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Michel Lévy frères (p. 1-386).



ŒUVRES


DE


GEORGE SAND




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MONT-REVÊCHE


PAR


GEORGE SAND


NOUVELLE ÉDITION



PARIS


MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS


rue vivienne, 2 bis, et boulevard des italiens, 13


À LA LIBRAIRIE NOUVELLE



1869


Droits de reproduction et de traduction réservés





AVANT-PROPOS


Voici encore un roman à propos duquel on dira probablement, comme on a dit à propos de tous ceux que j’ai faits, comme on dit à propos de tous les romans en général : « Qu’est-ce que cela prouve ? »

Oui, il y a une classe de lecteurs qui s’irrite contre l’auteur qui ne conclut pas. Mais, en revanche, il y a une autre classe de lecteurs qui voit dans tout détail un plaidoyer, dans tout dénoûment une démonstration, et qui, finalement, s’irrite de la conclusion, qu’elle impute à l’auteur. L’une et l’autre classe de lecteurs vivent de ce préjugé, très-accrédité dans l’histoire des arts, que le roman doit fournir une conclusion aux idées qu’il soulève et prouver quelque chose.

Je n’ai jamais songé à demander rien de ce genre aux ouvrages d’art ; voilà pourquoi je n’ai jamais songé à m’imposer rien de semblable. Mais sans doute il m’est permis aujourd’hui de répondre à cette objection injuste, non pas quant à moi peut-être, car il est fort possible que je n’aie fait preuve que d’impuissance en ne concluant pas, mais injuste au premier chef envers le roman en général.

On aime assez, depuis les contes de fées jusqu’aux mélodrames, que le vice soit puni et la vertu récompensée. Pour mon compte, cela me plaît aussi, je l’avoue ; mais cela ne prouve malheureusement rien, ni dans un conte, ni dans un drame. Quand le vice n’est pas puni dans un livre ou sur un théâtre, ce qui est tout aussi vrai dans la vie réelle que le sort contraire, il n’est pas prouvé, pour cela, que le vice ne soit pas haïssable et punissable. Quand la vertu n’est pas plus récompensée dans la fiction littéraire qu’elle ne l’est souvent dans la réalité, l’auteur, eût-il voulu prouver cette énormité, que la vertu est inutile en ce monde, n’en aurait pas moins prouvé une seule chose, à savoir, qu’il est fort injuste et quelque peu absurde.

Qu’est-ce que la fable d’un roman, d’une tragédie, d’une narration quelconque ? C’est l’histoire vraie ou fictive d’un fait, c’est un récit. Voilà ce que j’appellerai le roman du roman. Tout ce qu’on y fait entrer d’ornements pour la peinture, ou de réflexions pour la pensée, n’en est que l’accessoire ; mais ce sont des choses si distinctes, que ces accessoires semblent quelquefois assez agréables pour faire oublier et pardonner la mauvaise combinaison de l’action, tandis que, parfois aussi, l’intérêt et l’habileté de cette combinaison font que le style sans charme et les détails sans vraisemblance trouvent grâce devant le lecteur. Mais je demande ce qu’un fait a jamais prouvé, et je défie bien qu’on me réponde. Si aucun fait particulier ne prouve dans l’histoire réelle des hommes, comment le récit d’un fait imaginaire prouverait-il ? comment pourrait-il être invoqué comme une conclusion quelconque aux théories que le narrateur a pu soulever et discuter en passant, ou faire discuter par ses personnages ? En vérité, que le bon triomphe du mauvais à la fin, ou que le méchant mange le juste, que la veuve se console ou meure d’une fluxion de poitrine, que le traître fasse fortune ou qu’il aille aux galères, que l’homme vertueux soit récompensé par la société ou par le simple témoignage de sa conscience, j’avoue que cela m’est bien égal, pourvu que leurs existences se soient liées et dénouées d’une manière qui m’intéresse jusqu’au bout. Je me trouverais par trop simple, si j’attendais après le parti que prendra la fantaisie de l’auteur, pour me faire une opinion sur le vrai et le faux dans la nature, sur le juste ou l’injuste dans la société.

Si le vaisseau qui ramène Virginie ne faisait pas naufrage au port, cela prouverait-il que les chastes amours sont toujours couronnées de bonheur ? Et de ce que ce maudit vaisseau sombre avec l’intéressante héroïne, cela prouve-t-il que les vrais amants ne sont jamais heureux ? Qu’est-ce que cela prouve, Paul et Virginie ? Cela prouve que la jeunesse, l’amitié, l’amour et la nature des tropiques, sont de bien belles choses quand Bernardin de Saint-Pierre les raconte et les décrit.

Si Faust n’était pas entraîné et vaincu par le diable, cela prouverait-il que les passions sont moins fortes que la sagesse ? Et de ce que le diable est plus fort que le philosophe, cela prouve-t-il que la philosophie ne puisse jamais vaincre les passions ? Qu’est-ce que cela prouve, Faust ? Cela prouve que la science, la poésie, les sentiments humains, les images fantastiques, les idées profondes, gracieuses ou terribles, sont de bien belles choses quand Goethe en fait un tableau émouvant et sublime.

Si Julie ne tombait pas dans le Léman, si Tancrède ne tuait pas Clorinde, si Pyrrhus épousait Andromaque, si Daphnis n’épousait pas Chloé, si la fiancée de Lamermoor ne devenait pas folle, si le Giaour ne devenait pas moine, nous perdrions les plus belles pages d’autant de chefs-d’œuvre ; mais il n’y aurait pas une preuve de plus ou de moins, pas une conclusion manquée ou trouvée dans ces conceptions de l’intelligence.

Je trouve donc la critique oiseuse, quand elle discute la fantaisie, et fâcheuse pour l’art quand elle veut astreindre la fantaisie à être une démonstration concluante. Je veux qu’on nous permette de démontrer à notre point de vue tout ce qu’il nous plaira, mais non pas que ceux qui combattent ou partagent nos sentiments demandent compte de nos sentiments au choix d’un fait plutôt qu’à celui d’un autre. Je ne veux pas que les uns nous crient : « La conclusion est évitée ; » que les autres crient après nous : « La conclusion est criminelle. »

J’ai fait un roman qui s’appelait Leone-Leoni, où le séducteur n’était pas puni. Des gens ont dit : « Voyez quelle immoralité ! l’auteur a voulu prouver que les scélérats sont tous aimés et triomphants. » J’ai fait un roman qui s’appelait Jacques, où l’époux trahi mourait de chagrin. Des gens ont dit : « Voyez quelle insolence ! l’auteur prétend que tous les maris trompés doivent se laisser mourir de chagrin ! » J’ai fait, selon ma fantaisie du moment, au moins vingt dénoûments divers et qui, pour ceux qui y entendaient malice, prouvaient au moins vingt solutions contradictoires. Toutes prouvaient trop selon les uns, aucune ne prouvait assez selon les autres. J’avoue que ceci m’a persuadé de plus en plus que le but, le fait et le propre du roman sont de raconter une histoire dont chacun doit tirer une conclusion à son gré, conforme ou contraire aux sentiments que l’auteur manifeste par son sentiment. L’auteur ne prouvera jamais rien par un exemple matériel du danger ou des avantages manifestes du mal ou du bien. Une œuvre d’art est une création du sentiment. Le sentiment s’éprouve et ne se prouve pas. Ce qui inspire l’écrivain, c’est quelque chose d’abstrait. L’abstrait ne se prouve pas par le concret, le fait ne justifie ni ne détruit la théorie, le réel ne conclut rien pour ou contre l’idéal.

Or, le roman étant forcé de tourner dans la peinture des faits réels, il ne faut pas lui demander ce qui n’est pas de son ressort, ce qui, en bien des cas, tuerait l’art et l’intérêt dans le roman.


MONT-REVÊCHE





I


— Tu as mille fois raison, mon cher ami, disait Flavien ; mais la raison est une sotte : elle n’a jamais guéri que les gens bien portants, et, moi, je suis malade, très-malade, ne le vois-tu pas ? J’ai une fièvre nerveuse qui me rend insupportable aux autres et à moi-même.

— Ta fièvre est une sotte, répondait Thierray. Elle n’a jamais tué que les êtres faibles au moral et au physique, les niais. Tu es un des êtres les mieux organisés que je connaisse : donc, une crise d’irritation nerveuse, causée par le plus vulgaire des chagrins, n’est pas un mal dont tu ne puisses triompher, s’il te plaît, en deux heures.

— Oui ; je sais que, d’ici à deux heures, je peux m’entendre avec une femme plus belle et peut-être tout aussi aimable que Léonice. Mais il me faudra peut-être deux mois pour trouver supportables, auprès de celle-là, les heures que j’avais fini par trouver assez douces auprès de celle-ci.

— Sais-tu une idée qui me vient ? reprit Thierray. C’est que tu es né pour le mariage.

— D’où te vient cette idée lumineuse ?

— De ta manière d’aimer, qui me paraît fondée sur l’habitude, sur les besoins de l’intimité bourgeoise.

— Tu te trompes. J’ai des besoins et des habitudes de domination patriciennes : c’est bien différent. Voilà pourquoi, jusqu’ici, je n’ai eu de goût que pour les femmes qu’on achète.

— Oh ! mon cher ami, dit Thierray, j’ai toujours remarqué que les hommes, même les mieux trempés, choisissent de bonne foi, pour faire illusion aux autres et à eux-mêmes, la qualité ou le défaut qu’il possèdent le moins.

— Détrompe-toi à mon égard, répondit Flavien. Cet esprit de domination qui va, je le sens, jusqu’à la tyrannie, je ne m’en vante ni ne m’en accuse. Qu’en dis-tu, toi ? est-ce une qualité ou un défaut ? Voyons, observateur, faiseur d’analyses, homme de lettres, prononce, je t’écoute. Tu as le goût de la dissection, et il n’est pas un de tes amis dont tu n’aies fait l’autopsie intellectuelle, ne fût-ce que par manière de passe-temps. C’est ton état.

— J’y réfléchirai, dit Thierray avec un peu de hauteur. Je ne suis pas homme de lettres du lever au coucher du soleil. J’ai, tout comme un autre, mes heures de paresse, et, quand je chevauche au bois de Boulogne, j’ai du plaisir à me sentir aussi bête que mon cheval.

— Bête comme un cavalier, tu veux dire, car c’est ton opinion bien avérée.

Cette réplique fut faite avec assez d’humeur.

Flavien de Saulges était noble et riche. Jules Thierray était sans aïeux et sans fortune. Ils étaient intelligents tous deux, le premier sans instruction solide, l’autre avec du savoir et du talent. Ils avaient été élevés ensemble : nous dirons plus tard comment, et comment aussi, ne s’étant jamais complètement perdus de vue, ils étaient restés liés par un sentiment qui, chez Thierray, n’était ni l’affection ni l’antipathie, mais qui tenait certainement de l’une et de l’autre. Flavien ne manquait ni d’esprit, ni de pénétration naturelle ; mais il se donnait rarement la peine de réfléchir, quoiqu’il dissertât souvent d’un ton sérieux, tandis que Thierray réfléchissait presque toujours en ayant l’air de ne disserter que par raillerie.

Ce soir-là pourtant, il avait eu l’intention d’être sérieux avec Flavien, parce que Flavien était réellement assez vivement affecté. Thierray se sentait entraîné par une sorte de sympathie compatissante pour son ami d’enfance, en même temps qu’attiré par le plaisir de constater une faiblesse chez son rival dans la vie : car ils étaient, bien réellement, et sans trop s’en rendre compte, un peu jaloux l’un de l’autre, et comme qui dirait concurrents par nature, l’un ayant tout ce que l’autre ne pouvait pas avoir, et réciproquement.

Donc, ils en étaient venus, au bout d’un quart d’heure d’épanchement, à une de ces bouffées d’aigreur involontaire qui eussent souvent amené un refroidissement, sans la souplesse d’esprit et la fermeté de caractère dont Thierray était doué. Flavien de Saulges, en ripostant, avait mis son cheval au galop, comme pour dire à son compagnon qu’il pouvait le laisser à lui-même, si bon lui semblait. Thierray hésita un instant, se mordit la lèvre, haussa les épaules, sourit, prit le galop sans bruit sur l’allée sablonneuse, et rejoignit de Saulges à la porte Maillot.

— Mon cher ami, lui dit-il, le galop me fait du bien, à moi qui suis d’un sang très-froid ; mais je t’assure que c’est un mauvais remède pour la fièvre, et que tu ferais mieux de rentrer au pas, à moins que je ne dérange le cours de tes pensées, et que…

— Non, Jules, répondit spontanément Flavien, qui ne connaissait pas la rancune, et qui, de sa vie, n’avait résisté à une avance : au contraire, j’ai besoin de causer avec la seule personne qui sache ou veuille me comprendre. Causons, si ma mauvaise et sotte humeur ne t’ennuie pas horriblement.

Et ils causèrent : de Léonice d’abord, fille pimpante, audacieuse et spirituelle, que Flavien s’était piqué d’accaparer, qu’il avait perdu quelque temps à mater, c’était son expression, et qui lui échappait au moment où, croyant régner par-dessus tout, il avait été dépossédé brusquement. Il avoua de bonne grâce à Thierray que de lui-même il l’eût peut-être quittée la semaine suivante, mais qu’il était irrité au dernier point d’avoir été prévenu : le tout par amour-propre et rien de plus. Il convint que ce genre d’amour-propre était puéril et qu’il fallait le combattre en soi-même, ou tout au moins le cacher à ses meilleurs amis. Thierray, qui aimait à le conseiller sans en avoir l’air, le fit renoncer à toute idée de vengeance en lui montrant le ridicule qui s’attache aux scandales de ce genre.

Ensuite ils parlèrent de l’amour en général, et, comme il y a mille manières d’aimer, Flavien se trouva forcé d’avouer qu’il avait eu pour Léonice une sorte d’affection grossière, passionnée sans tendresse, jalouse sans estime ; et, quand Thierray l’eut mis ainsi en contradiction avec lui-même, il s’en réjouit intérieurement.

— Tu as le profil plus pur, la barbe plus épaisse, les épaules plus larges que ton humble compagnon d’études, pensait-il ; tu montes à cheval d’une manière plus brillante ; tu as un nom, grand prestige auprès des femmes d’un certain monde ! Tu as plus de noblesse, sinon d’aisance, dans les manières ; tu as des valets que tu sais commander : chose difficile à acquérir, l’air du commandement ! et qui se contracte en naissant. Tu es riche, tu peux te passer d’esprit et de savoir-vivre ; cependant tu as de l’un et de l’autre ; tu es estimé parce que tu es brave, aimé même parce que tu n’es pas méchant. Ta part serait trop belle, si tu avais du jugement ; mais tu en es dépourvu, je le sais de reste : donc, il est bien des avantages que la destinée me refuse, et que je saurai probablement conquérir avant toi.

Après quelques minutes de ce résumé silencieux, Thierray reprit la conversation.

Il fut convenu qu’on ne parlerait plus de Léonice, et déjà la colère du jeune comte était dissipée. Il ne demandait pas mieux que de s’en distraire pour l’oublier entièrement. Thierray lui proposa d’entrer au Cirque des Champs-Élysées, où ils étaient sûrs de rencontrer quelques-uns de leurs amis.

— Soit ! dit Flavien.

Ils jetèrent les rênes aux laquais qui les suivaient et qui emmenèrent leurs chevaux.

À peine furent-ils entrés, que Thierray fut abordé par un homme d’une figure distinguée qui ne fixa pas l’attention de Flavien. Quand ils eurent causé ensemble quelques instants, Thierray vint rejoindre son compagnon.

— Mon cher de Saulges, lui dit-il avec un peu d’émotion, je te dis adieu, je rentre pour mettre de l’ordre, je ne dirai pas dans mes affaires, ce serait supposer que j’ai de grands intérêts d’argent dans ce monde, mais dans mes papiers, dans mes griffonnages. Je pars demain pour la province.

— C’est donc ce monsieur qui t’enlève ? dit Flavien en s’éloignant du groupe où il s’était mêlé d’abord, et cherchant la personne qui avait abordé Thierray et qui s’éloignait. Est-ce un parent ?

— Non, c’est un mari, répondit Thierray.

— Ah ! fort bien. C’est tout dire. Mais chercher une femme en province ! fi ! Je ne reconnais pas l’homme de goût qui peint si bien les femmes du monde, qu’on le croirait au mieux avec plusieurs duchesses.

— Celle-là, dit Thierray en cachant son dépit pour un compliment qui lui sembla renfermer une épigramme, n’est ni une provinciale, ni une femme du monde : c’est une femme de cœur et d’esprit, voilà tout !

— Une femme de cœur ? Drôle de définition ! Je ne connais pas cette variété. Cela doit être ennuyeux.

— Flavien, nous nous maniérons ! Tu vaux mieux que cela.

— Ma foi, non ! mais c’est ma faute. J’ai eu une vie si paresseuse ! Je ne fais pas de romans, moi ; je n’ai pas besoin d’étudier les types. Enfin, tu dis que cette femme de cœur te plaît ?

— Mieux que cela, j’en suis amoureux, mais sans espoir, comme disent ces imbéciles de romanciers.

— Je comprends, je comprends, Thierray ; c’est ce que je disais : tu étudies !

— Mais non ! je contemple, j’admire, je savoure.

— Allons donc ! toi amoureux d’une femme vertueuse ! un garçon qui a tant d’esprit, tant de raison, tant de logique ! Tu m’as dit, il n’y a pas une heure, ce que je me suis dit cent fois… sans être un roué ; mais cela tombe sous le sens : « Pourquoi convoiter une femme vertueuse, puisque, le jour où elle vous cède, elle cesse de l’être ? »

— C’est toi, dominateur superbe, qui me fais cette question-là ? Et le combat ? et le triomphe ?

— Bah ! bah ! c’est trop facile. Triompher de la personnalité, de l’égoïsme, de la cupidité, du caprice, voilà qui en vaut la peine ! Mais triompher de la vertu ! ma foi ! je ne voudrais pas l’essayer, tant cela me semble banal.

— Flavien, vous êtes corrompu déjà, et, moi, votre aîné, je ne le suis pas encore. Croyez-en ce que vous voudrez, mais la vertu est une puissance morale, une force intellectuelle ; je l’aime pour elle-même…

— À preuve que tu veux la corrompre ! Allons, logicien, tu déraisonnes, ou tu te moques de moi. Bonsoir et bon voyage !…

— Je ne veux pas te laisser sur cette hérésie, dit Thierray. Si tu ne tiens pas à voir mademoiselle Caroline sauter la barrière, reconduis-moi à mon taudis de poëte, et je te demanderai peut-être un service.

— Oui-da ! que je t’accompagne pour occuper ce mari confiant, pendant que tu déploieras les batteries de ton éloquence auprès de sa vertueuse moitié ?

— Peut-être !

— Oh ! je n’ai pas ce courage ! ne me demande jamais rien de pareil : je suis égoïste.

— Et tu as raison, répondit Thierray. Je le suis aussi ; c’est pourquoi je te quitte. Adieu !

Et il s’éloigna.

Au bout d’une heure, comme il faisait chez lui ses préparatifs de départ, il vit entrer de Saulges. Ce dernier était fort agité, et l’habitude du monde ne lui avait pas fait acquérir la faculté de paraître toujours calme en dépit de lui-même. C’était un homme de premier mouvement.

— Flavien, lui dit Thierray, tu viens de faire une folie.

Et il ajouta intérieurement : « Ou une sottise. »

— Non, répondit avec franchise Flavien en rallumant son cigare ; mais j’ai été tenté d’en faire une, je le suis encore ; voilà pourquoi j’accours trouver mon sage Mentor, afin qu’il me préserve moi-même.

Mentor ! dit Thierray. Dans la bouche d’un homme qui se pique de faire obéir tout le monde et de ne céder jamais, cela correspond à l’épithète de pédagogue.

— Mon Dieu ! Jules, que tu es susceptible !… Est-ce ainsi que tu me reçois quand je viens chercher près de toi le calme dont j’ai besoin ?

— Es-tu bien sûr, dit Jules, que je sois calme ? Je t’ai dit que j’étais amoureux !

— Amoureux de sang-froid, comme toujours, et amoureux de la vertu, c’est-à-dire point jaloux, faute de motifs !

— Qui donc est jaloux ici ? Toi, peut-être ! de mademoiselle Léonice !

— Dès que tu rapproches ces deux termes, le nom de cette fille et l’adjectif jaloux, je rentre en moi-même et j’ai envie de rire. Mais, quand je la rencontre au bras de Marsange, j’ai envie de les assommer tous deux.

— Et tu viens de les rencontrer ?

— Au Cirque, précisément

— Et qu’as-tu fait ?

— Rien. Je les ai salués d’un air fort sérieux.

— Eh bien, de la part d’un homme aussi bouillant que toi, c’est beau !

— Oui ; mais Marsange a été furieux de mon indifférence, et Léonice de mon mépris. Je ne serais pas surpris que Marsange me cherchât querelle un de ces jours, et, pour rien au monde, je ne voudrais avoir une affaire pour une fille dans ces conditions-là. Ce serait trop ridicule, et, le jour où je serai ridicule, je crois que je me brûlerai la cervelle.

— En ce cas, il faut quitter Paris pour quelques semaines.

— Précisément, je pars demain matin pour le Nivernais.

— En vérité ! Que vas-tu faire dans le Nivernais ?

— Ce que, depuis six mois, je remets de jour en jour : vendre une propriété que j’ai par là, à un voisin qui s’appelle Dutertre.

— Ah çà ! s’écria vivement Thierray, tu connais donc M. Dutertre ?

— Pourquoi veux-tu que je le connaisse, puisque je ne connais ni le Nivernais, ni ma propriété ? Il y a six mois qu’une vieille grand’tante m’a laissé là une maisonnette, un pré, un champ, un bois, quelque chose enfin que mon notaire évalue à cent mille francs. J’ai besoin de ces cent mille francs pour faire remeubler mon château de Touraine ; il y a en Nivernais un M. Dutertre qui est riche, dit-on, député, je crois… oui, j’ai dû voir sa figure quelque part. Il veut s’arrondir, il paye comptant, je lui vends mon immeuble, et je vais de là en Touraine. Veux-tu venir avec moi ? Je t’emmène.

— Vraiment, en Nivernais ?

— Eh ! oui, mon cher ; cela vaudra beaucoup mieux pour ton instruction et tes plaisirs que d’aller travailler à la perdition d’une provinciale… comment disais-tu ? d’une provinciale de cœur et d’esprit ! Ah ! quel style ! toi qui écris si bien ! Allons, c’est décidé, nous partons à sept heures par le chemin de fer d’Orléans, et nous ne nous arrêtons que sous les vieux chênes du Morvan. Quand je dis chênes, c’est pour dire un arbre quelconque, car je ne sais ce qui pousse dans ce pays-là. Mais on m’a dit que c’était boisé et giboyeux. Nous chasserons, nous lirons, nous philosopherons. À demain, n’est-ce pas ? Tu me sacrifies ta provinciale ?

— À demain, répondit Thierray. Attends seulement trois minutes, et tu emporteras le billet que je vais écrire pour le jeter dans la première boîte qui se trouvera sur ton chemin.

Et Thierray se mit à écrire en prononçant tout haut :

« Monsieur,

» Je ne puis avoir l’honneur de vous accompagner demain. Il faut que je me prive du plaisir de faire avec vous le voyage. Un de mes amis m’emmène de son côté ; mais nous serons rendus au but les premiers. Cet ami est votre voisin, le comte Flavien de Saulges, qui se propose de vous voir pour des intérêts communs.

» Agréez, monsieur, etc., etc.

» D J. Thierray. »

— À qui me présentes-tu ainsi ? dit Flavien avec nonchalance.

Thierray mit l’adresse et lui présenta la lettre.

À monsieur Dutertre, membre de la Chambre des députés, dit Flavien en riant. Le mari ! mon acquéreur ! l’homme de tantôt, par conséquent ?

— Lui-même. Et qu’on dise que le hasard est aveugle ! Il était écrit deux fois au livre du destin que je partirais demain pour le Nivernais, et que j’irais soupirer pour madame Dutertre. Or, j’aime beaucoup mieux faire la route avec toi qu’avec le mari ; rien ne me gêne comme un mari sans méfiance. Celui-là part à sept heures du soir, nous partons à sept heures du matin. Nous serons censés avoir eu des raisons pour ne pas l’attendre douze heures, ce qui eût été plus poli, j’en conviens, mais infiniment moins agréable.

— Il nous eût beaucoup gênés, dit tranquillement Flavien, pour parler en route de sa femme ; car tu m’en parleras, je prévois cela.

— Il ne te sera pas possible de t’y soustraire, et c’est pourquoi je t’engage à bien dormir cette nuit.

Le lendemain, ils roulaient sur la route de Nevers, et Thierray parlait ainsi à son compagnon :

— C’est une femme de vingt à vingt-cinq ans, d’une beauté particulière, pénétrante, un peu bizarre, comme je les aime, en un mot. Des cheveux noirs abondants, lustrés, ondés naturellement, le teint blanc, uni, si pâle, que c’est un peu effrayant. Une manière d’être de s’habiller, de parler, qui, à force de vouloir ressembler à celle de tout le monde, ne ressemble à celle de personne. Une taille moyenne, souple, charmante ; le pied, la main, les dents, les oreilles… autant de perfections ; mais, par-dessus tout, un air de mystère qui donne à penser un an à chaque mot qu’elle dit, ou plutôt qu’elle ne dit pas. Comprends-tu ?

— Pas une syllabe, répondit Flavien. Dieu ! que les lettres t’ont gâté, mon pauvre Jules ! Tu composes tant, que tu ne peins plus du tout. Il est impossible de voir à travers ta fantaisie quelque chose qui puisse exister. Moi, je me méfie de ta femme de province. Je la vois mal mise, pas très-propre, guindée et bête à faire peur, sous un air profond. Je t’en demande pardon, mais c’est ta faute : voilà l’impression que me cause ton portrait.

— Madame Dutertre n’est pas une provinciale, c’est une étrangère, née et élevée à Rome, fille d’un artiste distingué, femme du monde dans ses manières.

— Ma foi ! je ne l’ai jamais vue, ou je ne m’en souviens pas. Comment s’appelait-elle avant de porter le beau nom de Dutertre ?

— Olympe Marsiniani.

— C’est une Italienne ?

— De pure race et sans accent.

— Je connais le nom de son père, un peintre, n’est-ce pas ?

— Non, un compositeur, un maestro.

— Il est mort, je crois ?

— Depuis longtemps,

— Et la dame était artiste ? C’est un mariage d’amour qu’a prétendu faire le Dutertre ?

— J’ignore si Dutertre a voulu faire un mariage d’amour ou de convenance. Ce qu’il y a de certain, à mes yeux, c’est qu’elle n’a jamais eu d’amour pour son mari.

— Depuis qu’elle en a pour toi ?

— Pour moi ? Si elle en avait, crois-tu donc que je serais en route pour la rejoindre ?

— Tu ne l’aurais pas quittée !

— Ou je l’aurais quittée déjà ! le problème serait résolu…

— Ah ! c’est ainsi que tu aimes la vertu pour elle-même ? Bien, bien, je te retrouve ! amour de tête, attrait de curiosité, profond dégoût des choses réelles : tu vois que je te connais !

Thierray sourit. Flavien se trompait sur son compte. Il était un peu blasé, mais non corrompu, et il posait souvent le scepticisme devant certains hommes, dans la crainte de leur paraître ridicule en s’avouant naïf.

— Parlons de Dutertre, reprit Flavien ; il va être mon acquéreur, notre débiteur à tous deux, puisque tu prétends à sa femme, et moi à son argent. Quel homme est-ce ? Un député honorable ? Ils sont tous honorables… Un riche propriétaire, plusieurs millions… Ancien industriel, aujourd’hui adonné à l’agriculture ; membre du conseil général de son endroit, maire de sa commune et marguillier de sa fabrique, bon époux, bon père… Avec tout cela, est-ce un honnête homme ?

