Mont-Revêche/Conclusion

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères (p. 367-381).



CONCLUSION


Deux ans après la mort de madame Dutertre, Thierray était seul dans le salon de la chanoinesse. Il avait conservé ce manoir avec un soin religieux, et, de Puy-Verdon qu’il habitait, il venait toutes les semaines faire une tournée d’inspection et une sorte de méditation à Mont-Revêche. Il y avait gardé sa table de travail ; car, après avoir dit bonjour au pauvre Gervais, qui avait perdu sa femme, et qui, paralysé en partie, passait ses journées assis sur un vieux fauteuil de cuir, dans un coin de la cour ; après avoir serré la main de Forget, dont il avait fait le gardien du manoir, et dont toutes les fonctions se bornaient à transporter le vieillard impotent d’un coin à l’autre et à brosser un vieil habit que Thierray lui avait laissé pour satisfaire son impérieux besoin de brosser quelque chose ; après avoir rattaché les lierres et relevé les mauves pyramidales que l’orage avait brisées, Thierray s’installait une heure au salon, repassait le roman de sa vie et faisait quelques vers pour sa femme. Il avait composé là, à cent reprises différentes, tout un poëme d’amour, en mémoire de leurs premières amours, qu’il voulait lui donner quand il serait achevé.

C’était l’été ; il faisait chaud, même dans le manoir de Mont-Revêche. Le calme solennel des bois environnants n’était troublé que par les cris aigus des martinets qui nichaient dans le donjon, et qui se disputaient dans les airs la proie destinée à leurs petits. Le perroquet et le paralytique, hébétés dans la cour par les bienfaisantes influences du soleil, gardaient côte à côte un morne silence. Un des beaux chiens d’Éveline, qui daignait partager désormais son affection entre elle et son mari, et suivre ce dernier dans ses visites à Mont-Revêche, était couché sur les marches du salon, dont la porte restait ouverte. Tout à coup le chien dressa l’oreille, gronda, aboya, et, un instant après, on sonna à la porte massive de Mont-Revêche. Forget alla ouvrir, et Thierray, que la manière dont la cloche avait été secouée reportait à de vagues souvenirs du passé, se leva involontairement pour aller regarder à la fenêtre. Flavien entrait dans la cour. Il s’élança au-devant de lui.

— Ah ! quel bonheur inespéré ! s’écria-t-il. Est-ce toi ? Depuis deux ans pas un mot, pas une marque de souvenir ! Peu s’en faut que je ne t’aie cru mort dans ce long voyage. Tu viens me voir, tu arrives d’Italie, n’est-ce pas ? Tu vas rester quelques jours avec moi ?

— Non pas avec toi précisément, dit Flavien en lui rendant son étreinte amicale (je n’ai pas le droit de me présenter à Puy-Verdon pour saluer ta femme), mais ici, où j’espère te voir de temps en temps, et elle aussi peut-être, car on m’a dit dans le pays qu’elle y venait quelquefois.

— Elle y viendra dès aujourd’hui, s’écria Thierray. Éveline te regarde comme son frère ; elle n’oubliera jamais ton zèle et ta discrétion dans la malheureuse circonstance…

— Ne parlons pas de cela ! dit Flavien.

— Eh bien, sans doute, n’en parlons pas ; mais, moi, j’y pense toujours ; car de ce jour-là date pour moi un bonheur qui eût été sans nuages, si le ciel ne nous eût enlevé notre ange gardien, notre libératrice, cette belle et noble femme…

— Ne parlons pas de cela ! répéta Flavien.

Et une ombre passa sur son front toujours droit, pur et un peu étroit, siège de l’obstination, de la sincérité et de la bonté.

— Parle-moi de toi, reprit-il.

— Oui, je le veux bien, dit Thierray ; mais, avant tout, comme je veux que tu voies aujourd’hui ma femme et ma fille, je vais écrire deux lignes et expédier Forget à Puy-Verdon. Nous resterons avec toi jusqu’au soir. Forget nous fera dîner ici tant bien que mal.

