Monsieur de l’Étincelle, tome II/Chap XXII

La bibliothèque libre.
Librairie de Charles Gosselin et Cie (p. 337-350).


CHAPITRE XXII,


Où le revenant termine son histoire sans savoir s’il
doit être un mort ou un vivant.




To be or not to be, that is the question.[1]


Notre défaite à Chillan avait été si complète, que Bénavidès, désespérant de rallier son armée, déclara qu’il était prêt à faire sa soumission entre les mains du général chilien don Joaquin Prieto ; et quoique cette déclaration ne fût qu’une ruse pour mieux cacher sa fuite, ses officiers se regardèrent comme déliés de leurs engagements. La plupart ne servaient sous son drapeau que contraints et forcés, entre autres les capitaines de navire américains et anglais dont il avait fait des officiers d’infanterie malgré eux : ils firent donc sonner bien haut leurs griefs contre le vaincu, et le gouvernement du Chili, au lieu de les traiter en ennemis, leur permit de traverser en paix son territoire. Je profitai de cette bonne disposition envers les étrangers, sans toutefois prétendre, comme quelques uns de ceux qui avaient été pris les armes à la main, que je devais plutôt être considéré comme un prisonnier délivré par la victoire que comme un officier volontaire de Bénavidès. Peut-être même si je n’avais eu à m’occuper avant tout du sort de Dolorès, je crois que je me serais retiré avec l’armée de nos alliés, les Araucans, qui firent leur retraite en bon ordre, accoutumés depuis deux siècles à maintenir leur indépendance, et sachant bien que le jour des représailles, après une bataille perdue, ne tardait jamais long-temps à luire pour eux. Mais j’étais pressé de retourner à la ville d’Arauco, où nous n’avions laissé qu’une garnison peu nombreuse et composée d’Indiens, avec une cinquantaine de matelots d’un équipage anglais retenus par la seule crainte de compromettre la vie de ceux de leurs camarades que Bénavidès avait forcés de marcher en avant. Martin Lavergue m’accompagnait, assez indécis sur le nouvel état qu’il lui conviendrait de choisir, et n’espérant guère retrouver son brick à l’ancre. Nous fîmes diligence ; mais le bruit de la bataille nous avait précédés, et je fus saisi d’une cruelle inquiétude à l’approche d’Arauco, en voyant une immense fumée envelopper la ville jusqu’à la mer. Penelo, chef d’une tribu auxiliaire des Chiliens, avait surpris nos amis les Araucans ; ceux-ci, abandonnés par l’équipage anglais et se croyant trahis, s’étaient retirés du côté de leurs bois, après avoir mis le feu aux maisons et à tous les navires mouillés dans la baie. Je me précipitai à travers les débris fumants de cet incendie. La demeure de Bénavidès, comme toutes les maisons construites en pierre, avait été brûlée, mais la flamme n’avait dévoré que les portes et la toiture. Hélas ! où Dolorès pouvait-elle être ? comment retrouver ses traces ? Sur un des murs de l’appartement qu’elle avait occupé, je lus heureusesement ces lignes gravées avec un fer de pique : « Si cette pierre est encore debout lorsque Maurice viendra chercher ici Dolorès, elle lui dira que nous sommes partis pour la ville de la Conception. »