— Un très-honnête homme, et même un homme d’esprit.

— Et de cœur, comme sa femme ?

— Et de cœur, J’en réponds, bien que je ne le connaisse que depuis peu de temps.

— Et sa femme, depuis quand ?

— Sa femme ? dit Thierray en comptant sur ses doigts avec enjouement. En tout, je l’ai vue trois fois ; quant au mari, nous nous étions rencontrés chez un ami commun, je lui ai plu ; il m’a plu aussi, tant que je n’ai pas vu sa femme. Il m’a présenté à elle, et dès lors j’ai subi et supporté les avances du mari, sans avoir cependant le droit de me moquer de lui, car je te répète, et très-sérieusement, qu’il a les manières et la réputation d’un galant homme. Pourquoi diable est-il le mari d’Olympe ? Ce n’est pas ma faute, à moi, si elle m’a frappé l’imagination dès le premier abord. Figure-toi une femme pâle, d’une couleur superbe, une attitude austère et voluptueuse, des manières accueillantes et glacées, un sourire plein de charme et de dédain, tout ce qui attire et repousse, tout ce qui excite, tout ce qui effraye, tout ce qui provoque, tout ce qui rebute, une énigme vivante ! Est-ce que cela est vulgaire et facile à rencontrer ? Il y a dix ans que je cherchais ce type. Je le tiens, je m’en empare, je décrète que je vaincrai le sphinx ; je cultive le mari, je m’en fais adorer ; je promets d’aller chasser avec lui dans le Nivernais au temps des vacances de la Chambre. Sa femme, qui n’était venue que pour quinze jours à Paris, et qui disait avoir hâte de retourner auprès de ses enfants, part en me jetant un regard étrange, et en me disant qu’elle compte sur moi pour le mois de septembre. Elle disparaît, je brûle, je rêve, je m’agite, je me calme, je me distrais, j’oublie. Les vacances arrivent, et, dès hier au soir, la réalité du mari m’apparaît à la lueur des lustres du Cirque ; le spectre pâle d’Olympe marchait à ses côtés, visible pour moi seul. La fatalité s’en mêlait, puisque, si Dutertre ne m’eût conduit vers elle, tu m’y entraînais. Et me voilà. Y es-tu, enfin ?

— Parfaitement, répondit Flavien : la femme pâle et colorée, agaçante et farouche, voluptueuse et modeste, c’est bien cela, c’est très-clair à présent, et j’y suis tout à fait. Tu parles souvent comme un fou, mon cher, et cependant tu agis toujours fort sagement. Tu t’enflammes comme un artiste, et tu raisonnes tes caprices en homme positif. Tu entreprends tout avec feu, tu résous tout avec froideur. Voilà ce qui te fait faire tant d’antithèses et dire tant de paradoxes. Tu vois que je t’observe aussi, moi, et que, si je ne te comprends pas toujours, je te connais assez bien.

— Eh ! eh ! ce n’est pas mal pour un homme qui n’en fait pas son état, répondit Thierray en riant.

— Mais je suis fatigué d’un tel effort, reprit Flavien, et j’aimerais mieux courir la chasse dans un fourré, de l’aube à la nuit, que de hasarder trois pas dans le labyrinthe tortueux d’une cervelle de poëte. Bonsoir, je prétends dormir jusqu’à Nevers.

Thierray fit quelques vers, ébaucha mentalement une scène de comédie, et finit par dormir comme un simple mortel.




II


Le modeste manoir légué par la chanoinesse de Saulges à son neveu Flavien était à la fois pittoresque et confortable, et, bien que le nouveau maître ne s’y fût pas annoncé, deux vieux serviteurs, mâle et femelle, religieusement unis par les liens du mariage, y avaient entretenu tant d’ordre et de propreté, que l’installation fut faite et le premier repas présentable en moins d’une heure. Après quoi, Flavien fit lestement le tour de ses domaines, qui n’étaient pas considérables, mais productifs en beaux arbres, en bonnes herbes et en bestiaux bien nourris. Le vieux domestique, à moitié régisseur, se fit un devoir de l’accompagner et de lui vanter les magnificences de la propriété. Thierray marchait derrière eux dans les sentiers du bois, escorté malgré lui de la vieille Manette, qui était encore ingambe des pieds et de la langue. La voyant si bien disposée à causer, il ne se retint guère de la questionner sur le compte de ses voisins, et particulièrement de la maison Dutertre.

— Oh ! ce sont des bourgeois bien riches, dit la vieille. On dit qu’ils ne savent pas le compte de leurs écus. Pour de petites gens qu’ils sont par la naissance, ils sont assez bien élevés et très-honorables. Madame la chanoinesse ne répugnait pas à les voir. Il font du bien, et la dame est si comme il faut, qu’on ne la prendrait jamais pour ce qu’elle est. On assure cependant que son père faisait métier de musicien.

— Ah çà ! ma bonne dame, dit Thierray, est-ce que vous êtes chanoinesse aussi, que vous parlez si dédaigneusement des artistes ?

— Moi, monsieur ? dit la vieille sans se déconcerter. Je suis une femme de rien, comme vous voyez ; mais je n’ai jamais servi que des personnes bien nées, et j’ai passé vingt ans au château.

— Quel château ? demanda Flavien en se retournant.

— Le vôtre, monsieur le comte, repartit Gervais, le mari de la vieille, votre château de Mont-Revêche.

— Ah ! oui, Mont-Revêche ! pardon ! J’avais oublié le nom de ma nouvelle seigneurie. Je n’ai jamais pu me le rappeler en route. Il n’est pas très-doux. Il est comme vos chemins. Ah çà ! c’est donc un château, cela ? ajouta-t-il en étendant le bras vers ce qu’il appelait son pigeonnier.

— C’est comme M. le comte voudra, dit la vieille un peu scandalisée ; mais les gens du pays ont l’habitude de l’appeler comme cela, et ce n’est point par dérision. Tout petit qu’il est, il a sa tour, son pont, son fossé, et il a l’air tout aussi château que la grande bâtisse de Puy-Verdon.

— Qu’est-ce que Puy-Verdon ? demanda Flavien.

— C’est le château qu’ont acheté les Dutertre, à une lieue d’ici. C’est riche, c’est vaste : mais à quoi eût servi une habitation si étendue à madame la chanoinesse ? Comme disait madame, quand on n’a pas d’enfants, on a toujours assez de logement.

— Parlez-nous des enfants de ces Dutertre, dit Flavien en regardant Thierray. Ils en ont donc plusieurs ?

— Ils en ont assez pour les faire enrager, dit Manette, et des filles surtout ! Moi, si j’avais eu des enfants, je n’aurais souhaité que des garçons.

— Une femme qui a déjà eu beaucoup d’enfants…, dit Flavien en se rapprochant de Thierray, cela n’a rien de poétique, et je ne vois pas ta beauté fantastique et mystérieuse au milieu d’une bande de marmots. Combien d’enfants ont-ils donc, ces Dutertre ? ajouta-t-il en interpellant ses vieux serviteurs à haute voix.

— Oh ! mon Dieu, il n’y en a déjà pas tant, répondit Gervais. Ma femme exagère toujours ! Il n’y en a que trois ; et puis ce ne sont pas des enfants : ce sont trois demoiselles dont l’aînée a bien une vingtaine d’années et la plus jeune seize ans, tout au moins.

Thierray devint pâle et ne put articuler un mot. Flavien devint rouge, tant il se contint pour ne pas éclater de rire. Mais, en voyant le trouble et la consternation de son ami, il eut la générosité de reprendre le chemin de ce qu’il plaisait à ses gens d’appeler le château, et de changer le sujet de la conversation.

— Eh bien, dit-il à Thierray, dès qu’ils se virent seuls, pourquoi cet abattement, ce morne désespoir ? Aurais-tu été dupe des trente-huit ou quarante ans de madame Dutertre, au point de tomber du ciel en terre ? Conviens, Jules, que tu t’es moqué de moi en venant ici, et que c’est pour une des demoiselles Dutertre, riche de quelque petit million, que tu as le positivisme de faire des stances amoureuses ?

— Impossible, mon ami, impossible ! s’écria Thierray, Olympe Dutertre peut cacher cinq ou six ans, comme toutes les femmes qui le veulent. Elle peut avoir trente ans, qui sait ? trente-deux ! sa fille aînée peut en avoir quatorze… mais vingt ! mais moi me tromper de quinze ou vingt ans à la figure d’une femme ! impossible : ta vieille servante radote, elle exagère tout !

— Ce n’était pas elle qui parlait, c’était Gervais !

— Il est en enfance !

— Dis-moi, Thierray, dit gravement Flavien, as-tu vu ton Olympe au jour, ou aux lumières ?

— Toujours le soir, aux lumières, je l’avoue, dit Thierray d’un air sombre.

Puis, partant d’un grand éclat de rire qui permit enfin à Flavien d’éclater aussi, il se livra pendant quelques minutes à une hilarité trop bruyante pour n’être pas un peu forcée.

Ce fut Flavien qui cessa le premier de rire et qui fit cette remarque fort sensée, où Thierray vit cependant une consolation brutale :

— Eh bien, quand cela serait ! quand elle aurait quarante ans ! Une femme n’a que l’âge qu’elle paraît avoir. Tu en as trente-deux ou trente-trois. Pourquoi ne serais-tu pas épris d’une femme née sept ou huit ans avant toi ? Est-ce que les beautés célèbres dans le monde et dans les arts ne font pas des conquêtes dans un âge plus avancé ? Va, mon cher ami, ce dédain pour les beautés mûres est de la mauvaise honte. À ta place, je n’en rougirais pas, car on aime ces femmes-là de passion quand on peut les aimer. Elles ont un prestige comme les reines, comme les grandes actrices…

— Ou comme les belles ruines et les vieux tableaux, reprit Thierray d’un ton caustique ; grand merci ! Je ne suis plus un enfant pour m’attacher, par habitude de cœur, à la première femme qui nous rappelle les soins et les gâteries de notre mère ; je ne suis pas de l’humeur d’un parvenu pour me laisser éblouir par le luxe, et pour mettre du velours et de la dentelle à la place de la saine et bonne réalité de mes désirs. Arrière les fausses dents et les cheveux teints ! mon Olympe est une grand’mère, voilà tout, et c’est comme une grand’mère que je prétends l’aimer ; car, après tout, ce n’est pas sa faute si je suis un peu myope.

— Et puis tu as une consolation : si tu n’as pas trouvé ton type d’antithèses mystérieuses, tu as rencontré en elle un problème que l’analyse philosophique résoudra mieux que l’amour. C’est une belle femme bien conservée ; elle se défend de son mieux contre les ravages du temps. Donc, c’est une savante. Reste à savoir pourquoi cette science. Est-ce une verte pour plaire à son mari ? est-ce un piége pour attirer les galants ? Tu pourras disserter là-dessus à loisir.

— Je ne m’intéresse pas aux vieux problèmes, répondit Thierray, et, pour la punir de m’avoir mystifié, je veux, sous son nez, être féru d’amour pour la plus jolie ou la moins laide de ses filles. Allons faire notre visite d’arrivée. Je dois cet empressement au bonhomme Dutertre. Bon mari ! cher mari ! il ne me trompait pas, lui, quand il me disait : « Je veux vous présenter à ma femme ! »

— Faisons un peu de toilette et partons, dit Flavien. Je t’avoue que, d’après les nymphes et les sylvains que j’ai vus errer par ici, ces bois me semblent peuplés de jeunes monstres des deux sexes, et que je serais tenté de conclure vite mon marché, afin d’aller voir en Touraine si les belles Anglaises galopent toujours sur des chevaux de sang, en livrant à la brise, comme tu dirais, les plis de leur voile d’azur et les anneaux de leurs blonds cheveux.

L’embarras fut d’avoir un véhicule pour se transporter à Puy-Verdon.

Le vieux Gervais, qui avait signalé l’existence de l’équipage de madame la chanoinesse, eut une terrible mortification à essuyer, lorsque les deux jeunes gens accueillirent de huées et de sarcasmes l’apparition de la patache et du vieux cheval que le bonhomme leur présentait d’un air de complaisance. Pourtant il fallut bien s’en accommoder : il pleuvait, et il était impossible d’arriver à pied chez les dames de Puy-Verdon sans être mouillé et crotté. Il fut convenu que Gervais conduirait, que les voyageurs se tiendraient au fond de la patache sans se montrer, qu’on s’arrêterait sous bois à une petite distance de la résidence de Dutertre et qu’on ferait l’entrée à pied par les jardins, sans exhiber aux regards moqueurs des jeunes personnes du château l’absurde berline de la douairière. Mais, chemin faisant, on changea d’avis.

— Nous sommes bien sots, dit Thierray. La patache de la chanoinesse est connue au château, les yeux y sont faits, et, pour tout le monde, il est bien évident que nous n’avons pu venir de Paris en tilbury ni à cheval. Il y aura bien plus de honte à laisser deviner notre honte qu’à l’abjurer résolument. Si tu m’en crois, nous ferons notre entrée triomphale au trot de ce respectable cheval blanc, dans la cour d’honneur du château. Cette vieille relique du manoir de ta tante sera une allusion aux charmes surannés de madame Dutertre.

— Accordé, répondit Flavien, d’autant mieux qu’il pleut à verse.

Mais ils n’eurent pas besoin de ce déploiement de courage philosophique. À une demi-lieue du château, ils furent joints par une calèche de poste qui les héla et s’arrêta devant eux après les avoir dépassés. M. Dutertre en sortit à demi en leur criant :

— Venez, messieurs, venez. J’ai reconnu Gervais, et je vois que vous me tenez parole en me devançant sur la route. Je suis pressé d’embrasser ma chère famille, et pourtant je vous tiens et ne veux pas me séparer de vous. Ces chevaux de poste vont plus vite que le brave César, un bon animal pourtant, qui a encore de l’ardeur à vingt-trois ans. Vous voyez, je le connais, et il n’y a pas moyen de passer incognito sur mon chemin. Venez, venez vite dans ma voiture : Gervais suivra, et j’aurai le double plaisir d’être avec vous et d’arriver promptement.

— Cela est de fort mauvais goût, dit Flavien bas à Thierray, d’arriver pour être le témoin inopportun des embrassades de la famille.

— Au contraire, répondit Thierray, cette indiscrétion est, selon moi, de fort bon goût. Dépêchons, le jour va baisser, et je voudrais bien voir mon Olympe avant que les bougies fussent allumées.

M. Dutertre insistait. Le transvasement du contenu de la patache dans la calèche fut fait rapidement ; le postillon fît claquer son fouet, et, au bout de quelques minutes, on descendit au perron de Puy-Verdon, sans avoir attiré l’attention des châtelaines : car M. Dutertre n’avait pas annoncé le jour de son arrivée, et la pluie claquemurait probablement les dames au salon, qui donnait sur les jardins, à l’autre face du château.

Ce court trajet dans la calèche avait suffi pour mettre complètement à l’aise les trois personnes, dont deux se trouvaient pour la première fois en présence l’une de l’autre, et déjà la vente de Mont-Revêche était une affaire arrangée. Dutertre avait été au-devant des explications de Flavien sur le but de son voyage.

— Je sais que vous venez ici avec l’intention de vendre, lui avait-il dit ; moi, j’ai le désir d’acheter. Vous me direz ce que vous évaluez votre propriété. Votre prix sera le mien, à moins que vous ne vous trompiez en l’estimant moins qu’elle ne vaut. Je passe pour un honnête homme, et je crois que c’est la vérité.

— Monsieur, avait répondu Flavien, j’aime beaucoup votre manière de procéder. Puisque vous avez tant d’obligeance, je vous enverrai demain ma procuration avec pouvoirs illimités pour vendre à M. Dutertre au prix que vous voudrez bien fixer.

Ils se donnèrent la main en riant, et, dès ce moment, ils furent amis. La rondeur de caractère de Dutertre était accompagnée d’une telle distinction de manières, de physionomie et d’accent, qu’elle était irrésistible, et que la personnalité la plus jalouse de ses propres avantages n’eût trouvé chez cet homme aucun côté par où il fût possible d’accrocher une rivalité, une méfiance, un mécontentement.

Thierray lui-même, qui, tout en le proclamant honorable, avait, sans dessein arrêté, parlé légèrement de sa femme, recommençait à le respecter involontairement, surtout en se rappelant les quarante ans de la belle Olympe.

Au moment où ces trois personnes descendaient de la voiture, trois autres, montées sur de beaux chevaux couverts de sueur, de pluie et d’écume, entraient dans la cour et sautaient légèrement à terre.

La première en tête était une grande fille blonde dont les traits animés et un peu gonflés par l’air et le mouvement d’une course rapide avaient déjà perdu la première fleur de l’adolescence. Elle ressemblait à M. Dutertre, c’est dire qu’elle était parfaitement belle. Sa taille était d’une grande élégance dans sa ténuité un peu diaphane. L’air ferme de son visage et la certitude de ses mouvements souples annonçaient pourtant une grande vigueur physique ou une grande résolution dans le caractère. La seconde personne était un jeune homme pâle, aux cheveux bruns, à l’œil doux, mélancolique et fin. Il était impossible de voir une plus charmante figure, un extérieur plus simple et plus gracieux, un sourire plus attachant, malgré et peut-être à cause d’une expression de tristesse pour ainsi dire chronique.

Le troisième cavalier était un groom robuste et trapu de la meilleure espèce, qui emmena les chevaux haletants à l’écurie.

— Ah ! s’écria M. Dutertre en redescendant les deux marches du perron qu’il avait déjà montées, et en courant vers la belle amazone qui s’élançait vers lui, c’est mon Éveline ! ma seconde fille ! dit-il en regardant ses deux hôtes avec un mouvement d’orgueil involontaire.

Et il la pressa contre son cœur avec émotion.

— Quoi ! toute mouillée ! ajouta-t-il d’un ton de doux reproche ; dehors, à cheval, par un temps pareil ! toujours l’enfant terrible !

— Dites intrépide, au moins, mon père, ne fût-ce que pour ne pas encourager Amédée dans son rôle de sermonneur.

— Te voilà, mon enfant ! dit M. Dutertre en ouvrant ses bras au jeune homme, qui l’entoura aussitôt des siens avec effusion.

— C’est monsieur votre fils ? dit Thierray avec une expression de suprême ironie qui ne fut comprise que de Flavien.

— Non, dit Dutertre, mais c’est tout comme ! c’est mon neveu, Amédée Dutertre, que je vous présente, et réciproquement.

Les jeunes gens se saluèrent. M. Dutertre arrêta sa fille Éveline, qui déjà grimpait vivement le perron en relevant avec adresse sa longue jupe de drap chargée de sable mouillé.

— N’avertis pas les autres, dit-il, attends-moi : tu sais que j’aime à surprendre mon monde.

— Tu vois bien que sa femme est une respectable matrone, dit Thierray bas à Flavien ; autrement, un homme d’esprit comme il l’est ne dirait pas de ces choses-là ou ne les ferait pas.

— Il n’y a plus moyen d’en douter ! répondit Flavien avec un soupir de comique résignation, en montant le perron avec lui et en lui montrant Éveline, qui gagnait devant avec son père. Cette amazone déterminée a perdu toutes ses dents de lait, et encore n’est-elle que la seconde progéniture.

— Si les trois filles valent celle-ci, il y aura moyen d’oublier la mésaventure, répliqua Thierray sur le même ton ; mais je crains que l’aînée ne soit en train de perdre ses dents de sagesse.

Comme il disait ces mots, l’aînée parut à l’entrée d’une belle galerie qui formait vestibule au château, comme dans plusieurs manoirs de la renaissance. Celle-là, en vérité, avait bien les vingt ans annoncés, mais pas davantage. Elle était belle aussi, plus belle même que sa sœur, brune, svelte, et d’un teint plus reposé ; mais je ne sais quoi de grave et de compassé la rendait moins agréable dès le premier abord. Elle ne montra aucune surprise, ne poussa aucune exclamation en voyant son père, l’embrassa avec plus de déférence que d’élan, et prononça ces mots, qui furent le dernier coup de massue pour Thierray, bien qu’il ne comprît pas l’espèce d’affectation avec laquelle ils étaient articulés :

— Ma mère va être bien contente !

— La mère d’une fille qui est peut-être majeure ! pensa-t-il. Allons, je me moquerai si bien de moi-même, que Flavien n’aura pas assez d’esprit pour renchérir sur la mystification que je subis.

— J’ai entendu les grelots de la poste, disait tranquillement Nathalie, l’aînée des demoiselles Dutertre, à son père, en traversant avec lui et ses hôtes les vastes et riches appartements du rez-de-chaussée. J’ai deviné que vous veniez nous surprendre.

— Et moi, disait Éveline, du haut de la montagne, j’ai vu arriver la voiture. J’ai fait la descente au galop afin d’arriver aussitôt que mon père.

— Est-ce pour m’embrasser plus tôt ou pour tenir un pari avec Amédée, que tu as risqué de te casser le cou ? dit le père avec un mélange de raillerie, de tendresse et de mécontentement.

— Oh ! voilà le commencement des injustices dont je suis la victime, s’écria la jeune fille en riant. Mon père peut-il me faire une pareille question ?

— Allons, allons, Éveline, dit le jeune cousin, il y avait de l’un et de l’autre dans votre fait, encore que j’eusse refusé de tenir un pari si dangereux pour vous.

— Chut ! voici l’entrée du sanctuaire, dit Nathalie d’un ton étrange. C’est ici que réside la perfection, et que mon père ne trouvera rien à blâmer.

En parlant ainsi, elle tira une vaste portière, et le petit salon de compagnie où se tenait madame Dutertre, quand elle était seule chez elle, s’offrit aux regards émus du père de famille, et aux regards rapidement scrutateurs des deux étrangers qui l’accompagnaient.

Mais ce coup d’œil fut une complète déception pour Thierray. Le salon, assombri par l’approche de la nuit et déjà obscur par lui-même, grâce à ses tentures de cuir doré et à son ameublement de velours violet, n’était éclairé que par le reflet d’un vague crépuscule et par un feu de javelles déjà à demi épuisé dans l’âtre. Deux femmes qui semblaient causer intimement, assises tout près l’une de l’autre devant cette cheminée, se levèrent et accoururent avec des exclamations plus pénétrantes que celles qui avaient précédemment accueilli le chef de la famille. C’était Olympe, la femme de M. Dutertre, et Caroline, la plus jeune de ses filles. Malgré le peu de clarté qui régnait dans l’appartement, Thierray saisit cependant les détails de cette scène d’intérieur avec une attention qui suppléa à la faiblesse de sa vue. Madame Dutertre, au moment d’embrasser son mari, qui venait à elle, recula d’un pas, et poussa la jeune Caroline dans ses bras, comme résolue à lui céder la bénédiction de cette première caresse.

— Oh ! oh ! pensa Thierray, épouse coupable ! cela est certain.

Puis, après que la mère et la fille eurent embrassé Dutertre sans fracas, mais avec beaucoup de sensibilité, la jeune Caroline porta ardemment à ses lèvres la main de son père, et, comme une enfant naïve et charmante qu’elle était, pendant qu’on s’approchait du feu, elle passa cette main à Olympe, qui, à la dérobée, y colla aussi ses lèvres un instant. Dutertre tressaillit, voulut encore embrasser sa femme, qui fit un léger mouvement en arrière, et poussa de nouveau Caroline dans ses bras.

— Épouse très-coupable ! pensa encore Thierray, qui, placé tout près d’eux en arrière, ne perdait pas un des mouvements d’Olympe. Quel passé d’infidélités, bon Dieu ! pour qu’une mère de famille recule ainsi humblement devant le pardon de l’oubli ou de l’habitude !… Je suis fixé ! dit-il en se rapprochant de Flavien, pendant que la causerie de famille s’établissait vive et pressée, après la présentation des deux hôtes.

— Tu es fixé, repartit Flavien, sur l’âge ?

— Oh ! l’âge n’y fait rien ; c’est une grande pécheresse.

— Ah ! déjà ? dit Flavien en faisant allusion au peu de temps qu’il avait fallu à Thierray pour établir apparemment une connivence suspecte avec la châtelaine.

— C’est encore, que tu veux dire ? répondit Thierray faisant allusion à l’âge mûr de la dame, et ne comprenant rien à l’exclamation de son ami.

Au milieu de la joie de se revoir et de l’affabilité de bon ton avec laquelle on accueillait les deux étrangers, on oublia de sonner pour demander de la lumière. Pourtant le calme se fit ; l’amazone mouillée, pressée par ses parents d’aller changer, se retira. Nathalie, très-silencieuse et très-indifférente en apparence, ne fixa pas l’attention.

Caroline, assise dans la poche de son père et son bras passé sous le sien, comme si elle eût craint qu’on ne le lui enlevât, parut écouter ses moindres paroles avec admiration. Madame Dutertre, parlant peu, mais bien, répondant et questionnant juste, montrant le calme et l’aisance d’une femme de la meilleure compagnie, chatouilla encore de temps en temps l’oreille musicale de Thierray par un son de voix aussi frais et aussi pur que celui d’une jeune fille. M. Dutertre causa agréablement et solidement avec les trois hommes, sans oublier de se tourner souvent vers sa femme, comme pour la consulter ou la prendre à témoin, avec ce suprême bon goût de déférence qui vient du cœur encore plus que de l’éducation.

— Voilà un homme bien fort, pensait Thierray en l’observant. Qui croirait à l’épouse coupable, d’après cette manière d’être si parfaite, si je n’avais vu le baiser sur la main ?…

Dutertre devint l’objet de son admiration, et le type qu’il se promit d’étudier. Quant à Olympe, les lueurs blafardes que le feu mourant envoyait à son visage pâle ne dessinaient qu’un ovale pur et des cheveux en apparence très-noirs, et Thierray, en retrouvant le vague ensemble de la beauté qui l’avait charmé, se demandait s’il avait rêvé ou s’il rêvait encore.

En ce moment, M. Dutertre sonna pour demander de la lumière, et Flavien, profitant de ce dérangement, prit congé pour se retirer.

Thierray le suivit, et, dans l’antichambre, ils rencontrèrent les valets qui apportaient les candélabres allumés.

— Il est bien temps ! dit Thierray en riant.



III


— Mais avoue, dit-il à Flavien, qui se mit à rire encore plus fort que lui, dès qu’ils furent installés dans la patache héréditaire, avoue qu’on peut s’y tromper quand on ne voit pas très-bien, et que cette femme a un air de jeunesse…

Flavien riait toujours.

Thierray en fut piqué, et, pour se tenir parole à lui-même, il tourna si bien sa myopie en ridicule, que la gaieté de son ami en devint convulsive. Mais, s’arrêtant tout à coup :

— Je gage, dit Flavien, que tu ne sais pas de quoi je ris ?

Cette interpellation soudaine étourdit Thierray.

— Je ris, reprit Flavien, de l’impressionnabilité des poètes. Ils regardent tout sans rien voir d’abord, et puis, quand ils voient, ils ne regardent plus. Tu as examiné, analyse, disséqué la jeunesse et la beauté d’une femme ; mais tu ne l’as pas seulement aperçue telle qu’elle est, puisque sur un mot jeté au hasard par Gervais, ce matin, tu n’as pas été sûr qu’elle n’eût pas cinquante ans. Ton souvenir, qui s’intitulait passion, ne t’a présenté aucune certitude pour combattre une méprise bien simple. Tout à l’heure, tu as revu cette femme, et tu pouvais t’en rendre compte aussi bien que moi, car tu t’es approché d’elle presque ridiculement, et la clarté était suffisante. Cependant, persuadé qu’elle était vieille, tu n’as pas daigné l’apercevoir qu’elle est jeune, et tu la tiens maintenant pour une matrone, tandis que, moi qui ne suis ni amoureux ni poëte, j’ai enfin la clef du mystère : tu vas voir si je me suis trompé.

