Mont-Revêche/14

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Michel Lévy frères (p. 162-173).



XIV


Thierray fut positivement amoureux d’Éveline au dessert. Elle avait une expression qu’il ne lui avait jamais vue, quelque chose d’accablé et de souffrant qui voilait la hardiesse habituelle de son regard. Éveline, de son côté, pensait à l’éloge que son père lui avait fait de Thierray, et, bien que, par esprit de contradiction, elle fût d’autant plus disposée à le dénigrer tout haut, elle était flattée, dans le secret de son amour-propre, d’avoir un homme de quelque mérite à ses pieds. Elle connaissait le jugement et la pénétration de son père. Elle savait que, si sa bienveillance et sa générosité étaient immenses, son estime et sa confiance n’avaient rien de banal ou d’aveugle.

Elle résolut donc d’enflammer tout à fait Thierray. Mais comment s’y prendre ? Sensible à la critique plus qu’au reproche, pour rien au monde elle n’eût voulu mériter une seconde fois les remarques désobligeantes, selon elle, que son père avait osé se permettre. Il fallait donc occuper et tourmenter Thierray sans qu’il y parût.

— Tiens ! pensa-t-elle, je n’ai pas encore essayé de le rendre jaloux ; c’est pourtant bien simple. Est-ce que mon petit cousin n’est pas là pour me servir au moins à cet usage ?

La pluie avait recommencé ; d’ailleurs, les jours devenaient courts. On passa du dîner au salon.

Éveline, gracieuse avec son père, presque doucereuse avec Olympe, enjouée avec Benjamine, fut tendre avec Amédée. Affectant ou éprouvant un surcroît de migraine, elle s’assit nonchalamment dans un coin, lui demanda de mettre un coussin sous ses pieds, de lui aller chercher son flacon, d’éloigner d’elle la corbeille de fleurs, de lui verser quelques gouttes d’éther sur le front, et, quand elle l’eut accaparé par l’obligation de lui rendre tous ces petits soins, affectant de le tutoyer bien haut, de lui parler fraternellement, de l’appeler son bon Amédée, le plus attentionné et le plus infatigable des amis, elle le retint près d’elle une heure entière, dans une sorte de tête-à-tête, à lui parler à voix basse, à lui dire des riens qu’elle eût pu fort bien lui dire tout haut, enfin à se poser en petite malade bien douce, bien tendre pour les siens, et particulièrement pour cet ami d’enfance, ce véritable ami de cœur auprès duquel les amis de rencontre et les serviteurs d’occasion comme Thierray ne devaient pas songer à briller, à moins qu’ils ne se donnassent beaucoup plus de soins et de peines que Thierray n’en avait pris jusqu’alors.

Thierray vit ce nouveau manège et ne le devina qu’à moitié. En faisant le don Juan avec Flavien, il plaisantait presque toujours et se fardait quelquefois. Au fond, il avait la dose très-convenable de modestie et de méfiance de soi dont tout homme d’esprit est pourvu.

— Il se peut bien, pensa-t-il, qu’elle veuille m’inquiéter ou m’éprouver ; mais il se peut fort bien aussi que je n’aie servi depuis huit jours qu’à inquiéter ou à éprouver M. Amédée. Il est charmant ; il lui est peut-être destiné en mariage : il est sans doute fort amoureux d’elle. Allons, probablement j’ai donné lieu à un rapprochement et j’assiste à une réconciliation. Occupons-nous de Nathalie, pour lui prouver que nous savons vivre et prendre les choses du bon côté.

Il s’approcha d’Olympe et de Dutertre, qui étaient en ce moment assis l’un près de l’autre, et, s’adressant à tous deux :

— Je voudrais, dit-il, faire très-secrètement, et sans que vous en sachiez rien, une prière à mademoiselle Nathalie. Je sais qu’elle fait de très-beaux vers, et je meurs d’envie d’en entendre quelques-uns. Si elle veut seulement m’en dire quatre, je lui en ferai quatre cents qu’elle ne sera pas obligée de lire ni d’entendre, et ainsi nous serons quittes.