— Je désirerais, mon ami, que M. Dutertre ne sût pas officiellement mon arrivée. Mon nom seul doit lui rappeler des choses pénibles… bien pénibles pour lui… et pour moi aussi !

— Sois tranquille, dit Thierray écrivant. Je recommande à Éveline de ne pas dire un mot de toi, et Forget, tu le sais, a la passion du silence.

Quand le billet fut parti, quand Flavien eut été serrer la main insensible du vieux Gervais et gratter l’occiput du perroquet, quand il eut remercié son ami des soins dont les deux vieillards étaient l’objet, il rentra avec lui dans le salon, toujours propre et conservé sans altération, avec tousses colifichets et ses petites richesses du temps passé.

— Maintenant, causons, dit-il. Je suis venu ici pour te parier de choses importantes qui me concernent ; mais je te demande la permission de t’interroger auparavant… Es-tu heureux, Thierray, vraiment heureux dans ton ménage, en dépit du chagrin mortel qui, je le sais, a rempli la famille d’un deuil à peine éclairci au bout de deux années ?… Dis-moi bien la vérité ; j’y tiens essentiellement.

— J’entends, dit Thierray. Tu songes au mariage à ton tour, et tu veux savoir si l’homme le plus indépendant de la terre, le plus fantasque dans ses projets de bonheur, le plus éloigné du parti qu’il a pris en épousant, un peu malgré lui peut-être, une héritière fort gâtée ; enfin, si ton ami Thierray, l’irrésolu, le difficile et le susceptible, est arrivé à préférer le présent au passé de sa vie. Je te répondrai en toute conscience : Oui. Tu vois donc que tu peux affronter le péril !

— Cet enfant gâté, ce charmant enfant, ta femme, est donc devenu… ?

— Oh ! pas tout à fait l’idéal que je demandais parfois à la destinée dans mes songes ambitieux. Il m’eût fallu une Caroline pour me faire la vie de chanoine que j’avais rêvée dans mon arrière-saison intellectuelle. Mais Caroline était alors une enfant, et, d’ailleurs, la fatalité était là qui m’a forcé de m’enterrer dans une autre fantaisie. Cette fantaisie est devenue une passion, bon gré, mal gré, et j’ai eu bien de la peine à en faire un véritable amour. Mais le ciel m’a protégé et Éveline m’a aidé. Oui, Éveline, c’est horrible à dire ! a bien fait de se casser un pied, et Dieu a bien fait, pour la conversion des enfants gâtés de Dutertre, de rappeler à lui cette sainte femme dont le monde n’était pas digne. La douleur, en venant visiter cette maison opulente et ces filles superbes, a converti en patience l’esprit de domination, en remords l’esprit de lutte, en douceur l’esprit de révolte. Le malheur est un rude maître. Dutertre, le noble, le désolé, le respectable Dutertre, l’homme de cœur et de bien par excellence, le sauveur des pauvres, l’ami des infortunés, l’orgueil de la famille, cloué sur la croix comme le Christ de la paternité, a offert un spectacle si déchirant à tous les yeux, que les plus endurcis se sont fondus, et Nathalie elle-même…

— Parle-moi d’Éveline, dit Flavien avec un peu de trouble, d’Éveline d’abord.

— Oh ! je ne demande pas mieux ! répondit Thierray avec empressement. Foncièrement bonne et vraie, elle avait un travers capital : elle s’imaginait que la vie est un bal, une partie de chasse, moins encore, une toilette, un temps de galop. Heureuse et triomphante, elle eût tout brisé sous ses jolis petits pieds ; triste et navrée, elle est devenue bonne tout à fait, bonne comme un ange ! La résignation terrible de Dutertre et sa bonté inouïe ont fait ce miracle, auquel mon amour a peut-être un peu contribué aussi. Il n’a plus été question de fêtes et de voyages. Les habits de deuil ont fait rentrer les chiffons. Enfin la maternité est venue, et c’est là le grand sacrement, le second baptême pour une jeune femme. Imagine-toi que cette chère créature, qui est une vraie fée, a eu le talent de me donner une petite fille qui me ressemble à faire peur ! mais on en est quitte pour la peur, car, en la regardant, on s’aperçoit qu’en dépit de cette ressemblance, de cette frêle enveloppe, de ce teint brun et de ces cheveux noirs et rebelles, c’est une petite merveille de grâce, de charme et de gentillesse. Tu vas la voir, cela marche et parle déjà comme un enfant de deux ans, bien qu’elle compte à peine treize lunes, comme disent les sauvages de Chateaubriand.