Alors, élevant la voix :

— Gervais, dit-il au vieux serviteur qui dirigeait César d’une main encore ferme à travers les ornières sablonneuses, M. Dutertre a donc eu une première femme ?

— Mais oui, monsieur le comte, répondit sans hésiter Gervais ; c’était la mère des enfants qu’il a.

— Et sa seconde femme, quel âge a-t-elle ?

— Oh ! je peux bien vous le dire, car je me suis trouvé à la messe comme on publiait ses bans au prône. Madame Olympe doit avoir aujourd’hui… attendez donc !… pas tout à fait vingt-quatre ans, monsieur le comte ; car elle en avait vingt quand M. Dutertre l’a épousée en Italie.

— Vingt-quatre ans ! s’écria Thierray ; madame Dutertre a vingt-quatre ans, et ce vieux fou ne le disait pas !

— Ma foi ! monsieur, répondit Gervais, qui entendit l’apostrophe un peu trop retentissante de Thierray, si vous aviez pensé à me le demander, j’aurais pensé à vous le dire.

— Voilà ta condamnation ! dit Flavien à son ami, c’est de n’avoir pas songé à t’en convaincre, c’est de n’avoir eu dans la mémoire de ton amour aucune défense contre une pauvre méprise de comédie. Permets-moi de te dire, mon cher ami, que tu vois les femmes avec des yeux de séminariste, c’est-à-dire à travers des hallucinations maladives. Allons, tu es plus jeune que tu n’en as l’air, et moins roué que tu n’en as la prétention.

— Flavien, dit Thierray, si tu me parles encore d’Olympe, je vais te parler de Léonice !

— Oh ! comme tu voudras, répondit Flavien. Cela ne me touche plus, car j’ai envie de devenir amoureux d’Olympe, du moment que tu ne l’es pas.

— Qu’en sais-tu ?

— Tu ne l’as jamais été !

— C’est possible ; mais je te prie de n’en pas devenir amoureux. Elle pose devant moi ; ne dérange pas mon modèle.

— À la bonne heure ! parle ainsi, et je te comprendrai. Tu joues avec les femmes un jeu où un autre se brûlerait, mais où tu ne brûleras que les parfums de la poésie dans une cassolette de vélin dorée sur tranche.

— N’importe, dit Thierray, nous voici arrivés. J’ai sommeil et je passerai une meilleure nuit que je ne l’espérais. J’avais peur de voir apparaître dans mes rêves une lady of the lake comme celle de la chambre tapissée de Walter Scott, tandis que, si l’image de la dame de Puy-Verdon vient à voltiger à mon chevet, je ne m’en plaindrai pas trop.

— En d’autres termes, répondit Flavien en le quittant, tu as une montagne de moins sur ta poitrine d’homme et sur ta conscience de rêveur. Dors bien, mon ami, après une journée si cruelle et de si terribles émotions !

Laissons dormir ces deux personnages, qu’il ne nous a pas été possible de quitter plus tôt, et voyons ce qui se passait à pareille heure au château de Puy-Verdon.

M. Dutertre, ayant dîné vite et mal en route, avait faim, et la petite Caroline, la fillette de seize ans, que ses sœurs appelaient la Benjamine à papa, courait elle-même à la cuisine, et, bourgeoise de cœur et d’instinct, mais bourgeoise dans la bonne et sérieuse acception du vieux mot, elle préparait et servait presque de ses propres petites mains le souper de son père chéri. Ardente de cœur et froide d’imagination, Caroline ne connaissait encore qu’une passion, l’amour filial. Réputée la moins jolie et la moins intelligente du jeune trio d’héritières à marier qui fleurissait à Puy-Verdon, elle était la plus heureuse des trois, parce que, seule, elle n’avait pas la préoccupation d’être la plus spirituelle et la plus belle. Pourvu que papa et maman fussent contents d’elle, elle s’estimait la première fille du monde. C’est ainsi qu’elle disait, et c’est ainsi qu’elle sentait.

Au milieu du luxe naturel à une maison très-riche, les goûts simples, les instincts de ménagère de la Benjamine faisaient un contraste bizarre avec les goûts aristocratiques et les grands airs de celle qu’on appelait la lionne. Celle-là, Éveline la grande écuyère, venait de descendre au salon, après avoir échangé ses vêtements de drap mouillé contre une toilette d’un goût ravissant. Recoiffée, parfumée, chaussée, c’était une autre femme. Elle le savait, et aimait à se montrer tantôt sous l’aspect d’un garçon pétulant, indifférent aux morsures du hâle et aux fatigues de la chasse, tantôt sous celui d’une femme nonchalante et raffinée, exercée à déployer toutes les séductions d’une coquetterie encore innocente, mais alarmante pour l’avenir.

Elle s’attendait à trouver plus de monde pour apprécier cette toilette miraculeusement rapide. Nathalie, qui était toujours habillée d’une manière grave, non pas tant par goût naturel que par besoin de trancher par une opulente austérité à côté des chiffons plus recherchés et des coiffures plus savantes de sa sœur, en fit aussitôt la remarque tout haut avec cette désobligeance sans pareille des filles hautaines et jalouses.

— Ils sont partis, dit-elle en jetant un regard d’admiration moqueuse sur les blondes tresses qu’Éveline avait semées de fleurs naturelles, et sur sa robe de mousseline blanche, souple et flottante comme un nuage.

— Qui donc est parti ? demanda Éveline avec une hypocrisie maladroite.

Mais, se remettant aussitôt, elle ajouta, sinon avec plus de candeur, du moins avec une grâce pénétrante :

— Est-ce que notre père n’est pas là ? Est-ce une toilette perdue que celle que j’ai faite pour lui ?

— Papa a faim, dit Caroline en emmenant son père à table. Il regardera tout à l’heure comme tu es jolie. Mais, toi-même, il faut manger, petite sœur. Tu as couru à cheval après dîner, et tu vas encore, si tu ne prends pas tes précautions, nous réveiller cette nuit en nous disant que tu meurs de faim. Allons, asseyez-vous, je vais vous servir tous les deux. Veux-tu me le permettre, maman ? ajouta-t-elle en donnant un gros baiser sur la belle main d’Olympe, qui s’était posée sur son épaule.

— Ceci est grave, répondit madame Dutertre en souriant avec tendresse à l’enfant de son cœur. Il faudrait peut-être demander d’abord la permission au père, et puis à la sœur aînée… et puis à la cadette.

— Moi, je permets tout, ce soir, à tout le monde, dit Dutertre avec gaieté, pourvu qu’on m’aime à qui mieux mieux. J’ai surtout faim et soif d’être aimé après six mois d’exil.

— Tout le monde vous aime, bon père, dit Éveline ; mais je permets à votre Benjamine de faire la maîtresse de maison devant vous. Elle s’en acquitte avec grâce, et, moi, quand je cesse de remuer et de m’agiter, je ne suis plus bonne à rien. J’aime mieux courir un sanglier que de découper une perdrix.

— Quant à moi, dit Nathalie, je n’entends rien à ces grandes choses de l’intérieur qui s’appellent du nom sublime de pot-au-feu.

Caroline, ravie, renvoya les domestiques, et, s’asseyant auprès de son père, se levant cent fois pour une, elle le servit avec idolâtrie.

— Dites donc, mon père, reprit Nathalie, parlez-nous un peu de ce penseur que vous nous avez présenté aujourd’hui.

— Pourquoi l’appelles-tu penseur ? dit Dutertre. C’est tout simplement un homme de lettres ; car c’est de M. Thierray que tu me parles, je présume ?

— Oui, le nommé Thierray, reprit Nathalie avec un dédain superbe. On nous en avait si peu parlé, ajouta-t-elle en regardant Olympe, que nous ne lui supposions pas tant d’importance. Il faut qu’il en ait beaucoup ; car il est grand homme dans sa manière de prononcer, de s’asseoir, de regarder et de marcher. C’est un penseur de profession, cela se voit à ses habits et jusque dans ses boutons de guêtre.

— Tu es donc toujours méchante, Nathalie ? dit M. Dutertre d’un ton où il entrait plus de complaisance que de sévérité.

— Nathalie aime à railler, dit madame Dutertre avec plus de douceur encore ; mais je parie qu’elle n’a pas seulement regardé l’homme dont elle parle avec tant d’esprit.

— Il paraît que vous l’avez regardé assez pour pouvoir prendre sa défense, répondit Nathalie d’un ton qui se tenait musicalement à l’unisson de douceur de ses parents, et qui lui permettait d’être amère en ayant l’air d’être enjouée.

M. Dutertre eut un mouvement d’étonnement ; il se retourna pour regarder Nathalie ; il rencontra ses yeux calmes et fiers, et lui dit en y plongeant son regard paternel :

— Je regardais à qui tu viens de parler, ma fille. Je croyais que c’était une de tes lutineries habituelles contre tes sœurs.

— Les lutineries de Nathalie ! dit Éveline légèrement, le mot est doux !

Nathalie, qui avait très-bien compris la leçon paternelle, ne daigna pas faire attention à celle d’Éveline, et répliqua en s’adressant à M. Dutertre :

— Non, mon père, c’était bien à notre chère Olympe que je parlais.

— Olympe !… reprit Dutertre confondu.

Et, se tournant vers sa femme :

— Chère amie, dit-il, est-ce que vos filles vous appellent par votre nom de baptême, à présent ?

Madame Dutertre voulut répondre pour détourner l’attention que son mari donnait à cette circonstance, Nathalie ne lui en donna pas le temps.

— Non, mon père, dit-elle ; la petite fille (elle désignait Caroline) l’appelle toujours sa mère ; Éveline dit encore petite maman d’un ton enfantin qui lui sied à ravir ; mais, moi qui suis une fille majeure…

— Pas encore, dit Dutertre.

— Pardon ! reprit Nathalie, vous m’avez fait émanciper, et mes vingt ans m’autorisent à me regarder comme une vieille fille. Olympe est une jeune femme, plus jeune que moi réellement par ses grâces et sa beauté. Je la respecte comme votre femme ; mais le respect n’a pas besoin d’avoir recours à des formes ridicules pour être réel.

— Ah çà ! je crois rêver, dit Dutertre ; je ne comprends rien à ce nouveau thème ! Que s’est-il donc passé ici en mon absence ?

— Rien, mon père, répondit Éveline, sinon que Nathalie est devenue beaucoup plus ennuyeuse et un peu plus esprit fort que par le passé.

— Je développerai mon thème, si mon père le veut, reprit Nathalie, toujours sans daigner prendre note des interruptions de sa sœur.

— Voyons ! dit Dutertre en regardant toujours fixement sa fille aînée, tandis que la Benjamine, contrariée des distractions qu’on lui donnait, le tourmentait pour le faire manger machinalement.

— Voici mon thème ; que mon père le juge, reprit Nathalie, et qu’il le condamne s’il est mauvais : ma belle-mère…

Mais elle fut interrompue par madame Dutertre, qui s’était appuyée sur le dos de sa chaise, et qui se pencha pour lui dire, en lui donnant un baiser sur le front :

— Chère Nathalie, appelez-moi plutôt Olympe, si vous voulez me retirer le doux nom de mère, que de m’en donner un si solennel et si froid.

— Cependant, ma chère madame…, dit Nathalie.

Olympe, douloureusement blessée de cette nouvelle marque d’antipathie, porta involontairement la main sur son cœur. M. Dutertre eut un tressaillement nerveux, et son front, uni et pur comme le siège de la sérénité, se plissa légèrement.

— Qu’est-ce donc, cher papa ? s’écria la Benjamine en lui saisissant le bras. Est-ce que vous vous êtes coupé ?

Et elle lui ôta des mains le fruit qu’il tenait, pour le couper elle-même.

— Non, chère petite, ce n’est rien, dit le père de famille.

Et, résolu de juger par lui-même au plus tôt la situation de son intérieur, il reprit en s’adressant à Nathalie :

— Continue, ma fille ! tu disais… ?

— Je disais, reprit Nathalie avec le même calme qu’auparavant, que traiter de maman une si jeune mère serait parfaitement déplacé à l’âge que nous avons l’une et l’autre. Voulez-vous m’imposer un ridicule ? Ce que je hais le plus au monde, c’est de faire l’innocente de quinze ans, quand j’en ai vingt par le fait et quarante par le caractère. Il me semble aussi que j’aurais l’air d’une jalouse qui veut vieillir Olympe…

— Sont-ce là toutes les graves raisons que tu as mûries pendant mon absence ? dit M. Dutertre, qui savait lutter de sang-froid avec Nathalie, quand besoin était.

Jusqu’à présent, dit Nathalie d’un air tranquille et pourtant menaçant, je n’en ai pas d’autres. Mais elles ont leur poids. Vous ne voudriez pas me contraindre à une mise, à un langage qui ne me siéraient pas et me rendraient insupportable à moi-même. Vous êtes le père le plus aimable et le plus sage de la création ; vous ne nous avez jamais assujetties ni blessées en quoi que ce soit. Il doit vous être indifférent, à vous qui vous occupez des graves intérêts de la société, que, dans un intérieur que vous n’habitez pas assidûment, on attache quelque importance à des détails d’étiquette domestique, lorsqu’ils ne troublent en rien la paix de la famille.

— La paix de la famille, c’est quelque chose, sans doute ; mais ce n’est pas tout, répondit Dutertre. Il y a quelque chose de plus doux, l’union ; quelque chose de plus grand et de plus beau, l’amour. Aimez-vous les uns les autres, c’est la suprême loi sans laquelle les familles comme la société périssent.

— Oh ! mon papa, tu as raison ! s’écria Caroline. Mais, sois tranquille, va ! nous nous aimons ici ! Moi, d’abord, j’aime tout le monde, toi le premier ; et puis petite mère, qui est bonne comme toi, et puis mesdemoiselles mes sœurs, qui sont très-gentilles, quoique un peu braques… et puis toi aussi, va, quoique tu sois un taquin de premier ordre !

— Cette dernière interprétation s’adressait à Amédée Dutertre, que désignèrent les grands yeux noirs de la Benjamine, après qu’ils eurent fait le tour de la salle, pour s’arrêter enfin sur le jeune homme pâle, rêveur et muet, qui s’était accoudé à l’écart sur le poêle.

Amédée sortit de sa rêverie et sourit machinalement au son de voix et au regard de la jeune fille. Mais, soit qu’il n’eût pas entendu ses paroles, soit qu’il lui fût impossible de manifester de l’enjouement, il ne répondit rien.

— Donc, mon procès est gagné, et la séance est levée, dit Nathalie pendant que son père éloignait sa chaise de la table et se plaçait de côté, comme pour donner un dernier coup d’œil à son troupeau avant de se retirer.

— Votre plaidoyer roule sur un détail puéril, mon enfant, répondit Dutertre. Cependant il ne faut pas blesser, même par une puérilité, les convenances de l’affection. Êtes-vous bien sûre que votre belle-mère, ma femme, votre meilleure amie, ne souffre pas un peu quand vous… ?

— Non, mon ami, je n’en souffre pas, répondit vivement madame Dutertre ; puisque Nathalie n’y voit pas une marque de froideur, je n’ai pas voulu même supposer qu’elle songeât à m’affliger. Pourtant, si elle me permet une objection, je lui dirai qu’elle rejette sur moi, à coup sûr, le petit ridicule qu’à tort elle craint pour elle-même. En me traitant comme une jeune personne, elle me force à accepter la prétention d’une parité d’âge qui n’existe pas…

— Ce n’est pas là ce qui blessera mon père, dit Éveline avec plus d’étourderie que de méchanceté.

— C’est à mon père de se prononcer là-dessus, dit Nathalie : s’il veut qu’Olympe ait l’air d’être notre mère, qu’il lui fasse porter des robes de mérinos et des bonnets à ruche, au lieu de lui envoyer de Paris des robes de taffetas rose…

— Qu’elle ne porte pas ! dit Dutertre en jetant les yeux sur la robe de velours noir de sa femme.

— Mais qu’elle va porter, à présent que tu es ici ! dit Caroline. N’est-ce pas, mère, que tu vas te faire belle pour papa ? Quand tu es bien arrangée, bien jolie, je vois dans ses yeux qu’il est content ! Et moi aussi, papa, je mettrai demain ma robe rose pour te faire plaisir.

— Ah ! toi, du moins…, dit Dutertre en la pressant sur son cœur.

Et sa phrase expira dans un baiser, mais il la termina intérieurement.

— Toi, du moins, pensa-t-il, enfant de mes entrailles, tu prends ta part de mon bonheur au lieu de me le reprocher !

À minuit, chacun était rentré chez soi depuis une heure ; mais, à l’exception des domestiques, personne ne dormait au château de Puy-Verdon. M. et madame Dutertre avaient leurs appartements à une extrémité du château opposée à celle qu’occupaient les demoiselles Dutertre et leur principale servante, une bonne femme qui avait nourri Éveline et qui les avait élevées toutes les trois : on l’appelait du sobriquet de Grondette. Amédée Dutertre habitait une jolie tour carrée qui avait une entrée sur les cours et une sur les jardins. De ces trois points d’occupation qui avaient pour centre commun la vue de la pelouse semée de fleurs et plantée de beaux arbres, située au midi, on pouvait, au besoin, s’avertir et se rassembler, prévision qui n’est jamais inutile dans les résidences isolées.

Pénétrons dans l’appartement des demoiselles. Il n’y aura pas trop d’indiscrétion, car, à l’exception de la Benjamine, que nous ne troublerons pas, puisqu’elle dit ses prières, seule dans sa petite chambre, aucune ne songe à se coucher. Les trois jolies pièces qui composaient cet appartement étaient reliées par un bout de galerie qu’on avait fermé à chaque extrémité pour en faire un salon commun, une sorte d’atelier où ces demoiselles avaient leurs études d’artiste et leurs ouvrages de femme. Pianos, livres, chevalets, corbeilles, tout cela était rangé trois fois par jour au moins par l’infatigable Grondette, aidée de la patiente Benjamine. Mais, au moment où nous y pénétrons et où Grondette vient de se retirer dans une chambre située en face de la galerie, le désordre a déjà repris son empire sur l’élégant gynécée où la lionne turbulente et la raisonneuse distraite ont établi le quartier général de leur veillée.

Ce n’est pas qu’Éveline fût dans son heure et dans son costume de pétulance. Dès qu’elle quittait ses petites bottes de maroquin et son chapeau de feutre, elle devenait princesse, nous l’avons dit, et il n’y avait pas assez de batiste, de parfums, de dentelle et de satin, pour reposer ce corps, frêle en apparence, de la rudesse d’habitudes où l’emportait le jeune démon de sa fantaisie. Mais, dérangeuse par nature, comme l’appelait Grondette, que ce fût par indolence ou par activité, par besoin de partir plus vite ou de se reposer plus tôt, il fallait que tous les objets qui se rencontraient sous son pied ou sous sa main cédassent brusquement ou dédaigneusement la place à sa personne agile et souple, soit pour la laisser passer, soit pour la laisser s’étendre. Quelque précieux et choyé que fût ce corps de reine, tous les objets à son usage avaient un air de malpropreté ou de dégradation. La riche moire des fauteuils où l’on étendait des pieds crottés au retour de la chasse, les divans de velours où on laissait monter les chiens favoris, les rideaux de mousseline de l’Inde que l’on tirait d’une main impatiente, les tapis de Turquie fréquemment arrosés par le contenu des encriers, tous ces objets incessamment renouvelés d’un luxe dont Éveline avait un si grand besoin et usait avec un si grand mépris étaient maculés, tachés, flétris, et, au bout de quelques jours d’apparat, avaient perdu la fraîcheur et, qu’on nous passe le mot, la décence de leur aspect.

C’était bien tout l’opposé du chaste sanctuaire où, tandis que ses sœurs babillaient une partie de la nuit, Caroline s’enfermait pour dire ses naïves patenôtres, faire le relevé de ses petites dépenses personnelles, qui, presque toutes, consistaient en aumônes, raccommoder secrètement quelques nippes (car son plaisir était de se soustraire à l’indolence de la richesse), enfin repasser ses leçons et étudier avec conscience les choses d’instruction élémentaire que ses sœurs avaient trop vite dédaignées pour apprendre des choses frivoles aux yeux de Caroline.

Nous appelons frivoles, nous, les choses qu’on effleure sans les approfondir. Nous pensons que ce qu’on appelle les arts d’agrément, dans les familles aisées, est très-inutilement barbare, et qu’on ferait beaucoup mieux, à l’état où les cultivent la plupart des jeunes personnes, de les appeler art de désagrément pour l’entourage condamné à en subir les résultats, la vue de certains portraits de famille, l’audition de certaines romances, de certains concertos, voire de certains vers.

Éveline et Nathalie n’en étaient pas précisément là. Elles avaient un certain talent, l’une pour la musique, l’autre pour la poésie. Éveline avait beaucoup de dextérité dans les doigts et de fantaisie dans la cervelle, quand elle interrogeait follement, à d’assez rares intervalles, son piano presque toujours malade par suite d’un abandon prolongé ou d’une trop bouillante épreuve. Nathalie faisait réellement d’assez bons vers, parfois très-beaux quant à la forme ; mais où en eût-elle trouvé le fond ? Son cœur était froid et fermé ; son imagination, jamais émue par le sentiment, n’était qu’un miroir d’acier qui reflétait les objets extérieurs avec netteté. C’était un talent d’observation, aidé d’une expression juste, parfois heureuse. Elle aimait le métier et se jouait avec les difficultés de la rime et du rhythme, comme un ciseleur ferme et minutieux avec une matière rebelle. Elle faisait assez bon marché de la mode, car elle ne manquait pas de goût ; mais, aimant à lutter, elle se plaisait à imiter tous les genres modernes, pour surenchérir sur les défauts de l’école romantique. Elle prenait cela pour la difficulté vaincue, et y trouvait une grande jouissance d’amour-propre. Elle s’assimilait ainsi les qualités de cette école, mais ces qualités n’étaient pas siennes et perdaient toute originalité en passant par un cerveau aussi froid que son cœur.

Elle n’avait réellement de personnalité un peu frappante que dans la satire ou l’imprécation. Athée par nature, si elle ne niait pas positivement la Divinité, elle la prenait à partie et discutait ses lois avec une rare audace. Lorsqu’elle avait de l’aigreur contre les personnes ou les choses, elle exhalait et calmait en secret son ressentiment et sa souffrance par d’assez véhémentes déclamations remarquablement bien tournées. C’était là tout son talent, talent assez éminent chez une femme, mais pas assez ardent pour être mâle, pas assez tendre pour être féminin.

Éveline et Nathalie étaient trop bien élevées, trop peu provinciales, et avaient affaire à des parents trop sensés pour débiter leur poudre d’or aux yeux des profanes. Elles eussent volontiers initié la famille à leurs petites gloires, si d’elles-mêmes elles n’eussent détruit comme à plaisir le charme de la vie de famille, l’une par ses bizarreries, par ses caprices d’enfant gâté et impérieux, l’autre par une orgueilleuse amertume. Toutes deux craignaient de trouver de la partialité dans le jugement de leurs parents, et, par-dessus le marché, toutes deux avaient la certitude de rencontrer une critique malveillante ou dédaigneuse toute faite d’avance dans l’esprit l’une de l’autre.

Malgré cette antipathie instinctive des deux sœurs, elles pouvaient difficilement se passer l’une de l’autre dans l’assaut qu’elles livraient à une troisième puissance domestique. L’entretien que nous allons rapporter expliquera la nécessité de cette alliance forcée dans l’offensive, mais non pas solidaire dans la défensive.




IV


— Comment ! il n’est que minuit ? dit Éveline, qui feuilletait un roman de Walter Scott sans le lire, étendue sur un moelleux sofa, et jouant tantôt avec les tresses détachées de ses beaux cheveux, tantôt avec les oreilles d’un énorme et magnifique terre-neuve.

— Je trouve aussi le temps long aujourd’hui, répondit Nathalie, qui, d’une main ferme et en caractères d’une largeur affectée, copiait une longue tirade de sa façon sur un vélin épais et cassant.

— Mais cela s’explique, reprit Éveline, il y a une grande heure que nous sommes ensemble.

— Éveline, tu prends avec moi des habitudes de sarcasme qui lasseraient la patience de tout autre, mais dont j’ai résolu de ne pas m’apercevoir. Tu ne t’aperçois donc pas, toi, ma chère, de la cause de mon silence ?

— Oh ! si fait ! c’est le calme du mépris, la patience de la force. D’un mot, tu me briserais !

— Qui sait ?

— Et tu as pitié de ma faiblesse !

— Peut-être bien.

— Ta fais à tort la généreuse, ma grande Nathalie ; tu n’es qu’une avare, au contraire ; tu amasses les trésors de la vengeance, et, d’un mot placé à propos de temps en temps, tu foudroies mon arsenal de taquineries. Mais je suis meilleure que toi et reconnais que j’ai tort. Nous ferions mieux de nous supporter mutuellement, à présent surtout que nous voilà condamnées à vivre de longues heures vis-à-vis l’une de l’autre.

— Moi, je ne m’en plains pas ; j’aime encore mieux ta société bizarre et ta causerie incohérente que les fourberies caressantes d’Olympe, les trahisons niaisement bien intentionnées de la Benjamine, les remontrances pédagogiques de M. Amédée, et surtout que les indignations mal contenues de notre pauvre père.

— C’est-à-dire que tu détestes tant tout le monde, que tu aimes mieux te reposer dans le dédain que t’inspire ta frivolité ? Tu devrais au moins excepter mon père…

— Ah ! tu poses la fille tendre et soumise, ce soir ! Oui, oui, tu l’as fait, je l’ai vu, Éveline, tu es lâche !

— Lâche de cœur, c’est possible. Ayant pour ma part le courage physique, je m’en contente, et ne rougis pas de céder à la fantaisie d’un père si indulgent pour moi et si parfait d’ailleurs.

— Fort bien, tu continueras à lui marquer la plus entière déférence, à la condition qu’il te laissera faire toutes tes volontés, même les plus absurdes, courir avec tout le monde, par tous les temps, par tous les chemins, exposer ta réputation…

— Halte-là, ma belle ! Vous seule prétendriez volontiers cela. Mais, vivant avec vos livres, vous ne savez, de ce qui vous entoure, que le mal que vous y supposez. Ma réputation ne risque rien au grand jour et au grand air. Plus j’ai de témoins de mes actions, moins je crains qu’on ne les calomnie, et ce n’est pas au milieu des chevaux, des piqueurs et des chiens, que la vertu d’une demoiselle est exposée. On sait, d’ailleurs, que la main qui sait gouverner un cheval dangereux serait de force à châtier un insolent, et qu’une cravache voltige dans mes doigts aussi adroitement qu’une épée dans la main d’un homme.

— Fort bien ! tout cela me paraît du plus mauvais goût, et je ne conçois aucune espèce d’arme séante à la main d’une femme, quand l’austérité de son extérieur et le sérieux de ses habitudes ne la préservent pas de la seule pensée d’une insulte. Mais passons, car je compte beaucoup plus sur l’escorte fidèle d’Amédée pour contenir les audacieux que sur tes moyens personnels de défense…

— Amédée est un sot qui, s’il me voyait insultée, me vengerait sans doute, mais en ne manquant pas de prouver que je suis dans mon tort, que c’est ma faute, et en me criant comme le maître d’école de la fable : « Je vous l’avais bien dit ! »

— Ce serait révoltant, en effet, que ce pauvre garçon, en se faisant couper la gorge pour tes sottises, se permît de murmurer contre sa souveraine adorée !

— Adorée ! voilà une méchanceté d’un nouveau genre ! Prétends-tu maintenant m’imposer le ridicule d’avoir pour amoureux mon petit cousin, un enfant dont nous avons vu pousser la première barbe ?

— Un enfant qui a maintenant une très-jolie barbe, et qui compte vingt-quatre ans, juste l’âge de madame Olympe.

