Monsieur des Lourdines/Chapitre XIV

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Bernard Grasset (p. 265-275).
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Anthime entra dans sa chambre comme un fou et, dès la porte, s’arrêta, la lampe haute, en jetant autour de lui des regards effrayés. Il tendit l’oreille du côté du vestibule, et, avec des gestes saccadés d’automate, alla déposer sa lumière. Un instant, il marcha de long en large, en proie à une extrême agitation, puis se laissa tomber assis sur son lit, les membres brisés.

Retourner à Paris, refaire sa fortune ? En effet, il avait entrevu, un moment, cette possibilité, comme aussi celle de se faire jockey ; mais ces idées n’avaient fait que traverser son délire ; elles ne lui avaient pas inspiré le moindre courage ; une issue meilleure s’ouvrait à lui : il allait se tuer !

C’était au souvenir de sa mère, ce soir, que l’idée de la mort s’était présentée à son esprit. Et voilà que, soudain, sous l’influence de cette suggestion, il avait cessé de souffrir, que tous les cauchemars qui formaient le bilan de sa situation : l’engloutissement de sa fortune, la honte, le remords, l’avenir redoutable, que tout cela lui était devenu parfaitement indifférent…

Alors il s’abandonnait, il se laissait couler vers la mort, non pas avec l’incertaine et défaillante volonté de l’homme, mais avec la volonté préordonnée, implacable, du poids lourd qui tombe dans le vide – car c’était bien le vide que sous lui sa ruine avait ouvert.

Et l’ailleurs, dans l’état présent de son imagination, la notion de la mort, en tant que terrifiante, se trouvait abolie ; Méduse se cachait la face, il n’en avait plus peur il ne voyait plus que la Libératrice. Car se donner la mort, ce n’est pas tout à fait mourir, c’est accoler soi-même, et victorieusement, la longue et mince silhouette qui passait sans vous voir.

Mais le premier contact est tout de même affreux : ses dents s’entrechoquaient, il était baigné d’une sueur froide ; ses mains se crispaient dans l’édredon ; avec une expression égarée, il fixait l’ombre portée, gigantesque sur le mur, d’une hure de sanglier, un trophée de chasse… lui-même avait tué la bête… il se rappelait le jour… avec les de Chanteau… On avait bu du vin blanc à l’auberge de…

Il entendit son père rentrer dans sa chambre.

Il voulait lui laisser le temps de s’endormir. C’était ici se tuer trop près de lui ; il se tuerait dans l’aile inhabitée de la demeure, le plus loin possible… Ni son père, ni les domestiques n’entendraient.

Aucun bruit n’arrivait plus de la maison. Il alla à l’armoire, fouilla dans un tiroir, retira deux pistolets. C’étaient des pistolets d’arçon, de gros calibre, des armes magnifiques que le général d’Autichamp avait données jadis à son grand-père, et restées chargées depuis cette époque. Sur la batterie étaient gravés ces mots : « Souvenir d’un blanc à un blanc » et au-dessous : « Bordeaux. »

Il les débourra, renouvela la charge, mais il y mit dix fois plus de temps qu’il n’eût fallu, à cause du tremblement de ses mains, et parce que sans cesse il s’interrompait, croyant entendre quelque chose, comme un grattement contre la porte.

Celle-ci, sans doute, avait été mal fermée, car tout à coup elle s’ouvrit, sous la poussée d’un corps qui se précipita. Il se rejeta en arrière, en cachant ses pistolets derrière son dos. C’était Michka. En deux bonds, le lévrier fut sur lui. Dressé tout debout, bruyant et plaintif, il sautait vers la figure de son maître, tandis qu’avec ses griffes il lui labourait ses vêtements.

Anthime se laissait faire, tout hébété. Il cachait toujours ses pistolets, et regardait, comme s’il ne le reconnaissait pas, cet animal dont la tête, par instants, dominait la sienne, dont les yeux luisaient sur les siens ! Mais, soudain, d’un mouvement nerveux, il écarta le lévrier qui commençait à gémir très fort : « Veux-tu te taire !… veux-tu te taire !… » voulait-il lui dire, mais sa gorge ne rendait qu’un son inarticulé rauque, comme en ont les muets.

Il le forçait à battre en retraite hors de la chambre ; à travers ses caresses il se frayait un chemin, le poussait dans le vestibule. Enfin il réussit à ouvrir la porte qui, de l’étage, donnait sur l’extérieur, du côté de l’avenue. « Va-t’en !… va-t’en ! »

Un froid coup de vent fit tourbillonner la neige jusque dans la maison. Le chien ne voulait pas sortir, se couchait ; avec la jambe, Anthime le jeta dehors… Les hurlements s’éloignèrent très vite, et il n’entendit plus rien…


