Monsieur de l’Étincelle, tome II/Chap IX

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CHAPITRE IX,


Où Paul rend visite à un journaliste et entend parler
pour la seconde fois d’une célèbre danseuse.




They talk, the instant they have drop’d the pen,
Of dancing women and of acting-men ;
Of plays and places where at night they walk
Beneath the lamps, and with the ladies talk ;
While other ladies for their pleasure sing.
Oh ! tis a glorious and a happy thing :
They vould despise me, did they understand
I dare not look upon a scène so grand ;
Or see the plays when critics rise and roar
And hiss and groan, and cry : encore ! encore ![1]

Crabbe. The learned Boy.


Madame Babandy n’avait pas accompagné Paul dans sa seconde visite à la pension pour lui laisser l’occasion d’un tête-à-tête, non pas tant avec sa fille qu’avec l’institutrice, à qui il était nécessaire que notre jeune amoureux fît aussi sa cour. Elle apprit avec plaisir son succès et n’en attribua pas tout l’honneur aux bonnes recommandations de don Antonio de Scintilla, que son neveu eut la modestie de lui faire connaître. Mais elle ignorait qu’Isabelle eût un maître d’espagnol. « On me l’aurait sans doute appris à la fin du mois ou du trimestre, dit-elle ; mais vous voyez que je ne suis guère consultée sur cette brillante éducation ; madame Duravel en a la direction exclusive. Fort heureusement j’ai pris mon parti, et moins que jamais je suis tentée d’intervenir dans les études de ma fille, de peur de provoquer contre moi en retour, une fâcheuse opposition lorsqu’il va être question de son établissement dans le monde. Si madame Duravel consent à ne pas me contrarier là-dessus, je lui pardonnerai volontiers tout le reste. À vous, Paul, maintenant de vous ménager l’alliance de ce grand potentat, puisque vous êtes comme ces petits princes, qui ne peuvent être amoureux qu’avec l’autorisation de la Russie ou de la Prusse. »

Paul écrivit à sa mère sous quels heureux auspices ses amours commençaient, grâces à la franche amitié de sa tante, grâces surtout aux excellents conseils qu’elle donnait à son inexpérience. « En vérité, lui disait-il, je pourrais un jour quitter le barreau pour la carrière des ambassades et y obtenir des succès, tant j’ai un excellent maître de diplomatie. Et, en tout cas que ma première mission me fasse franchir les Pyrénées, je vais me procurer un professeur d’espagnol. »

Le lendemain, Paul fit l’inspection de son portefeuille, et il prit un cabriolet pour remettre quelques lettres. Il avait entre autres un pli à l’adresse d’un ancien camarade d’école, nommé Michel Farine, à Paris depuis deux ou trois ans. La mère de Michel était venue elle-même, le matin de son départ, le prier d’aller voir son fils, et il se reprochait d’avoir tant tardé. Il faut dire que s’il avait négligé cette commission comme la visite à M. Mazade, c’était que son brusque passage de la diligence dans un de nos salons à la mode lui avait appris que sa première affaire devait être de s’adresser à un tailleur ; or, malgré toute l’activité des artistes de cette classe, Paul n’était équipé que de la veille, à la satisfaction de sa vanité. Sa métamorphose l’avait déjà réconcilié avec la société de madame Babandy, et il croyait pouvoir désormais se présenter hardiment à ses amis et à ses ennemis, s’il est permis de détourner de son sens historique et moral la phrase d’Henri IV, ce roi aux mots familiers, et dont le pourpoint était percé au coude.

Allons d’abord chez un ami, se dit-il ; on m’assure que mon camarade Michel est un des dandys de Paris, lui, le fils d’un meunier ! Voyons s’il daignera me reconnaître et s’il essaiera de me jeter de la poudre aux yeux, comme M. de la Jeannotière à son ami Colin.

Il était onze heures avant midi, lorsque le cabriolet s’arrêta devant une belle maison de la rue de la Paix. Paul descendit. — M. Michel Farine, demanda-t-il au portier. — Au second, monsieur, la porte à droite ; suivez ce garçon qui lui porte son déjeuner.