— Eh bien, qu’est-ce que cela prouve ? Une femme de vingt-quatre ans a le double de l’âge d’un garçon du même âge.

— Alors tu ne penses pas qu’il puisse être amoureux…

Un sourire sinistre passa sur les lèvres de Nathalie.

— De qui amoureux ? demanda Éveline étonnée.

— De toi, répondit Nathalie négligemment.

— J’espère bien qu’il n’y songe pas, le cher enfant ! cela me ferait de la peine, car je l’aime beaucoup. C’est un bon garçon, malgré ses manies ; il a été élevé avec nous, et je le regarde comme mon frère. Est-ce que tu le verrais d’un autre œil ? Tu en es peut-être jalouse, toi, qui ne fais et ne penses rien comme les autres ?

Nathalie ne répondit que par un sourire et un mouvement d’épaules plus expressifs que toutes les paroles par lesquelles on peut exprimer le dédain qu’inspire un individu appartenant au sexe masculin. Puis elle bâilla, posa un instant son front élevé dans sa main longue et blanche, changea un hémistiche qui lui paraissait incolore, et se mit à l’écrire.

La pendule sonna le quart après minuit.

— Cette nuit est un siècle, dit Éveline en laissant tomber son livre, que la jeune Tisiphone, grande chienne griffonne courante de prédilection, se mit à déchirer à belles dents.

— Cette bête mange ton livre, dit Nathalie sans se déranger.

— Elle fait bien, répondit Éveline, il m’ennuyait. Décidément, je déteste Walter Scott.

— Et pourtant tu singes assez Diana Vernon.

— Comme tu singes la reine Elisabeth, et comme Caroline singe Cendrillon. Tout le monde singe quelqu’un, à dessein ou sans le savoir. Il n’y a pas de type humain qui ne trouve son analogue dans le roman, dans la fable ou dans l’histoire. Ce qui rend la ressemblance souvent ridicule, c’est que les situations diffèrent. Ainsi, Benjamine habitant un château comme celui-ci, et servie par vingt laquais, jouissant des préférences d’un papa débonnaire, est absurde quand elle fait elle-même le chocolat avec autant de hâte et de soin que si elle attendait des coups et des injures au bout de son œuvre ; moi, je suis ridicule en ayant l’air de chercher, à travers nos bois et nos collines, un père proscrit et persécuté, quand j’en ai un qui siège tranquillement à la Chambre, et règne par ses vertus et ses richesses dans la province… Et toi, ma pauvre Nathalie, qui, au lieu de la plus brillante cour de l’Europe, n’as à tyranniser qu’une famille ennuyeuse et paisible.

— Ennuyeuse, c’est vrai, interrompit Nathalie ; paisible, cela te plaît à dire. Éveline, sais-tu pourquoi nous n’avons envie ni de veiller, ni de dormir en ce moment ? C’est que nous avons de l’ennui sans être paisibles.

— Pourquoi ne sommes-nous pas paisibles ? C’est peut-être la faute de notre caractère.

— Nullement. Le tien est celui d’un enfant qui s’amuse de tout ; le mien, celui d’une femme qui méprise beaucoup de choses. Par nous-mêmes, nous avons de quoi nous réjouir ou nous distraire : toi dans les choses riantes, moi dans les choses sérieuses. Mais, en dehors de nous, il y a une cause de trouble qui nous atteint déjà, et qui nous forcera d’éclater tôt ou tard. Cette chose fatale, ridicule, mais insurmontable dans notre destinée, c’est l’amour de notre père pour une autre femme que notre mère.

— Ah ! je t’en supplie, Nathalie, ne mets pas notre pauvre mère en cause dans cet éternel procès que tu fais à mon père. Tu n’avais que quatre ans quand elle est morte, je n’en avais que deux, la Benjamine venait de naître : aucune de nous ne l’a connue au point de se souvenir d’elle aujourd’hui, et l’amour filial n’est chez nous, de ce côté, qu’un sentiment très-vague et qui aurait mauvaise grâce à se plaindre du peu de temps que notre père a donné à sa douleur. Douze ans écoulés avant qu’il songeât à se remarier, c’est un deuil sur lequel je ne vois que celui du Malabar qui puisse renchérir.

— Que tu parles de tout légèrement, et surtout des choses sérieuses ! Je ne te dis pas que notre père se soit remarié trop tôt ; je te dis, au contraire, qu’il s’est remarié trop tard pour nous !

— Mais, nous-mêmes, ce serait nous en aviser bien tard pour le lui reprocher, toi surtout, qui avais déjà seize ans quand il nous fit part de ce projet qui le rendait si heureux, et auquel, pourtant, l’excellent père eût renoncé s’il nous eût vues désolées et effrayées.

— Belle autorité pour faire une pareille folie, que le consentement de trois petites filles qui s’ennuyaient au couvent et qui avaient hâte d’en sortir ! Je fus enchantée, pour ma part, quand mon père, enfant lui-même dans l’entraînement de sa passion, mit devant nos yeux d’enfant le doux leurre de la liberté, de la vie de luxe à la campagne, chose charmante à seize ans.

— Et à dix-huit aussi ; je m’y plais encore beaucoup.

— Tu mens, tu commences à t’y ennuyer, et, moi, je m’y ennuie depuis longtemps. Nous sommes nées pour le monde, nous avons été élevées pour le monde ; nous avons soif de notre élément, et nous vivons ici comme des poissons jetés sur l’herbe, qui bayent au soleil en entendant le lointain murmure de la rivière.

— Voyons, Nathalie, tu es injuste : est-ce que nous ne voyons pas du monde ici ? est-ce que le monde n’est pas partout pour les riches ? Dans trois jours, l’arrivée de mon père sera l’événement du pays, et nous ne saurons à qui entendre ; tu auras une cour de gens sérieux, moi un cortège d’écervelés…

— Oui, oui, une lanterne magique qui durera deux mois, et, quand mon père retournera à ses travaux parlementaires, la solitude, l’hiver, le silence ! Puis le printemps sans amour et sans espoir, l’été morne et accablant, avec des moissonneurs pour coup d’œil et des mouches pour société.

— Il est vrai que l’année de dix mois est un peu longue, mais on peut tuer le temps, et, quant à l’amour dont tu commences à être pressée d’éprouver les douceurs, moi, je te déclare que je n’y pense pas encore.

— Tu mens, te dis-je ! Tu y penses moins souvent et moins sérieusement que moi, c’est possible, mais tu commences à te dire que l’amour n’est pas ici et ne viendra pas nous y chercher.

— Pourquoi non ? Nous n’avons pas manqué de poursuivants jusqu’à cette heure.

— Des poursuivants de passage, et dont pas un ne nous convenait !

— Nous les avons tous assez peu encouragés. Nous sommes difficiles, conviens-en.

— Et nous avons sujet de l’être ; nous ne sommes pas seulement difficiles à contenter : nous sommes difficiles à marier.

— Au contraire, nous sommes riches et on nous permet d’épouser des hommes sans fortune, à la condition qu’ils seront honnêtes, bien élevés, laborieux… Quoi encore ? Papa a là-dessus de belles théories assez romanesques…

— Et, par conséquent, irréalisables. Les jeunes gens pauvres qui recherchent de riches héritières ne sont pas fort honnêtes, car ils les trompent en feignant d’aimer en elles autre chose que leur dot. Les jeunes gens riches sont insolents, ignorants, frivoles, sots…

— Quel pessimisme ? J’espère que c’est ta bile qui te fait voir ainsi le monde. Mais, s’il en est ainsi, sais-tu que ce n’est pas nous qui sommes difficiles à marier, mais le monde qui est difficile à épouser ?

— Il y a du vrai dans ta remarque. Mais ce qui est difficile n’est pas impossible. Seulement, il faut se trouver lancé en plein dans les conditions où l’esprit, la pénétration, le jugement, peuvent servir à quelque chose. Ainsi, que nous vivions dans le monde, à Paris, que nous voyagions en Angleterre, en Allemagne, en Italie, que nous menions la vie qu’il convient à notre situation dans la société, et, au milieu de tous les flots que nous aurons à traverser, notre œil saura bien découvrir, et notre main saura bien arrêter la perle fine qui nous convient, au milieu des coquillages vulgaires qui se prendront à nos filets.

— Ne te sers pas de cette métaphore, je t’en prie. La perle est toujours cachée dans une huître.

— Folle ! tu cherches toujours le mot et ne réfléchis à rien ! Nous sommes riches, nous sommes belles, nous sommes supérieures aux femmes du monde, et nous sommes peut-être destinées à attendre ici le limaçon dont le héron de la fable fut forcé de se contenter à l’heure du soir. Si cela continue, il nous restera à croquer le petit cousin entre nous trois.

— Oui, ce sera ce qu’on appelle croquer le marmot.

— Ah ! que tu m’irrites avec tes sottes plaisanteries ! Riras-tu de bien bon cœur quand mon père viendra nous dire : « Vous voilà trois ; voici mon neveu Amédée Dutertre que j’ai élevé à la brochette pour vous, choisissez ! »

— Crois-tu, vraiment, que mon père le destine à l’une de nous ?

— J’espère qu’il le réserve pour sa Benjamine. Ils sont faits l’un pour l’autre, ces charmants enfants, et je ne pense pas qu’on me fasse, à moi, l’injure de me l’offrir.

— Parce que tu rêves l’amour, l’idéal, que sais-je ? mais, moi, sans faire tort à Benjamine, qui ne pense encore et ne pensera peut-être jamais qu’à élever des serins, je t’avoue que, si je me voyais réduite par disette à conserver intact mon nom de Dutertre, je m’arrangerais du cousin Amédée plutôt que de bien d’autres. Il ne me plaît pas du tout, je te le déclare ; même il me déplaît un peu, il m’ennuie ! mais, en somme, il est encore le plus joli garçon, le plus convenable, le plus instruit, le plus propre à faire un mari de campagne que nous ayons sous la main.

— Enfin, nous y viendrons, pensa Nathalie, mais tout à l’heure !… Voyons d’abord… Éveline ! dit-elle tout haut, comme si elle n’eût pas entendu ce que sa sœur venait de dire à propos d’Amédée : que dis-tu de ces deux nouveaux visages qui sont venus ce soir et qu’on n’a pas voulu nous montrer aux lumières ?

— Je les ai entrevus dans la cour, dit Éveline. Il y a une espèce de lion qui m’a paru irréprochable.

— M. de Saulges ?

— Oui, le nouveau voisin.

— Tu le trouves bien ?

— Parfait, charmant, un homme délicieux ! Mais, après le premier coup d’œil accordé à la curiosité, je n’y ai plus fait la moindre attention.

— Pourquoi ?

— Parce que je n’aime pas les animaux de mon espèce. Je les connais trop bien. Une lionne admirer un lion ! Allons donc !

— Mais celui-là montre quelque esprit ?

— N’ai-je pas de l’esprit aussi, moi, quoique lionne ? Non, non, ma chère, les semblables se fuient et les contrastes se cherchent, voilà l’idée que je me fais de l’amour et du mariage.

— Alors, l’homme de plume te plairait davantage ?

— Oui ; ce n’est pas une figure régulière, c’est jaune, bilieux et d’une jeunesse équivoque ; mais ça a des yeux magnifiques d’expression, des dents si blanches, des cheveux si noirs… et le sourire fin… une physionomie dont la distinction vient du dedans et se répand sur les lignes peut-être incorrectes et communes d’ailleurs… Tu ris ? Oui, j’accorde que, pour des yeux bêtes, il est assez laid. Mais il a ce je ne sais quoi de rêveur, de souffrant, de mélancolique et de railleur, qui me paraît indispensable, même à la beauté, pour qu’elle ne soit pas ennuyeuse. Est-ce que c’est un grand nom littéraire, Jules Thierray ?

— Connais pas ! dit Nathalie du bout des lèvres. Il y a comme cela deux ou trois mille écrivains célèbres dont, à moins de faire partie de quelque cénacle, personne n’a jamais entendu parler.

— Ce n’est pas une raison pour que celui-là n’ait pas beaucoup de talent.

— Mon Dieu ! dit Nathalie, cela peut devenir, comme tout autre, un écrivain de premier ordre ! Il ne s’agit que d’être prôné dans un certain monde et de trouver ce qui flatte le goût du moment ! Mais qu’importe son rang dans la hiérarchie des beaux esprits, s’il te plaît par lui-même ? et il te plaît un peu ?

— Beaucoup, ce soir ! Mais que sais-je s’il me plaira demain ?

— Tâche qu’il ne te plaise plus.

— Pourquoi ?

— Parce que tu lui déplais.

— À quoi as-tu vu cela ?

— J’ai vu cela en même temps que j’ai vu autre chose.

— Quoi donc ?

— Qu’il est amoureux d’une autre personne que toi.

— C’est donc de toi ?

— Non ; c’est d’Olympe Dutertre.

— Ah ! fit Éveline d’un air étonne.

Puis elle ajouta avec indifférence :

— Eh bien, qu’est-ce que cela me fait ?

— Et à moi ? dit Nathalie en haussant les épaules.

— Tu es sûre de ce que tu dis ? reprit Éveline un peu rêveuse.

— J’en étais sûre avant qu’il vînt ici. Il lui a écrit des vers sur son album, au dernier voyage qu’elle a fait à Paris sans nous ; des vers bien plats, par parenthèse !

— Elle te les a montrés ?

— Je n’ai pas demandé sa permission pour les lire.

Est-ce qu’on met des secrets dans un album ?

— Alors, c’étaient des vers qui ne prouvaient rien !

— Ma chère amie, dans le monde, les vers sont l’art de faire des déclarations d’amour à une femme sous le nez de son mari et devant tout le monde.

— Tu dis pourtant qu’ils étaient plats, ces vers ?

— Veux-tu les lire ? Je les ai là.

— Ah ! tu les as copiés ?

— Non, je les ai retenus…

Et elle passa une feuille volante à Éveline, qui s’écria, après les avoir lus :

— Mais je les trouve charmants, moi, ces vers-là ! je les aime mieux que tous les tiens !

— C’est que tu ne t’y connais pas. Ils n’ont qu’un mérite, c’est d’exprimer assez adroitement une passion très-vive.

— Voyons donc, dit Éveline en les relisant.

Et, quand elle eut fini, elle garda le silence et rêva.

Puis elle dit :

— J’y vois plus d’adulation que d’amour.

— L’adulation n’est-elle pas le langage de l’amour ?

— Celle-là est excessive.

— Olympe est admirablement belle, c’est incontestable.

— Trop pâle !

— C’est la mode, d’être pâle, et rien n’a plus de succès auprès des artistes. Tes belles couleurs, souvent trop vives, seraient en disgrâce dans un salon.

— Bah ! c’est un goût dépravé, cela ! Mais qu’est-ce que cela me fait, encore une fois ? Si le rimeur me trouve trop fraîche, le gentilhomme me rendra plus de justice, et il verra qui, de moi ou d’Olympe, sait faire changer de pied au galop, et enlever net ce changement dans un tournant dangereux ; il ne me fera pas de vers, lui, mais on prend ce qu’on trouve !

— Tu oublies que les semblables se fuient et que les contrastes se cherchent ! Le lion n’a pas plus de goût pour toi, que toi pour lui.

— Tu as vu aussi cela, ce soir, au salon, où l’on ne voyait rien ?

— J’ai entendu.

— Quoi donc ? celui-là aussi fait la cour à Olympe ?

— Il la lui fera ; elle l’a charmé avec quelques mots, elle cause bien, elle est fort séduisante. Il lui a demandé si elle montait à cheval. « Fort peu, a-t-elle répondu, je n’ai pas le temps. » Là-dessus, il s’est écrié qu’elle avait bien raison de n’en pas perdre à de pareils amusements ; que, pour lui, il en était dégoûté, et qu’il ne comprenait plus le plaisir qu’on pouvait trouver à cheval auprès d’une femme, car c’était la plus incommode manière de causer, et que, quand on avait le bonheur d’entendre une voix comme la sienne, on devait regretter tout ce que le mouvement et le bruit des chevaux en fait perdre.

— Mais tout cela n’était pas flatteur pour moi… pour mon père, qui m’avait reproché de passer ma vie à cheval.

— Ton père n’entendait pas. Est-ce que tu n’as pas remarqué qu’on parle toujours bas aux jeunes femmes, et qu’on ne parle tout haut qu’aux maris et aux demoiselles ?

— Tu es méchante, Nathalie ! Tu voudrais me rendre jalouse de ma belle-mère. Je t’avertis que c’est inutile, je ne le serai pas au point de vue de la rivalité et de la coquetterie. Je ne le serais que si elle nous enlevait le cœur de mon père.

— Et tu trouves que ce n’est pas un fait accompli ?

— Non, non, cent fois non ! Tais-toi !

— Tu trouves tendre, de la part de notre père, de nous quitter et de nous envoyer coucher à onze heures, le jour de son arrivée ?

— Il était fatigué du voyage. Il avait sommeil.

— À preuve qu’il n’est pas encore couché et que les croisées de leur appartement rayonnent dans la nuit comme la flamme de l’amour dans l’âme aveuglée de notre pauvre jeune homme de papa !

Ici, Nathalie partit d’un rire nerveux, haineux, horrible à entendre. Ce n’était pas la jalousie injuste, mais excusable, d’une fille qui dispute l’amour de son père, c’était le profond dépit d’une femme sans cœur qui hait et maudit le bonheur des autres.

Éveline en fut effrayée. Une rougeur brûlante couvrit son front.

— Ils s’aiment donc bien ! dit-elle en aspirant de toute son haleine l’air frais de la nuit.

Mais, faisant un dernier effort pour échapper à la maligne influence de sa sœur aînée, elle regarda d’un autre côté et dit pour changer d’entretien :

— Il paraît que personne ne dort cette nuit, car les croisées d’Amédée sont éclairées aussi. Ce bon Amédée ! il travaille, il fait des chiffres, il compte nos richesses et les augmente par l’ordre et l’économie qu’il y porte.

Puis, entraînée par une succession d’idées assez naturelle, Éveline ajouta :

— Il ne possède rien, lui, et il n’y songe pas. Il est l’homme d’affaires de la famille. Il ne désire rien pour lui-même, heureux qu’il est d’être utile à mon père et à nous ! Il serait bien juste qu’une de nous le récompensât un jour de tant de soins et de désintéressement. Allons, allons, Nathalie, si Olympe nous enlève les amoureux de passage, elle fait bien, elle nous rend service ; car le bonheur est peut-être là, dans ce pavillon carré, où Amédée veille pour nous, et je crois bien que celle de nous qui l’y trouvera sera la plus sage des trois.

— Ainsi, tu te rabats, en désespoir de cause, sur le pauvre cousin ? dit Nathalie d’un air triomphant, car elle avait enfin, à travers mille détours, amené Éveline au point où elle la voulait. Eh bien, ma chère petite, il te faudra encore renoncer à ce pis aller. Des charmes plus puissants que les tiens s’y opposent, et ce n’est ni à toi, qu’il dédaigne comme une éventée, ni à moi, qu’il déteste comme un juge clairvoyant, ni à la Benjamine, qu’il regarde comme un zéro, que pense, à l’heure où nous sommes, le romanesque et mélancolique Amédée.

— Affreuse Nathalie ! dit Éveline en voulant quitter la fenêtre, oserais-tu prétendre aussi que notre belle-mère…?

— Tais-toi et regarde, dit Nathalie en la ramenant et en la forçant de s’avancer avec elle sur le balcon.




V


— Que veux-tu que je regarde ? dit Éveline cédant à un mouvement de curiosité irrésistible.

— Rien, répondit Nathalie ; cette lune blafarde qui court comme une folle dans les nuages !

Puis, fermant derrière elle le lourd rideau qui devait empêcher leur lumière d’être vue au dehors, elle baissa la voix :

— Parle tout bas, dit-elle, et regarde la fenêtre d’Amédée.

— Elle est fermée, le rideau de mousseline cache seul les vitres. Mais je distingue le globe lumineux de sa lampe.

— Tu crois qu’il est là, qu’il travaille, qu’il ne pense qu’à supputer le nombre des bestiaux vendus dans l’année, et à enregistrer celui des gerbes de blé rentrées dans nos greniers à la moisson dernière ?

— Eh bien ?

— Amédée n’est pas dans sa chambre, il n’est pas dans son pavillon ; seulement, il laisse sa lampe allumée pour nous faire croire qu’il y fait des chiffres. Si le massif de sapins ne nous masquait pas sa porte, tu verrais qu’elle est ouverte.

— Où donc est-il ?

— Regarde maintenant l’aile du château tout à l’heure brillante, qui est rentrée dans l’obscurité. Mon père est dans sa chambre, Olympe dans la sienne ; l’un dort, l’autre est censée dormir.

— Enfin, où veux-tu en venir ?

— Regarde les buissons de clématite qui s’étendent sous la fenêtre d’Olympe, et qui nous masquent aussi la petite porte de son boudoir donnant sur le perron de la tourelle ; ne vois-tu rien ?

— Rien du tout.

— Regarde mieux ; attends que ce nuage se détache du visage de la lune ; à présent, à côté du buisson, dans cette lacune sur le sable blanc et uni ?

— Je vois comme une ligne noire. C’est l’ombre de quelque chose.

— Ou de quelqu’un.

— C’est immobile… C’est l’ombre d’un objet quelconque dont nous ne pouvons nous rendre compte.

— Et à présent, est-ce immobile ?

— Non, l’ombre grandit, diminue… elle marche. Oh ! qu’elle est nette par moments ! C’est une personne qui est là, je n’en doute plus ; une personne qui se croit cachée par le massif, mais que la lune frappe de ce côté, et qui ne songe pas que sa silhouette se projette vers celui que nous voyons. Eh bien, est-ce Amédée, dis, Nathalie, est-ce lui ?

— C’est lui ou elle, dit Nathalie. C’est peut-être tous les deux.

— Il n’y a qu’une ombre, je te le jure.

— Alors c’est lui. Plus d’une fois, dans des nuits encore plus claires que celle-ci, j’ai vu s’agiter les branches de ce côté ; plus d’une fois, quand le silence était plus profond, j’ai entendu le faible grincement de la porte d’Amédée qui s’ouvrait ou se refermait ; plus d’une fois ensuite j’ai vu son ombre passer sur son rideau et la lumière disparaître. C’est alors qu’il rentrait et supprimait le fanal menteur de ses veilles laborieuses. Que d’autres choses j’ai vues ! que d’autres choses je sais ! Que de soupirs étouffés, que de regards dérobés, que de fleurs ramassées, que de rougeurs subites, que de pâleurs mortelles !… Le pauvre jeune homme en perd l’esprit.

— Lui, ce garçon si froid, si invulnérable, qui ne voit rien, qui ne devine rien, à qui l’on serait obligé de faire des avances pour lui faire comprendre qu’il peut plaire ?

— Ah ! Éveline, tu lui en as fait ! tu te trahis !

— Pas plus qu’à un autre. J’en fais un peu à tout le monde pour avoir le plaisir de désespérer ceux que j’attire à mes pieds. Où est le mal ?

— C’est petit, c’est pauvre. Ah ! qu’Olympe sait régner mieux que toi ! Elle ne dit rien, elle ! elle fascine ; elle n’appelle pas, elle attend ; elle n’escarmouche jamais, elle triomphe toujours.

— C’est donc une coquette de premier ordre, selon toi ?

— Tu es simple, de faire une pareille question !

— Eh bien, il faudra que je l’observe, que je l’étudié, et que je m’empare de sa manière, si c’est la meilleure.

Là-dessus, Éveline, toujours légère et sans fiel, mais inquiète et préoccupée, quitta brusquement le balcon, où le guet devenait superflu, la lune étant complètement voilée. Elle ne voulut plus écouter une parole de Nathalie ; elle sentait que cette parole était empoisonnée, et elle y résistait comme une bonne et vaillante fille qu’elle était au fond du cœur. Mais le coup était porté. Cet invincible besoin de plaire et de régner qui la tourmentait était, froissé par un obstacle qu’elle avait dédaigné jusque-là. et qui devenait gênant, effrayant pour sa personnalité. Elle dormit fort mal et rêva de Thierray, de Flavien et d’Amédée, sans savoir lequel obsédait particulièrement sa pensée.

Quant à Nathalie, elle dormit mieux qu’elle n’avait fait depuis longtemps. Elle avait atteint son but et remporté une première victoire.

Caroline, qui était couchée depuis deux heures, ne s’éveilla qu’au jour, mais sous le poids d’un terrible cauchemar. Elle rêva que le hibou mangeait sa plus belle fauvette. Elle courut ouvrir sa fenêtre, et la fauvette, apprivoisée, mais libre, qui dormait sur un arbre voisin, vint aussitôt voltiger sur sa tête. L’enfant essuya ses larmes, lui donna mille baisers, et la laissa repartir pour aller, elle-même, achever son somme.

Amédée était déjà levé, il traversait la pelouse pour aller surveiller les travaux de la campagne. Il vit Benjamine à sa fenêtre, mais Benjamine n’avait vu que sa fauvette.

Quand le soleil se leva, Flavien, qui avait très-bien dormi dans son castel de Mont-Revêche, entra tout botté et tout habillé dans la chambre de Thierray.

— Allons, debout, paresseux ! lui dit-il ; la matinée est admirable, et tu perds le plus beau soleil, ajouta-t-il avec emphase, qui ait jamais doré la cime des forêts.

— Où allons-nous ce matin ? dit Thierray en cherchant à s’éveiller tout à fait.

— Nous allons à la plus prochaine cité morvandiote, trouver le premier notaire qui nous tombera sous la main, pour signer la plus solennelle procuration qu’il saura rédiger. C’est une plaisanterie d’assez bon goût que je veux réellement faire à mon voisin Dutertre. Cet homme me plaît ; je veux le lui prouver en lui faisant remettre dès ce matin, un acte qu’il pourra garder dans ses archives, acte passé à M. Dutertre, lui donnant plein pouvoir de vendre à lui-même au prix qu’il jugera convenable la propriété qu’il a envie d’acheter.

— C’est fort galant, cela, dit Thierray en se frottant les yeux ; manières de parfait gentilhomme ! Savez-vous que vous êtes heureux, vous autres, quand vous êtes assez riches pour risquer de pareilles folies, de pouvoir le faire avec succès ? Si un pauvre poëte faisait cela, on dirait : « Il est fou ! il fait le grand seigneur, et il sacrifie à sa vanité son seul morceau de pain, fruit de ses veilles laborieuses ! » Si un petit bourgeois s’en avisait, on dirait : « C’est une finesse de gueuserie. Le bon juif sait bien à qui il a affaire, et qu’il tirera de cette flatterie le double de son enjeu ! » Mais, chez le comte Flavien de Saulges, c’est la simple courtoisie d’un homme qui sait vivre et qui ne tient pas, d’ailleurs, à la bagatelle de cent mille francs ! Voilà de ces déclarations que je ne pourrai jamais faire à une femme, moi !

— M. le comte a demandé ses chevaux, dit Gervais en entrant ; ils sont prêts.

— Mes chevaux ? dit Flavien en riant. Ce brave homme joue ici le rôle du Caleb de Ravenswood. J’ai demandé la patache et César, mon bon Gervais ! Nous verrons à Château-Chinon si nous pouvons trouver quelque carriole plus légère et quelque bête plus ingambe à acheter ou à louer pour le temps que nous devons passer ici.

— M. le comte croit que je plaisante, reprit Gervais. Il y a dans la cour deux beaux chevaux tout sellés, avec un groom sur un troisième cheval ; et, sous la remise, il y a une petite voiture de chasse qui est un vrai bijou. Si Monsieur veut voir…

Il ouvrit la fenêtre : Flavien et Thierray y coururent et virent toutes les merveilles annoncées par Gervais. Ils descendirent aussitôt dans la cour pour les admirer de plus près.

— Quelle est la fée qui nous procure de pareilles surprises ? dit Flavien. Ou bien avons-nous, parmi nos voisins, un fils de famille ruiné qui nous envoie à essayer toutes les pièces de son encan ?