Il se retrouvait dans l’obscurité. Tout le monde devait être endormi. Le vestibule, toute la maison participaient au silence nocturne de trente lieues de campagne : pas un bruit, rien que les battements de son cœur qui semblaient, à chaque coup, refouler des flots de sang. Ce silence lui attachait aux épaules une peur irraisonnée. Il marcha devant lui, tout droit, en rasant le mur ; et, plus il s’avançait, plus s’accentuait une âcre odeur de moisissure, l’odeur du Petit-Fougeray ! Et tout à coup, figé sur place, il s’arrêta ; il entendait quelque chose… quelque chose venant de là-bas, du fond du corridor où il se rendait… comme un pipeau ?… comme une musette ? Mais est-ce que les bergers font marcher leurs troupeaux pendant les nuits d’hiver et de neige ?… est-ce que ?… Des impressions d’histoires fantastiques lui revinrent de son enfance, il frissonna. Il fit quelques pas, s’arrêta encore, bouleversé : le chant s’élargissait, s’amplifiait ; ce n’était plus un pipeau… mais du violon !… il en était sûr !… Maintenant, il reconnaissait la sonorité particulière des cordes. Il fut saisi d’effroi… Quel violon ?… Bien plutôt, cela se jouait dans sa tête !… oui, il le sentait… dans sa tête ! Il avait une hallucination !… Ces sons lui remplissaient le cerveau, ces sons houlaient sous son crâne, ces sons sortaient de ses oreilles ! Il dut fermer les yeux, car un étourdissement s’emparait de lui ; il perdit l’équilibre et chancela contre le mur…

Accoté d’une épaule, les jambes fléchissantes, il serrait les crosses au point que ses mains ne les sentaient plus ; la sueur coulait à ses tempes. Il attendait que cela se passât… Cela ne se passait point ! Le violon jouait toujours ! Il écoutait : les sons semblaient s’éloigner de lui… ils ne lui faisaient pas de mal… Alors il releva la tête, il reprit son aplomb ; il se rapprocha encore, haletant ; c’était là une chose extraordinaire ! Soudain, il sentit sa mœlle se glacer : plus de doute ! ce chant venait de la chapelle !… un rai de lumière filtrait… le loquet n’était pas mis… Tout tremblant, il poussa légèrement la porte… une onde généreuse de musique l’enveloppa… il recula, stupéfait.

C’était son père qui jouait du violon !

Il voulut se sauver, mais les sons, on eût dit, l’aspiraient à eux ! Malgré lui, il revint, se terra, passa sa tête dans l’entrebâillement ; et maintenant, frappé d’une totale impuissance à s’éloigner de cette porte, il ne respirait plus, il ne faisait plus un mouvement…


M. des Lourdines n’était presque plus sur la terre. C’est que, ce soir, le baiser d’Anthime avait pénétré son affliction d’une douce, d’une bienfaisante chaleur. Mais quelle souffrance de n’avoir personne à qui s’ouvrir de ce regain d’espoir ! À force d’enfouir toutes ses émotions dans le secret de son cœur, il n’y pouvait plus tenir, son cœur débordait, son cœur éclatait ! Alors il était monté bien vite, il avait repris son violon délaissé, il avait couru se cacher dans la chapelle. Et là, enfin, son cœur se déchargeait ! Tout ce qu’il avait tu, tout ce qu’il n’aurait su mettre en paroles, jaillissait dans le seul langage qui lui fût familier. Jamais il n’avait joué comme ce soir ! Son violon lui brûlait les mains ! « Anthime !… Anthime ! » Le chant résonnait à pleines cordes.


Il se tenait dans le fond, sur la tribune. Une chandelle, posée sur un ressaut de poutre, l’éclairait.

Anthime, abasourdi, regardait cette face congestionnée, ces yeux qui brillaient, ce bras qui allait et venait, ce violon très rouge dans la lumière ! Cette scène le déconcertait !… elle était sans lien avec l’ordre régulier des choses !… Cependant, n’avait-il pas, dans son enfance, entendu dire que son père, autrefois, avait joué du violon ?… son père ?… il ne le reconnaissait presque pas ! Ce n’était plus le même homme, plus le même visage ! Un bonheur étrange flambait dans ses yeux ! Et ces yeux-là le fascinaient, il aurait voulu s’approcher. Peu à peu, aussi, cette musique lui allait au cœur, l’apaisait, douce, plaintive, surtout quand les sons descendaient, descendaient… On ne les entendait plus, on les entendait encore ! Ce chant s’insinuait dans sa chair, lui donnait, chose déconcertante, l’impression du déjà entendu, du déjà vécu ! Un moment, le chant s’éleva aigu, palpitant, se tint sur la même note haute ; on eût dit vraiment un cri sorti d’une poitrine ! Il ressentit dans tout son corps une commotion : c’était presque la voix de Nelly ! et voilà qu’il éprouvait les mêmes sensations, la même ivresse, le même alanguissement voluptueux.

Il s’était affaissé sur le plancher ; il se laissait bercer. Une brume voilait sa pensée, dévoilait le drame de sa vie, en dissipait les cruels contours… le chant du violon passait par la gorge de la chanteuse, il revoyait cette femme, il revivait des jours de bonheur !… Dans son cœur se rallumaient, comme en une seule fois, tous les enivrements dont avait été semée sa folle jeunesse ; toute sa vie détruite semblait renaître, transformée en un unique et énigmatique frémissement. Sa détresse elle-même s’enveloppait d’un charme, comme pour se rendre digne d’amour !

Et longtemps encore le violon chanta.


Et Anthime rouvrit les yeux. Son émotion venait de faire une chute lourde ; tout lui parut s’anéantir. Un souffle d’air froid, venu d’en haut, de la brèche par où l’on eût pu voir tomber la neige, déplaçait la lueur sur les fonds de l’obscurité. Son père n’avait pas changé de place ; il tenait son violon passé sous son bras, il regardait à terre, semblait réfléchir… Anxieusement, Anthime attendait qu’il se remit à jouer, mais il le vit porter la main à son front, puis allonger le bras vers la chandelle.

Alors il se leva au plus vite et s’enfuit, en étouffant le bruit de ses pas.