Tout cela avait été dit assez distinctement pour être entendu de Nathalie, qui était proche, et qui cependant ne bougea pas et feignit de ne pas entendre.

— Nathalie fait de très-beaux vers, en effet, répondit madame Dutertre ; mais elle les garde si mystérieusement, que vous ferez un miracle si vous pouvez lui en arracher quatre. Pour ma part, je souhaite bien que vous réussissiez, si je peux profiter de l’occasion pour les entendre. Mais pourtant, si elle veut ne les dire qu’à vous, nous serons discrets et nous n’écouterons pas.

— Je vois, dit Nathalie en se levant et en s’approchant de la table où travaillait madame Dutertre, que M. Thierray meurt d’envie de nous dire quatre cents vers, et que vous mourez d’envie de les entendre. S’il n’en faut que quatre de ma façon pour vous procurer à tous deux cette satisfaction, je consens à les faire ; mais donnez-moi des bouts rimes à remplir, car je ne me rappelle absolument rien dans ce moment-ci.

C’était la manière la plus naturelle et la plus modeste de s’en tirer. M. Dutertre, toujours prêt à encourager les rares moments de bienveillance de Nathalie, offrit de donner quatre rimes, d’en demander quatre autres à Olympe, et de faire compléter la douzaine par Thierray.

— Ce n’est pas tout, dit Nathalie, il faut m’indiquer le sujet ; libre à moi de le traiter sérieusement ou légèrement.

Éveline ouvrit l’oreille et crut que Thierray allait proposer quelque sujet qui eût rapport à elle. Il n’en fut rien. Thierray, qui n’avait pas plus envie de la flatter que de prendre au sérieux le talent de Nathalie, proposa un parallèle entre le Crésus antique et le moderne Crésus, le groom de Puy-Verdon. Nathalie fit très-rapidement des vers spirituels, plus malins qu’enjoués, mais très-adroitement adaptés aux rimes, Thierray lui en fit compliment, reprit les mêmes rimes, le même sujet, et lui fit douze vers qui rivalisaient de savoir-faire avec les siens. Madame Dutertre proposa un sujet plus élevé pour faire briller le talent sérieux de Nathalie, et vainquit, avec une douce persistance, la prétendue paresse de sa belle-fille, qui se tira fort bien d’affaire, et, plus sensible qu’elle ne voulait l’avouer à ce petit succès, finit par se laisser arracher quelques-unes de ses meilleures pièces. Thierray les trouva ce qu’elle étaient : le produit de l’intelligence froide ; mais il pouvait, sans mentir, en louer la forme, qui ne manquait ni d’ampleur ni de science. Dutertre, voyant ou croyant sa fille mieux disposée pour sa femme, ramena les choses à leur point de départ, dans le désir d’un commun enjouement. Thierray fit, en se jouant, des bluettes charmantes, luttant d’improvisation avec Nathalie, qui ne resta guère en arrière et qui s’émoustilla jusqu’à rire avec assez d’abandon. La gaieté des personnes habituellement sérieuses a parfois beaucoup de charme, et Nathalie eût pu être fort aimable si elle eût été aimante.

Thierray se retira à dix heures, prétextant beaucoup de lettres à écrire, mais ayant fait si bonne contenance toute la soirée, qu’Éveline crut avoir manqué son but et montra même un peu d’humeur à Nathalie.

Après le départ de Thierray, Olympe, pressentant que quelque chose d’inconnu s’agitait autour d’elle et ne voulant pas se placer entre Dutertre et ses filles, se retira de bonne heure, suivie de Benjamine. Amédée lut dans les yeux de Dutertre qu’il devait s’en aller aussi et l’attendre dans le pavillon. Dutertre resta seul avec ses deux aînées. Il les voyait mieux disposées, et il espérait un bon résultat de cette explication, devant laquelle il ne pouvait ni ne voulait reculer.

Le jour et le moment n’étaient pas du goût de Nathalie. Elle s’était laissée un peu désarmer par la douceur et les prévenances généreuses de sa belle-mère devant Thierray. Éveline, piquée contre elle, ne paraissait pas disposée à la soutenir. Enfin, Dutertre avait une attitude calme et digne, qui le gênait plus que tout le reste et qui commençait à faire entrer une sorte de crainte, sinon de repentir, dans son âme altière et jalouse.

