Monsieur de l’Étincelle, tome II/Chap XXVII

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CHAPITRE XXVII,


Qui ne contient qu’une lettre.




Les passions et les engagements du monde lui parurent tels qu’ils paraissent aux personnes qui ont des vues plus grandes et plus éloignées. Sa santé, qui demeura considérablement affaiblie, lui aida à conserver ses sentiments ; mais comme elle connaissait ce que peuvent les occasions sur les résolutions les plus sages, elle ne voulut pas s’exposer à détruire les siennes, ni revenir dans les lieux où était ce qu’elle avait aimé.
Madame Lafayette.


La destinée de M. de l’Étincelle était cette fois entre les mains d’Odille. Les femmes seules peuvent prononcer sur une résolution, que les unes trouveront peut-être dictée par une susceptibilité exaltée, par une jalousie maladive, mais que les autres compareront peut-être à l’héroïsme de Rebecca demandant à Ivanhoe, pour unique grâce, la permission d’admirer sa fiancée lady Rowena.

Voici la lettre que reçut M. de l’Étincelle au bout de quarante-huit heures de réflexion qu’Odille lui avait fait demander :


À M. de l’Étincelle pour M. B.

« Je comprends vos scrupules, Maurice, et je les respecte ; je comprends votre indécision, et c’est à moi de la terminer.

» Je vous ai demandé un jour de plus pour vous répondre ; mais ma détermination était déjà ce qu’elle est aujourd’hui : M. de l’Étincelle doit partir ; Maurice lui-même pourrait rester à peine. Vous l’avez bien dit : Dieu, dans sa toute-puissance, ne s’est point réservé de revenir sur le passé. Pour vous retenir, Maurice, auprès de moi, je voudrais d’abord effacer douze années entières de votre vie et de la mienne, afin de reporter la réparation qui m’est offerte au lendemain du jour où la calomnie venait de me livrer à votre haine, ou plutôt à votre mépris ; alors que j’aurais, comme je vous le disais hier, remercié le ciel de me faire expirer à vos yeux, fût-ce de votre main, pourvu que mon cri de mort vous eût convaincu de mon innocence et m’eût rendu votre amour. Ah ! croyez-le bien, je n’accuse comme vous que la fatalité, si je parle comme vous aujourd’hui, après avoir trouvé hier ce langage si cruel. Le retour de votre estime est tout ce que je dois attendre de vous ; je le comprends et ne m’en plains pas. Mais ce n’est pas assez pour que je puisse me persuader que j’ai retrouvé Maurice ; non, ce n’est pas encore assez d’un amour partagé… Si je pouvais, moi, du moins, suffire comme autrefois à votre bonheur, certes, je réclamerais mes droits ; mais n’avoir sur une autre que l’avantage d’un contrat, ne serait-ce pas m’exposer à vous voir rétablir la balance en mettant de son côté la tendresse sous le nom de reconnaissance ou de pitié ? C’est en vain que les personnes s’éloignent si les cœurs se rapprochent. Bientôt vous auriez des regrets à dissimuler : la contrainte et l’amour vont mal ensemble ; la confiance serait bientôt évanouie là où la liberté n’existerait plus ; je serais jalouse de vos moments de tristesse, d’humeur même ; et si dans vos rêves ou peut-être dans vos caresses il vous échappait un nom qui ne fût pas le mien, qui sait si mon amour résisterait à cette épreuve ? Croyez-le, mon ami, ce serait tenter le ciel que d’accepter de vous autre chose que ma justification : vous ne pouvez pas librement m’accorder davantage ; vous vous tromperiez vous-même en me le promettant ; je ne vous exposerai donc pas à subir un devoir qui pourrait devenir une tyrannie.

» Ah ! si votre cœur avait à lutter contre un engagement que vous auriez honte d’avouer, si c’était le repentir qui vous eût ramené à moi et non la froide justice, si j’avais à vous faire oublier une coupable erreur et une rivale indigne de vous, j’aurais de mon côté votre conscience et je ne reculerais pas ainsi ; mais j’éprouve moi-même autant de pitié que de jalousie quand je me représente celle que vous seriez forcé de fuir comme plus malheureuse que moi. En effet, mon ami, mes droits mêmes, je le répète, me rendent moins intéressante qu’elle. Je pourrai maintenant être abandonnée sans rougir ; votre Dolorès, du moment où vous renoncez à elle, tombe dans la classe de ces infortunées que l’opinion flétrit d’un nom infâme, parce qu’un séducteur a abusé de leur crédulité. Je ne veux pas que personne puisse accuser Maurice d’avoir avili une femme qu’il a rendue mère. Adieu donc, Maurice ; puisque votre honneur vous défend de nous tromper toutes les deux, une seule du moins sera malheureuse sans honte, et encore, je le sens déjà en prononçant le mot d’adieu, si doux et si amer en même temps, il y a une bien grande consolation à pouvoir se dire qu’on se sacrifie à celui qu’on aime. Quelque légère que j’aie pu vous paraître, ne vous défiez pas de cet héroïsme de femme ; il me coûte moins que ne me coûterait la douloureuse dissimulation qu’il faudrait m’imposer tous les jours pour ne pas vous importuner de ma méfiance jalouse. Il est dur de vous perdre sans doute, mais mon éternel regret vous sauve un éternel remords, car vous n’avez plus désormais à vous reprocher une séparation toute volontaire. Je cède ma place en ce monde, mais je me divinise dans votre cœur ; je cesse mon rôle de femme pour devenir votre bon ange par mes prières.

» Maurice, adieu ; laissez croire encore à Dolorès que je fus coupable ; elle serait jalouse à son tour de la preuve d’amour que je vous donne ; mais quand vous apprendrez ma mort, justifiez-moi à ses yeux, le jour où un prêtre consacrera votre union.

» Odille. »


Dans un post-scriptum, Odille entretenait M. de l’Étincelle de sa fille, et annonçait qu’elle lui écrirait pour lui apprendre le lieu de sa retraite, aussitôt que son père serait parti, car elle était allée l’embrasser furtivement le matin, mais sans oser lui confier son projet de fuite et de disparition.

Quelque touché à cette lettre que fût M. de l’Étincelle, il eût été bien plus péniblement affecté s’il avait pu deviner qu’Odille lui dissimulait délicatement qu’elle ne s’éloignait de Bellevue qu’avec le pressentiment qu’elle avait d’aller mourir dans les bras de sa sœur. De trop vives émotions l’avaient agitée depuis quelques jours (et cela dans une convalescence encore mal assurée) pour que les symptômes de sa dernière maladie ne reparussent pas avec une complication au-dessus des ressources de l’art. C’était en cet état qu’elle avait fait acheter une chaise de poste où elle s’était jetée, accompagnée de sa femme de chambre, laissant à Paul ses secrètes instructions et la lettre pour M. de l’Étincelle.