Je respirai… Nous nous consultions sur la direction la plus convenable à suivre pour aller rejoindre ces fugitifs, lorsque le Conway, vaisseau anglais qui croisait depuis peu dans ces mers, parut à l’horizon de la rade : il était commandé par le capitaine Basil-Hall, qui avait pour mission d’accorder sur son bord un asile aux matelots de l’Angleterre et des États-Unis prisonniers de Bénavidès, et devenus libres par sa défaite. Sur l’avis d’un habitant qui était resté presque seul au milieu des ruines d’Arauco, et qui s’était chargé de me diriger s’il me rencontrait, je n’hésitai pas à profiter des offres courtoises du capitaine Basil-Hall, qui repartait le lendemain pour Valparaiso et devait relâcher à la Conception, où il espérait trouver encore l’équipage du brick l’Océan. Le Hussard de la mer n’osa pas me suivre, ne se croyant pas en sûreté s’il était reconnu, et il préféra aller joindre les Araucans. Je ne le dissuadai en aucune manière, persuadé qu’il avait raison, car je n’aurais peut-être pas eu assez de crédit pour empêcher qu’il ne figurât au faîte d’une potence comme pirate. Le drôle avait d’ailleurs quelque peine à s’éloigner un peu trop d’Arauco, où il avait enterré, dans un lieu connu de lui seul, toute sa part du trésor de son navire lorsqu’il était descendu à terre pour remonter à cheval, dix-huit mois auparavant. Cet argent montait à une somme assez considérable pour fréter et armer un nouveau brick, si Martin Lavergue se dégoûtait de la vie indienne dont il allait faire l’essai.

La Conception a deux ports, Calcuhuana et Saint-Vincent ; nous touchâmes à ce dernier qui est plus près de la ville, où je me hâtai de me rendre en apprenant que les fugitifs d’Arauco y étaient arrivés par terre depuis trois jours. Les maisons de la Conception, les églises même et le palais de l’évêque attestaient suffisamment par leurs ruines que les Araucans et Bénavidès avaient plus d’une fois porté la guerre jusque sur ses places publiques. Au milieu du silence de ses rues désolées, j’entendis cependant s’élever tout-à-coup des chants de fête, et le cortége d’une procession me força de m’arrêter avant d’être arrivé au palais de l’Intendance, où j’allais m’adresser pour savoir dans quelle maison Dolorès avait trouvé un asile. Je vis défiler deux rangs de jeunes filles vêtues de blanc, couronnées de fleurs, précédées de fifres et de tambourins qui jouaient les airs les plus gais de la musique chilienne. Hélas ! toute cette foule chantante et joyeuse conduisait un cercueil découvert, où une petite fille, âgée tout au plus d’une année, semblait dormir… Elle était morte, et c’est l’usage, dans les colonies espagnoles, de se réjouir ainsi de la mort d’un enfant qui expire avant sa septième année, parce que, vous dit-on, c’est une âme qui va se mêler aux chœurs célestes avec sa robe d’innocence pure encore des taches du péché. Quelque gracieuse, quelque poétique, quelque consolante que soit cette manière de considérer la mort d’un enfant, je sentis aux battements de mon cœur qu’un cœur de père peut être jaloux du ciel. Cet ange pouvait m’appartenir……… Depuis six mois Dolorès était mère.

Nous nous revîmes pour ne plus nous séparer : le Conway nous transporta à Valparaiso, d’où nous pûmes enfin, sans de nouvelles aventures, nous rembarquer pour l’île de Cuba. Nous ne nous arrêtâmes à la Havane que peu de jours pour aller sur une des habitations du vieux marquis ; il nous tardait à Dolorès et à moi de vivre l’un pour l’autre, afin de nous consoler de tous nos malheurs et de toutes nos pertes ; car nous apprîmes en arrivant que, par une dernière catastrophe, Dolorès avait encore perdu son frère. À la nouvelle de la prise de notre bâtiment par les corsaires, M. Antoine de l’Étincelle s’était embarqué avec Julie, devenue sa femme, pour aller recueillir l’héritage paternel ; et ils étaient tous les deux morts de la fièvre jaune trois mois après leur débarquement. J’étais plus que jamais bien résolu à ne plus porter d’autre nom que celui qui avait associé ma destinée à celle de Dolorès, et l’on crut sans peine à la Havane que j’étais un neveu du vieux marquis auquel il avait marié sa fille en France. Ce fat à ce titre que sa famille nous accueillit. Quant à Dolorès, je n’avais pu la tromper plus long-temps ; depuis Arauco, elle savait que la mort seule d’une autre pouvait me permettre de légitimer notre union.

