Monsieur de l’Étincelle, tome II/Chap I

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Librairie de Charles Gosselin et Cie (p. 1-19).



DEUXIÈME PARTIE.





He visto comedia de que la primera jornada comenzó en Europa, la segunda en Asia, la tercera se acabó en Africa, y aun si fuera de cuatro jornadas, la cuarta acábara en America, asi se hubiera hecho en todas las cuatro partes del mundo.
Don Quijote.


CHAPITRE I,


Où l’auteur se permet une licence contre l’unité de temps et l’unité de lieu en invoquant Shakspeare.




Enter Times as chorus :

I — That please some, try all, both joy and terror
Of good and bad, that make and unfold error,
Now take upon me, in the name of Time,
To use my wings. Impute it not a crime
To me, or my swift passage, that I slide
O’er sixteen years, etc.[1]

.
Shakspeare, The winter’s tale.


Plus de douze années se sont écoulées depuis la découverte de la conspiration qui devait renverser le gouvernement royal de la France, et qui n’eut d’autre résultat que de faire fusiller deux ou trois jeunes enthousiastes, derrière lesquels se cachaient des chefs plus prudents, invisibles pendant le péril, mais qu’on aurait vus probablement venir réclamer les honneurs du succès. D’autres conspirations succédèrent à celle-là, aussi inutiles, aussi malheureuses, jusqu’à ce que la manie de conspirer fut traitée de crime par l’opposition libérale elle-même, résignée à se rallier paisiblement au pouvoir légitime, si le pouvoir se résignait, de son côté, aux petits inconvénients du régime constitutionnel. Il n’en fut pas ainsi, et la Restauration eut la maladresse de se suicider sous prétexte qu’elle était menacée de périr tôt ou tard du poison lent que le libéralisme lui administrait dans ses journaux, et des coups d’épingle que quelques députés taquins osaient tous les ans adresser au roi dans la personne de ses ministres.

Depuis douze années, la France avait donc vu d’abord un changement de règne démentir toutes les prédictions funestes associées à l’avénement du successeur de Louis-le-Désiré, puis ce successeur démentir lui-même les promesses de son avénement, et enfin une révolution inespérée appeler au trône une dynastie nouvelle, quasi-légitime et quasi-révolutionnaire. Il ne fallut pas moins qu’un fait aussi grave, auquel il importait à quelques uns de rattacher les fils depuis longtemps brisés des anciennes conspirations, pour ressusciter les noms bien oubliés de quelques victimes imprudentes. Les héros de juillet eurent la générosité de placer dans leur Panthéon les malheureux qui avaient, depuis quinze ans, subi la sentence des tribunaux royalistes ou des cours prévôtales ; le gouvernement nouveau ne craignit pas d’indemniser par des fonctions publiques ceux d’entre eux qui avaient pu échapper à leur condamnation, et il n’y eut pas besoin d’acte d’amnistie, comme en 1815, pour rouvrir les portes de la patrie à ceux que la grande nouvelle de 1830 alla surprendre dans les ennuis et les regrets de l’exil.

Douze années se sont écoulées. À côté de ces grandes révolutions de l’histoire, que de vicissitudes dans la vie privée des familles ! que de changements de fortune, que de liens rompus, là par la mort, ici par l’inconstance ! combien de frères devenus ennemis, combien d’amis qui ont oublié les noms l’un de l’autre, combien de veuves inconsolables qui se sont consolées, combien de fidèles époux qui sont à leurs troisièmes noces ! Encore douze années, et les scènes de ce drame sans fin se seront multipliées encore, toujours les mêmes et toujours variées, sans que le théâtre reste jamais vide, à la grande satisfaction des critiques partisans d’Aristote, et de l’imagination inépuisable des auteurs.

Nous voici de nouveau à Arles comme au premier chapitre de cette histoire ; mais que le lecteur parisien se rassure, nous n’y ferons pas un long séjour, nous le ramènerons bientôt à Paris. Pendant ce laps de douze années, le temps n’a pas détruit tous nos rapports d’affection avec la ville natale, mais il n’en a que trop diminué le nombre. Salut aux tombeaux qui renferment maintenant tout ce que nous avions de plus cher et de plus sacré sur la terre !… Et vous, derniers amis de celui qui ne vous serre plus la main qu’en passant, lorsque le souvenir de nos jeux d’enfants vous rappellera son nom, ne lui enviez ni les plaisirs, ni les honneurs de la grande cité ; il n’est pas de plaisirs ni d’honneurs qu’il ne donnât volontiers pour quelques heures de cette enfance si heureusement passée auprès de ceux qu’il ne reverra plus dans ce monde.