Le déjeuner était attendu sur le palier par un domestique en livrée, la serviette à la main.

— Allons donc, monsieur s’impatiente, cria-t-il au garçon de café en l’introduisant, et il fermait la porte lorsque Paul s’avança.

— M. Michel Farine ! répéta-t-il.

— C’est M. Farin de Joyeuse-Garde que demande monsieur, dit le laquais.

— Lui-même, répondit Paul, qui se rappela alors avoir entendu dire à Arles que son camarade avait légèrement altéré ses noms. Il remarqua aussi que le laquais, plus jaloux que le portier de la désignation exacte de son maître, corrigeait délicatement la prononciation du mot Farine et substituait celui de Joyeuse-Garde à Michel, sans égard pour l’honnête parrain et pour le saint patron dudit M. Farine de Joyeuse-Garde.

— Monsieur va déjeuner, dit alors le domestique.

— Eh bien ! ma présence ne lui ôtera pas l’appétit, j’espère ; annoncez-lui M. Paul Ventairon.

Le domestique annonça Paul, qui fut introduit dans un élégant boudoir où un jeune homme, qu’il eut peine à reconnaître sous la large draperie d’une robe de chambre à ramages, se leva, et ouvrant les bras, lui donna assez cordialement l’accolade de l’amitié.

— Sois le bien-venu, lui dit-il, mon cher Paul ; nous allons déjeuner ensemble, n’est-ce pas ?

Paul avait déjeuné.

— Eh bien, tu me permettras d’expédier seul ces deux côtelettes, et d’avaler cette tasse de café ; cela ne nous empêchera pas de causer, n’est-ce pas ? Tristan, laissez-nous.

Le laquais sortit et les deux camarades causèrent.

— D’abord, dit M. Farin, que je te félicite d’être venu dans la capitale !

— Et moi, dit Paul avec un peu d’ironie, d’avoir conservé pour le lieu de ta naissance une affection si tendre que tu fais suivre ton nom de celui du moulin paternel ! Ton domestique lui-même a bien soin de vous demander à ta porte si c’est M. Farine de Joyeuse-Garde que l’on vient voir.

— Je te remercie de la remarque, mon cher Paul ; c’est d’un ami de me l’adresser à moi-même ; un envieux la réserverait pour en enrichir quelque nouvelle biographie des contemporains ; oui, mon cher, j’ai imité Voltaire dont le père s’appelait Arouet. J’aurais pu, comme certains auteurs encore vivants, me décorer de la particule, et me faire une généalogie qui remonterait jusqu’à Triptolème ; j’en connais qui, sans façon aucune, se disent d’une noblesse gauloise antérieure à l’usurpation du roi Pharamond, lequel, par parenthèse, n’a jamais existé ; je me suis contenté de rester dans le vrai. Ne suis-je pas de Joyeuse-Garde ? Si quelques sots veulent me croire gentilhomme, grâces à ce titre, pourquoi ne pas profiter de leur sottise qui accorde à mon nom ce qu’elle refuserait à mon mérite ? Je n’empêche pas les gens d’esprit d’aller vérifier si Joyeuse-Garde est un moulin et non pas un château. Qui sait, d’ailleurs ? ce fut un château avant d’être un moulin. Peut-être mes aïeux étaient-ils nobles avant de devenir meuniers !

— Mon cher Michel, j’admets l’hypothèse très volontiers, persuadé que tu n’en seras pas plus fier avec un camarade ; et puis, tu m’as cité Voltaire, c’est une autorité, pour un critique, car on sait aujourd’hui à Arles que tu tiens ici le sceptre du feuilleton. Dans quel journal écris-tu, et à quelles initiales reconnaît-on tes articles ?

— Mon cher Paul, tu me flattes, mais je ne tire pas plus vanité de mon crédit littéraire que de ma noblesse, de ma gloire anonyme que de mon nom aristocratique.