— Mon Dieu ! monsieur, la chose est plus simple que cela, dit Gervais. M. le comte avait dit devant moi, hier, qu’il faudrait voir ce que l’on pourrait trouver en chevaux et en voitures dans les environs. J’en ai parlé aux gens de Puy-Verdun, ils l’ont rapporté à leurs maîtres, et, tout à l’heure, ce jockey vient d’arriver avec les chevaux, un autre domestique et la voiture. Le domestique est reparti en disant que tout cela était au service de M. le comte pour tout le temps qu’il en aurait besoin, le groom, la voiture et les bêtes.

— Te voilà devancé, c’est-à-dire enfoncé ! dit Thierray à Flavien ; Dutertre se lève plus matin que toi, à ce qu’il paraît ; sa courtoisie prévient la tienne.

— Je lui revaudrai cela, répondit Flavien.

— Que feras-tu ?

— Tu vas me le dire, toi dont le métier est d’avoir des idées.

— Il m’en vient une : c’est de lui envoyer César et Gervais dans un vaste bocal d’esprit-de-vin ; il a peut-être un musée d’antiques !

Gervais fit une grimace qui voulait être un sourire, mais où il entrait plus de mépris que d’admiration pour l’esprit de Thierray.

— Non, dit Flavien, cela ferait peur aux dames. Si je t’envoyais toi-même ?

— Dans l’esprit-de-vin ?

Ici, le groom, qui, tenant les chevaux en main, n’avait pas eu l’air d’entendre un mot, trouva la conversation agréable, et partit d’un rire qui fendit sa bouche jusqu’aux oreilles.

— C’est le page de mademoiselle Éveline, dit Thierray à Flavien. La jeune lionne s’en mêle aussi, puisqu’elle te cède cette pièce de sa ménagerie.

— Comment t’appelles-tu ? dit Flavien au groom.

— Créjusse, monsieur, répondit-il avec aplomb.

— C’est un nom du pays ?

— Non, monsieur, c’est un sobriquet que Madame m’a donné comme ça.

— Un sobriquet ! Créjusse ! Je ne comprends pas, dit Thierray.

— C’est, repartit le groom, un jour que je disais comme ça à Madame, qui m’augmentait mon gage : « Merci, madame ; à présent, me voilà riche comme un créjusse. » Alors Madame m’appelle toujours de ce nom-là, et tout le monde en a pris l’habitude.

— Très-bien, dit Flavien, vous me paraissez un garçon de beaucoup d’esprit, monsieur Crésus. Écoutez ceci : je vous donne tout de suite cinq louis, si vous me dites ce qu’il pourrait se trouver, par hasard, d’agréable aux dames de Puy-Verdon dans ma maison ou dans ma propriété, outre la propriété elle-même.

Le groom ne parut ni trop ébloui ni trop déconcerté. C’était un petit paysan morvandiot, têtu et résolu. Il garda le silence un instant, puis il dit :

— Le mois dernier, ces dames sont venues se promener ici. Elles sont entrées dans le jardin ; elles se sont reposées dans la maison… Dites donc, père Gervais, je parie que vous ne savez pas à quoi elles ont fait attention, ces dames ! Vous y étiez, pourtant !

— Elles n’ont fait attention à rien ! dit vivement Manette, qui accourait se mêler à la conversation et qui craignait un élan de galanterie de nature à dépouiller le manoir de Mont-Revêche de son petit luxe suranné. De quoi voulez-vous que des dames si riches et qui ont tant de belles choses aient pris envie ici, où tout est vieux et passé de mode ?

— C’est à cause de cela précisément, dit Thierray. Voyons, Crésus, vous avez le coup d’œil du génie, vous, et je vois que vous tenez une idée. Parlez !

— Pardié ! ce n’est pas malin, dit le groom. Il y a, dans le salon de Mont-Revêche, quelque chose que je n’ai pas vu, moi : je tenais les chevaux quand ces dames y sont entrées ; quelque chose que je ne sais pas le nom qu’il a. Ces dames l’ont bien dit en causant dans la voiture comme nous revenions ; mais je n’ai pas pu m’en souvenir, et j’ai toujours eu envie de le voir depuis. Voilà, monsieur.

— C’est tout ? dit Flavien. Ton idée ne vaut pas cent sous, et tu nous la donnes pour une idée de cent francs ! Il y a beaucoup de choses peut-être dans mon salon de Mont-Revêche. Y sommes-nous entrés, Thierray ?

— Non pas que je sache, répondit Thierray ; mais le moment est venu d’éclaircir ce mystère. Viens, Crésus…

— Créjusse, monsieur !

— C’est la même chose. Viens, te dis-je. Gervais, tenez les chevaux. Votre idée est en hausse, Créjusse ! elle vaut vingt francs.

— Mais vous n’entrerez pas comme ça au salon, dit Manette, j’ai les clefs.

— Donnez-les-moi, dit Flavien.

Manette, malgré une répugnance assez visible, choisit une grande clef dans son trousseau, passa devant et alla, vers l’angle de la cour, ouvrir une porte vermoulue, qui n’était élevée que de deux marches au-dessus du sol.

— Sais-tu, dit Thierray à Flavien en l’arrêtant sur ces marches, pendant que Manette entrait pour ouvrir les contrevents du salon, que ton manoir de Mont-Revêche, vu au soleil, est une chose ravissante ?

— Oui, dit Flavien, c’est un petit Louis XIII assez gentil, et mieux conservé que je ne pensais. Hier, à la pluie, tout cela était sombre et humide ; cela sentait le rhume de cerveau, espèce d’incommodité ridicule, hideuse, et que je crains plus que l’apoplexie. Mais, ce matin, je me réconcilie avec cette petite construction. Elle est assez originale. Je voudrais pouvoir la transporter en Touraine ; cela ferait bien dans un coin de mon parc.

— Ah ! créjusse que tu es ! s’écria Thierray ; avec quel dédain tu parles de ce bijou, toi qui as des châteaux renaissance en Touraine, et peut-être des châteaux gothiques dans tous les coins du territoire ! Tu trouves cela gentil, cette petite cour où viennent se resserrer ces façades irrégulières, mais toutes élégantes et curieuses, aux plans sveltes et nus, couronnés d’ornements plus sobres que ceux de la renaissance, moins froids que ceux du grand siècle ; ces fenêtres qui ne sont ni le carré du xvie siècle, ni le carré trop long de la fin du xviie. Sais-tu que le pur Louis XIII est ce qu’il y a de plus rare en France depuis le grand abatis de châteaux que suscita la minorité de Louis XIV ? Regarde le tien : c’est un bon vieux petit frondeur qui se donne encore à la sourdine des airs de féodalité dans ses étroites proportions ; un domicile non fortifié, et cependant agencé, sinon pour les bravades de la défensive, du moins pour les mystères des conspirations ; tout en dedans, portes, fenêtres, escaliers, cuisines, écuries, chapelle, salon, ayant rendez-vous sur le préau commun et inaccessible aux regards du dehors ; à l’extérieur, presque rien que des murailles froides plongeant sur un fossé circulaire, et n’ayant d’ouvertures que celles qui permettent de voir sans être vu. J’appelle cela une perle, une perle noire, si tu veux, ce sont les plus belles. Cette couleur de vieillesse, que, Dieu merci ! ta tante a laissée moisir autour d’elle, cette liberté de végétation qui s’est déjà faite depuis six mois que la mort est entrée ici, ces vieux sureaux qui sortent des crevasses, ces grilles rouillées, ces girouettes qui ne tournent plus, ces pavés régulièrement cerclés d’herbe vive qui forment comme un tapis grisâtre à fins carreaux verts, cette longue tourelle à pans coupés avec son petit beffroi, ces violiers jaunes sur les corniches, ces roses trémières qui montent vers les fenêtres closes, comme pour appeler en vain un regard sur leur beauté ; tout cela, te dis-je, me plaît et me transporte, et, si j’avais cent mille francs, je ne te laisserais pas le vendre à Dutertre, qui a des terres et des châteaux plus qu’il ne lui en faut. Ah ! la vie de l’artiste ! qu’elle est triste, et fermée à toutes les jouissances dont lui seul pourtant sait le prix ! Avec ce castel et la petite zone de bois et de prairies qui l’environnent, je serais le plus riche des hommes, je redeviendrais paisible, heureux, naïf et bon ! je n’aurais plus de faux besoins, de faux plaisirs… Il y a ici un paradis fait à ma taille, et il est à quelqu’un qui s’en défait, parce qu’il n’en a que faire, en faveur de quelqu’un qui l’achète, quoiqu’il n’en ait pas besoin !

— Mon cher Thierray, dit vivement Flavien, dont l’âme généreuse s’ouvrit largement tout d’un coup à l’idée de rendre heureux un de ses semblables, je veux…

À la manière dont il avait serré le bras de Thierray, ce dernier comprit ce qui se passait en lui et ce qu’il allait dire.

— Arrête, mon cher ami ! lui dit-il. Merci pour cette pensée ! mais ne l’énonce pas. Rappelle-toi qui je suis !

Flavien se tut. Il connaissait la fierté susceptible de Thierray.

— Tu as bien tort ! dit-il en entrant dans le salon, où Manette avait fait pénétrer les rayons du soleil matinal, et où déjà M. Crésus, les mains passées dans la ceinture de buffle qui pressait sa taille carrée et trapue, sifflotait en promenant un regard curieux sur l’ameublement.

Le salon de la défunte chanoinesse n’avait pas été destiné dans le principe à l’usage qu’elle lui avait attribué. C’était une pièce quelconque qui se trouvait dans le coin le mieux abrité de la cour contre le vent du nord, et, par conséquent, le mieux exposé aux rayons obliques que le soleil projetait entre deux petites masses d’architecture situées en face des croisées. De neuf heures du matin à midi, on pouvait donc jouir, dans ce coin privilégié, d’un peu de lumière et de chaleur, avantage refusé à toutes les autres faces de cet édifice, dont l’ensemble présentait assez les dispositions intérieures d’un pigeonnier et la profondeur d’un puits. Grâce à cette circonstance, la pièce susdite avait été choisie pour réchauffer les membres frileux de la châtelaine, et elle l’avait meublée à l’époque où, jeune encore, agréable, spirituelle, chanoinesse, mais bossue et maladive, elle était venue enfouir son existence triste et fière au fond de cette province. C’était en 1793, après sa sortie de prison, car elle avait payé son tribut, comme tant d’autres, à l’époque de la Terreur, et, croyant comme tant d’autres que la Révolution recommencerait indéfiniment, elle avait été chercher l’oubli dans une solitude, Elle était partie de Paris suivie d’un fourgon qui portait toute sa fortune mobilière, depuis son lit à baldaquin jusqu’à son coffret à ouvrage en bois de violette. Soigneuse et proprette comme une vieille fille, sédentaire et inactive comme une infirme, soignée par des valets d’ancienne roche, de ceux qui respectent jusqu’aux petits chiens des douairières, elle s’était amoindrie, séchée, éteinte insensiblement dans un âge très-avancé, sans que sa tenture de perse jaunie eût reçu une tache, sans qu’une parcelle de la marqueterie de ses étagères eût été enlevée. Sa vie s’était usée sans user aucun objet autour d’elle. Le salon était resté à peu près tel que le jour où elle avait lu la Quotidienne pour la première fois, et que celui où, pour la dernière fois, elle avait essayé de la lire. Sa bergère en bois sculpté et peint en gris était encore devant la cheminée ; le coussin de tapisserie, ouvrage de sa main débile, semblait attendre ses pieds amaigris ; les chenets, surmontés de vases cannelés en cuivre doré, brillaient de tout leur éclat dans l’âtre vide et sombre ; les glaces, ternies et piquées par l’humidité, avaient presque perdu leur reflet, et ne renvoyaient que des images confuses comme des spectres. Le seul objet animé de ce sanctuaire était un vieux perroquet, presque blanc à force d’avoir grisonné, lequel, réveillé sur son perchoir, au moment où le soleil pénétra jusqu’à lui, fit entendre un cri rauque, comme pour se plaindre à Manette d’être dérangé avant son heure.




VI


— Serait-ce par hasard de cet affreux perroquet que les dames de Puy-Verdon ont pris envie ? dit Flavien.

— Ce perroquet ! s’écria Manette effrayée : le perroquet de Madame ! un vieux ami qui l’a vue naître, qui l’a vue mourir et qui verra peut-être mourir les jeunes gens qui sont ici ! Sachez, monsieur le comte, que cet animal a appartenu à votre arrière-grand’mère, et qu’il a, d’après les papiers de la famille, plus de cent ans révolus.

— Ah ! mais, dit Thierray en ôtant son chapeau, ceci devient intéressant. Monsieur le centenaire (et ici il salua profondément le perroquet), permettez-moi de vous présenter mon respect. Vous devez savoir bien des choses, et je gage que vous pourriez nous chanter la complainte sur la mort du maréchal de Saxe, que l’on vous apprit sans doute dans votre jeunesse.

— Hélas ! monsieur, répondit Manette, il a su tant de choses, qu’il ne se souvient plus de rien. Il ne parlait même plus depuis longtemps, lorsque…

— Eh bien, quoi ? dit Flavien frappé de l’émotion de Manette.

— Attendez, monsieur le comte, répondit la vieille, il se secoue, il se gratte, il se rengorge, il va le dire, le seul mot nouveau qu’il ait appris, et dont il se souvienne aujourd’hui.

— Allons, Jacot, puisqu’il faut que tu le dises !… Mes bons amis

Mes bons amis, dit d’une voix cassée et plaintive le perroquet, mes bons amis, je vais mourir !

— Voilà une triste parole ! dit Flavien : qui donc la lui a apprise ?

— Hélas ! monsieur !… dit Manette.

Et ses yeux se remplirent de larmes.

— Allons, Crésus, dit Thierray, qui n’avait pas donné beaucoup d’attention au trouble de Manette, est-ce là l’objet de la convoitise de ces dames ? Au fait, c’est sérieux, un oiseau centenaire, c’est un monument !

— Ces dames ont parlé d’oiseaux, de beaucoup d’oiseaux, dit Crésus.

— Il n’y a pas d’autres oiseaux ici que celui-là ! s’écria Manette irritée, et M. le comte ne le donnera pas ! Écoutez, écoutez ce qu’il dit, la pauvre bête !

Je vais mourir ! je vais mourir ! répéta le perroquet avec une sorte de râle effrayant.

— Mais, enfin, m’expliquerez-vous ce cri sinistre ! dit Flavien.

— Vous ne le devinez pas, monsieur le comte ?… Eh bien, sachez que, dans les trois derniers jours de sa vie, votre grand’tante, toute paralysée et tout agonisante, ne pouvait pas dire un autre mot que celui-là. Elle ne bougeait plus de son fauteuil. On ne pouvait la lever ni la coucher, on eût craint de la tuer en la touchant, tant elle était faible. Jacot, qui était habitué à être caressé par elle, tout étonné de ce qu’elle n’approchait plus de son perchoir, essayait de lui parler pour se faire remarquer : il ne pouvait plus, il ne savait plus dire un mot ; mais, à force d’entendre sa maîtresse nous répéter d’un ton dolent : Mes bons amis, je vais mourir ! il a cru qu’elle lui commandait d’apprendre ces mots-là, et, pour se faire caresser et affriander comme il en avait l’habitude, il s’est mis à les dire comme un écho. Cela a fait peur à Madame. On a emporté l’oiseau dans une autre chambre, mais il n’a pas désappris cette plainte, et, depuis six mois, il la dit aussitôt qu’il voit du monde. Eh bien, monsieur le comte, croyez-vous que les jeunes dames de Puy-Verdon trouveront cela bien réjouissant, et qu’elles ne feront pas tordre le cou à cette pauvre bête quand elles l’entendront parler ?

— Vous avez raison, Manette, dit Flavien, que ce récit avait attristé, bien qu’il n’eût vu sa grand’tante que quelques jours en toute sa vie, dans un voyage qu’elle avait fait à Paris pour un procès, ceci rentre dans la religion de famille, et je vous donne ce perroquet, avec charge d’en avoir soin à mes frais et dépens !

— Oh ! c’est inutile, monsieur. Cela a été prévu dans le testament de madame la chanoinesse, et il y a une rente constituée pour moi comme pour lui.

— Eh ! c’est vrai, dit Flavien, je l’avais oublié ; oui, oui, bonne Manette, en même temps que le sort de Gervais et le vôtre sont assurés, celui de Jacot est à l’abri des coups du sort… Thierray, salue encore ce centenaire ; c’est un rentier, il jouit d’une pension de vingt-cinq francs de rente.

— Il est plus riche que moi, dit Thierray. Es-tu bien sûr que ce soit le même perroquet ? ajouta-t-il à voix basse. Pour conserver la rente, comme celui-ci a une réputation de longévité, je gage qu’on le fera vivre deux ou trois siècles dans la famille Gervais, en lui substituant des individus de deux ou trois générations de son espèce.

— N’importe ! dit Flavien. Manette, vous aimez cette maison, je le vois. Je mettrai dans mon contrat de vente que vous y demeurerez le reste de votre vie, ainsi que Jacot et Gervais.

— Merci, monsieur le comte ! Dieu vous bénira, dit la vieille en s’inclinant devant Flavien et en donnant un baiser à Jacot.

Leurs vieilles têtes, en se rapprochant, présentèrent à l’œil de Thierray une ressemblance d’un comique, et en même temps d’une tristesse extraordinaires. Malgré cette remarque, qui le fit sourire, il ne put se défendre d’une sorte d’attendrissement qu’il secoua vite en rappelant à Flavien l’objet de leur visite domiciliaire au salon.

— Cet ameublement, si complet et si bien conservé, lui dit-il, est un spécimen d’une rare homogénéité. Tout y porte la même date, Louis XVI, depuis les choses de fond jusqu’aux derniers accessoires, depuis les tentures, les boiseries et tes tapis, jusqu’à la corbeille brodée en rubans au passer, la miniature de madame la dauphine et le soufflet en bois de rose. Décidément, le salon est, dans son genre, aussi précieux et aussi intéressant à examiner que le château, et je vois là une foule de petites merveilles qui ont pu tenter les jeunes élégantes. Voyons, il faut en finir, si tu ne veux que ton bouquet du matin arrive à midi, ce qui est une heure indue dans les annales des petits soins.

— Viens ici, Crésus, dit Flavien en posant le pommeau de sa cravache contre l’oreille rouge du groom. Tu as parlé d’oiseaux : il y en a sur cet écran. Est-ce cela ?

— Non, monsieur le comte, dit Crésus, ces dames ont dit comme ça : « Les oiseaux, les jolis petits oiseaux qui sont sur la table ! »

— Il n’y a ni cage ni petits oiseaux sur ces tables, dit Thierray en faisant de l’œil le tour de la chambre.

— Et il n’y en a jamais eu, dit Manette. Madame n’aimait et ne supportait que le perroquet.

— Étaient-ce des oiseaux vivants, ou des oiseaux en peinture ? dit Thierray à Crésus.

— Dame ! je ne sais pas, répondit-il en se grattant l’oreille ; ça devait être vivant, car on a parlé comme d’un bruit qui s’entendait.

— Ah ! dit Thierray, la chose s’éclaircit, et vos actions montent, monsieur Crésus ; vous êtes fort intelligent, et vous écoutez ce qui se dit à la portée de vos longues oreilles. — Tiens ! ce doit être cette montre à répétition, dit-il à Flavien : il y a des oiseaux en or vert guilloché sur le fond d’or jaune de la boîte, et cela est d’un travail exquis.

Crésus rêva et dit d’un ton capable :

— Non, monsieur, ça n’est pas encore ça. Mademoiselle Éveline a dit : « Je le mettrais au salon, car il n’y aurait pas de place dans ma chambre ; » et je pense, monsieur, que la chambre de Mademoiselle serait bien assez grande…

— Pour contenir une montre de la grosseur d’un oignon ! Vous êtes un grand logicien, monsieur Crésus, et vos moindres paroles sont des traits de lumière. Vous nous avez révélé que l’objet en question appartenait au genre masculin et faisait du bruit : donc, ce n’est ni une montre ni une horloge, mais ce peut être un coucou ou un tourne broche.

— Ou un instrument de musique, dit Flavien.

— Monsieur le comte brûle ! dit enfin Manette, qui savait fort bien de quoi il s’agissait, et qui avait espéré qu’on ne le découvrirait pas, car cette recherche lui avait paru d’abord une profanation. Mais l’espoir de rester au château l’avait radoucie, et dès lors elle désirait complaire à son jeune maître,

— Pardié ! s’écria Crésus, si vous étiez là quand on a regardé la chose, ce n’est pas malin, à vous, de la deviner, mère Manette… Mais, tout de même, vous me volez cent bons francs ; car, sans moi, vous n’auriez rien dit.

— Il a raison, dit Flavien. Manette, ne dites rien. Cherche, Crésus, cherche ! ton idée t’appartient.

Crésus se mit à fureter avec le flair d’un valet curieux et la précaution d’un paysan méfiant. Enfin, il découvrit, dans l’angle le plus obscur du salon, derrière les fauteuils qui lui formaient une barrière, un grand meuble oblong couvert d’une toile verte. Il souleva doucement cette toile et trouva en dessous une couverture de laine

— C’est un lit ! fit-il.

Et il laissa retomber la couverture. Mais, se ravisant, il la souleva de nouveau et découvrit un bois noir lisse comme de l’ébène, bordé d’une large raie dorée, une clef s’offrit sous sa main.

— C’est un coffre, dit-il. Peut-on l’ouvrir ?

Sur un signe affirmatif de Flavien, il rejeta les couvertures, tourna la clef et essaya de lever le couvercle. Le couvercle résista. Alors, comme un chat qui tourne autour d’un fromage pour savoir par où l’entamer, il se pencha à droite et à gauche ; puis, découvrant un onglet, il tira la planche de sa rainure et se trouva en face d’un clavier placé dans des parois d’un vermillon aussi beau que la plus belle laque chinoise, et tout rehaussé de dorures sur bois.

— C’est ça ! s’écria-t-il, c’est une sonnerie comme celles qu’il y a au château de Puy-Verdon ; seulement, les grandes claquettes, qui sont blanches là-bas, sont noires ici, et les petites, au lieu d’être noires, se trouvent être blanches… Et puis il y a deux sonneries, ajouta-t-il en faisant remarquer qu’il y avait un double clavier ; et ça rend un bruit, dit-il encore en posant ses gros doigts spatules sur les touches d’ébène.

— Eh bien, c’est un clavecin, un clavecin en bon état, chose rare aujourd’hui, dit Thierray en essayant les claviers. C’est un meuble curieux et précieux, en effet, un charmant cadeau à offrir à des personnes de goût… Mais rien ne prouve que ce soit cela ! Manette, ne dites rien. M. Crésus a parlé de tables, d’oiseaux, et il faut qu’il les trouve, s’il veut toucher tout à l’heure le capital de cinq louis.

— Oh ! il faudra bien les trouver, dit Crésus, dont la figure épaisse, appartenant au type calmouk, s’était illuminée d’une certaine intelligence à l’idée de l’or.

Et il tourna et chercha si bien, qu’il souleva le couvercle anguleux du clavecin, l’appuya sur son bâton rouge, admira le dessous du couvercle qui était peint en vermillon, verni et doré comme le tabernacle du clavier, et enfin découvrit aux yeux charmés de Thierray l’intérieur d’un des plus coquets et des plus riches instruments du xviiie siècle : les cordes de laiton, fines comme des cheveux, résonnant sur leurs petits becs de plume, le mécanisme naïf de l’instrument centenaire $, dont la voix avait quelque rapport avec celle du perroquet, et, enfin, la table d’harmonie, ce fin morceau des artistes luthiers d’avant la Révolution, planchette de sapin mince comme une feuille de papier, lisse comme du satin et couverte de peintures mates aux teintes éblouissantes de pourpre et d’azur. Des arabesques d’une charmante fantaisie entouraient l’ouverture circulaire par où le son tentait de se répercuter dans la boîte inférieure. Des feuillages verts s’enroulaient gracieusement autour d’une couronne d’étoiles d’or sur un fond de cobalt ; et, pour consommer le triomphe de Crésus, partout, sous la trame dorée des cordes métalliques, couraient et voltigeaient de beaux oiseaux fantastiques aux vives couleurs, au bec et aux pattes d’argent, becquetant des fleurs splendides et faisant mine d’ajouter, par leur ramage, aux harmonies évoquées sur le clavier.

— Allons, c’est un bijou, dit Thierray à Flavien, et une curiosité de prix. Dans notre siècle d’utilité et de réalité, on a perfectionné la sonorité, on a atteint la solidité ; mais, dans l’heureux temps auquel remonte cette machine coquette, l’imagination suppléait aux jouissances de l’oreille, et les yeux charmés rêvaient des concerts d’oiseaux célestes qui chantaient dans l’âme plus que dans le tympan. Eh ! mon Dieu, la voix humaine était-elle moins belle pour être accompagnée par ces sons grêles, et la pensée musicale des maîtres était-elle moins puissante et moins sublime pour n’avoir pas à son service toutes les puissances de la matière ?

Pendant que Thierray dissertait ainsi, Flavien, tout en l’écoutant avec un certain intérêt, versait la gratification à Crésus et donnait des ordres à Manette. Deux heures après, il était à la ville, où il bouleversait l’esprit positif du notaire en exigeant de lui la bizarre rédaction de l’acte qu’il était impatient d’envoyer à M. Dutertre sous forme de courtoise plaisanterie ; et Thierray, monté sur un des beaux chevaux détachés des écuries de Puy-Verdon, escortait au pas une charrette où le clavecin, soigneusement posé sur des matelas, cheminait vers Puy-Verdon, traîné par l’impassible César.

Thierray arriva à dix heures du matin, désireux de ne rencontrer aucune des dames Dutertre avant d’avoir pu installer le clavecin dans le salon. Invité à déjeuner dès la veille par Dutertre, il était parfaitement en règle vis-à-vis des bienséances. Dutertre était sorti avec sa femme dans la campagne. Éveline et Nathalie, réparant le déficit qu’une longue veillée avait apporté dans leur repos, dormaient encore. Benjamine, levée depuis longtemps, avait été soigner la volière. Thierray se trouva seul dans la cour avec la figure sérieuse et légèrement étonnée d’Amédée Dutertre.

Après avoir écouté l’explication nécessaire, Amédée, souple et robuste, malgré l’apparente délicatesse de son organisation, mit bas son habit, passa une blouse, sauta sur la charrette, enleva les matelas, et, ne voulant pas se fier aux mains rudes des serviteurs, aida Thierray à transporter jusqu’au salon l’instrument volumineux, mais léger, sans faire une égratignure aux vernis merveilleusement intacts que Thierray avait eu soin d’envelopper de vieux numéros de la Quotidienne, seul journal auquel la chanoinesse eût été abonnée.

En se livrant de concert avec Amédée à ce petit travail, en l’aidant à enlever les quelques grains de poussière et les bouts de ficelle qui eussent pu nuire à l’éclat du coup d’œil ; enfin, en le suivant dans sa chambre pour brosser son habit et laver ses mains, Thierray, toujours chercheur et soupçonneux, s’était rapidement posé ce problème : »

— Voici un fort joli garçon. Ses yeux sont des flammes douces, ses dents sont des perles, ses muscles sont d’acier, ses formes sont élégantes, ses manières et son extérieur sont d’un homme parfaitement élevé. Il parle peu, mais sa physionomie et sa prononciation disent qu’il est intelligent et distingué ; Gervais raconte qu’il a été élevé ici comme l’enfant de la maison, que M. Dutertre l’aime comme son fils, et se fie à lui par-dessus tout ; qu’il s’est adonné à l’étude de l’agriculture, et qu’il surveille et dirige en grand les vastes exploitations territoriales de son oncle. Donc, c’est un homme charmant que l’on peut ranger, chose rare, dans la catégorie des hommes utiles. Les femmes aiment-elles les hommes utiles ? Non ! mais elles aiment les hommes charmants. Donc, celui-ci doit être aimé céans d’une ou de plusieurs femmes, et il est aimé en raison du degré de charme qui l’emporte en lui sur l’utile. Quel est ce degré, s’il existe ? Et, tout en échangeant quelques mots de conversation générale avec Amédée, en regardant avec une attention pénétrante tous ses mouvements, toutes ses expressions de physionomie, il le trouva si calme, si simple, si à propos dans toutes choses, qu’il ne sut que penser.