— Eh bien, dit Dutertre, qui marchait gravement dans le salon, Nathalie, Éveline, nous avons à causer. Vous avez des griefs contre moi, contre celle que je vous ai donnée pour mère et pour amie. Vous vous trouvez assujetties, mortifiées, blessées. Parlez, je vous écoute, mes enfants.

Éveline était incapable de rancune.

— Non, mon père, répondit-elle avec franchise. Quant à moi, cela n’est pas. Je ne pourrais me plaindre que d’une chose, si j’étais assez raisonnable pour m’apercevoir que je manque de raison.

— Et cette chose ? dit Dutertre.

— C’est d’avoir été trop peu morigénée ; c’est d’avoir eu un père trop confiant dans mes bons instincts, une belle-mère trop douce, trop esclave de mes caprices, trop craintive devant mes bourrasques, trop discrète ou trop délicate dans ses observations. Elle est trop jeune et elle n’est pas ma mère, voilà tout son crime ; et, comme elle n’y peut rien, ni moi non plus, nous serions folles de creuser les inconvénients de cette situation respective, de nous en affecter, et surtout de nous les reprocher l’une à l’autre. J’ai mille défauts qu’une mère rigide ou le couvent eussent peut-être corrigés. Vous m’avez retirée du couvent, que je détestais, et vous m’avez donné une mère trop faible, je devrais peut-être dire trop bonne !… Oui, Olympe est bonne, excellente, aimable au possible, ajouta Éveline en regardant Nathalie avec résolution, et c’est un mauvais service à me rendre que de me donner raison contre elle quand j’ai tort. Que pouvait-elle pour me contenir et me corriger ? Il eût fallu une volonté de fer, qui se serait probablement brisée contre la mienne ; car j’étais disposée à ne supporter aucune autorité. Et qui sait si j’aurais cédé à celle de ma propre mère ? J’ai résisté aujourd’hui même à celle que le meilleur des pères me faisait sentir pour la première fois. Je suis donc tout à fait absurde et peut-être un peu coupable. Pardonnez-le-moi, mon père, oubliez les sottises que j’ai dites, gardez-moi le secret auprès de ma petite maman, qui, je l’espère, ne se doute pas de tout cela. Épargnez-moi l’exigence de me courber devant elle pour lui montrer mon repentir : je ne le pourrais pas ; mais soyez sûr que je l’aime au fond du cœur, que je ne lui en veux pas d’être charmante, de vous plaire et de vous rendre heureux. Voilà, j’ai dit.

Et Éveline, courbant le genou devant son père avec une grâce caressante, le désarma en lui baisant les mains. Il la releva et la pressa sur son cœur. Plus ému qu’il n’eût voulu le paraître, il essaya de la préserver pour l’avenir du retour de ces injustices. Elle le promit, pour avoir plus tôt fini ; car elle n’était pas bien convaincue de sa propre résolution, et, jusque dans ses meilleurs mouvements, il entrait toujours un peu de caprice. Mais, résolue au moins de s’endormir en paix avec son père et avec sa propre conscience, elle jura d’essayer de se corriger, à condition qu’on la laisserait s’examiner et se blâmer elle-même ; puis, mettant sa migraine en avant et ne voulant pas avoir affaire à Nathalie de la soirée, elle demanda la permission d’aller dormir et laissa son père et sa sœur en tête-à-tête.

— À toi, maintenant, ma fille, dit Dutertre, qui reprit aussitôt l’apparence du calme, de la douceur et de la fermeté. J’attends tes plaintes ou tes réclamations.

— Je ne me plains jamais, répondit Nathalie, qui avait préparé son réquisitoire, mais qui manquait de vrai courage ; et, quand les réclamations sont vaines, je sais me taire.

