles, s’il le faut, pour doter notre fille et continuer à éprouver le désintéressement de nos amis.

» J’avais mes raisons pour approuver ce calcul, connaissant la facilité de Maurice. Je ne fis donc plus guère d’objections, et notre seconde promenade terminée, nous offrîmes trente-cinq mille francs à M. Delaprairie ; celui-ci se récria, tout en acceptant très gracieusement notre adresse, et prétendant que ce serait lui qui attendrait que nous revinssions sur une offre qu’il lui était impossible d’agréer, — d’autant plus que, comme il nous l’avait déjà dit, il vendait à contre-cœur, et au grand désespoir de madame Delaprairie, une propriété créée par eux, dessinée par eux, où ils s’aimaient en époux fidèles depuis vingt ans, où deux peupliers jumeaux portaient leurs deux noms de baptême ; où madame Delaprairie réclamait le droit de venir de temps en temps voir les progrès d’un petit pin qu’elle avait apporté des Alpes, en 1814, pas plus haut qu’un pied d’alouette ; où enfin ils laissaient je ne sais combien de souvenirs matrimoniaux, plus romanesques les uns que les autres.

» Pendant cinq jours, en effet, nous n’entendîmes plus parler de M. Delaprairie. Maurice cherchait à me prouver que nous avions perdu, à la fois, l’occasion d’une bonne affaire, et une propriété que nous regretterions toujours ; il se disposait même à écrire qu’il donnait les quarante mille francs, s’il en était encore temps, lorsque le domestique annonça M. Delaprairie. Il venait nous céder son jardin pour trente-six mille francs, quoiqu’il en eût refusé quarante mille, parce que, avant tout, sa femme désirait le céder à des personnes qui lui paraissaient comme nous assez artistes pour l’apprécier, et trop bons époux pour n’y pas respecter les monuments de sa sensibilité conjugale. Tout cela n’était pas de la comédie, je t’assure, ma sœur ; madame Delaprairie est une excellente dame, qui n’a quitté qu’avec des larmes son pavillon de Bellevue. Car, tu devines que, sans marchander davantage, Maurice conclut ce jour-là même le marché qui nous a rendus seigneurs suzerains du jardin d’où je t’écris, et où nous vivons depuis un mois, Maurice et moi, plus heureux qu’Adam et Ève dans le paradis terrestre… Adam et Ève n’avaient pas comme nous, dans leur Éden, une jolie fille pour courir à travers les sentiers, ou se rouler sur la prairie, en jouant avec une de ces chèvres aux longues soies qui nous sont venues du Thibet.


» P. S. Je ne te parle plus de M. d’Armentières ni de M. Mazade ; depuis une visite qu’ils nous ont faite le même jour, nous ne les avons revus ni l’un ni l’autre. Les voilà parfaitement d’accord… pour nous négliger. »




  1. Ô que tu es douce et propice aux meilleures études de l’homme, propice à la pensée, à la vertu et à la paix du cœur, vie domestique passée dans les plaisirs champêtres ! Peu connaissent ton prix, peu goûtent tes délices, quoique plusieurs se vantent de tes faveurs, en affectant de te comprendre et de t’adopter comme la vie de leur choix. (Cowper, le Jardin.)