On se rappelle que madame Ventairon, la sœur de madame Babandy, avait un fils dont il était question dans toutes les lettres d’Odille que nous avons citées. Paul Ventairon a maintenant vingt-deux ans. C’est un des jeunes gens les plus distingués de la ville ; il a fait de bonnes études, il est déjà reçu avocat, et depuis son retour de l’école d’Aix, il travaille dans le cabinet de M. Honoré Clair, le Gerbier d’Arles, qui est aimé de tout le monde et même des avoués, quoiqu’il ait la mauvaise habitude de ne se charger d’un procès qu’après avoir tout fait pour concilier les parties. M. Honoré Clair, qui aime le jeune Paul, rend heureuse sa mère chaque fois qu’il la rencontre, en lui disant qu’on peut prédire à son fils une brillante carrière : « Paul, lui dit-il, a de l’esprit et de l’instruction ; il se permet bien de temps à autre quelques absences ; comme toute la jeunesse arlésienne, il paie son tribut d’admiration aux beautés de la ville, mais je le crois trop romanesque pour que la mauvaise compagnie ait beaucoup de charmes pour lui. Il ne dédaigne pas une partie de campagne, ni un petit voyage à Nîmes ou à Marseille, mais telle est sa facilité, assure l’indulgent M. Honoré Clair, qu’il a bientôt regagné le temps perdu. En un mot, ajoute-t-il, avant peu je me déchargerai sur lui du soin de toutes mes affaires, et mes clients n’y perdront pas. »

Quelle que soit la partialité de madame Ventairon pour son fils, à ce dernier trait elle ne peut s’empêcher de reconnaître que le maître de Paul n’a pas moins de modestie que de talent. Il est une autre satisfaction bien douce pour le cœur de madame Ventairon : toutes les mères qui ont des filles à marier la complimentent sur la bonne grâce de son fils et sur sa politesse ; enfin c’est partout le même écho de louanges. — « Je puis maintenant mourir en paix, dit-elle ; voilà Paul un homme ; il a un état, des moyens pour l’exercer avec avantage, et si je ne lui laisse pas une grande fortune, il ne dépendra que de lui d’en acquérir une en quelques années ; si j’en croyais même quelques avances indirectes, il pourrait peut-être déjà s’établir avantageusement, et avant que sa main me fermât les yeux, j’aurais bercé sur mes genoux des enfants qui m’appelleraient grand’mère. »

Tels étaient les faciles projets de bonheur que madame Ventairon formait tout haut pour son fils ; mais son ambition maternelle allait secrètement un peu plus loin. Paul, avec ses bonnes études et ses heureuses dispositions, avec un maître tel que M. Honoré Clair et la bonne opinion que toute la ville avait de lui, pouvait certainement être un jour le premier avocat d’Arles ; mais ne serait-il pas plus certain de le devenir s’il allait fortifier son talent par un séjour d’une année ou deux à Paris. M. Honoré Clair ne lui en avait-il pas donné lui-même l’exemple ? Ne pouvait-on pas attribuer une partie de sa supériorité à la fréquentation des célèbres professeurs de la grande cité, à cet usage du monde et à cette élocution élégante qu’on n’acquiert que dans une capitale ? — Avec sa bonne mine et ses espérances d’avenir, Paul pourrait choisir sans doute une femme parmi les plus riches héritières d’Arles ; mais la mieux dotée de ces héritières pourrait-elle lui apporter une dot égale à celle de sa jeune cousine, la fille d’Odille ? Les deux sœurs avaient fait maintes fois de cette union de leurs enfants le thème favori de leur correspondance ; qui s’opposerait à la réalisation d’un pareil projet ? Rien ne prouvait qu’Odille y eût renoncé. Elle se réservait sans doute une épreuve, celle de savoir si le jeune cousin conviendrait à la jeune cousine : rien de plus juste ; c’était donc une chance à tenter avant que l’une ou l’autre mère s’engageât ailleurs. Deux motifs au moins encourageaient par conséquent madame Ventairon à envoyer Paul à Paris.

Au moment où elle était encore un peu indécise, elle reçut de madame Babandy une lettre qui trancha toutes ses hésitations.