— S’il était passionné, comme sa mélancolie l’indique, se disait-il, l’équilibre serait détruit ; l’homme qu’on doit aimer l’emporterait de cent degrés sur l’homme qu’on doit estimer. Mais cette mélancolie n’est peut-être qu’une affaire de tempérament.

Il jeta un coup d’œil sur l’intérieur du pavillon carré qu’habitait son jeune hôte ; il était, conformément à l’opulence de la famille, aussi richement décoré et meublé que possible chez un jeune homme modeste et laborieux. Mais on devinait une sorte d’effort pour s’abstenir des jouissances d’un luxe qui ne lui appartenait pas. Amédée n’avait rien. Son père n’avait pas fait de bonnes affaires. Il était mort endetté. Dutertre avait tout payé ; il avait élevé l’orphelin avec soin, avec tendresse, mais dans des tendances au but sérieux du travail. Amédée n’apportait donc que son travail dans le budget de la famille, travail intelligent, assidu, dévoué, mais qu’il ne considérait que comme l’acquit d’une dette sacrée, et en retour duquel il ne voulait accepter que le nécessaire. Ce nécessaire, dans les habitudes somptueuses au niveau desquelles il fallait bien se tenir un peu, eût été le superflu pour Thierray, qui était fort gêné, voulant mener la vie d’un homme du monde, et ne trouvant pas encore dans son talent les ressources nécessaires. Aussi, au premier abord, fut-il tenté de faire compliment à Amédée du bien-être dont il paraissait jouir ; mais tout aussitôt il devina que ces félicitations ne lui seraient pas agréables.

À quoi, entre autres choses, le devina-t-il ? À un morceau de gros savon-ponce que lui offrit le jeune homme pour se laver les mains. Le savon de l’ouvrier sur la tablette de marbre blanc d’une toilette garnie de porcelaines de Saxe ! tout est révélation pour l’observateur attentif. Ce faible indice en disait assez. La toilette faisait partie du mobilier abondant et superbe de la maison. Le savon rentrait dans la dépense personnelle et journalière d’Amédée. Du savon pierreux à de si belles mains ! Il y avait là, selon Thierray, une parcimonie qui sentait l’abnégation héroïque ; car on tient à ses mains quand on les a charmantes, quand on a vingt-cinq ans et quand on demeure dans une maison où il y a quatre paires de beaux yeux pour les apprécier.

— Voilà une complication ! pensa Thierray. L’homme vertueux l’emporte sur l’homme charmant comme sur l’homme utile. Les femmes aiment-elles les hommes vertueux ? Oui, si la passion l’emporte sur ces trois faces de l’individu. L’homme passionné est le roi naturel de la création. — Vous cultivez le lépidoptère ? dit-il en riant et en jetant un coup d’œil sur une pile de cartons bien rangés, aux flancs desquels on lisait :

Argynnis, — Polyomates, — Vanesses, etc.

— J’aime les papillons, répondit Amédée en souriant comme un enfant pris en faute.

— Mais vous avez bien raison ! C’est une passion que j’aurais si j’avais le bonheur d’habiter la campagne. Et puis c’est un moyen de faire la cour aux femmes.

— Vous croyez ? dit Amédée avec un sourire très-froid.

— Oui, à la campagne, les femmes, qui sont partout essentiellement artistes, aiment les richesses, les beautés, les caprices charmants de la nature : je parie qu’ici toutes les dames aiment les papillons et vous en demandent.

— Non, pas toutes, répondit nonchalamment Amédée.

— Nous nous renfermons dans l’impénétrabilité, pensa Thierray, nous avons un secret de cœur. Dans une heure je saurai laquelle des dames Dutertre aime les papillons.

— Amédée ! Amédée ! ton filet, vite ! cria de la pelouse une voix de femme aussi forte que celle d’un petit garçon. Un flambé, superbe, là, sur le jasmin de ta fenêtre !

Thierray courut à la fenêtre et vit Benjamine sur la pelouse. En le voyant, elle sourit, mais ne se troubla point, et lui dit avec la franchise et l’absence de timidité d’un véritable enfant :

— Ah ! bonjour monsieur ; comment vous portez-vous ?

Thierray lui rendit presque paternellement son salut.

— Dites donc à Amédée, reprit la jeune fille, que les papillons se poseront bientôt sur son nez, au train dont il leur fait la chasse.

Amédée s’approcha tranquillement de la fenêtre et lui jeta son filet en souriant. Elle le ramassa, courut après le papillon et disparut avec lui dans les massifs d’arbustes en fleurs.

Amédée était aussi calme qu’auparavant.

— Allons ! elles sont deux qui aiment les papillons, pensa Thierray.




VII


La cloche sonna le déjeuner.

— C’est le premier coup, dit Amédée. Nous avons encore une demi-heure avant le second. Voulez-vous que nous fassions un tour de jardin ?

— Volontiers, dit Thierray. — Si entre le premier et le second coup de cloche je ne devine pas ton secret, à toi, disait Thierray intérieurement, mon jugement est un sot et un flâneur. — D’autant plus, ajouta-t-il en s’adressant à lui, que je voudrais me munir d’un objet indispensable pour couronner ma mission ici.

— Que vous faut-il ? dit Amédée.

— Un bouquet, fût-il d’herbes des champs, pour placer sur le pupitre du clavecin que je suis chargé de présenter. C’est une galanterie bien usée, n’est-ce pas ? mais, ici, ce n’est pas même une galanterie. C’est une simple étiquette à placer sur un objet, comme pour dire, de la part de mon ami M. de Saulges : « Je vous ai vendu ma propriété ; mais je me suis réservé cette bagatelle pour avoir à vous l’offrir. »

— Fort bien, répondit Amédée. Allons dire au jardinier en chef de nous faire un bouquet.

— Quoi ! vous faites faire vos bouquets par les jardiniers, ici, quand vous avez la liberté et le bonheur de pouvoir les faire vous-même ?

— Mais un bouquet équivalant à un écriteau, ce n’est plus un bouquet.

— Qui sait ? dit Thierray en examinant son hôte ; j’ai peut-être des instructions secrètes. Sous cet écriteau affiché à tous les yeux, l’ami dont je suis l’ambassadeur veut peut-être cacher un hommage, et je vous avoue que je ne sais rien d’intéressant et d’amusant comme de composer un bouquet pour une femme, même quand on n’agit que par procuration.

— Pour une femme ? objecta Amédée toujours calme, ou maître de lui-même. Vous m’aviez dit que ce présent était offert aux dames de Puy-Verdon, et j’avais compris que c’était, comme le bouquet, une offrande collective. Toutes jouent du piano.

— Mais qui en joue le mieux ?

— Sans contredit, c’est Éveline.

— Flavien n’en sait probablement rien, dit Thierray en l’observant, et je vous avoue que je ne sais pas à laquelle de ces dames il a pensé en particulier.

— Je crois qu’il n’a pensé à aucune, mais à toutes, répondit un peu sèchement Amédée.

— Vous avez raison, dit Thierray, et vous me donnez une leçon de convenances. Il est évident que Flavien ne peut se permettre d’offrir un présent à aucune des demoiselles Dutertre en particulier. — J’ai dit une sottise, pensa-t-il, mais je l’ai fait exprès. J’ai éveillé un sentiment de jalousie. Reste à savoir s’il est collectif ou particulier.

— Mais, reprit-il tout haut, l’hommage pourrait, sans inconvenance aucune, s’adresser à madame Dutertre exclusivement.

— Oui, dit Amédée toujours calme, mais dédaigneux, c’est un pot-de-vin offert par M. de Saulges à la femme de son acquéreur.

— Oh ! que vous êtes positif ! s’écria Thierray ; appeler une attention exquise du nom brutal et malsonnant de pot-de-vin ! Il me semble que je vois du vin bleu dans un pot de faïence égueulé s’approcher des lèvres pures de madame Dutertre !

Thierray remarqua que la figure d’Amédée ne faisait pas un pli. Mais il crut voir qu’à la pensée des lèvres d’Olympe, les siennes devenaient pâles comme l’était habituellement le reste de son visage. Cependant sa voix ne trahit aucune émotion en disant :

— Si nous causons toujours, nous ne ferons pas le bouquet. Tenez, voilà mon sécateur, commencez.

— Si j’étais sûr, reprit impitoyablement Thierray, que le clavecin et le bouquet fussent spécialement offerts à madame Dutertre, je vous demanderais quelles sont les fleurs qu’elle préfère.

— Et je vous répondrais que je n’en sais rien, dit Amédée. Je crois que ma tante aime toutes les fleurs.

Ce mot ma tante fut prononcé d’un ton de domesticité si chaste et si respectueux, que les soupçons de Thierray furent écartés.

— On n’aime pas sa tante, pensa-t-il, même quand elle n’est que la femme de notre oncle… C’est une sorte d’inceste. Pourtant on aime bien la cousine, qui est la fille de notre oncle… et on épouse l’une et l’autre avec ou sans dispense du pape. Voyons donc ! nous n’avons pas encore nommé la troisième cousine. — Sur mon honneur, reprit-il en s’adressant à Amédée, je vous jure que, si mon ami a une intention particulière, je n’en suis pas le confident. J’ai parlé pour parler, comme les oiseaux chantent pour chanter, parce que le ciel est beau et que les arbres sont verts. Je dois donc m’en remettre à votre opinion, qui est la plus sensée. Le bouquet doit être collectif, et nous devons le prouver, en réunissant toutes les fleurs qui plaisent à toutes les belles hôtesses de Puy-Verdon.

— Voilà un monsieur très-bavard, pensait Amédée.

— Donc, reprit Thierray, prenons des œillets pour madame Dutertre, elle doit aimer les œillets.

— Pourquoi ?

— C’est une idée que j’ai ! des roses pompons pour mademoiselle Caroline ; un peu de tout pour mademoiselle Éveline ; et pour mademoiselle Nathalie, que réservons-nous ?

Le bout d’une baguette que tenait négligemment Amédée toucha, soit à dessein, soit au hasard, une ortie qui perçait le gazon à ses pieds.

— Oh ! oh ! se dit Thierray, celle-là, il la déteste.

Le second coup du déjeuner sonna. Amédée, qui paraissait supporter plutôt qu’écouter Thierray, tressaillit et parut impatient de retourner vers la maison. Ce pouvait être une commotion naturelle sur des nerfs délicats : il pouvait aussi avoir faim ; mais Thierray voulut s’attribuer la victoire d’avoir au moins découvert quelque chose.

— 11 y a dans cette maison, pensa-t-il, des bruits qui le font frissonner et quelqu’un qui l’attire irrésistiblement. Donc, il est passionné plus qu’il n’est utile et vertueux. Il aime Benjamine comme sa sœur, il respecte Olympe, il abhorre Nathalie… C’est donc Éveline qu’il aime. Éveline doit aimer les papillons.

Cette circonstance, cette supposition, gratuite ou non, décida des sentiments et des pensées de Thierray pour tout le reste de la journée. Il avait été amoureux à Paris, pendant quelques jours, de madame Dutertre, amoureux sans désir arrêté, sans ébranlement de cœur. L’assaut qu’il avait subi la veille, en s’imaginant qu’elle était grand’mère, les plaisanteries de Flavien, les siennes propres, avaient dépoétisé en lui cette brillante image ; et puis Dutertre lui avait paru beau et respectable au milieu de sa famille. Son accueil était si cordial ! il inspirait tant d’estime et de reconnaissance à tous les gens du pays qui parlaient de lui ! Thierray n’était corrompu qu’à la surface, par bravade, par affectation. Son cœur avait de la jeunesse, de la droiture, des instincts de religion sociale. Il s’abstint donc de faire attention, ce jour-là, à la victime qu’en riant il s’était choisie en quittant Paris ; et, se sentant excité par la première idée de lutte qui lui tombait sous la main, il résolut d’être amoureux d’Éveline, au moins jusqu’au coucher du soleil, ne fût-ce que pour faire enrager Amédée.

On est beaucoup moins scrupuleux envers la fille d’un ami qu’envers sa femme, parce qu’on peut l’épouser si l’on arrive à la séduire ou seulement à la troubler ; et, quand elle est riche autant que belle, la perspective n’a rien d’effrayant. Pourtant, si Thierray eût réfléchi ce matin-là, il se serait abstenu, car l’idée de s’enrichir par le mariage blessait toutes ses notions sur la dignité et la liberté de l’artiste.

Mais déjà Jules Thierray n’était plus l’homme qui avait quitté Paris trois jours auparavant. La campagne, le grand air, le soleil de septembre, l’aspect des vieux manoirs, le mouvement à travers les grands bois, les beaux jardins, les fleurs luxuriantes, et, plus que tout cela, l’indéfinissable influence que répand dans l’air qu’on respire la présence d’un groupe de femmes jeunes, belles, jolies, opulentes, et forcément plus avenantes à la campagne qu’à Paris, ne fût-ce que par devoir d’hospitalité ou par désœuvrement, c’était de quoi enivrer un peu cette tête vide et l’emporter hors du cercle rigide que lui avaient tracé la mode du scepticisme et ses instincts de farouche indépendance.

Le succès d’Éveline sur Thierray fut fatalement favorisé par l’attitude que prit, sans préméditation, madame Dutertre. Elle avait l’habitude, aussitôt que paraissait un étranger, et surtout un jeune homme, de s’effacer entièrement pour laisser briller les filles de son mari. À Paris, où elle se trouvait comme tête à tête au milieu du monde avec ce mari passionnément épris d’elle, elle redevenait elle-même et laissait percer une vive intelligence. Mais, dévouée à ses devoirs avant tout, elle ne quittait presque jamais la campagne et la famille. Aussi n’était-elle pas brillante d’habitude. Thierray ne l’avait vue que dans un de ces rares intervalles où elle ne craignait pas d’exciter de funestes rivalités. Quand il la trouva si réservée, si peu communicative, si sobre de se faire voir et entendre, bien qu’il reconnût qu’elle était encore plus belle que ses filles d’adoption, il la jugea guindée.

— Je ne m’étais pas trompé sur sa jeunesse et sur sa beauté, se dit-il ; mais je m’étais fait illusion sur son esprit et sa grâce. C’est une vaniteuse indolente qui s’admire elle-même et se croit dispensée d’être aimable.

Personne ne songea à entrer au salon avant de se mettre à table, le repas était servi, Dutertre avait faim. Thierray put aller déposer le bouquet sur le clavecin sans être observé.

Olympe et Benjamine étaient habillées de même, en rose. La belle-mère avait dû céder aux désirs de l’enfant, qui prétendait fêter par là l’arrivée de son père chéri, et dont la passion était de copier les vêtements d’Olympe avec autant de soin que ses sœurs en mettaient à s’en éloigner. Aussi, Nathalie arriva-t-elle l’avant-dernière, avec une toilette bleu céleste, très-belle, mais très-mélancolique ; et Éveline la dernière, avec une robe de foulard bariolée de fleurs et couverte de rubans chatoyants. Chez elle, la profusion et la fantaisie n’excluaient pas le goût. Elle était éblouissante de parure en ayant l’air de s’être arrangée à la hâte et au hasard.

Cette toilette étourdit Thierray.

— Est-elle toujours ainsi, se dit-il, ou suis-je pour quelque chose dans cette gracieuseté ?

Il ne passa pas cinq minutes auprès d’elle, car il arriva précisément qu’elle vint occuper la place restée vide à son côté, sans trouver moyen de lui prouver par ses observations qu’il appréciait sa science et en goûtait les raffinements. Il y avait plusieurs autres commensaux, arrivés pour saluer l’arrivée de Dutertre. Le déjeuner était assez bruyant, à cause du mouvement des valets, de la sonorité de la vaste salle en boiserie, de la gaieté communicative de l’amphitryon et du mouvement incessant de Benjamine. Grâce à ces circonstances, Thierray put bientôt lier une causerie assez animée avec sa voisine.

Elle reçut d’abord avec moquerie les compliments adressés à sa toilette.

— Comment ! monsieur, lui dit-elle, vous faites attention à nos chiffons ? On nous avait dit que vous étiez un homme sérieux.

— Qui m’avait ainsi calomnié ? dit Thierray.

— Ah ! vous convenez, reprit Éveline, que, dès qu’on s’occupe de toilette, on perd le droit de prétendre au sérieux ?

— Non pas ! Il y a sérieux et sérieux, comme il y a toilette et toilette. Ne voir que la valeur où l’éclat des choses, c’est être frivole ; mais apprécier le choix, l’arrangement, l’harmonie, c’est faire de l’art, et je déclare que vous êtes une grande artiste.

— Votre approbation doit me flatter, dit Éveline ; les romanciers ont besoin de s’y connaître pour peindre des types. Voyons, à quel caractère attribueriez-vous mon costume dans un de vos personnages ? Mes chiffons seraient-ils l’indice révélateur d’une âme fantasque ou profonde, courageuse ou timide ?

— Il y aurait de tout cela, répondit Thierray, des contrastes piquants et des énigmes terribles dont on donnerait peut-être sa vie pour savoir le mot.

— Tais-toi donc ! dit tout bas Éveline à Nathalie, qui lui adressait la parole. J’écoute une déclaration. — Expliquez-vous mieux, dit-elle en se retournant vers Thierray, et ne faites pas trop de littérature avec moi qui suis une fille de campagne. Dites tout bonnement ce que je suis, ce que je pense.

— Jusqu’à ce jour, vous n’avez rien aimé.

— Oh ! si fait : mon cheval !

— Vous en convenez, rien que votre cheval ?

— Oh ! mes parents, ma famille, cela va sans dire…

— Vous vous aimez encore plus vous-même.

— Mais vous me dites des injures, je crois, et je n’aime que les compliments, je vous en avertis.

— Je ne vous en ferai pas. Vous êtes peut-être une âme affreuse, un caractère détestable !

— Tu appelles cela une déclaration ? dit à Éveline Nathalie, qui écoutait.

Éveline éclata de rire et regarda Thierray en face.

— Et moi, je vous trouve charmant, dit-elle ; je vous prie, recommencez.

— Cela vous amuse, dit Thierray, c’est dans l’ordre. Vous savez que vous avez des forces pour faire souffrir, et vous ferez beaucoup souffrir.

— Qui donc ? les gens assez fous pour m’aimer ?

— Ou pour vous le dire, répondit Thierray en serrant les lèvres d’une manière expressive.

— Conviens qu’il a un joli sourire, dit Éveline à Nathalie, pendant que Thierray répondait à son voisin de gauche.

— Allons, répondit Nathalie en haussant les épaules, te voilà éprise d’un sot ou d’un roué !

— Ou d’un roué ? reprit Éveline. S’il est amoureux de moi à la première vue, il est dans la première catégorie ; s’il l’est de ma belle-mère, et qu’il veuille se servir de moi comme d’écran, il est dans la seconde ; nous verrons bien !

Sur la fin du repas, Flavien arriva, et, sachant qu’on était encore à table, il passa par le perron du jardin dans le salon, admira le bon air que Thierray avait su donner à son offrande, et envoya tout doucement Crésus porter au cabinet de travail de Dutertre la procuration signée de sa main. Puis il se mit à faire le tour des jardins, ne voulant pas assister en provincial à son triomphe.

Le triomphe fut complet. D’une part, le charmant clavecin tant convoité par Éveline et si bien apprécié par Olympe ; de l’autre, le cordial et flatteur badinage de la procuration parafée et signée que le secrétaire de Dutertre lui apporta au milieu du salon : il y avait certes de quoi donner une bonne idée des manières du jeune gentilhomme, et ce fut encore mieux quand Crésus, appelé et questionné à l’incitation de Thierray, raconta à sa mode comment M. de Saulges s’y était pris pour deviner ce qui pourrait être agréable aux dames de Puy-Verdon.




VIII


Crésus était, comme tous les grooms qui ont affaire à de bonnes gens, un enfant fort gâté. Éveline l’avait peut-être un peu trop rabaissé au rôle de bouffon. Il en tirait une vanité, une audace singulières, et prenait pour autant de traits d’esprit les balourdises qu’elle lui faisait répéter. Il s’étendit donc avec complaisance sur son office de devin à Mont-Revêche, et n’oublia pas la gratification qu’il avait reçue.

— Allons, c’est un homme du plus beau monde, dit Nathalie d’un air ironique.

— C’est un homme fort aimable, dit Olympe, qui voulait réparer cette impertinence auprès de Thierray. Dans tous les mondes possibles, le désir d’être agréable est une qualité du cœur.

— C’est un bon voisin, et voilà comme je les aime, dit Dutertre. Confiance, c’est-à-dire honneur et loyauté.

— C’est un charmant monsieur, dit Benjamine, il comprend mon papa !

— Puissance et prestige de la richesse ! dit Thierray tout bas à Éveline ; quand ce ne sont pas là des séductions, ce sont encore des charmes.

— Êtes-vous riche, monsieur ? dit Éveline avec une liberté d’interrogation qui confondit Thierray.

— Je n’ai et n’aurai probablement jamais rien, mademoiselle, répondit-il avec un empressement hautain.

— Eh bien, tant mieux ! répondit-elle étourdiment.

— Auriez-vous l’extrême bonté de m’expliquer cette parole ?

— Ah ! vous savez que je suis une vivante énigme, vous l’avez dit !

— Dois-je tâcher de deviner le sphinx ?

— C’est de la prétention que de croire y arriver si vite !

— On apporta le café et des cigares. Madame Du tertre alluma le bout d’une cigarette en paille et fit mine de la fumer pour donner l’exemple à ses hôtes. Tous les hommes profitèrent de la permission, et, pendant qu’Olympe toussait à la dérobée ses trois bouffées d’étiquette hospitalière, Éveline prit un gros cigare et fuma comme un garçon au nez de Thierray avec l’intention presque évidente d’essayer sur lui l’effet de ses excentricités. Il en fut choqué d’abord et ne se gêna point pour lui dire que c’était affreux. Elle Jeta aussitôt son cigare, s’amusa une demi-minute du trouble naïf qui s’empara de lui à cette concession inopinée, et alla chercher un autre cigare en disant :

— Vous aviez raison, celui-là était affreux. Est-ce que vous ne fumez-pas ?

— Si fait, répondit-il en allumant son cigare à celui qu’elle venait d’allumer elle-même et qu’elle lui tendait familièrement, je fume sans cesse.

— Vous avez tort !

— Pourquoi ?

— Ah ! si je vous explique toutes mes paroles, quand est-ce que vous commencerez à deviner mes pensées ?

M. Dutertre passa près d’Éveline, lui ôta en souriant son cigare, le jeta bien loin, malgré ses réclamations, et la laissa causer avec Thierray.

Pendant que ces deux jeunes gens faisaient assaut de coquetteries, innocentes de la part d’Éveline, mais assez dangereuses pour Thierray, Nathalie, blessée de n’être l’objet des attentions exclusives de personne, quitta le perron, où l’on fumait et causait à l’abri d’une vaste tendine d’étoffe de palmier, et s’enfonça dans les massifs de la pelouse. Insensiblement, perdue dans d’assez chagrines rêveries, elle s’éloigna dans le jardin anglais et se trouva tout à coup face à face avec Flavien.

Mais ce face à face ne troubla ni l’un ni l’autre. En marchant d’un pas lent et mesuré, Nathalie n’avait pas éveillé Flavien, qui, assis sur un banc de gazon et la tête un peu renversée contre la tige d’un platane, dormait du sommeil du juste.

De Saulges avait ces besoins de repos subit et complet que les natures actives et robustes éprouvent et satisfont là où elles se trouvent, à moins qu’elles ne soient forcées de les combattre par un effort de la volonté. Il s’était levé de grand matin, il avait fait six ou sept lieues de pays au trot allongé d’un vigoureux cheval, il avait déjeuné à la hâte en repassant par Mont-Revêche, il était reparti sans songer à faire une sieste ; enfin il était las, il se trouvait dans un lieu solitaire et frais, et, sans dessein prémédité, il dormait comme un roi, ou comme un paysan.

Nathalie fut choquée de cette grossièreté, et, tournant légèrement les talons sur la mousse discrète, elle s’éloigna avec mépris ; mais, au bout de trois pas, cette réflexion l’arrêta :

— J’ai menti hier au soir à Éveline en voulant lui faire croire que ce garçon était déjà épris d’Olympe. Il ne la connaît pas, il ne se soucie ni d’elle ni de nous. C’est, quant à nous, un cœur libre, une table rase. Il vient ici pour vendre son domaine, preuve qu’il n’a aucun désir de conserver un pied-à-terre près de nous, aucun dessein d’épouser Tune de nous. Je dois donc le traiter comme un personnage sans conséquence, puisqu’il n’est pas enrôlé dans le corps des prétendants à ma dot. Il est riche, c’est un droit à mon estime. Je méprise les pauvres qui cajolent les ridicules et les travers d’une femme riche. Il n’a pas été frappé des charmes transcendants d’Olympe, puisqu’il dort au lieu de courir au-devant des remercîments qui l’attendent. Sa galanterie à l’endroit du clavecin est celle d’un homme qui apporte un cornet de bonbons à des petites filles. Sa confiance en mon père est le dédain seigneurial d’un patricien qui ne veut pas être en reste de procédés vis-à-vis d’un roturier. Décidément, M. de Saulges a du bon, et, par la raison que je ne lui plais pas, j’aimerais assez à lui plaire.

Elle se rapprocha, et, se tenant un peu en arrière du banc, de manière à voir le dormeur en profil et à pouvoir disparaître derrière les massifs au moindre mouvement qu’il ferait pour s’éveiller, elle examina sa figure avec attention.

Flavien avait une de ces beautés fières et vaillantes qui flattent l’orgueil d’une souveraine ; la taille élevée, les épaules larges, la ceinture fine, les traits admirablement dessinés, la chevelure blonde, épaisse, abondante ; les mains grandes, mais blanches, et d’une belle forme ; enfin, la vigueur et la fierté des antiques races équestres.

— Il est trop beau pour ne pas être un peu bête, pensa Nathalie. Mais la nullité, chez ces êtres-là, est couverte d’un trop beau vernis de savoir-vivre pour qu’une femme ait à en rougir. On n’aime pas les gens pour ce qu’ils sont, mais pour ce qu’ils paraissent aux autres. La reine Élisabeth eût pris ce noble seigneur pour un de ses grands officiers, et, quoi qu’en dise Éveline, je suis reine, je suis Elisabeth, je suis Anglaise par nature plus qu’on ne le pense… Comment plairais-je à ce grand vassal ? comment le retiendrais-je ici, au moins tout le temps des vacances, ne fût-ce que pour n’être pas abandonnée au fretin des prétendants, pendant qu’Éveline jette déjà son dévolu sur le seul homme d’esprit de la société ? Je suis aussi belle dans mon genre que M. Flavien dans le sien, et d’une nature encore plus aristocratique, malgré mon origine bourgeoise. Là où celui-ci ne saurait que commander, je saurais régner. J’ai du talent, prestige infaillible sur ceux qui n’en ont pas. — Oui, mais je n’ai pas de coquetterie, et, dans ce temps-ci, il faut qu’une demoiselle fasse les avances pour se faire remarquer d’un homme qui n’aspire pas à une dot. Mais suis-je bien sûre de n’avoir pas de coquetterie ? J’ai le désir d’être admirée, et la coquetterie, c’est l’esprit mis au service du besoin de plaire. L’esprit ! Éveline en a ; mais, moi, j’ai du génie, et je ne saurais pas m’en servir pour la satisfaction de mon amour-propre !