— Allons ! je suis heureux d’entendre tout cela, dit Flavien. Et l’autre fille de Dutertre… la Benjamine, comme on l’appelait ?

— La Benjamine, comme on l’appelle toujours, a épousé son cousin Amédée, il y a six mois. Ceux-là sont heureux. Regarde-les bien si tu veux voir le ciel sur la terre. Un ciel un peu voilé, car il y a encore des larmes dans ces yeux-là. Mais que de simplicité, que de dévouement, que de vertus à la fois rigides et douces dans ces deux enfants ! Ils sont si parfaits, si beaux, vois-tu, que cela donne envie de leur ressembler.

— Oui, je savais qu’ils étaient mariés, qu’ils s’aimaient, dit Flavien. On m’a même dit que Caroline était singulièrement embellie.

— Embellie à un point extraordinaire, et, chose plus extraordinaire encore, mais qui te frappera si tu la vois, c’est qu’elle est arrivée à ressembler à notre pauvre Olympe.

— Comment expliques-tu cela ?

— Je pense qu’à force de penser à elle, elle est venue à bout de la ressusciter dans sa personne, comme elle la ressuscite dans son caractère. En grandissant, elle a pris, je ne sais comment, la souplesse, la démarche, la grâce de cette femme incomparable. Comme Olympe était son modèle en tout, son type, son idéal, les toilettes élégantes et simples de celle-ci ont servi et serviront, je crois, d’éternel modèle à celles qu’a inventées naïvement Caroline pour plaire à son mari et à son père. Sa prononciation, son accent, sont restés imprégnés de la musique des intonations d’Olympe. Et, après tout, qu’y a-t-il de si étonnant ? Le corps n’est-il pas le très-humble serviteur, le reflet de l’âme ? n’est-ce pas une argile souple qui s’étend et se façonne sur notre désir, sur notre volonté, sur notre contention d’esprit ? Ainsi qu’une mère enfante un ange on un monstre, selon que son imagination a été ravie ou terrifiée durant la gestation, le rêve incessant d’une forme chérie ou abhorrée ne peut-il nous transformer nous-mêmes en démons ou en divinités ? Or, l’âme de Caroline s’est faite si semblable à celle d’Olympe, ses qualités, ses goûts, ses vertus, ses instincts sont tellement les mêmes, qu’on la retrouve en elle à chaque instant avec une douce surprise, et c’est un véritable bonheur pour Dutertre ; c’est la plus réelle consolation, le plus effectif dédommagement que Dieu lui ait envoyé.

— Mais tu ne me parles pas, dit Flavien, d’un événement assez grave dans la famille, et qui t’a atteint comme les autres ?

