Mont-Revêche/Avant-propos

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Michel Lévy frères (p. 1-6).



AVANT-PROPOS


Voici encore un roman à propos duquel on dira probablement, comme on a dit à propos de tous ceux que j’ai faits, comme on dit à propos de tous les romans en général : « Qu’est-ce que cela prouve ? »

Oui, il y a une classe de lecteurs qui s’irrite contre l’auteur qui ne conclut pas. Mais, en revanche, il y a une autre classe de lecteurs qui voit dans tout détail un plaidoyer, dans tout dénoûment une démonstration, et qui, finalement, s’irrite de la conclusion, qu’elle impute à l’auteur. L’une et l’autre classe de lecteurs vivent de ce préjugé, très-accrédité dans l’histoire des arts, que le roman doit fournir une conclusion aux idées qu’il soulève et prouver quelque chose.

Je n’ai jamais songé à demander rien de ce genre aux ouvrages d’art ; voilà pourquoi je n’ai jamais songé à m’imposer rien de semblable. Mais sans doute il m’est permis aujourd’hui de répondre à cette objection injuste, non pas quant à moi peut-être, car il est fort possible que je n’aie fait preuve que d’impuissance en ne concluant pas, mais injuste au premier chef envers le roman en général.

On aime assez, depuis les contes de fées jusqu’aux mélodrames, que le vice soit puni et la vertu récompensée. Pour mon compte, cela me plaît aussi, je l’avoue ; mais cela ne prouve malheureusement rien, ni dans un conte, ni dans un drame. Quand le vice n’est pas puni dans un livre ou sur un théâtre, ce qui est tout aussi vrai dans la vie réelle que le sort contraire, il n’est pas prouvé, pour cela, que le vice ne soit pas haïssable et punissable. Quand la vertu n’est pas plus récompensée dans la fiction littéraire qu’elle ne l’est souvent dans la réalité, l’auteur, eût-il voulu prouver cette énormité, que la vertu est inutile en ce monde, n’en aurait pas moins prouvé une seule chose, à savoir, qu’il est fort injuste et quelque peu absurde.

Qu’est-ce que la fable d’un roman, d’une tragédie, d’une narration quelconque ? C’est l’histoire vraie ou fictive d’un fait, c’est un récit. Voilà ce que j’appellerai le roman du roman. Tout ce qu’on y fait entrer d’ornements pour la peinture, ou de réflexions pour la pensée, n’en est que l’accessoire ; mais ce sont des choses si distinctes, que ces accessoires semblent quelquefois assez agréables pour faire oublier et pardonner la mauvaise combinaison de l’action, tandis que, parfois aussi, l’intérêt et l’habileté de cette combinaison font que le style sans charme et les détails sans vraisemblance trouvent grâce devant le lecteur. Mais je demande ce qu’un fait a jamais prouvé, et je défie bien qu’on me réponde. Si aucun fait particulier ne prouve dans l’histoire réelle des hommes, comment le récit d’un fait imaginaire prouverait-il ? comment pourrait-il être invoqué comme une conclusion quelconque aux théories que le narrateur a pu soulever et discuter en passant, ou faire discuter par ses personnages ? En vérité, que le bon triomphe du mauvais à la fin, ou que le méchant mange le juste, que la veuve se console ou meure d’une fluxion de poitrine, que le traître fasse fortune ou qu’il aille aux galères, que l’homme vertueux soit récompensé par la société ou par le simple témoignage de sa conscience, j’avoue que cela m’est bien égal, pourvu que leurs existences se soient liées et dénouées d’une manière qui m’intéresse jusqu’au bout. Je me trouverais par trop simple, si j’attendais après le parti que prendra la fantaisie de l’auteur, pour me faire une opinion sur le vrai et le faux dans la nature, sur le juste ou l’injuste dans la société.

Si le vaisseau qui ramène Virginie ne faisait pas naufrage au port, cela prouverait-il que les chastes amours sont toujours couronnées de bonheur ? Et de ce que ce maudit vaisseau sombre avec l’intéressante héroïne, cela prouve-t-il que les vrais amants ne sont jamais heureux ? Qu’est-ce que cela prouve, Paul et Virginie ? Cela prouve que la jeunesse, l’amitié, l’amour et la nature des tropiques, sont de bien belles choses quand Bernardin de Saint-Pierre les raconte et les décrit.

Si Faust n’était pas entraîné et vaincu par le diable, cela prouverait-il que les passions sont moins fortes que la sagesse ? Et de ce que le diable est plus fort que le philosophe, cela prouve-t-il que la philosophie ne puisse jamais vaincre les passions ? Qu’est-ce que cela prouve, Faust ? Cela prouve que la science, la poésie, les sentiments humains, les images fantastiques, les idées profondes, gracieuses ou terribles, sont de bien belles choses quand Goethe en fait un tableau émouvant et sublime.

Si Julie ne tombait pas dans le Léman, si Tancrède ne tuait pas Clorinde, si Pyrrhus épousait Andromaque, si Daphnis n’épousait pas Chloé, si la fiancée de Lamermoor ne devenait pas folle, si le Giaour ne devenait pas moine, nous perdrions les plus belles pages d’autant de chefs-d’œuvre ; mais il n’y aurait pas une preuve de plus ou de moins, pas une conclusion manquée ou trouvée dans ces conceptions de l’intelligence.

Je trouve donc la critique oiseuse, quand elle discute la fantaisie, et fâcheuse pour l’art quand elle veut astreindre la fantaisie à être une démonstration concluante. Je veux qu’on nous permette de démontrer à notre point de vue tout ce qu’il nous plaira, mais non pas que ceux qui combattent ou partagent nos sentiments demandent compte de nos sentiments au choix d’un fait plutôt qu’à celui d’un autre. Je ne veux pas que les uns nous crient : « La conclusion est évitée ; » que les autres crient après nous : « La conclusion est criminelle. »

J’ai fait un roman qui s’appelait Leone-Leoni, où le séducteur n’était pas puni. Des gens ont dit : « Voyez quelle immoralité ! l’auteur a voulu prouver que les scélérats sont tous aimés et triomphants. » J’ai fait un roman qui s’appelait Jacques, où l’époux trahi mourait de chagrin. Des gens ont dit : « Voyez quelle insolence ! l’auteur prétend que tous les maris trompés doivent se laisser mourir de chagrin ! » J’ai fait, selon ma fantaisie du moment, au moins vingt dénoûments divers et qui, pour ceux qui y entendaient malice, prouvaient au moins vingt solutions contradictoires. Toutes prouvaient trop selon les uns, aucune ne prouvait assez selon les autres. J’avoue que ceci m’a persuadé de plus en plus que le but, le fait et le propre du roman sont de raconter une histoire dont chacun doit tirer une conclusion à son gré, conforme ou contraire aux sentiments que l’auteur manifeste par son sentiment. L’auteur ne prouvera jamais rien par un exemple matériel du danger ou des avantages manifestes du mal ou du bien. Une œuvre d’art est une création du sentiment. Le sentiment s’éprouve et ne se prouve pas. Ce qui inspire l’écrivain, c’est quelque chose d’abstrait. L’abstrait ne se prouve pas par le concret, le fait ne justifie ni ne détruit la théorie, le réel ne conclut rien pour ou contre l’idéal.

Or, le roman étant forcé de tourner dans la peinture des faits réels, il ne faut pas lui demander ce qui n’est pas de son ressort, ce qui, en bien des cas, tuerait l’art et l’intérêt dans le roman.