Monsieur de l’Étincelle, tome II/Chap XVI

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Librairie de Charles Gosselin et Cie (p. 239-249).


CHAPITRE XVI,


Où la tante et le neveu entrent ensemble en convalescence.




Tout ce qu’il pouvait souhaiter était qu’elle ne le trompât point et qu’elle ne lui donnât pas de fausses espérances. Je lui dis encore que si elle n’avait pas la force de l’épouser, ou qu’elle lui avouât qu’elle en aimait quelque autre, il ne fallait pas qu’il s’emportât, ni qu’il se plaignît, mais qu’il devait conserver pour elle de l’estime et de la reconnaissance.

Madame de Lafayette.


Quelque intérêt que nous inspire notre jeune compatriote, le neveu de madame Babandy, nous ne saurions demeurer avec lui plus de six semaines dans une maison de santé, alors même qu’au bulletin quotidien de sa blessure le docteur Térence Valésien ajouterait quelques extraits de ses piquants mémoires, où figuraient de plus illustres malades que le jeune Paul Ventairon. Nous aimons que les épisodes d’une histoire ne soient pas de ces inutiles digressions qui égarent et dépaysent le lecteur au beau milieu d’un récit. Nous nous garderons même de succomber à la tentation de multiplier nos personnages en descendant avec le blessé dans le salon des convalescents, où régnait madame Valésien, qui n’était plus de la première jeunesse mais qui avait encore tous les agréments d’une femme parfaitement conservée aux approches de la quarantaine. Autour d’elle cependant nous trouverions non seulement une jolie nièce de dix-huit à dix-neuf ans, qui l’aidait à faire les honneurs de ce petit temple d’Hygie, mais encore des pensionnaires beaucoup plus occupés d’être aimables que malades, et composant un cercle de fort bonne compagnie. Dans le nombre on remarquait surtout en 1832 ces martyrs politiques du regret ou de l’espérance, ces champions du passé ou de l’avenir qui, avec l’agrément de M. le procureur du roi, faisaient deux ou trois mois de prison dans une maison de santé. Le docteur Valésien recevait avec la même hospitalité les vaincus de tous les partis, se vantant d’être resté un homme neutre, sans mauvaise pointe, au milieu de toutes les discussions pour et contre la révolution de juillet. Son libéralisme philosophique consistait à laisser crier aussi haut qu’ils voulaient ses malades légitimistes et républicains, prétendant, par une sorte de théorie allopathique ou homœopathique, comme on le préférera, qu’il y avait des folies qui ne pouvaient être domptées que par une autre folie. Paul pensa plus d’une fois que le docteur Valésien n’avait pas peut-être tort de traiter de fous ses pensionnaires politiques, tant leur exaltation était bruyante, et il comparait dans certains moments la maison de santé d’Auteuil à la maison d’aliénés fondée à Saint-Remy[1] par un docteur provençal tout aussi savant et non moins original que M. Valésien. Mais quelque violentes que fussent les querelles de ces ardents ennemis du juste-milieu, à peine madame Valésien paraissait-elle dans le salon, d’un commun accord toutes les fureurs s’apaisaient ; on eût dit qu’il n’y avait plus qu’une seule opinion ; c’était à qui aurait le plus tôt mis bas les armes pour placer un mot agréable et mériter un sourire. Tel était l’ascendant de la femme du docteur sur ses hôtes, ascendant qui ne peut être compris qu’à Paris, où déjà même, en 1882, la politique commençait à élever bien haut la voix devant les dames.

On ne pouvait refuser à madame Valésien un tact parfait ; son mari l’avait bien jugée en comptant sur son adresse à présider un salon où chacun entrait comme dans un club de souscripteurs avec le droit payé de se croire chez soi. Lorsque devant ses intimes le docteur, qui, comme tous les grands hommes, avait sa dose de vanité, parlait du bonheur de son ménage, il s’attribuait en partie le mérite d’avoir formé une maîtresse de maison aussi sûre d’elle-même. Cependant, ajoutait-il, je l’ai connue autrefois coquette et romanesque en même temps ; mais j’ai si bien modifié chez elle les protubérances de la coquetterie et de l’imagination, que ses défauts sont devenus des qualités. Le docteur Valésien avait toujours son ancienne manie des études crâniologiques, et il songeait à les appliquer paternellement à l’éducation de sa nièce, jeune personne que ses pensionnaires admiraient plus encore que sa tante, car elle était aussi belle que l’avait jamais été celle-ci et avec vingt-un ans de moins. Personne ne savait d’où venait cette nièce que le docteur Valésien avait un beau matin amenée à son aimable moitié en lui disant qu’elle lui était envoyée par une de ses sœurs de province. Quelques médisants prétendirent dans le temps que c’était la propre fille du docteur ; mais madame Valésien l’avait acceptée comme une nièce, sans question indiscrète ; et, enchantée bientôt de mademoiselle Cœlina, elle l’avait aimée avec un cœur de mère, tout en se montrant plus attentive que jamais avec son mari. S’il y avait un mystère dans cette famille, nous n’avons pu encore le percer à jour, malgré toute notre curiosité d’auteur. Quant à Paul Ventairon, il n’en savait pas plus que ses commensaux, lorsqu’il fut en état de sortir de la maison de santé pour aller enfin embrasser sa tante.