« Ma chère sœur, lui disait Odille, il me semble que nos lettres deviennent trop rares. Les années auraient-elles refroidi notre amitié ? J’espère bien que non pour ma part. Dans cette vie absorbante de Paris, chaque année efface peut-être, je le crains, quelques souvenirs du pays natal ; mais il en est un que je retrouve toujours le même dans mon cœur, celui de ma tendre reconnaissance pour toi. — Continuez à vous aimer, — ce furent les dernières paroles de notre bonne mère. Aucune des amies que j’ai à Paris, si ce sont des amies, ne peut invoquer pour elle ces paroles sacrées. Je sais, hélas ! que j’ai besoin de te renouveler cette protestation, car certaines personnes, ne pouvant concevoir mon espèce de métamorphose tout extérieure de pauvre demoiselle d’Arles en grande dame parisienne, t’auront dit que je n’étais plus la même. Ces certaines personnes seraient bien surprises si on leur prouvait que ce sont elles qui ont mis entre nous la glace de leur cérémonie. La plupart des provinciales qui arrivent à Paris se croient obligées de vous aborder par de grands compliments admiratifs ; si vous leur répondez par une politesse simple, naturelle, elles vous disent fière ; si vous voulez les ramener à la familiarité affectueuse d’une ancienne amitié, elles vous disent méprisante. Les recevez-vous seules, c’est que vous ne les croyez pas dignes de votre société habituelle ; les invitez-vous lorsque vous avez du monde, elles se sentent gênées, et vous accusent de les avoir voulu embarrasser ou éblouir. Je me suis aperçu enfin, patois et accent à part, que ces personnes et moi nous ne pouvions nous entendre parce que nous ne parlons plus la même langue, et qui pis est, ne vivons plus des mêmes idées. Voilà ce qui m’empêche de regretter, ma bonne sœur, de n’avoir pas repris le chemin de Trinquetaille, il y a douze ans, alors que, dans mon deuil et mon humiliation, je sentis bien que je n’avais plus que deux êtres à aimer sur la terre, toi là-bas, ma fille ici. Ce n’est pas à toi, j’espère, que j’aurais besoin de protester qu’en cette heure de désespoir je ne croyais choisir qu’entre deux solitudes, ta ferme de Camargues ou mon pavillon à Bellevue, et qu’il m’était impossible de calculer que peu à peu je me laisserais aller à accepter ces distractions, par lesquelles je me suis quelquefois étourdie bien plus que consolée.

» Quoi qu’il en soit, ma sœur, si je consens à passer pour légère aux yeux de tous, je ne veux à aucun prix accepter aux tiens cette réputation. Je réclamerai de toi, jusqu’à ce que je m’en croie indigne, ton amitié de sœur ; je la réclamerai au nom de tous mes sentiments, toujours les mêmes ; au nom des dernières paroles de notre mère, au nom de nos mutuelles promesses. Je n’en ai oublié aucune. Aussi est-ce avec joie que j’apprends que ton Paul te rend justement la plus fière des mères. Je ne le suis guère moins de mon Isabelle ; j’espère que tu voudras bien m’envoyer le portrait de notre jeune avocat ; cependant il serait plus naturel que l’original vînt en personne plaider sa cause. Nous sommes encore une jeune pensionnaire, mais nous avons déjà dix-sept ans. J’abandonne tout cela à ta prudence. Adieu, bonne et tendre sœur. » Ton Odille.

En répondant à ce dernier paragraphe, madame Ventairon n’abusa nullement de ses priviléges de sœur aînée. Elle remercia Odille de se croire liée par leurs anciens projets de jeunes mères, mais en ajoutant que cette espèce d’engagement, tout conditionnel, ne pouvait lier leurs enfants, et surtout la jeune cousine, qui, avec les avantages d’une dot de trois cent mille francs et son éducation parisienne, pouvait prétendre à un meilleur parti qu’un avocat de province. « Je ne veux donc point, disait-elle en terminant, bercer Paul de vaniteuses espérances ; mais comme j’ai toujours pensé qu’un peu du vernis de Paris ne saurait nuire à ses succès oratoires, je te l’expédierai bientôt par la diligence, pour qu’il fasse au moins connaissance avec sa tante et sa cousine. »

Le voyage de Paul étant arrêté, il fallut encore une bonne quinzaine avant que son trousseau fût fait ; car une mère arlésienne n’envoie pas son fils à Paris sans lui remplir au moins deux malles de linge ; quatre tailleuses (couturières) furent mises en réquisition, sans compter les voisines qui voulurent toutes obligeamment faire au moins quelques points aux cravates et aux jabots du jeune avocat. La maison Ventairon avait l’air d’un grand atelier de couture, et parmi toutes ces rivales d’Arachné la Lydienne, il en était plus d’une qui, tout en disant à M. Paul, pour répondre à ses compliments, qu’il oublierait bientôt les artisanes d’Arles auprès des belles dames de Paris, faisait preuve d’une modestie dont la jalouse Minerve eût été touchée.