Il y avait déjà huit ans que j’avais presque oublié tous mes liens avec ma première patrie, et j’évitais même mes compatriotes qui auraient pu me la rappeler ; nous vivions sur notre habitation principale à cinq lieues de la Havane, où je ne paraissais que très rarement et pour peu de jours. Cependant je ne pus rester insensible à la nouvelle de la révolution qui promettait de régénérer la France, ou de modifier au moins une partie de ses lois politiques et sociales ; mais après ma première émotion, je commençais à retomber dans mon indifférence pour tout ce qui se passait en Europe, lorsqu’à ma grande surprise je vis arriver mon ami Mazade. Ce fut dans l’Inde centrale qu’il apprit cette révolution qui l’émut plus vivement que moi, et qui lui fit déserter ses honneurs, ses grades, et tout ce qu’il avait acquis de fortune, pour venir saluer le drapeau tricolore arboré au château des Tuileries. Il s’embarqua sur le premier navire qui mit à la voile de Calcutta. C’était un navire américain qui retournait à New-York. La route de New-York n’était pas la route la plus directe ; mais son impatience ne pouvait attendre un autre bâtiment ; il lui semblait désormais que le sol des Indes lui brûlait la plante des pieds. À New-York, la première personne que Mazade rencontra était notre ancien soldat Martin Lavergue, le Hussard de la mer, qui, en entendant par hasard prononcer ce nom de Mazade, s’approcha de lui, se nomma lui-même, et lui dit sommairement toutes les vicissitudes de sa vie vagabonde, dont la dernière a fait de lui un honorable citoyen des États-Unis à la tête de 500,000 dollars, ce qui lui donne une certaine considération soit en ville lorsqu’il y vient, soit dans sa maison des champs. Je figurais naturellement dans l’épisode de ses exploits au Chili ; Mazade compare les dates, et en conclut que la première nouvelle de ma mort ayant été prématurée, il est possible que je vive encore. Lavergue savait assez de mon histoire pour le mettre sur mes traces jusqu’à l’île de Cuba. Mazade n’a plus qu’une pensée, celle de me retrouver. Au lieu de prendre le paquebot du Havre, il prend celui de la Havane. — Quelque bonheur qu’il y eût pour moi à embrasser cet ami, je sentis à sa vue qu’il venait réveiller dans mon cœur des souvenirs hostiles à mon repos. Il ne me dissimula pas qu’il perdrait la moitié de la joie qu’il éprouverait à revoir la France s’il la revoyait sans celui qu’il appelait un autre lui-même ; mais aussi, à l’appui de ce qu’il appelait franchement son amitié égoïste, il fit valoir certaines considérations qui m’étaient personnelles, et qui devaient avoir du poids sur mon esprit. J’avais encore une fille en France, et je ne devais pas sacrifier mes devoirs envers elle à mes ressentiments contre sa mère. Dolorès eut la générosité d’être de cet avis. Paul, vous devinez le reste. Débarqués à Marseille, nous nous rendîmes d’abord auprès de votre mère ; en me souvenant d’anciens projets vous concernant ainsi qu’Isabelle, je désirais savoir par moi-même si je pouvais toujours les approuver. Je dois remercier votre mère, Paul, d’avoir si bien gardé le secret que je vous révèle moi-même. J’ai pu vous étudier sans être connu de vous. Hélas ! ce secret a failli vous coûter la vie : c’est pour moi, pour l’honneur de ma mémoire que vous avez été blessé…. Vous ignoriez….

Jusqu’ici Paul n’avait pas interrompu ce récit ; mais pouvait-il s’empêcher de répondre à cette interpellation ?