Madame Babandy entrait le même jour en convalescence. Dans l’intervalle le printemps avait succédé à l’hiver ; les marronniers étaient en fleurs, les arbres les plus tardifs étaient revêtus de leurs feuilles, et madame Babandy transporta toute sa maison à son pavillon de Bellevue, où Paul se rendit aussi, encore obligé de soutenir ses pas sur une béquille, mais recouvrant rapidement ses forces et sa gaieté naturelle. Sa tante au contraire semblait frappée d’une langueur au-dessus des secours de l’art, et d’une tristesse que pouvait à peine vaincre par moments la douce influence des plus beaux jours de la fin de mai. Paul ne put s’empêcher de lui en faire l’observation, et madame Babandy lui ouvrit toute son âme : il sut alors qu’elle n’ignorait pas que c’était lui qui avait provoqué M. Bohëmond de Tancarville, et pour quel motif. Elle ne se pardonnait pas le danger qu’il avait couru ; ce duel avait été pour elle comme une de ces épreuves terribles auxquelles la médecine expose les malheureux dont la démence a triomphé des remèdes ordinaires. Son imagination remontant le cours des années écoulées depuis la première catastrophe qui était aussi venue la surprendre au milieu du bonheur et de la sécurité, elle retrouvait tout-à-coup au fond de son cœur tout son deuil d’alors, tout son désespoir, comme si ce qui s’était passé depuis la mort de Maurice avait été un vain rêve, ou une de ces folies aux faux sourires qui ne prouvent que l’excès du malheur. Elle eût revêtu volontiers ses robes de veuve, car il lui semblait que ce n’était que d’hier qu’elle avait perdu à la fois son mari et l’estime du monde. La nuit elle se réveillait en sursaut, et croyait voir près d’elle un fantôme qui lui reprochait de l’avoir si facilement oublié ; le jour elle trouvait dans les paroles les plus simples un double sens et une allusion indirecte qu’elle s’appliquait impitoyablement. Vaincue par la persévérance de cette calomnie trop dédaignée naguère, elle s’abandonnait à une défiance jusqu’alors loyalement repoussée, et se surprenait à penser que M. d’Armentières avait été dans le temps le complice d’une conspiration contre elle ; puis, par une réaction soudaine, se trouvant ingrate envers le seul homme qui l’eût défendue il y avait douze ans, comme Paul aujourd’hui, elle hâtait de ses vœux le moment où elle pourrait lui dire : Je suis à vous ; couvrez-moi de votre nom comme d’une égide, et que ma reconnaissance vous tienne lieu d’amour.

Paul devint le confident de toutes ces contradictions d’une imagination malade, et d’une sensibilité surexcitée ; mais quelle que fût d’ailleurs son antipathie instinctive contre M. Théodose d’Armentières, antipathie dont sa raison n’avait pas tout-à-fait triomphé, il ne pouvait que plaindre la triste Odille, et il convenait à part lui qu’il était temps qu’elle mît un terme à sa situation équivoque par un second mariage. Par malheur on eût dit que ce parent si généreux, ce protecteur si fidèle, éludait toutes les conversations qui auraient pu l’amener à renouveler l’offre faite naguère par lui à la femme que sa générosité même et sa fidèle amitié avaient placée sous sa dépendance. Il parlait plus que jamais de la nécessité de faire une fin ; mais il affectait en même temps de discuter certaines thèses qui indiquaient assez clairement qu’à ses yeux les veuves étaient le pis aller des vieux garçons, et qu’un homme de trente-six ans, âge dont il faisait le sien par parenthèse, quoiqu’il en eût trente-huit, pouvait fort honnêtement prétendre au cœur d’une fiancée de dix-sept à dix-huit ; propositions qu’il retournait parfois en disant ce que Jean-Jacques Rousseau avait déjà dit avant lui, que les femmes de trente ans et au-delà étaient celles qui inspiraient les passions les plus vives aux jeunes hommes de vingt ; ce qui est fort heureux pour les jeunes personnes de dix-sept à dix-huit, dont il est bien prouvé, assurait-il gravement, qu’un trop jeune mari fait rarement le bonheur. Enfin Paul crut faire une découverte qu’il se garda bien de communiquer à sa tante. Madame Duravel ayant daigné conduire Isabelle à Bellevue, pour y passer huit jours auprès de sa mère convalescente, M. d’Armentières parut beaucoup plus attentif, pendant ces huit jours-là, pour la jeune pensionnaire que pour la maman, et ne tint aucun compte des signes d’impatience qu’il provoquait en troublant les promenades solitaires que la sage élève de madame Duravel faisait tous les matins au lever du soleil sous l’allée la plus couverte du jardin. Peut-être Paul eût-il été moins discret envers sa tante s’il n’avait été convaincu du peu de succès de M. Théodose, malgré ses trente-six ans, auprès de sa cousine ; mais dès le second jour de ces vacances anticipées, Paul reconnut que les bons offices de son ami don Antonio de Scintilla lui avaient obtenu le pardon de trois mois de dissipation, et même de ce fatal billet doux, écrit par lui à une danseuse, avec tous les commentaires dont il fut accompagné ; car l’imagination des demoiselles en communauté n’a besoin que d’un nom pour créer tout un roman. Le duel de Paul, sa pâleur, sa béquille de blessé, cette douce magie d’une conversation en tête-à-tête avec accompagnement du chant d’un rossignol qui avait manqué à sa première entrevue, achevèrent pour lui ce qu’avait commencé l’amitié de don Antonio, et la sage Isabelle avoua à son cousin que, quelle que fût son affection pour madame Duravel, elle ne songeait nullement à passer toute sa vie avec elle. En un mot, Paul était dans une sécurité complète quant à ce qui le concernait ; mais il prévoyait que lorsque les papiers attendus par sa tante arriveraient, ils ne suffiraient peut-être plus pour décider de sa destinée.




  1. Tout l’Europe connaît aujourd’hui le magnifique établissement du docteur Mercurin à Saint-Paul, près Saint-Remy, troisième arrondissement des Bouches-du-Rhône.