— En ce cas, tu es en bonne disposition pour lire les lettres que contient ce pli, car ta mère ne m’a pas caché qu’il y en a une de ta tante Capelan, qui, peu touchée de ta renommée mondaine, préférerait qu’au lieu d’écrire des feuilletons pour faire damner les auteurs, tu t’occupasses sérieusement du salut de ton âme.

— La pauvre tante ! je sais d’avance ce qu’elle m’écrit ; cette bonne dévote qui ne m’avait fait donner une éducation classique qu’avec l’espoir de me voir un jour marguillier de Mouriès ou de Maussane. Lisons cependant sa lettre. Je parie qu’après m’avoir bien prêché, elle m’annonce en postcriptum un nouveau témoignage pécuniaire de sa partialité pour moi :

« Mon cher Michel, ce n’est pas sans un vif chagrin que nous apprenons que tu as quitté tout-à-fait tes études de notaire pour faire des pièces de théâtre, des journaux et autres inventions du diable. Voudrais-tu me faire regretter de l’avoir préféré à tous mes neveux et à toutes mes nièces pour te donner une éducation dont tu ne ferais usage que pour ta perdition éternelle ? J’espère que ma lettre n’arrivera pas trop tard pour t’ouvrir les yeux sur l’abîme où tu vas te jeter en courant après un feu follet de vaine gloire. Rentre dans la bonne voie, mon enfant, et puisque Dieu t’a donné de l’esprit, ne sois pas assez ingrat pour le faire servir au triomphe de Satan. Je ne voudrais pas te reprocher ce que tu m’as coûté, mon cher Michel, mais rappelle-toi que tout ce que je possède me vient d’un saint ministre du Seigneur, et que l’héritage du bon abbé Fougasse ne doit pas être employé à scandaliser l’église. »

— À ce dernier trait seul, j’aurais reconnu celui qui a rédigé cette épître, s’écria M. Farine de Joyeuse-Garde. Tu sais, mon cher Paul, que ma tante tient en effet sa petite fortune de la reconnaissance du bon curé Fougasse, dont elle avait été quinze ans la docile gouvernante. Son successeur, l’abbé Juvert, est persuadé que cette fortune doit faire retour à l’église, et il regarde comme un détournement sacrilége des deniers ecclésiastiques tout ce que ma tante donne à sa famille. C’est lui qui lit mes lettres et qui fait les réponses, assez bien tournées quelquefois, j’en conviens, mais où je trouve toujours une allusion à l’origine sainte de l’argent qui m’est envoyé. Voyons le postcriptum.

« P.S. Je l’envoie encore quatre cents francs pour le prochain trimestre, mais ce sera la dernière somme de moi que tu auras sur la conscience, si tu n’en es pas plus digne que le trimestre passé. »

— Fort bien, monsieur l’abbé Juvert ; vous voulez me piquer en attendant de me couper les vivres, continua Farine de Joyeuse-Garde ; heureusement que je puis me passer de ces bienfaits changés en affront par le reproche et la menace !

— Je vois en effet à ton ameublement que tu peux te passer de l’héritage du curé Fougasse. À la bonne heure ! vive la gloire lucrative. Quel théâtre fait donc recette avec tes chefs-d’œuvre inspirés par le démon ? Quel magnifique libraire multiplie les éditions de tes livres ? Quel journal, quelle Revue payent à cinq francs la ligne tes articles dont tu feras un jour des volumes comme feu Geoffroy ?

— Tu n’y es pas, mon ami, et je ne veux pas te tromper sur mon existence littéraire. Je suis fort innocent des drames dont m’accuse l’abbé Juvert. Un ou deux débutants dramatiques m’ont, il est vrai, associé à leurs vaudevilles, mais sans que je leur aie fourni un couplet, et uniquement pour obtenir un feuilleton favorable. Des livres…. ? j’ai bien le temps de concevoir un sujet, de faire des recherches aux bibliothèques, de digérer des cahiers de notes, de combiner un plan, de mettre en œuvre enfin ma conception, et d’accoucher, au bout de je ne sais combien de mois, d’un volume ! Et qui m’aurait nourri pendant ce pénible enfantement de la patience et du génie ? Ce n’est jamais votre premier ouvrage que les libraires vous paient d’avance. Je ne dois pas un sou à un éditeur, et quelques uns me doivent la moitié de ce qu’ils m’avaient promis si mes articles déterminaient la vente de leurs publications. Je fais des auteurs, mon cher ami, mais je ne fais pas de livres : pas si bête !