Pendant ces quinze jours de préparatifs, ce fut la nouvelle du faubourg de Trinquetaille que ce départ. Qu’on ne s’écrie pas avec ironie : Voilà bien la petite ville, voilà bien le village, où tout fait événement ! Il nous semble qu’un pareil événement devrait intéresser Paris presque autant que la petite ville, depuis que nous avons vu tant de jeunes avocats de notre Midi qui pouvaient dire presque à coup sûr, en faisant leur malle : Je pars pour être chef de parti ou ministre, pour révolutionner la France ou la gouverner.

Quelle que fût la vanité maternelle de madame Ventairon, elle ne rêvait pas pour son fils une aussi éclatante destinée. Plus occupée de son bonheur que de sa gloire, elle lui recommanda plus encore de plaire à sa tante et à sa cousine que de se faire remarquer de ses professeurs. Naturellement, elle devait lui donner quelques instructions sur le caractère de madame Babandy, et sur sa position dans le monde ; mais, quant à ce second chapitre, elle avoua qu’il lui était impossible de se faire une idée bien exacte de la maison d’Odille, ne connaissant pas les habitudes de la vie de Paris. Ce qu’on lui en avait dit lui faisait quelquefois craindre que sa sœur, malgré toute sa franchise avec elle, n’eût fait quelques réserves à ses confidences, et qu’à l’exemple de madame de Staal, elle ne se fût peinte qu’en buste. Elle était loin de lui faire un crime de ne s’être pas enterrée vivante, comme la matrone d’Éphèse, après la mort de son mari ; mais elle n’approuvait pas que, quelque injuste qu’eût été Maurice de la condamner sur des apparences trompeuses, elle se fût laissé imposer une dette de reconnaissance pour le funeste service, sincère ou hypocrite, qui avait été si mal interprété par le monde comme par son mari. Une femme est tellement l’esclave de l’opinion, qu’il ne lui est pas permis de la braver alors même que les jugements de l’opinion sont iniques. Il est jusqu’à des vertus qui lui sont défendues quand elles ne s’accordent pas avec certaines règles de conduite. Or, madame Ventairon n’ignorait pas que madame Babandy, non seulement recevait toujours M. d’Armentières, mais qu’encore elle continuait à regretter que son mari n’eût pas rendu justice à son dévouement et à la rectitude de ses idées. Elle avait trouvé d’excellentes raisons pour expliquer à sa sœur comment le sage cousin exerçait sur elle une influence toute désintéressée ; mais ces raisons n’avaient pas bien convaincu madame Ventairon. Entre autres traits honorables cités par Odille en faveur de M. d’Armentières, celui-ci, avant l’expiration de son deuil, avait écrit à la jeune veuve que, puisque son amitié avait été calomniée, il croyait lui offrir la seule réparation en son pouvoir, celle de l’épouser dès que les preuves légales de la mort de Maurice seraient arrivées en France. Mais, se disait madame Ventairon, puisque ces preuves ne sont jamais arrivées, et que ma sœur aime à nourrir quelques doutes, ne devait-elle pas respecter plus scrupuleusement encore les soupçons même injustes de l’homme à qui, mort ou vivant, elle aime à conserver ses droits d’époux.

De toutes ces réflexions il s’était formé dans l’esprit de madame Vantairon une sorte d’opinion indécise qu’elle communiqua délicatement à son fils, en lui disant qu’elle attendrait le résultat de ses propres remarques pour savoir à quoi s’en tenir sur certaines médisances importées de Paris à Arles.

Le jour du départ arriva enfin. Tout joyeux qu’il était de voir Paris, le jeune avocat ne put quitter sans larmes, et sa mère, et tous les bons voisins qui l’accompagnèrent à pied, les uns jusqu’au pont de Fourques, les autres au-delà.

Quand sa mère l’eut béni et embrassé, elle le suivit des yeux quelque temps encore, puis alla prier jusqu’au soir dans l’église, pour demander au ciel la force de pouvoir rentrer seule sous le toit de sa maison, désormais déserte pour elle. Pauvres mères ! nous n’apprenons que plus tard tout ce que leur ont coûté ces séparations, dont bientôt les distractions du voyage effacent pour nous la douleur fugitive.




  1. Entre le Temps, faisant le rôle de chœur :
    Moi — qui plais à quelques uns et qui éprouve tout le monde, la joie et la terreur des bons et des méchants ; moi qui fais et défais l’erreur, je prends sur moi, en ma qualité de Temps, de me servir de mes ailes ; ne m’imputez pas à crime si dans mon rapide passage je saute par-dessus seize années.
    (Shakspeare, Conte d’hiver.)