— Quoi ? les malheurs matériels qui ont frappé, Dutertre ? la perte de sa fortune ? Ma foi, non ! je n’y pensais pas. Tu savais donc cela ? Eh bien, je dois te dire, à la louange de nous tous, que cela est arrivé dans un moment où aucun de nous n’était capable de s’en affecter, tant nous avions des sujets de douleur plus sérieux. Pour mon compte, Flavien, je te confesse que je m’en suis réjoui, autant que, dans ces tristes jours de deuil, je pouvais me réjouir de quelque chose. Cela me relevait à mes propres yeux, de me sentir dépossédé du million de ma femme. Ce diable de million, je n’avais jamais pu en digérer l’expectative. Ce revenu, qui nous était assigné d’avance, dépassait tellement mes besoins, à moi qui avais rêvé six mille livres de rente comme le but de mes désirs et la récompense de mon travail, que je me suis trouvé encore trop riche le jour où Dutertre nous a dit : « Mes enfants, voilà notre fortune. Elle est réduite des trois quarts. Elle n’est plus que d’un million à partager en cinq parts égales. Celle des pauvres d’abord : c’est la part de Dieu ! celle de mes trois filles, et la mienne ma vie durant. Nous étions riches : nous voici dans la médiocrité. Nous ne sommes plus les rois de la province : nous sommes encore des bourgeois fort aisés. Ne nous plaignons pas. Nous avons pu sauver notre honneur, notre fierté, notre indépendance. » Ce digne père ! il était presque content d’être déchargé des devoirs énormes que lui créait sa richesse. Cette catastrophe l’a sauvé physiquement et forcément du désespoir. Obligé de liquider sa position pour remplir tous ses engagements avec la plus exquise délicatesse, il s’est ranimé et relevé sous le fardeau d’un devoir nouveau. Quant à nous, voici ce que, d’un commun accord, filles et gendres, nous avons décidé en conseil de famille : au lieu de prendre chacun notre part, de nous disperser et d’aller parcimonieusement placer sur l’État notre capital à cinq pour cent, pour avoir chacun quelque huit ou dix mille livres de rente, nous avons tout mis en commun dans les mains du père de famille, et nous lui avons laissé, avec l’aide d’Amédée, la gestion du fonds commun. Ainsi cette belle terre de Puy-Verdon n’a pas été démantelée. On a vendu les autres immeubles, mais celui-là reste intact. Le château, plein du souvenir d’Olympe, était une chose sacrée, ainsi que le parc où sa tombe a été bénie sous les saules de la cascade. Cette vaste demeure est d’un entretien assez coûteux, malgré la réduction du personnel des serviteurs. Mais, en nous dispersant, chacun de nous aurait eu pour s’établir et pour se loger le double des frais que nécessite la conservation du nid commun. Crois bien, mon ami, que cette réduction de fortune, en nous forçant à l’économie et à la prudence, a été un grand bien pour ma femme, et pour moi par conséquent. Avec les chevaux anglais ont disparu les courses effrénées : on n’a plus de maux de nerfs. Les robes ne se comptent plus par douzaines ; on n’en déchire plus dans des accès de colère. On ne pourrait avoir de riche appartement à Paris, de loges au spectacle, d’équipages de luxe ; on ne peut plus aller déployer ses grâces d’écuyère au bois de Boulogne, ni ses diamants à l’Opéra. Tout ce que je redoutais, tout ce qui me donnait froid dans le dos le jour où, fort amoureux, mais fort inquiet, je contractai ce mariage, s’est évanoui comme un mauvais rêve. J’ai à présent la joie et le petit orgueil de travailler pour ajouter à l’aisance que ma femme m’a donnée un peu de luxe modeste qu’elle n’aurait pas sans moi. Va, tout est bien ainsi, et je suis fier de penser que j’élève une petite fille qui ne sera pas une riche héritière, et qui ne sera pas obligée de se casser bras et jambes pour conquérir un mari pauvre.

— Oui, tout est bien ! dit Flavien ; mais tu ne m’as pas parlé de Nathalie.

Et Flavien regarda attentivement Thierray, inquiet et impatient de sa réponse.