— Ma fille, reprit l’infortuné Dutertre contenant sa douleur et son indignation, je vous adjure par votre mère, que j’ai aimée, rendue heureuse et pleurée douze ans, de me parler avec confiance et sincérité. Ne vous plaignez pas, si c’est vous humilier que d’ouvrir votre cœur à un père qui vous chérit ardemment ; mais faites valoir vos droits auprès de lui, s’il a eu le malheur de les méconnaître. Parlez.

— Vous n’avez eu aucun tort personnel envers moi, mon père, répondit Nathalie se posant comme un juge bien plutôt que comme un appelant, et vous n’avez méconnu jusqu’ici aucun de mes droits. Je souffre parce que je souffre, et il ne dépend pas de vous que je me trouve heureuse.

— Alors, confiez-vous à moi, prenez-moi pour votre confident, et je tâcherai de faire cesser vos peines.

— Vous ne le pouvez pas, mon père : vous êtes invinciblement lié pour la vie à une personne qui m’est antipathique et auprès de qui l’existence m’est amère et pénible. Je m’ennuie mortellement ici : je suis condamnée à y vivre loin de vous, au milieu d’une famille qui ne partage pas mes goûts et sous l’apparente dépendance d’une femme pour laquelle je n’ai que de l’éloignement. Ne me demandez pas quels sont ses torts envers moi. Elle n’en a volontairement aucun ; mais, à mes yeux, elle a celui d’être une société obligée, une figure importune, un chef de famille femelle qui usurpe ma place. Si vous n’aviez pas de femme, vous comprendriez que je suis d’un âge et d’un caractère qui m’autorisent à vous suivre partout, même en surveillant mes sœurs et en vous répondant de leur bonne tenue dans le monde. Si j’étais, moi, la compagne de votre vie et le délégué de votre autorité, Éveline ne serait pas une folle et Caroline une sotte ; nous ne serions pas de gauches provinciales et nous n’attendrions pas après les maris que vous nous choisissez d’avance, et dont aucun peut-être ne nous conviendra, quelque envie que nous ayons de vous complaire. Enfin, si vous n’étiez pas dominé par l’idée qu’on est forcément heureux auprès de cette belle Olympe, vous vous aviseriez, sans que j’aie la douleur de vous le dire, du spleen qui me ronge et qui commence à s’emparer d’Éveline, sous forme de monomanie chassante et chevauchante. Vous voyez, mon père, que mes plaintes sont inutiles, et que je dois subir mon sort sans espoir de le voir changer autrement que par un mariage de désespoir, ce qui me paraît un triste moyen de salut.

— Je ne vous demanderai pas, répondit Dutertre, glacé par la froideur de sa fille, pourquoi votre belle-mère vous est antipathique ; ce serait vous entraîner sur un terrain où je ne veux pas placer la discussion, puisque vous déclarez qu’elle n’est coupable d’aucun tort envers vous. Je vois que votre parti est pris de changer en mécontentement et en amertume une vie de famille que je supposais devoir être douce et riante. Veuillez vous résumer, ma fille, et me dire ce que vous exigeriez pour vous trouver libre et heureuse selon vos goûts.

— Je voudrais commander là où je cède et m’abstiens, pour m’épargner l’odieuse nécessité d’obéir.

— Ma fille, vous n’obéissez à personne, vous ne cédez à rien, vous n’avez à vous abstenir de rien que je sache. Si je me trompe, prouvez-moi que vous êtes esclave là où ma volonté est que vous soyez libre.

— Je suis libre à la condition de respecter un ordre domestique qui n’est pas établi par moi. Il est des natures qui se sentent esclaves du moment qu’elles ne gouvernent pas.

— C’est bien de l’ambition et bien de l’orgueil, Nathalie, que de vouloir ainsi gouverner les autres. Ce despotisme ne serait-il pas limité par mon autorité naturelle et sacrée, si je vivais près de vous, et quand même je ne serais pas marié ? Il me faudrait donc vous obéir aussi, moi, ou vous voir malheureuse comme une reine détrônée ?