— Ah ! sans doute, dit-il, j’aurais volontiers risqué ma vie pour cette mémoire chérie et respectée ; mais lorsque je l’ai fait pour la défendre, je dois à la vérité de déclarer que c’est surtout avec la conviction de l’innocence de celle qui fut si long-temps calomniée par le monde et….

— Et par moi, Paul, alliez-vous ajouter avec raison ; hélas ! je n’ai reconnu que bien tardivement ma funeste précipitation, et c’est ce qui me jette dans une si cruelle perplexité. J’étais revenu en Europe pour y rompre légalement tous mes liens avec celle que je croyais une épouse coupable, tant les apparences étaient nombreuses et fortes contre elle. Mon passage chez votre vertueuse mère avait fait naître à peine quelques doutes dans mon esprit en faveur de sa sœur. J’arrive : … le monde l’accuse, après un laps de douze ans, comme le premier jour, et elle-même accepte la sentence que le monde a prononcée contre elle. Ses regrets si elle ne fut qu’imprudente, ses remords si elle fut justement condamnée, semblent oubliés également : elle n’aspire plus qu’à porter un autre nom que celui sur lequel est toujours restée la tache ineffaçable d’une honte publique…… Je sais ce que vous allez me répondre, Paul ; mais vous êtes dans l’erreur de penser que je m’arme ici d’injustes récriminations. J’allais vous dire qu’alors que je m’estimais toujours le plus outragé des hommes, et que je déplorais votre dévouement trop généreux, la rencontre fortuite d’une personne que je ne puis nommer ni désigner par sa profession sans risquer de trahir le secret que je lui ai promis, est venue tout-à-coup faire luire sur la vérité une révélation inattendue. Mais admirez la bizarrerie de ma destinée ! Vous savez maintenant mon histoire : injuste en France ou ingrat en Amérique, ma conscience peut-elle encore être mon guide ? Irai-je follement lutter contre la fatalité qui me poursuit, et chercher à détruire les effets d’une erreur irréparable. Il y a quelques jours, j’étais bien résolu à fuir et à ne plus rien accorder au hasard ; mais vous devinez par quels sentiments j’ai été entraîné à venir quelquefois errer ici le soir autour des lieux où j’aurais pu être si heureux… Une dernière fois, la porte étant entrouverte, je n’ai pu résister à la tentation de pénétrer, à la faveur de la nuit, dans ce jardin qui fut pour moi un autre Éden…. J’y suis apparu comme un fantôme à la mère de ma fille. Eh bien ! je vous le répète, Paul, mon retour troublerait peut-être encore plus son repos que mon apparition ; mais, puisqu’une indiscrétion d’Isabelle m’a trahi, je ne repartirai pas sans en faire l’épreuve, pour convaincre Odille que ce qui s’est passé depuis douze ans, erreurs et fautes, vieux souvenirs, habitudes nouvelles, tout sépare à jamais ceux qui auraient dû être à jamais unis. Paul, je verrai donc votre tante… je remplirai moi-même un autre devoir que je ne pouvais peut-être confier sûrement à un ami… mais cette lettre que vous lui remettrez vous apprendra à quelles conditions. Je m’annonce moi-même sous le seul nom que je puisse porter… et ce n’est pas celui de son époux. Maurice ne saurait plus être pour Odille, je le sens, qu’une ombre, qu’un fantôme. Sous le nom que l’exil m’a imposé, je puis lui rendre la liberté qu’elle réclamait hier encore, et régler de sang-froid nos mutuels rapports pour l’avenir…. Adieu, Paul ; si ma condition est acceptée, vous m’écrirez que vous m’attendez vous-même après-demain à neuf heures dans le kiosque, dont vous n’ouvrirez la porte qu’à moi seul.

Paul et don Antonio de Scintilla s’étaient rapprochés du chemin qui descend à Sèvres et là don Antonio ayant trouvé un cabriolet qui l’attendait, y monta, après avoir serré la main à son neveu.




  1. Être ou n’être pas, telle est la question.