— Mais quel est donc le recueil littéraire où tu t’es inscrit au rang de nos illustrations ? je n’ai pas vu ton nom dans la Revue de Paris que dirige notre compatriote Petit Darleville, si empressé à accueillir les jeunes muses méridionales, et qui a si souvent introduit le nom d’Arles sous la couverture beurre-frais.

— Lui ! mon cher ! c’est un Arlésien bâtard, malgré tous ses articles et ses chroniques sur sa ville natale. Je lui avais présente une nouvelle du plus haut intérêt… il m’invita poliment à dîner, il me prêta cent écus parce que je lui avouai que le besoin de cette somme m’avait forcé de délayer un peu la seconde partie de mon petit chef-d’œuvre, il m’assura qu’avec du travail j’aurais bientôt un style excellent, il lut deux fois tout haut avec moi une page qu’il dit être pleine de verve… mais, sous prétexte que le reste n’était pas de la même force, il voulut m’obliger à débuter par un article plus court. Je ne lui ai jamais pardonné ce trait-là, et toutes les fois que je trouve l’occasion de le draper… littérairement, bien entendu… je n’y manque pas.

— Et ses cent écus ?

— Ses cent écus ? oh ! il m’en devrait plus du double si je lui faisais paver tous les petits articles que j’ai rédigés contre lui… gratis, pour être sûr de leur insertion et prouver que je ne suis pas un Zoïle vénal[2].

— Peste, mon cher Michel, que de rancune ! comme tu traites tes ennemis !

— Eh bien ! tu me juges mal, je passe pour très bon garçon. Je n’attaque jamais le premier, et puis je fais toujours la guerre littérairement ; il y a des critiques qui vous harcèlent dans votre vie privée, qui calomnient votre caractère ; moi, plus impartial, quand j’en veux à un auteur, je ne déchire que ses ouvrages : je conviens volontiers qu’il est un honnête homme, s’il l’est toutefois, ce qui devient rare ; je respecte sa femme, j’honore sa famille, je ne méprise que son style. Gare à lui lorsqu’il lui échappe une faute de ponctuation !

— Grâces à ces distinctions délicates, en trouves-tu beaucoup qui rendent hommage à ton impartialité ?

— Je reçois plus d’hommages que tu ne crois, mon cher.

— Quoi ! et tu n’as pas d’ennemis ?

— J’en ai, certes, je m’en vante et je n’en suis pas fâché. Je leur dois ma verve et mon crédit ; mes amis ne voudraient plus de mes éloges si je louais tout le monde. Quand je loue quelqu’un, je ne reçois tout au plus qu’un remerciement ; mais quand je fais justice d’une réputation usurpée, je suis accablé de lettres complimenteuses. Il faut voir, si je parais au foyer d’un théâtre le soir d’un article sévère, quelle cour se groupe autour de ma seigneurie !

— Décidément, tu es une puissance ; tu as tes courtisans et tes tributaires.

— Je t’assure que je suis bon prince.

— Et tu ne crains pas le refus de l’impôt ?

— Mon ami, tu ne sais pas combien je suis désintéressé, insouciant ! Que d’ingrats qui, une fois que je les ai vantés, savent bien que je suis trop loyal pour me dédire comme tant d’autres feuilletonistes qui brisent eux-mêmes les idoles qu’ils ont encensées ! ils vivent sur mes éloges comme s’ils n’avaient plus besoin de faire renouveler leur passeport pour la gloire de temps en temps ! Au reste, je ne suis pas fâché de pouvoir citer quelques grands hommes de ma façon parmi mes débiteurs et mes envieux ; ils sont là pour témoigner de mon intégrité incorruptible. Je ne parle que des auteurs ; je suis moins indulgent envers les libraires ; ceux-ci sont des pirates, et l’on peut leur courir sus sans lettre de marque ! on ne leur enlève jamais que les dépouilles d’un frère ou d’un ami, et quelquefois son propre bien ; les piller c’est les forcer à restitution.