— Pauvre Nathalie ! dit Thierray ; que Dieu lui pardonne comme nous avons tous été forcés de lui pardonner ! Oui, elle nous y a forcés, mon ami ! Soit repentir sincère, soit retour à la raison et à la vérité… et au fait, l’un ne va pas sans l’autre, elle a réparé ses fautes autant qu’il était en elle. Elle a soigné Olympe jusqu’au dernier jour avec un dévouement qui avait quelque chose de fiévreux, tant c’était assidu, humble, tenace. Je ne sais combien de nuits elle a passées à son chevet. Elle était infatigable ! elle est de fer, elle est de bronze, cette fille étrange, pour le bien comme pour le mal. À défaut de cœur, elle a la volonté, et, quand la logique de son esprit la ramène au devoir, elle ressemble à ces ascètes des anciens jours qui ne sentaient plus ni le jeûne ni l’insomnie. Après la mort d’Olympe, en voyant le désespoir de son père, elle est tombée elle-même dans un désespoir profond. Elle s’était peut-être flattée dans son orgueil, orgueil bien placé, cette fois, de le dédommager par ses soins de la perte irréparable qu’il venait de faire. Dutertre a été sublime pour elle. Jamais un mot, un regard, un soupir de reproche ! mais aussi jamais un sourire d’espérance n’est venu éclairer son front, pendant une année entière ! La pauvre Nathalie n’avait sans doute pas prévu (les cœurs tendres seuls le devinent) qu’il est des douleurs incurables, des regrets éternels. Vraiment, elle n’avait pas compris le mal qu’elle faisait ! En voyant blanchir presque subitement les cheveux de son père, en remarquant les ravages que quelques mois firent sur cet homme si robuste et si magnifiquement organisé, jusqu’à lui donner l’aspect prématuré de la vieillesse, elle éprouva un tel effroi qu’elle tomba assez gravement malade à son tour. Elle eut des accès de fièvre où, pendant son délire, nous crûmes découvrir qu’une passion inassouvie et sans espoir, une passion plus noble que l’ambition de briller, plus douce que l’orgueil, se mêlait à ses remords ; mais le nom qui s’échappa de ses lèvres, je ne puis te le répéter, Flavien. Ce secret trahi par le délire, nous ne pouvons le dire à personne.

— Eh bien, je le sais, moi, dit Flavien visiblement ému ; ce nom, c’était le mien !

— Comment sais-tu cela, mon Dieu ?

— N’importe ! continue. Je tiens beaucoup à recueillir ces détails de ta bouche.

— Eh bien, j’achève. Nathalie, remise de son transport, tomba dans un état de langueur qui nous effraya. Son père la supplia de se distraire et la confia à sa sœur, mademoiselle Élisa Dutertre, qui la conduisit en Italie. Elle y a passé six mois, et nous est revenue en bonne santé, fort belle, mais toujours triste et sombre. Elle se conduit, du reste, admirablement avec nous. Elle est pleine d’égards, de soins pour tous, de désintéressement et de noblesse dans tous ses procédés. Il semble, à l’initiative empressée qu’elle prend dans toutes les bonnes actions que propose son père, dans les sacrifices personnels qu’elle s’impose pour les seconder, dans les sentiments religieux qu’elle médite plutôt qu’elle ne les exprime, dans le progrès même de son talent, qui s’est illuminé de grands élans pathétiques, et dont elle ne fait plus ni montre ni mystère, qu’elle ait, non-seulement entrepris une grande expiation, mais qu’encore elle ait réussi à vaincre le démon qui était en elle. Je ne peux pas te dire d’elle comme d’Éveline : « Elle est bonne ; » mais je peux te dire : « Elle a de la grandeur ! » Va, on n’est pas impunément la fille d’un homme comme Dutertre. Quand on ne peut pas résumer toutes ses vertus comme Caroline, on a encore, comme les deux autres, une face séduisante ou solide de son caractère… Mais comme tu m’écoutes, Flavien !… que vas-tu donc me dire ? Allons, ne me fais pas languir plus longtemps.

— Thierray, dit Flavien, Nathalie ne vous a donc jamais dit que je l’avais rencontrée en Italie l’année dernière ?

— Jamais !

— Eh bien, je me suis trouvé à Rome, à Naples, à Florence, à Venise en même temps qu’elle, et nous nous sommes beaucoup vus pendant quatre mois.

— Tu la suivais donc ? dit Thierray frappé de surprise.