— Vous raillez, mon père, et ne raisonnez pas. Je me soumettrais à vous dans mon cœur, mais j’aurais sur vous l’ascendant de la persuasion. Pourquoi ne l’aurais-je pas aussi bien que votre femme, que vous consultez sur les moindres choses, et sans l’agrément de laquelle nous ne pouvons ni sortir, ni rentrer, ni manger, ni dormir à nos heures ? En quoi serais-je plus incapable qu’elle de gouverner ma maison et de choisir ma société ? Vous voyez bien que je ne suis rien ici ; et pourtant j’approche de ma majorité, je n’ai aucun des travers de la jeunesse, et je me sens faite pour succéder à l’autorité de celle qui m’a donné le jour.

— Ne pouvez-vous accepter le partage de cette autorité ? Ne vous l’a-t-on pas mille fois offerte, et, malgré vos refus, n’a-t-on pas persisté à vous consulter sur toutes ces choses de l’intérieur, pour lesquelles vous affichez précisément un profond dédain ?

— Ce n’est pas le gouvernement du pot-au-feu que je réclame : je n’en suis pas jalouse ; mais je réclamerais le choix de mes convives, de mon entourage, enfin.

— Ainsi, les hôtes que j’accueille ne vous conviennent pas toujours ?

— Pas toujours, j’en conviens.

— Et vous les chasseriez pour en introduire d’autres ?

— Peut-être, mon père.

— Et, comme votre belle-mère vous est antipathique, vous la prieriez de partir la première, en attendant que vous me fissiez la même invitation, si je venais aussi à vous être une société obligée, une figure importune ?… Eh bien, ma chère Nathalie, tu es folle, mille fois plus folle que ta sœur Éveline. Je veux croire que ta grande logique est en complet désaccord avec elle-même, ou bien je me persuaderais avec terreur que tu n’aimes personne et que tu voudrais substituer des esclaves étrangers aux égaux naturels qui sont dans ta famille. Pardonne-moi de n’en pas vouloir écouter davantage. J’ai la prétention de garder vis-à-vis de toi mon rôle de père, de demeurer le chef de la famille et de n’être influencé que par la douceur et la raison.

— Oui, par Olympe ! murmura Nathalie avec aigreur.

— Assez, ma fille, assez ! dit Dutertre, dont la voix émue prit malgré lui l’accent d’une douceur déchirante. Tu es irritée et injuste ; mais tu es intelligente et fière. Tu rentreras en toi-même, et tu te jugeras cette nuit, comme Éveline s’est jugée ce soir : à moins que tu n’aimes mieux te condamner naïvement tout de suite, afin que j’aie plus vite la joie de t’absoudre et de t’ouvrir mes bras.

— Mon cher père, répondit Nathalie un peu ébranlée, vous êtes très-bon, très-grand, très-digne de commander. Tant que vous serez près de nous, toutes choses, selon moi, iront pour le mieux. Ne m’interrogez plus, je vous en supplie, avant le jour où vous serez prêt à nous quitter. Alors vous me permettrez de reprendre cet entretien et de l’amener à une solution que je persiste à croire nécessaire pour vous et pour moi.

— Tâchez qu’elle soit plus acceptable que celle de ce soir, dit Dutertre en l’embrassant, et, jusque-là, promettez-moi de ne souffrir d’aucune chose de détail sans m’en dire franchement la cause. Veux-tu me le promettre, ma fille ?

— Soyez tranquille, mon père, répondit-elle en prenant son bougeoir pour se retirer ; quelque chose qui arrive, je n’engagerai point avec votre femme une lutte où je sais que je serais vaincue, et elle pourra dormir sur l’oreiller de ma mère sans que j’y enfonce une épingle.

— Allons, dit Dutertre quand elle fut sortie, celle-là est cruelle et impitoyable. Ô mon Dieu ! sa mère était bonne pourtant, et nous ne vous avons jamais offensé ni l’un ni l’autre ! Comment des êtres conçus et enfantés dans l’amour viennent-ils au monde le sein déjà gonflé du venin de la haine !

Et Dutertre, étonné du triste courage avec lequel il s’était laissé torturer, résolut d’aller fortifier et consoler Amédée, ce généreux enfant qui subissait et partageait toutes ses angoisses.