— Et les artistes ?

— Ils paient aussi la dîme ; mais quant à moi, je méprise de mettre les artistes à contribution, surtout les dames. J’accepte tout au plus leur cadeau, et je me contente de recevoir des loges des directeurs.

— Tu vas beaucoup au théâtre ?

— À l’Opéra plus qu’ailleurs, et dans les coulisses plutôt que dans la salle. Je veux t’y introduire ; c’est un privilége dont tu me remercieras, et tu feras d’utiles connaissances… on ne voit là que des jeunes gens à la mode, des pairs de France et des députés.

Avant d’avoir embrassé sa belle et sage cousine, Paul aurait accepté avec ravissement une proposition semblable ; mais il eut la conscience de répondre que ce ne serait pour lui qu’une affaire de curiosité de voir prendre une prise au chameau de la caravane dans la tabatière de Jupiter.

— Et une jolie danseuse en petit jupon levant la pointe du pied à la hauteur de l’œil en s’appuyant contre une ruine peinte par Cicéri ? lui répliqua M. Farin de Joyeuse-Garde. Tu ne serais pas charmé de ce spectacle, toi, enfant de la ville à qui Paris a dérobé sa Vénus pour son Louvre ! Tu t’es fait philosophe peut-être, mon cher Paul, à l’école d’Aix, et tu es plutôt de l’avis du père Bouïs qui, dans son vieux langage, dit qu’Arles était « sous la tutelle de la déesse Minerve et du dieu Mars, l’une vierge, l’autre gendarme ; l’une illustre en science, l’autre généreux en guerre ; l’une pour entretenir la paix avec les amis, et l’autre prêt pour se venger des ennemis ; ce qui a fait sortir d’Arles tant de grands docteurs et vaillants capitaines qui ont fait appeler cette ville le séminaire des sciences, et la noblesse plebs martia. » Tu vois que je sais ma royale couronne par cœur ; mais c’est sous les auspices de Minerve que je veux te conduire au sanctuaire de la danse, où tu ne peux te dispenser de venir admirer de près une des plus belles et en même temps des plus sages déesses de notre pays. Te souviens-tu de Mion, avec qui nous avons pris des leçons de danse chez le vieux Avy, ce Coulon des bords du Rhône ?

— Mion Escoube, la fille d’Escoube le fermier, qui disparut il y a trois ans de la ville, en écrivant à son père qu’elle allait se faire religieuse !

— Le brave homme est mort, je crois, persuadé que sa fille était en effet allée chercher un refuge contre les brutalités de sa marâtre dans quelque cloître ! Eh bien ! ce fut au théâtre de Lyon qu’elle alla prendre le voile de novice, et depuis deux ans elle est ici au grand Opéra où elle figure sur l’affiche sous le nom de Maria Balai. Quelle fut ma surprise de la reconnaître dans une des nones de Robert-le-Diable !

— Et te reconnut-elle toi-même volontiers ?

— Elle fit bien quelques difficultés ; je n’étais pas encore enrôlé parmi les condottieri de la presse, mais depuis que je suis devenu une des puissances anonymes du journalisme, elle s’est ravisée et a consenti à être pour moi Mion Escoube quand nous sommes tête à tête, à condition que dans les journaux je parlerais toujours avec admiration et respect de mademoiselle Maria Balai, de sa beauté comme de son talent.

— Tu n’es pas malheureux ! dit Paul avec un sourire.

— Malheureux ! non, mon ami ; toutefois je ne suis pas heureux comme tu l’entends. Il y a entre nous alliance offensive et défensive, mais une alliance toute politique et où le sentiment s’arrête à l’amitié. Cela vaut mieux : amants, nous nous serions déjà brouillés ; amis, rien ne peut nous désunir. J’avais bien voulu être plus galant ; mais avec une supériorité de raison étonnante dans une provençale, Mion me fit comprendre que je devais respecter sa vertu et me contenter d’être amoureux de son agilité ; mes éloges en ont plus de prix : il y a de la conviction jusque dans mon enthousiasme. En retour, son intimité atteste ma moralité.