— Oui ; d’abord pour la tourmenter, la châtier et me venger d’elle, car elle m’avait fait bien du mal, à moi aussi ! — Ensuite… mais n’anticipons point. Quand tu m’écrivis la maladie de madame Dutertre les circonstances de sa mort, le désespoir de son mari, la désolation de la famille, je compris fort bien, malgré tous tes soins pour écarter cette pensée, que j’étais la cause première de cet épouvantable malheur. Oui, c’est mon absurde enthousiasme pour cette femme, c’est la confidence insensée que je t’en fis dans ma lettre, c’est la fatuité que j’eus de croire à ses avances mystérieuses et de prendre son air malade, son accablement physique, pour des symptômes de faiblesse morale, qui rendirent Dutertre jaloux au point de calomnier un instant dans sa pensée la visite de sa femme ici, et de vouloir se battre avec moi le soir même. Dutertre est trop passionné pour qu’un orage n’ait pas éclaté ce jour-là sur la tête de la pauvre Olympe. C’est cet orage, c’est donc ma lettre, c’est donc moi qui l’ai tuée ! Je ne m’en consolerai, je ne me le pardonnerai jamais. J’ai voyagé pour m’en distraire, je ne m’en suis pas distrait.

» Un jour que, plongé précisément dans ces souvenirs d’amertume, j’errais sur le Vésuve, je me trouvai face à face avec Nathalie. J’éprouvai contre elle un mouvement de haine et de ressentiment insurmontable. Je voyais en elle l’assassin qui avait saisi l’arme dans ma main imprudente pour la plonger dans le cœur de son père et de l’autre victime. Je l’abordai ; je la suivis ; je l’accablai de sarcasmes cruels, féroces, que les personnes qui l’accompagnaient ne pouvaient comprendre, mais qui pénétraient jusqu’au fond de son âme. Elle fut impassible de douceur et de patience.

» Je m’attachai à ses pas ; je la retrouvais dans toutes ses promenades. Triste et vêtue de deuil, ne paraissant jamais dans le monde, belle d’une beauté qui m’irritait et que je regardais comme une erreur de la Providence, elle inspirait beaucoup de respect et d’intérêt. J’en étais outré ; mais, par considération pour Dutertre, dont le nom m’est devenu sacré, je m’abstenais de parler d’elle. Je m’en dédommageais dans nos rencontres. Je trouvais des prétextes pour la voir, afin de lui faire sentir, à elle seule, mon aversion et mon ressentiment. Sa patience usa ma cruauté, et, un jour où je me trouvai seul avec elle, elle ouvrit son cœur oppressé et me raconta sa vie avec une éloquence, une vérité, une puissance d’humilité qui me subjuguèrent. Elle ne craignit pas de me dire son inclination pour moi, et elle le fit avec une dignité si étrange au milieu de l’humiliation à laquelle je la voyais se condamner, qu’elle devint à mes yeux un problème des plus excitants pour mon esprit… le dirai-je ? pour mon cœur. Oui, après trois mois de l’atroce supplice que je lui infligeais en répondant à son amour par tous les témoignages de la haine, je me sentis fatigué, honteux, vaincu. Cette femme était tout l’opposé du type de faiblesse que j’aime ; car elle restait forte comme un lion dans son abaissement volontaire. Eh bien, ce caractère me pénétra par sa nouveauté, par sa bizarrerie. Il donnait une vaste carrière à mon orgueil, à mon despotisme, il en flattait les besoins, jusqu’alors inassouvis ; car, s’il est doux de posséder la douceur qui s’abandonne, il est beau de gouverner la force qui se livre.

» Enfin, par une réaction que j’aurais dû prévoir d’avance, tant elle est naturelle, j’eus des remords, de la pitié, du respect, de l’amour pour Nathalie. Je l’aimai beaucoup, mais sans jamais le lui dire. Je ne voulais être que son ami.

» Au moment où elle repartit pour la France et le Nivernais, je fus cependant violemment tenté de me jeter à ses pieds et de lui demander pardon. Je résistai ; mais je crois qu’elle vit mon trouble, et que, depuis ce jour-là, elle a espéré, elle a attendu.