Elle réfléchit encore longtemps. Je crois, Dieu lui pardonne ! que, pendant cette orgueilleuse et grave méditation de Nathalie, il arriva à Flavien de ronfler un peu. Nathalie n’en fut point émue, et même cette pensée lui vint involontairement :

— Avec un mari qui ronflerait, on aurait tout de suite le droit de passer les nuits à écrire chez soi… Mais pourquoi ne nous recherche-t-il pas en mariage ? pensa-t-elle. Nour, sommes plus riches que lui. Il faut qu’il soit sans dettes, ou sans ambition, ou fiancé déjà… ou encore, amoureux d’une femme mariée. Enfant que j’étais ! avant tout, il faut savoir cela.

Elle cueillit une branche d’azalée, approcha derrière le banc sur la pointe du pied, la laissa tomber dans le chapeau de Flavien, qui était placé à côté de lui ; puis, se glissant comme une couleuvre dans les buissons, elle alla, d’un air fort tranquille, rejoindre le premier groupe qu’elle vit paraître sur la pelouse.

Flavien s’éveilla. Au moment de remettre son chapeau sur sa tête, il fit tomber la branche d’azalée ; il l’examina un peu comme un chien de chasse flaire la piste d’un gibier suspect.

— C’est une déclaration, dit-il. Ces filles de province, comme ça s’ennuie ! Voyons !

Il détacha une des fleurs qu’il mit à sa boutonnière, et froissa le reste de la branche qu’il fourra dans la poche de côté de son habit. Puis il se leva et prit le chemin du château, résolu, dans le désœuvrement de son propre cœur, à voir venir l’aventure.

Il n’avait pas fait trois pas, qu’il rencontra Caroline.

— Il n’y a, pensa-t-il, que les petites filles pour faire, en jouant, de pareils coups de tête. Elles appellent cela des espiègleries !

Mais Caroline, qui cherchait Nathalie, l’accosta avec sa manière accoutumée ;

— Bonjour, monsieur ; comment vous portez-vous ?

Il ne fallait que rencontrer ces beaux grands yeux vifs, hardis et tranquilles, pour ne pas douter un instant de son indifférence et de sa pureté. Aussi Flavien lui offrit-il son bras, qu’elle accepta sans embarras, pour retourner vers sa mère, un peu vaine d’être traitée comme une personne raisonnable, et s’efforçant de régulariser son pas vagabond, qui savait courir et non pas marcher.



IX


En ce moment, Thierray, après s’être éloigné d’Éveline pour ne pas paraître d’une assiduité choquante, était revenu, comme naturellement, reprendre l’assaut avec elle.

— Mademoiselle, lui disait-il, aimez-vous les papillons ?

— Je les déteste, répondit-elle. Ce sont les emblèmes de ma propre légèreté, et je ne demande qu’à me distraire de moi-même.

— Votre cousin Amédée aime beaucoup les papillons, mademoiselle.

— Ah ! dit Éveline avec son irréflexion accoutumée, c’est parce que sa tante les aime ! Il s’en fallut de peu que cette parole imprudente n’éloignât subitement d’Éveline l’hommage qu’elle prétendait accaparer. Thierray ne voyait encore, dans ses rapports avec le groupe féminin de Puy-Verdon, que le plaisir de tourmenter, d’effrayer, de supplanter, en passant, le rival qui lui tomberait sous la main. Ses yeux se portèrent rapidement sur Olympe et sur Amédée, qui échangeaient à voix basse quelques paroles dans un coin, debout l’un et l’autre.

Il n’y avait rien de plus naturel que de voir ces deux personnes se consulter sur quelque détail d’intérieur avec cette sorte de petit mystère officiel qu’on affecte en pareille circonstance, pour ne pas troubler le loisir ou l’amusement des autres par un retour vers les choses de la réalité. Mais Thierray, se croyant sur la voie d’une découverte importante, faillit oublier Éveline, qui, déjà, n’avait plus rien de mystérieux pour lui, pour courir après l’ombre d’un mystère nouveau. Il sentit passer en lui comme un vague frémissement de curiosité qu’Éveline prit pour un frisson de jalousie.

— Nathalie avait deviné juste, pensa-t-elle, M. Thierray est amoureux de ma belle-mère. Allons, c’est un combat à livrer, et je le livrerai. Il ne sera pas dit que cette jeune femme, à qui je permets d’accaparer le cœur de mon père, ne nous laissera pas un pauvre adorateur.

Elle fit si bien, que Thierray resta enchaîné à ses côtés, un peu préoccupé, un peu acerbe, un peu rebelle, mais, sinon retenu par un lien de fleurs, du moins empêtré dans un écheveau de soie. Flavien arriva, et, en recevant les remercîments et les éloges de la famille, il ne songea qu’à chercher dans les yeux de toutes les femmes qui se trouvaient là (car il était arrivé plusieurs voisines) la folle ou la railleuse qui avait jeté à sa tête, c’est-à-dire dans son chapeau, la branche d’azalée. Avant qu’il eût rencontré les yeux de Nathalie, celle-ci avait vu la fleur à sa boutonnière, et s’était dit :

— Ou il n’aime personne, ou il est facile à distraire, Avec une passion sérieuse, on ne se donne pas à la première venue, et cette fleur est sur lui comme un écriteau sur une maison à vendre ou à louer.

Elle prit un journal qu’elle fit mine de parcourir, et, quand Flavien, par un détour savant, trouva le moyen de venir la saluer, elle était si bien préparée à lui faire un accueil de glace, qu’après lui avoir souhaité fort gracieusement le bonjour, il s’éloigna en pensant :

— Certes, ce n’est pas de cette précieuse que je porte les couleurs à ma boutonnière !

Éveline causait avez tant d’animation sans même le voir, et Thierray l’absorbait si bien, que Flavien sourit en se disant que ce n’était pas celle-là non plus.

Quelque dame du voisinage ? Il ne s’en trouvait précisément pas une seule qui fût jolie, et on ne suppose jamais qu’un mystère de ce genre puisse cacher une ligure ridicule ou déplaisante.

Restait madame Dutertre. Elle avait accueilli et remercié Flavien avec une cordialité gracieuse et calme ; elle n’avait pas paru remarquer la fleur d’azalée. Pourquoi l’eût-elle remarquée, si elle n’y était pour rien ? Mais tout d’un coup Flavien fit une remarque à son tour. Olympe avait, dans les plis de son jabot de dentelle, une fleur d’azalée toute semblable à la sienne et coupée fraîchement ; car, on le sait, cette fleur ne vit qu’un instant séparé de sa tige.

Voyons ! se dit encore Flavien. — Mon cher voisin, dit-il à Dutertre, c’est donc une affaire faite, vous êtes propriétaire du petit domaine de Mont-Revêche. Je ne m’en occupe plus. Mais, ajouta-t-il en regardant madame Dutertre, Madame comprendra aussi bien que vous qu’il est des choses qu’on ne vend ni ne donne, des souvenirs de famille dont on ne se sépare pas. Ainsi le lit, la chambre, le petit castel, qui porte encore, pour ainsi dire, l’empreinte de ma vieille grand’tante, je n’ai jamais compté m’en dessaisir. Heureux aujourd’hui pourtant de détacher un échantillon de ce vieux mobilier, je l’ai mis à vos pieds, madame, ne sachant rien de plus précieux à vous offrir qu’une relique ainsi consacrée. Mais, comme je ne peux pas vous apporter la tour de Mont-Revêche pour la placer sur votre cheminée, permettez-moi de la garder pour moi. Aucune personne de votre famille ne voudrait habiter ce pauvre donjon si petit, si triste, si complètement isolé. Moi, je m’y trouve bien, je l’ai pris déjà en amitié, et je souffrirais de le voir habité par un fermier. Je vous livre, mon cher Dutertre, les bâtiments d’exploitation qui sont au bas du monticule ; mais je vous demande de me laisser sans regret ma colline de bruyère, mon fossé rempli de broussailles, et mon pied-à-terre de Mont-Revêche à côté de vous. Distrayez-donc la valeur de cette habitation de celle que vous attribuez à la propriété entière.

— Elle est nulle, mon cher voisin, répondit Dutertre. Ces sortes de manoirs, qui ont une valeur historique ou artistique, n’en ont aucune dans les affaires de ce pays-ci, et passent par-dessus le marché dans les contrats d’achat et de vente, à moins qu’ils ne fournissent un local à l’exploitation agricole. Ce n’est point ici le cas : la ferme de Mont-Revêche est suffisante comme bâtiment, et votre donjon, qui ne serait pas volontiers habité par un fermier (vu sa réputation d’être hanté par les esprits), risquerait de tomber sous les outrages du temps. Nous ne distrairons donc rien de la valeur totale de la propriété, et vous garderez, vous, en toute propriété, la colline de Mont-Revêche et tout ce qu’elle comporte. À présent, laissez-moi vous dire que, dans notre marché, voilà ce qui m’enrichit le plus : c’est l’intention que vous avez de garder un pied-à-terre auprès de nous et de nous faire espérer par là le séjour ou le retour d’un excellent voisin.

Madame Dutertre approuva son mari par un regard où Flavien crut voir de l’émotion, et un sourire cordial qui se changea pourtant en rougeur lorsqu’il lui baisa la main, après avoir serré chaleureusement celle de Dutertre.

Nathalie n’avait rien perdu de cet entretien, qu’elle avait paru ne pas entendre.

— La partie est gagnée, se dit-elle, il restera. Un château pour une fleur, c’est assez chevaleresque.

Et elle plaça à son corsage une fleur d’azalée qu’elle avait mise en réserve pour les besoins de l’aventure. Flavien n’y prit pas garde.

Éveline aussi avait ouvert l’oreille, et, comme elle ne s’obstinait pas, ainsi que Nathalie, à tenir les yeux baissés sur un journal, elle vit l’espèce de trouble enjoué et animé de Flavien, l’espèce de satisfaction tout à coup embarrassée d’Olympe. Un regard un peu trop hardi de ce dernier avait intimidé la jeune femme au milieu de sa candeur, et, chose étrange, Éveline, cette fille de dix-huit ans, ne comprenait pas la timidité. Elle pensa donc que Nathalie avait bien deviné et qu’une affaire de cœur ou de coquetterie s’engageait entre l’excellent voisin et sa belle-mère.

Elle s’approcha de lui pour essayer l’effet d’une bordée au hasard.

— M. de Saulges n’est ni romanesque ni curieux, je le vois, dit-elle. On lui parle d’esprits, on lui apprend que son château est hanté, et il n’y fait pas la moindre attention.

— Est-ce que tous les châteaux ne sont pas hantés ? répondit Flavien. Tous ceux que j’ai habités ont leur légende. Le vôtre n’aurait-il pas la sienne ?

— Oh ! il n’y a de spectres que dans les châteaux abandonnés, ou dans ceux qui sont encore habités par des nobles, dit Dutertre. La bourgeoisie réaliste a mis à la porte de chez elle le monde des rêves, et c’est grand dommage, convenez-en, mesdemoiselles !

— Mais vous ne nous dites pas, s’écria Thierray, la nature des apparitions de Mont-Revêche ! Cela m’intéresse, moi ! Libre à M. de Saulges d’être blasé sur les légendes, puisqu’il en a autant que de châteaux à son service ; mais, moi qui ne possède pas le plus petit fragment de mâchicoulis, je serais fort curieux de savoir quelles aventures nous attendent dans les nuits d’automne du Morvan.

— Ah ! dit vivement Éveline, vous voyez bien que vous comptez prolonger votre séjour ici jusqu’aux nuits brumeuses d’octobre ou de novembre ! Quand je vous le disais !

Et, en même temps, elle regarda Flavien, qui regardait Olympe,

— Je l’espère bien ! dit M. Dutertre. Est-ce que nous n’avons pas formé le projet de courir et de chasser toute la saison, mon cher Thierray ? Je suis à vous pour cela, une fois par semaine, car je ne chasse que le gros gibier, Mais nous nous verrons plus souvent, je l’espère ; tous les jours, si vous voulez ! C’est ainsi que j’entends la vie d« campagne. Pas d’invitation, pas de visite ! Qu’on aille, qu’on vienne, qu’on soit les uns chez les autres comme dans la famille commune, et surtout que rien ne rappelle l’étiquette méfiante et la discrétion forcée de la vie de Paris.

À huit jours de là, après une semaine de beau soleil, après des chasses magnifiques, après des journées entières de promenades en voiture, de pêche ou d’équitation avec la famille Dutertre, Flavien et Thierray rentraient au manoir de Mont-Revêche entre onze heures et minuit. Le temps avait changé dans la soirée ; le soleil s’était couché terne et voilé ; la brise était restée assez tiède ; mais une petite pluie fine avait commencé à tomber. En revenant à cheval côte-à-côte, de Puy-Verdon à Mont-Revêche, les deux amis s’étaient parlé à bâtons rompus, comme on peut parler au trot à l’anglaise, quand on ne le ralentit que pour monter une côte rapide ou descendre, dans l’obscurité, une pente dangereuse.

— Crésus ! avait dit Flavien au groom dans un de ces intervalles, vous ne partirez pas demain sans que je vous voie.

— C’est donc demain que je quitte Monsieur ?

— À mon grand regret, certainement, monsieur Crésus ! mais j’ai enfin trouvé, dans votre pays de sauvages, chevaux, domestique et voiture, et il est temps que je vous rende à vos fonctions auprès de mademoiselle Éveline, qui a bien voulu se priver de vous pendant huit jours.

— Oh ! pardié ! elle peut bien se passer de moi tout le restant de sa vie, objecta philosophiquement Crésus. Elle a bien d’autres laquais que moi à ses ordres, et j’ai plus besoin d’elle qu’elle n’a besoin de moi.

— Ne rendez pas notre séparation trop déchirante, monsieur Crésus, en nous montrant les trésors de votre esprit, dit Thierray, et, puisqu’on n’a plus rien à vous dire, reprenez votre distance à douze têtes de cheval en arrière ; surtout comptez bien et qu’il n’y en ait pas une de moins.

— Sont-ils bêtes ! pensa Crésus. C’est égal, ça paye bien.

Et il opéra son mouvement de retraite à l’arrière-garde.

— Il fait presque froid ce soir, dit Thierray.

— Non, c’est la campagne qui devient triste, répondit Flavien.

Il reprit le trot, et Thierray le suivit.

— Décidément, mon cher, dit Thierray, lorsqu’au bout de dix minutes ils se remirent au pas pour traverser un marécage, je ne suis pas né cavalier, le trot me fatigue. Je n’aime que le pas et le galop.

— Mais, mon très-cher, nous irons comme tu voudras. Règle l’allure, je te suivrai. Est-ce que par hasard tu te gênes avec moi ?

— Non ; mais, devant le monde, je te suis par amour-propre, et, quand nous sommes seuls, je te suis par habitude.

— Pourquoi mettrais-tu de l’amour-propre a cela ? Tu montes parfaitement bien.

— Il est vrai qu’on ne met d’amour-propre que dans les choses qu’on ne fait pas bien, et c’est à cause de cela que j’ai la sottise d’en mettre dans l’équitation. Je l’ai apprise avec rage ; je me suis assoupli les muscles et assuré la main avec une rapidité étonnante. J’ai analysé l’étude du cheval assimilé à l’homme, et de l’homme assimilé au cheval, avec un sérieux formidable. J’ai dépensé plus de force physique et de volonté pour cette belle science que pour apprendre à penser et à écrire, le tout par amour-propre ; et malgré tout, Éveline m’a dit ce soir une grande vérité : « Vous nous jetez de la poudre aux yeux ; vous avez bonne grâce, vous faites valoir votre monture ; mais vous n’êtes pas vraiment solide, et, un beau jour, vous vous casserez le cou. »

— Était-ce une métaphore ?

— Peut-être ! Mais il en est de cela comme de tout le reste. Pour être homme de cheval, il faut avoir abordé le manège dès l’enfance. Il faut être né, pour ainsi dire, à cheval, comme les enfants de famille et les grooms, comme les jeunes seigneurs et les enfants de ferme. Nous autres, descendants des races vouées au commerce, à la chicane, aux arts ou aux métiers, toute notre force, toute notre souplesse, toutes nos aptitudes, sont dans le cerveau ou dans la main. Nous naissons et grandissons dans la poussière des comptoirs, des bureaux ou des ateliers. Nos muscles s’y étiolent, notre sang s’y appauvrit, nous ne vivons plus que par les nerfs. Plus tard, si les séductions du loisir s’emparent de nous, nous sommes assez adroits et assez persévérants pour imiter les hommes de loisir dans nos goûts, dans nos manières, dans nos habitudes ; mais, pour un œil exercé, nous ne sommes jamais qu’une contrefaçon du patriciat, et les femmes ne s’y trompent guère, non plus que nous-mêmes, quand nous nous examinons de bonne foi.

— C’est possible, répondit Flavien. Peut-être même, à vouloir vous transformer ainsi, perdez-vous ce qui vous fait, en bien des points, supérieurs à nous.

— Quels sont donc, selon toi, mon cher ami, ces points de supériorité ?

— Tu les as signalés toi-même. Vous avez des nerfs, ce qui vous rend beaucoup plus aptes à vous emparer de la vie de civilisation que la puissance qui réside dans nos muscles, et qui relègue notre rôle au temps de la chevalerie. Vous vivez par le cerveau, par la souplesse de l’idée, la faculté du labeur persévérant, l’adresse de la main, toutes choses qui font peut-être l’animal moins beau, mais qui font, à coup sûr, l’homme plus fort. Ne vous plaignez donc pas, hommes du tiers : vous n’êtes pas nés à cheval sur des chevaux, mais vous êtes nés à cheval sur le monde.

Il y avait loin, comme on voit, de cette conversation à celle de la chevauchée du bois de Boulogne, huit ou dix jours auparavant. Les rôles étaient intervertis entre ces deux jeunes gens. Chacun cédait l’avantage à l’autre, de bonne grâce. La jalousie était devenue épanchement ; la rivalité, concession. C’est que tous deux étaient amoureux, et que l’amour rend naïfs par moments, qu’il soit passion ou faiblesse, les cœurs les moins disposés à s’avouer vaincus.

Cependant, aucune confidence n’avait été échangée entre eux. Flavien mettait un soin extrême à ne jamais prononcer devant Thierray le nom qui le préoccupait, et Thierray, en parlant sans cesse d’Éveline, n’en avait encore jamais parlé sérieusement.

Le silence de la nuit était profond lorsqu’ils montèrent la colline de Mont-Revêche. La chouette logée dans le donjon faisait seule entendre son cri aigre-doux. La lune pâle paraissait à travers la pluie fine, comme une lampe dans son globe de verre mat.

— Quel paysage mélancolique ! dit Thierray ; c’est une nuit d’Écosse, une nuit à apparitions.

— À propos, dit Flavien, as-tu fini par savoir quelle figure ont les revenants de notre donjon ? Je n’ai plus pensé à m’en informer.

— Éveline m’a conté cela ; mais elle est si moqueuse, que je n’en crois rien. Cela me fait songer à interroger Crésus. — Avancez, riche Crésus, et dites-nous ce qui revient au château de Mont-Revêche.

— Bah ! monsieur, c’est des bêtises ! répondit le groom morvandiot d’un ton sceptique.

— Il est possible que vous soyez un esprit fort, reprit Thierray ; mais répondez à la question qu’on vous adresse, sans plus de commentaire.

— Eh ! mon Dieu, ils disent comme ça dans le pays qu’il y revient une dame.

— Jeune ou vieille ? dit Flavien.

— Ah ! ça, on n’en sait rien ; on l’appelle la dame au loup, parce qu’elle paraît avec un grand loup blanc qui la suit comme un chien.

— Vous vous abusez, monsieur Crésus, reprit Thierray, son loup est noir.

— Non, monsieur, c’est son masque qui est noir.

— Nous y sommes, dit Thierray à Flavien : elle n’est suivie d’aucun quadrupède ; mais elle a un masque de velours noir sur la figure. — Continuez, Crésus. Quelle figure a-t-elle sous son masque ?

— Ça dépend, monsieur. Quand elle est de bonne humeur, elle est toute jeune et assez gentille, qu’on dit. Quand elle est en colère, elle est vieille et laide comme un diable. Mais, quand elle veut faire mourir quelqu’un, et qu’elle tire son masque, on voit une figure de mort desséché, et il faut partir dans la huitaine. Voilà ce qu’on dit ; mais c’est des fameuses bêtises.

— Tout cela est très-conforme à la version d’Éveline, dit Thierray en mettant pied à terre ; car on était entré dans la cour du château. Eh bien, cette légende est jolie.

— Comment ! vous n’êtes pas couché, Gervais ? dit Flavien à son vieux serviteur, qui venait à sa rencontre. Je vous ai défendu de veiller pour m’attendre : ce service-là n’est plus de votre âge.

— Oh ! que M. le comte ne fasse pas attention, répondit le vieillard ; c’est que je tiens à fermer la porte moi-même derrière ces messieurs.

— Eh bien, croyez-vous que nous ne soyons pas assez grands garçons pour la fermer nous-mêmes ? Au lit, au lit, mon vieux brave !

— J’y vais, monsieur, répondit Gervais après avoir été tâter et palper la porte déjà fermée, avec une insistance singulière.

— C’est que nous ne saurions pas la fermer comme lui, dal dit Crésus à demi-voix à Thierray. Vous ne voyez pas qu’il fait une croix dessus avec ses doigts ? Ah ! vous parlez delà dame au loup ! c’est lui qui gobe cette bêtise-là !

— Vraiment ! dit Thierray. Écoutez donc ici, père Gervais. Est-ce que vous l’avez vue, vous ?

— Qui donc, monsieur ? dit Gervais tout ému.

— Eh ! la dame au loup !

— Oui, monsieur, répondit le bonhomme avec une grande assurance, et en faisant le signe de la croix. Puisqu’il vous plaît d’en parler et de la nommer, je ne suis pas un enfant pour en avoir peur. Je suis bon chrétien, Dieu merci ! et je sais des prières pour l’éloigner. Mais traitez-moi de fou et d’imbécile, si vous voulez, je l’ai vue comme je vous vois, et justement là, à la place où vous êtes. Il n’y avait pas à discuter devant une conviction si nettement posée. Aussi, ni Flavien ni Thierray n’y songèrent, et, plus curieux qu’épilogueurs, ils le pressèrent de questions.

— Il est aisé de vous contenter, messieurs ; car cela n’est pas un conte, c’est une histoire… La dame Hélyette de Mont-Revêche est morte ici en l’an 1665, et vous verrez son portrait dans le grenier quand vous voudrez. Eh bien, le costume qu’elle a dans son portrait, elle le porte encore ; et le masque que vous verrez sur sa figure, elle ne le quitte pas pour se promener dans les bois. Mais, quand il lui prend fantaisie d’entrer dans le château, elle l’ôte, et c’est alors qu’elle est nuisible.

— L’a-t-elle ôté devant vous ? dit Thierray.

— Non, monsieur, elle n’en a pas eu le temps ; je l’ai exorcisée, et elle s’est dissipée en brouillard.

— Ainsi vous ne connaissez pas son visage ?

— Non, Dieu merci !

— Mais vous ne nous avez pas dit son histoire. Gervais frémit ; mais, se remettant aussitôt s

— Je suis un vieux soldat, dit-il, et je n’étais pas plus poltron qu’un autre devant les Croates, qui m’ont fendu le cerveau à coups de sabre au passage du Mincio. Je peux donc me moquer d’une mauvaise âme en peine. Voilà l’histoire, messieurs ; elle n’est pas longue, mais elle est vraie.



X


— La dame Hélyette de Mont-Revêche était amoureuse d’un croquant, dit Gervais : on dit un petit clerc de Clamecy. Pour se défaire de son mari, qui avait découvert son intrigue, elle donna dans la science du diable, dans les poisons, et elle montait dans le haut du donjon, où vous verrez ses fourneaux. Elle composa un breuvage qui fit mourir lentement monsieur son mari, Tranchelion de Mont-Revêche. Et, comme la chose lui réussit sans éveiller les soupçons de la justice, elle résolut d’épouser son amant le croquant ; mais elle apprit que le drôle était déjà marié dans le Rouergue, et elle s’apprêta à le faire mourir de la même façon. Or, comme elle était en train de souffler ses fourneaux d’enfer, une belle nuit, je ne sais quelle drogue, qu’elle versait dans la chaudière, lui sauta au visage et lui fit une brûlure effroyable. Cela fit du bruit. Le croquant eut l’éveil et quitta le pays. Madame Hélyette vécut seule et mourut vieille, ayant, depuis ce moment, toujours porté sur la figure ce qu’on appelait un loup, avec lequel elle voulut être enterrée, pour cacher jusque dans le tombeau la marque de son crime. Les paysans, qui sont ignorants et qui arrangent tout à leur idée, jouant sur le mot, prétendent qu’elle avait apprivoisé un grand vilain loup, à qui elle faisait dévorer ceux qui ne payaient pas la taille ; qu’il a été enterré à ses pieds et qu’il revient avec elle ; mais cela est faux, et je vous conte l’histoire exacte telle que je l’ai entendu raconter à madame la chanoinesse, qui la savait bien, la tenant du plus ancien curé des paroisses environnantes.

Gervais, ayant fini sa narration, fit encore gravement le signe de la croix, salua son maître et voulut se retirer.

— Attendez, Gervais, dit Flavien ; n’existe-t-il aucun document sur cette histoire dans les titres de la propriété ?

— Non, monsieur, répondit Gervais. Vous y trouverez bien les noms, titres, contrats et ventes qui prouvent l’existence de madame Hélyette et de M. Tranchelion ; mais de cette histoire, qui n’a été accréditée que par la rumeur publique, madame votre tante a eu beau chercher, il ne reste pas de traces.

— Sinon le portrait et les fourneaux, dit Thierray. Ma foi, je ne me coucherai pas sans les voir.

— Ni moi non plus, dit Flavien. Prêtez-nous votre lanterne, Gervais, car il doit pleuvoir dans le donjon.

— Non, monsieur le comte, le donjon est bien couvert. Mais je vais vous éclairer moi-même.

Et, avec une résolution qui contrastait avec ses croyances superstitieuses, le bonhomme marcha devant eux, traversa la cour, monta l’escalier du donjon et ne s’arrêta que dans une sorte de grenier où, parmi de vieux meubles, il trouva et leur montra les débris d’un alambic et les pièces d’un fourneau à expériences chimiques qui avait été noirci par le feu. Puis il toucha diverses toiles roulées, anciens portraits détachés de leurs cadres, qui ne portaient presque plus de traces de peinture sur leur trame usée, et il en choisit une qui paraissait un peu mieux conservée.

— C’est elle ! dit-il sans l’ouvrir.

— Emportons-la, dit Thierray, nous la verrons mieux au salon ; car, si cette figure est désagréable au bon Gervais, il est inutile de le contrarier et de le tenir éveillé plus longtemps.

Gervais salua en silence, conduisit ses maîtres au salon, alluma des bougies, leur fit remarquer qu’il y avait du feu, une bouilloire, du thé, du rhum, des citrons, des gâteaux, des cigares, et se retira fort calme, tandis que Crésus, après avoir rentré et pansé ses chevaux, regagnait aussi sa chambre en sifflant avec insouciance.

— Voyons madame Hélyette ! dit Thierray en déroulant la toile.

La toile était un peu écaillée partout, un peu mangée aux rats dans les angles : néanmoins, madame Hélyette était parfaitement visible, et la peinture n’était pas très-mauvaise. La dame était en amazone du temps de mademoiselle de Montpensier. Elle portait un chapeau de feutre mou avec une plume verte ; son justaucorps chamois était serré d’une écharpe. Elle avait les cheveux bouclés comme naturellement, et ces cheveux étaient blonds ; le cou, le menton et la main paraissaient jeunes ; la bouche était charmante, vermeille et doucereuse ; le masque noir cachait le reste. Sur le fond du tableau, on lisait en lettres dorées au pinceau le nom et la date que Gervais avait signalés avec exactitude.