— Il paraît que tu es convenu de faire l’article de sa vertu comme de son talent ?

— Non, sur l’honneur ; c’est une vestale ou un phénomène, si tu aimes mieux. Il y a chez elle un ton de décence et de bonne compagnie qui te charmera, puisque tu es philosophe, toi, et que je trouve un peu ennuyeux, moi, j’en demande pardon au saint conseiller de ma tante. Je ne te dirai pas que cette vertu de Mion soit naturelle comme sa danse, il y a même un calcul ou un système dans son rigorisme. Artiste par vanité, par vanité aussi elle veut se distinguer parmi les artistes sous le rapport des mœurs ; ou plutôt, elle ne me l’a pas caché, elle veut finir par un mariage, et je crois qu’elle est bien près d’en conclure un qui fera d’elle une grande dame. Où dînes-tu aujourd’hui ?…

— Je suis invité chez Darleville.

— Tant pis. J’aurais écrit à Mion de faire mettre un couvert de plus, car je dîne chez elle, et tu y serais venu dîner avec moi.

— Ce serait être bien sans façon avec mademoiselle Maria Balai !

— Oh, j’ai beaucoup de priviléges chez elle, et avec mes amis elle est d’une grâce parfaite ; d’ailleurs tu es un compatriote et un élève d’Avy. Mais n’importe, ce qui est différé n’est pas perdu, nous y dînerons un autre jour, et tu auras été annoncé, puisque tu es formaliste. Je ne suis même pas fâché que tu aies vu Mion sur les planches avant de la voir chez elle. Tu seras surpris, ébloui, mon cher ; je t’enverrai pour demain une stalle d’orchestre ; car une pareille divinité peut être vue de près. En vérité, elle pourrait se passer même de mes éloges, tant elle est bien. Aussi je me contente le plus souvent de parler avec quelque froideur de ses rivales, pour lui prouver que je ne l’oublie jamais, alors même que son nom n’est pas dans mes articles.

— Je comprends que tu es doublement utile à sa renommée !

— Mon dévouement est sans bornes, et je la soigne, absente comme présente ; c’est que la chose est importante ! sais-tu que, grâce à notre coalition, la Russie nous offre cent mille francs, et qu’il faut tout notre patriotisme pour rester en France avec cinquante mille francs seulement, et trois mois de congé qui à Londres, il est vrai, nous en valent quarante.

— Tu parles de ses appointements comme si tu en avais ta part.

— Diable ! il faut s’observer avec toi, mon cher Paul ; mais heureusement que tu es un ami. Enfin, tu recevras demain la stalle. Après l’avoir vue, tu conviendras que Mion Escoubète et mademoiselle Maria Balai méritent également ton estime et ton admiration.

— Je t’assure que tu m’as rendu curieux de la voir, dit Paul, qui crut avoir déjà entendu parler de sa compatriote dans la diligence.

L’entretien se prolongea encore une heure entre les deux camarades, et lorsque Paul quitta Michel, il se souvint des amusants chapitres que Gil Blas consacre à son ami Fabrice Nunez.




  1. Ils parlent, dès qu’ils ont quitté la plume, des danseuses et des comédiens, des pièces de théâtre et des coulisses où ils vont le soir sous les lampions causer avec les dames, tandis que d’autres dames chantent pour leur agrément : oh ! c’est une chose heureuse et glorieuse ! Comme ils me mépriseraient s’ils savaient que je n’ose pas regarder un si magnifique spectacle, ni voir les pièces qui font partir des explosions de bravos et de sifflets, avec ce cri : bis ! bis !
    Crabbe. Le paysan lettré.
  2. M. Petit Darleville déclare ici que quoique le fait soit historique, M. Farine de Joyeuse-Garde se l’attribue à tort ; le héros des cent écus n’étant pas de notre ville, ni même de notre arrondissement, mais seulement d’un département voisin.