» J’essayai de l’oublier, je ne l’oubliai pas. J’appris la perte que Dutertre avait faite de sa fortune ; dès lors, mon parti fut pris. Je lui avais fait tant mal, à lui ! Je lui devais au moins un nom sans tache et une fortune sans péril pour celle de ses filles qui était difficile, peut-être impossible à marier. J’ai attendu que la conversion sincère et durable de Nathalie me fût attestée par le temps. Je viens d’en recevoir de toi l’assurance, et, comme autrefois je m’étais voulu charger de demander pour toi à Dutertre la main d’Éveline, je te charge aujourd’hui de le pressentir, à l’effet d’obtenir pour moi la main de Nathalie.

— C’est Éveline, c’est Amédée et sa femme qui s’en chargeront avec moi, s’écria Thierray ; car ma femme te doit de la reconnaissance, et nous devons tous du bonheur à Nathalie ! Elle a expié, car elle a beaucoup souffert, et je sais qu’elle t’aime avec passion. Je sais qu’elle n’espère plus, qu’elle est désolée, et qu’elle est restée pieusement résignée à son sort. Ceci est la dernière épreuve. Crois en elle, Flavien, crois à l’avenir, c’est la fille de Dutertre !

Dutertre ne fut pas surpris de l’offre de Flavien. Nathalie, muette avec tous les autres sur sa rencontre en Italie avec ce jeune homme, avait ouvert son cœur et confessé sa souffrance à son père. Dutertre sentit ce qu’il y avait de généreux envers lui dans ce besoin que Flavien éprouvait de ramener un peu de joie dans sa famille. Il agréa sa demande.

Nathalie voulut habiter Mont-Revêche dans les premiers temps de son mariage, sans en chasser sa sœur et Thierray, qu’elle y reçut avec une constante aménité. La tristesse de cette demeure semblait s’harmoniser avec le caractère grave et pensif de sa beauté.

Elle a paru dans le monde avec son mari, mais sans se montrer enivrée des succès que son attitude royale et son intelligence sérieuse lui ont valu. Elle a facilement engagé son mari à passer la moitié de l’année avec elle, tantôt à Puy-Verdon, tantôt à Mont-Revêche, où elle se plaît particulièrement et où elle soigne très-charitablement le vieux serviteur et le vieux perroquet de la chanoinesse. Sa conduite est exemplaire et sa soumission à son mari tient du parti pris. C’est une grande preuve de son jugement ; car Flavien, le plus doux et le meilleur des hommes, a toujours la passion de se croire le maître, et, pourvu que sa femme le lui persuade, elle est certaine de le dominer toujours.

Cependant elle n’abuse point de son empire, et sait rendre heureux un caractère hardi, entreprenant et faible dont elle connaît toutes les qualités et toutes les défaillances. Moins heureuse que ses sœurs, elle n’a pas d’enfant. Cette stérilité l’afflige et l’humilie au fond du cœur ; mais elle sait se la faire pardonner par l’humilité austère avec laquelle elle sait dire à son mari :

— Dieu n’a pas béni mes entrailles. Je ne le méritais pas. En me donnant votre amour, il fallait bien un châtiment pour mon passé. Autrement, à force d’être miséricordieux, le ciel aurait cessé d’être juste !

Amédée chérit sa femme. Il trouve qu’elle ressemble à Olympe, mais parfois il pense qu’elle est plus belle encore.

Dutertre a repris ses forces ; mais, au lieu d’avoir, comme à quarante ans, l’air d’un homme de trente, il a l’air d’en avoir dix de plus que son âge. Il est le chef adoré d’une famille superbe. Son front, resté pur de rides, est le siége d’une sérénité divine ; mais son regard est celui d’un martyr qui subit la torture de la vie. Chaque jour, il va regarder en silence la tombe de sa femme ; mais Benjamine, qui l’épie, a soin qu’il y trouve un de ses beaux enfants couché dans les fleurs, ou elle-même agenouillée sous les saules.


FIN.



F. AUREAU. — IMPRIMERIE DE LAGNY