— J’emporterai cette peinture et je la ferai restaurer, dit Flavien,

— Garde-t’en bien, Thierray, elle perdrait toute sa valeur, tout son caractère ; fixons-la à la tenture avec des épingles, et nous lui trouverons un cadre en harmonie avec son air de vétusté.

Ils trouvèrent sur la pelote de la chanoinesse des épingles qui avaient servi à la toilette de la chanoinesse, et madame Hélyette fut exhibée à la muraille. En ce moment, une voix rauque et plaintive prononça distinctement dans un angle de l’appartement :

Mes bons amis, je vais mourir !

C’était le vieux perroquet, qui, trompé par les lumières, procédait lentement à son réveil quotidien en faisant le gros dos et en répétant les paroles uniques de son vocabulaire.

— Quoi ! cette affreuse bête est toujours ici ? dit Flavien. Vraiment, tout est lugubre dans ce sombre Morvan et dans cette maussade demeure de Mont-Revêche !

— Pour le coup, dit Thierray en s’approchant de Jacot le centenaire, et en le grattant avec une sorte de complaisance, c’est toi qui as des nerfs, ce soir, mon cher ami. De quoi te plains-tu ? Tu es dans un vieux château, petit, mais revêche au possible ; autour de toi, des terres que tu n’as pas l’ennui et la déception de faire valoir, puisqu’elles sont vendues, et, de toutes les manières d’exploiter la propriété territoriale en France, c’est la seule que je comprenne et que je voudrais mettre en usage si Dieu m’avait affligé d’un patrimoine. Tu as, du haut de ton domaine, une vue magnifique, pour peu que tu veuilles monter les cent dix-sept marches de ton beffroi. Tes bois n’ont plus d’épines pour toi depuis que tu t’y promènes en amateur ; mais ils ont toujours du gibier qu’on te prie en grâce de tuer pour sauver les sarrasins et les pommes de terre d’alentour. Enfin, tu as des revenants dans ton château, une légende terrible, un portrait mystérieux, des fourneaux d’alchimiste et une voix de sibylle qui a appris des paroles de mort, tout exprès pour réjouir tes oreilles romantiques dans les nuits d’automne. Que diable te faut-il de plus ? Si j’avais tout cela, moi, seulement pour un an, je me referais le cœur et l’imagination pour tout le reste de ma vie.

— Et qui t’empêche d’y rester, Thierray ? d’y rester un an, dix ans, toujours, si bon te semble ? Voyons, ne veux-tu pas accepter mon château de Mont-Revêche, à présent qu’il a été bien constaté qu’il n’avait aucune valeur commerciale, et qu’il pouvait entrer dans le contrat ou rester en dehors, sans rien changer aux conditions de la vente ?

— Tu oublies, mon cher Flavien, que, pour habiter une masure comme celle-ci sans qu’elle vous tombe sur la tête, il faut au moins mille francs de réparation tous les ans, et qu’avec ma plume je me fais tout au plus six mille livres de rente, à la condition de travailler sans relâche. Tu crois donc que les vers rapportent quelque chose ? Or, je fais, malgré moi, beaucoup de vers, et ma prose ne me dédommage pas du temps qu’ils me font perdre.

— Eh bien, gardons ce manoir à nous deux. Je me chargerai de l’entretenir, de l’étayer…

— Et les portes et fenêtres ? dit Thierray. Du côté de la campagne, il y a économie ; mais, sur le préau, c’est une ruche, une dentelle !

— Cela me regarde aussi, puisque je me suis imposé comme un devoir de rester propriétaire de la maison de ma tante. Faisons donc ce marché-là ; tu auras, ta vie durant, la jouissance nette de cette maison, sans aucune charge d’entretien ni d’impôts, et j’y viendrai de temps en temps philosopher ou fumer avec toi… Sais-tu faire du punch ? Il y a là tout ce qu’il faut.

— Oui, je sais faire le punch ! Mais cette idée matérialiste qui te vient, ajouta Thierray en versant l’eau dans la théière, me ramène au sentiment de la réalité. De quoi vivrais-je ici ? Tu n’as pas la prétention de me nourrir. Nous avons vendu nos terres (tu vois que je parle déjà en seigneur de Mont-Revêche), et je neveux pas manger les pierres de mon donjon… Ah ! attends ! une idée ! je connais déjà les moindres détails de mon habitation !

Il alla ouvrir un tiroir de bureau en bois de rose, et y prit un petit livre de pauvre apparence, un simple livre de cuisine, mais très-propre, et même parfumé à l’ambre, comme le contenu de tous les tiroirs de la chanoinesse. « Année 1846 !… » dit-il, c’est l’année dernière. « Journal de la semaine… mémoire de Manette ; dépense de table, 12 livres 6 sous… » Pas possible ! pour une semaine ? Voyons donc ! cet ordinaire doit faire frémir ! « Menu du 10 septembre. » Tiens, c’est la date d’aujourd’hui. « Un poulet, une truite, une omelette soufflée… Menu du 11 : une carpe, un perdreau, croquettes de riz… » Et les déjeuners, il n’en est pas question ! Ah ! j’y suis ; les déjeuners se font avec les restes des dîners, du laitage, des œufs… Voyons donc : « Épices, savon, bougie… » Manette est un trésor de probité. Ma portière me compte ma bougie le double… Avec la nourriture, le chauffage, etc., etc., 104, 102, 105 francs par mois… par an, un peu plus de douze cents livres…

— La terre de Mont-Revêche en rapportait deux mille, et ma tante faisait des économies.

— Vive Dieu ! et je ne vivrais pas ici comme Sancho dans son île ! Si fait ! Je passe l’hiver ici, Flavien ; je dépense vingt-cinq louis, et je retourne à Paris avec de l’embonpoint et trois volumes non mangés d’avance ; ma fortune est faite… Et, si tu veux m’en croire, tu resteras avec moi ; tu te reposeras du monde, tu rajeuniras ton sang et ton âme et tu épouseras une des demoiselles Dutertre pour faire une bonne fin.

— Laquelle me cèdes-tu ? dit Flavien en riant. Ah ! que ton punch est fade ! Est-ce Nathalie ou la Benjamine que tu me laisses ?

— On dit que Nathalie fait des vers superbes.

— Pouah !

— Ah çà ! rappelle-toi donc que j’en fais, moi, et dissimule ton mépris.

— Eh ! mon cher, c’est à ton punch que je fais la grimace. J’aime les vers, et je sais que Nathalie les fait bien.

— Et elle est belle ! Un air de reine du xe siècle !

— Des bandeaux nattés ! Je déteste cela. N’importe, ses vers sont beaux.

Et Flavien bâilla.

— Tu les connais donc ?

— De réputation.

— Je crois que tu préfères Benjamine.

— Pauvre petite fille ! dit Flavien. Elle est adorable ! Je la mettrais en pension jusqu’à sa majorité.

— Alors, c’est donc Éveline ! Éveline l’amazone, la dame de mes pensées ?

— Je ne veux pas t’en dégoûter ; mais ma femme ne montera jamais à cheval : elle me rappellerait trop mes maîtresses.

— Alors… c’est donc madame Dutertre, la belle Olympe ?

— Mon cher ami, tu me parles mariage ! Je ne peux pas épouser madame Dutertre !

— Mais tu peux l’aimer.

— Aimer, moi, une femme qui ne serait pas à moi ! Et mon besoin de domination, qu’en fais-tu ?

— Je crois que c’est une prétention que tu as ; car tu es le caractère le moins emporté, le plus égal et le plus obligeant que je connaisse.

— Possible. Mais, ce qui me plaît, je veux le posséder ; et ce que je possède, je ne veux pas le partager. Parlons de toi : il faut rester ici.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il faut épouser Éveline.

— Pourquoi encore ?

— Tu es amoureux d’elle.

— Me demandes-tu cela sérieusement ?

— Je ne te le demande pas, je te l’affirme.

— Flavien !…

— Thierray !

— Est-ce que tu crois possible que je sois amoureux, après tout ce que je t’ai dit ?

— Oui.

— Je me serais donc trompé sur moi-même jusqu’à présent ?

— Non, tu t’es menti à toi-même.

— Oh ! oh !

— Oui, mon cher, j’ai des raisons pour brusquer tes détours d’esprit et tes mignardises de moquerie.

— Ah ! voyons ! quelles raisons ?

— Une seule suffira, et c’est la meilleure : j’ai de l’estime, j’ai de l’amitié pour toi.

— Voici la première fois de ta vie que tu me dis cette bonne parole, et nous nous connaissons depuis trente ans !

— Oui ; mais il y a trente ans que tu sais que je t’aime, et il est même fort inutile que je te le dise aujourd’hui.

— Pardonne-moi, Flavien, dit Thierray en lui tendant les mains avec effusion ; mais je ne l’avais jamais cru.

— Vraiment ? dit Flavien étonné. C’est mal, cela !

Et il hésita à lui prendre les mains ; mais il fit réflexion, et, les lui serrant :

— Oui, tu es méfiant, dit-il, c’est-à-dire malheureux, je dois te pardonner.

— Que veux-tu ! j’étais le fils de ton avoué. C’était si peu de chose que le fils d’un procureur de province dans les idées de ta noble famille ! Nous avons fait ensemble nos premières études, mais il y avait aussi une distance d’âge entre nous. J’étais ton aîné de quatre ans ; j’étais humilié de commencer si tard et d’être sur les mêmes bancs d’école avec un enfant à qui la fortune tenait lieu de précocité.

— J’aurais donc dû souffrir davantage, moi qui, parti du même point, restai si fort en arrière ?

— J’avais la raison de mon âge et la volonté de ma race, voilà tout. Quand je sortis du collège, je te trouvai déjà homme, et, moi, je n’étais qu’un écolier mal habillé, gauche et honteux.

— Oui, on m’avait retiré du collége, où je ne faisais rien, et où tu te distinguais, pour me faire mener la vie de château, où j’appris l’escrime, l’équitation et l’art de nouer ma cravate. Tu m’admiras beaucoup, sans doute ?

— Je l’avoue, dit Thierray, j’eus honte de moi.

— C’est que, bien que beaucoup plus homme que moi, tu étais encore à bien des égards un enfant. Quant à moi, je l’étais tout à fait, et je méprisai ton latin et ton grec, que j’envie aujourd’hui.

— Tu n’avais pas grande idée de moi et je le sentais. Je te haïssais presque, et pourtant je t’enviais.

— Moi, voilà la différence, dit Flavien, et je m’en souviens bien, je t’aimais.

— Et pourquoi ?

— Je n’en sais rien. Mes parents te trouvaient suffisant et sot. Cela me faisait de la peine, je savais que tu avais de l’esprit.

— Ce n’était donc pas seulement de la politesse, de l’affabilité, ces manières de bon garçon que tu conservas toujours avec moi ?

— Non, c’était un besoin d’équité envers toi. Je t’aurais voulu moins savant et moins content de toi-même à certains égards ; mais, quand on te refusait ce qui était dû à ton intelligence, à ta fierté, à ta droiture, j’étais révolté de cette injustice.

— Mais, depuis, Flavien, quand nous nous sommes retrouvés jeunes gens, et puis hommes faits, dans le monde, n’as-tu pas eu pour moi le sentiment de la protection plutôt que celui de la sympathie ?

— J’ai eu l’un et l’autre, mon cher ami.

— Mais tu aurais dû me connaître assez pour savoir que cette idée d’être protégé par un homme…

— Moins instruit et moins intelligent que toi, te blessait, n’est-ce pas, c’est cela ?

— Eh bien, oui, soyons francs. N’as-tu pas sur moi d’autres avantages incontestables ? Tu es beau comme un chasseur antique, et je suis maigre et noir comme un scribe. Tu es un noble comte, et je suis un croquant, moi, comme l’amant de madame Hélyette. Tu as la grâce et l’aisance qui font que tu causes souvent mieux que moi sans te donner aucune peine, tandis que je sue sang et eau, sans en avoir l’air, pour mettre un frein à une exaltation qu’on peut prendre pour de l’emphase, à une ironie qui pourrait être taxée d’impertinence. Tu es toujours dans la science de la mesure des mots, et je ne suis que dans celle de la mesure des idées. Tu vogues à ton aise dans le convenu ; moi, j’y étouffe ; enfin tu pourrais être un sot sans qu’on s’en doutât, et moi être traité en fou, en ayant beaucoup de raison. Donc, passe-moi la vanité d’avoir cru quelquefois que j’avais le fond et toi la forme. Aujourd’hui, tout tombe devant ta franchise, et je t’avoue que je me sens le plus petit de nous deux.

— Pourquoi donc, mon ami ?

— Parce que tu viens de me dire une grande parole : Je t’ai toujours aimé ! Et, moi qui en avais toujours douté, je sens que le cœur vaut mieux que l’esprit.

Thierray, en parlant ainsi, avait une larme au bord de la paupière. Il était moins bon réellement que Flavien ; mais il sentait plus vivement, et il réparait une vie de méfiance et de jalousie par une heure d’entraînement et d’effusion plus profonde qu’il n’était donné à Flavien de le lui rendre.

Pourtant ce dernier vit l’émotion de son compagnon et lui en sut gré.

— C’en est assez, ami, lui dit-il en lui prenant encore la main. Pardonnons-nous le passé, et disons-nous que nous nous sommes toujours estimés et protégés mutuellement. Dans les réunions de jeunes gens de mon espèce où je t’ai attiré, je t’ai sauvé, à ton insu, plus d’une méchante affaire. Dans les réunions de gens de lettres et d’artistes où je t’ai suivi, je suis certain que tu m’as sauvé plus d’un ridicule. Ne soyons jamais humiliés de nous devoir une assistance mutuelle, et brûlons au feu de l’amitié toutes nos petitesses. À présent, continu a-t-il, permets-moi de te parler de ton avenir. Il doit être beau. Tu n’es pas né pour aspirer péniblement à la fortune. Il faut qu’elle vienne te trouver ; tes goûts sont ceux d’un homme d’élégance, d’indépendance, de contemplation. Ton talent n’a pas besoin du stimulant de la misère. Loin de là, la misère le glacerait, car, si tu sais souffrir, tu ne sais pas renoncer. Sois donc riche, si tu le peux. Épouse mademoiselle Éveline Dutertre.

— Épouser une fille riche, arriver au luxe, à la liberté, à la satisfaction de tous mes appétits par une platitude ? Jamais !

— Depuis quand est-ce une platitude d’épouser une femme qu’on aime ?

— Eh bien, oui, je l’aime, puisque tu l’as deviné, mais pas comme tu crois. J’en suis amoureux, je la désire passionnément ; mais…

— Mais quoi ?

— Mais elle est coquette, et je la crains.

— C’est une coquetterie innocente.

— Qui peut devenir terrible, odieuse par conséquent à mes yeux, après m’avoir semblé charmante.

— Cependant cette fille est bonne au fond du cœur.

— C’est vrai ! je vois que tu l’as observée mieux que je ne pensais. Mais j’ai peur d’elle. Que veux-tu que je te dise ! Elle est blonde… blonde comme madame Hélyette !

Et Thierray, qui s’était retourné vers le portrait, tressaillit involontairement.

— Allons, poëte ! allons, rêveur ! dit Flavien en riant, ne vas-tu pas imaginer une ressemblance sous ce masque ?

— La femme coquette est un éternel personnage de bal masqué, reprit Thierray. Tiens, ami, ne m’interroge pas trop, je ne sais encore où j’en suis. Dans huit jours, j’en serai peut-être fort dégoûté ; je le suis à chaque instant, mais elle me reprend. Rendre et reprendre, c’est la devise et la science de cette amazone consommée ; mais, moi qui suis un cheval assez quinteux, je prendrai peut-être le mors aux dents. Ne faisons donc pas de projets. Laisse-moi m’oublier un peu dans ce jeu délicat, excitant et nerveux, qu’une jeune fille charmante livre à mon imagination. Ne me rappelle pas qu’elle est riche, et que tout cela pourrait bien finir par un notaire et un adjoint. À ce tableau, ma flamme pâlit, et je pense à M. Tranchelion, qui ne fut peut-être pas plus empoisonné que nous ne le sommes, mais qui fut probablement haï, méprisé et trompé par cette blonde masquée.

— Je ne te dirai plus que quelques mots, répondit Flavien. Dutertre est riche, mais vraiment grand. Il veut que ses filles se marient à leur gré… Tu vois chez lui des gentilshommes, des industriels, des fonctionnaires, des artistes, des riches, des pauvres, des partis de toutes sortes, en un mot. Ces demoiselles ont donc de quoi choisir, mais pour le mariage, entends-tu bien ? Elles vivent dans une grande liberté ; elles ont une belle-mère jeune, qui ne voudrait ni ne pourrait les gouverner. Dutertre est persuadé qu’elles savent se gouverner elles-mêmes… Si tu t’apercevais du contraire, si cette indulgence, cette loyauté des parents, venaient à enhardir des caprices… des malheurs domestiques… tu comprends, mon ami : Dutertre est le plus pur, le plus généreux, le meilleur des hommes… On se reprocherait toute sa vie d’avoir répondu à sa confiance par une trahison. Bonsoir ! il se fait tard ; et comme, grâce au signe de croix que Gervais a fait sur la porte, madame Hélyette se tiendra tranquille cette nuit, nous allons, je crois, dormir profondément.

Les deux amis se séparèrent. Thierray songea quelques instants aux dernières paroles de Flavien. Elles n’inquiétèrent pas sa conscience.

— Je ne suis pas un enfant, se dit-il, pour séduire malgré moi et mettre à mal bêtement une jeune fille. J’ai traversé plus d’un danger. Je ne suis plus dans la première fleur de la jeunesse ; j’ai assez usé mes passions pour n’avoir pas un immense mérite à les gouverner. Et, là-dessus, il s’endormit.




XI


Cette même nuit, à peu près à la même heure où les habitants de Mont-Revêche avaient devisé de la sorte, Dutertre causait avec Amédée à Puy-Verdon. Après le départ de Flavien et de Thierray, chacun s’était retiré dans son appartement, à l’exception du chef de la famille, qui avait suivi Amédée dans le pavillon carré, sous prétexte d’affaires. Quand ils furent seuls, Dutertre, fermant les registres que son neveu avait ouverts devant lui, lui parla ainsi :

— Mon enfant, tu es triste, j’en veux savoir la cause.

Amédée tressaillit douloureusement, n’essaya pas de nier, mais ne répondit pas.

— Voyons, dit Dutertre en lui prenant les deux mains, n’es-tu pas mon fils ? Ne dois-je pas connaître ton cœur, et ne dépend-il plus de moi de te rendre heureux ?

— Mon oncle, mon père ! s’écria le jeune homme en serrant les mains de M. Dutertre, je suis assez heureux si vous êtes content de moi, et je ne demande qu’à vous servir toute ma vie, de près, de loin, comme vous voudrez.

— Amédée, je veux que ce soit de près ; je veux que tu ne quittes pas ma famille, à moins que tu ne sois dégoûté d’en être.

Il attendait une effusion, un aveu. Amédée eut des larmes d’attendrissement et ne parla point.

— Voyons, voyons donc ! reprit Dutertre ; de la confiance, enfant ! Est-ce de toi-même ou de moi que tu doutes ?

— Ni de moi ni de vous, mon meilleur ami, dit Amédée. Mais j’ignore sur quoi vous m’interrogez.

— Sur ta mélancolie. Sais-tu que je te trouve changé ?

— Je me porte bien, je vous le jure ; et, si je suis mélancolique… — oui, je reconnais que je suis mélancolique, — il m’est impossible de vous en dire la cause.

— Impossible ! s’écria Dutertre étonné de la fermeté de cette réponse. Il y a entre ton cœur et le mien quelque chose d’impossible ! Amédée, j’ai donc quelque tort envers toi ? j’ai donc mérité de perdre ton affection ?

— Ah ! je m’attendais à cette épreuve ; mais elle est terrible ! s’écria le jeune homme avec une profonde émotion. Tenez, mon oncle, épargnez-la-moi ! Je vous aime plus que la vie ; je serais le dernier des ingrats ou des égoïstes, si je vous préférais quelque chose ou quelqu’un sur la terre. Vous êtes mon premier amour, ma première vénération, mon premier devoir ; vous êtes le seul cri de mon âme, le seul but de ma vie. Le mal que je ressens ne me vient pas de vous. S’il me venait de vous, je ne le sentirais pas, ou je le bénirais !

— Eh bien, quoi ? dit Dutertre. Il faut donc que je devine ? Éveline est coquette, et, pour le moment, tu es jaloux de M. Thierray.

— De M. Thierray ? Je n’y ai pas songé, mon oncle. J’ignore si Éveline est coquette. Il me semble qu’elle a le droit d’être tout ce qu’elle veut être. Je ne suis pas amoureux d’Éveline.

— Regarde-moi en face pour me dire cela, dit Dutertre en souriant. Tu n’es pas, tu n’as jamais été amoureux d’Éveline ?

— Pas plus que si elle était ma sœur, Regardez-moi bien, mon oncle : vous verrez que je ne vous trompe pas.

— Ah çà !… reprit Dutertre fort étonné, la délicatesse, la vertu, ont-elles sur toi assez d’empire pour étouffer l’amour dès son premier germe ? Dis-moi donc, Amédée, est-ce que tu t’es jamais persuadé qu’il fallait être riche pour devenir mon gendre ?

— Jamais ! Je vous connais trop bien pour cela. Je sais que, si nous nous aimions, Éveline et moi… Mais nous ne nous aimons pas, mon oncle, ou, du moins, nous n’avons que de l’amitié l’un pour l’autre.

— Quoi ! ces promenades ensemble, cette espèce de domination qu’elle s’arroge sur toi, cette infatigable complaisance de ta part, ce soin jaloux de la protéger…

— Je fais mon office de frère.

— À contre-cœur, peut-être ? C’est impossible.

— Oui, mon oncle, il est impossible que je me fasse à contre-cœur l’écuyer, le gardien, le serviteur et le protecteur de votre fille, puisque c’est mon devoir, et un devoir rempli envers vous ne me semblera jamais pénible ni désagréable.

— Enfin, tu me donnes ta parole d’honneur que l’assiduité de Thierray ne te chagrine pas ?

— Je vous en donne ma parole d’honneur.

— Allons, Olympe et moi, nous nous sommes trompés.

— Olympe !… ma tante croit que…  ?

Amédée, un instant troublé, se remit aussitôt.

— Oui, ma tante s’est trompée, dit-il.

— Alors, c’est donc Nathalie, ma muse sérieuse, qui s’est emparée de ton imagination ?

— Non, mon oncle, je n’ai jamais pensé à Nathalie plus qu’à Éveline.

— Eh bien, c’est donc ma Benjamine ? Je ne me serais pas attendu à cela ; car je ne la croyais pas en âge d’inspirer un sentiment.

— Mais non, mon oncle, Caroline n’est pas en âge d’inspirer…

— Alors, ce n’est donc personne d’ici ? Voilà qui m’étonne et m’affecte un peu, je te l’avouerai. Quoi ! j’ai élevé un être excellent, avec la secrète ambition d’en faire tout à fait mon fils ; il est ce qu’après tout examen et toute recherche je puis offrir de plus aimable, de meilleur et de plus sûr à mes filles, et il n’en est pas une qui lui plaise assez pour qu’il veuille se donner la peine de lui plaire à son tour ? Il faudra que ce trésor nous échappe et aille faire la joie et l’orgueil d’une famille étrangère ! Allons, mon amour-propre paternel est piqué, tu vois, et mon âme un peu affligée ; mais je ne t’en aime pas moins, car l’amour ne se commande pas, et je vois bien que ton cœur ne t’a pas demandé la permission de s’échapper de la maison.

— Non, mon oncle, mon cœur ne s’est pas échappé d’ici et ne s’en échappera jamais. Je ne me livre pas au sentiment de l’amour ; je défends ma jeunesse de cette tentation, que vous seul devez m’interdire ou me permettre un jour. Je n’ai pas encore pensé au mariage. Si vous voulez que j’y songe plus tard, j’y songerai ; si vous faites dépendre en partie votre bonheur de l’affection que pourrait me témoigner une de vos filles, je tâcherai d’en inspirer à votre Benjamine, quand elle sera en âge de ressentir un sentiment plus vif que l’amitié fraternelle. De mes trois sœurs, c’est celle dont les goûts et le caractère seraient le plus conformes aux miens. Mais elle n’a que seize ans, et montre encore les douces aptitudes et les développements incomplets de l’enfance. Laissons-la grandir, et, dans trois ou quatre ans, je serai, j’espère être digne d’elle et capable de la rendre heureuse.

Cette réponse fut faite avec franchise et fermeté. Dutertre sourit avec affection.

— À la bonne heure ! dit-il. Ce projet, car ce n’est encore qu’un projet, me charme sans me rassurer beaucoup. N’importe, tu me laisses de l’espoir, et je t’en remercie. Ma Benjamine !… Oui, celle-là… elle est bien bonne, n’est-ce pas, Amédée ? Elle m’aime comme tu m’aimes… et elle chérit sa jeune mère comme nous la chérissons !

Dutertre, absorbé par une foule d’idées tristes et douces, rêva un instant, caressant les unes et refoulant les autres. Il ne vit pas le malaise douloureux d’Amédée, et il allait lui dire bonsoir, lorsqu’un souvenir le frappa, mais sans l’inquiéter.

— À propos, dit-il, explique-moi donc ces plaisanteries de Nathalie, auxquelles Éveline a pris une sorte de part, l’autre jour. Tu te promènes donc la nuit sur la pelouse, ou dans les massifs ? Tu rêves donc à la lune comme un amoureux de roman ? Cela t’est bien permis ; mais pourquoi ces demoiselles avaient-elles un air piqué, presque menaçant, en t’interrogeant sur tes prétendus travaux de la nuit, et sur ta lampe, qui, disent-elles, brûle souvent dans le vide ?

— Ne me questionnez pas sur une chose si frivole, mon oncle, répondit Amédée plus triste que confus ; je ne pourrais pas vous répondre.

— Allons, je comprends ! cela ne me regarde pas, en effet, et j’ai tort de vouloir pénétrer les petits mystères de la conduite d’un jeune homme. Pourtant, mon ami, je dois te dire que, dans une maison comme la nôtre, où des regards d’une innocente mais violente curiosité enfantine épient toutes choses sans les comprendre, il faut que le mystère de ces petites faiblesses soit complet…

— Quoi ! mon oncle, s’écria Amédée surpris et même blessé, vous me croyez capable d’avoir une intrigue de ce genre dans votre maison ? Vous pensez que, si le démon de la jeunesse troublait mes nuits, je respecterais assez peu le sanctuaire de votre famille pour satisfaire mes passions sous le toit qui protège votre femme et vos filles, et pour les exposer à surprendre seulement un regard échangé avec quelque femme attachée à leur service ? Non, non ! cette maison m’est sacrée ! et je n’y voudrais pas même caresser une pensée qui pourrait souiller la pureté de l’air qu’on y respire.

— Noble cœur ! dit Dutertre en l’embrassant : ah ! je le vois, je ne t’estime pas encore ce que tu vaux ! Pardonne-moi, enfant ! Mais alors, quand tu te promènes seul, la nuit… es-tu poëte, ou es-tu triste ?

— Peut-être suis-je l’un et l’autre, mais c’est sans le savoir, je vous jure, répondit Amédée avec un sourire mélancolique et candide.

En ce moment, un cri aigu et déchirant retentit dans la nuit sonore. Dutertre tressaillit, et son regard terrifié rencontra celui d’Amédée.

— Qu’est-ce donc ? dit-il. Ce cri est parti de mon appartement. C’est la voix de ma femme !

Et il s’élança vers la porte. Amédée le retint.

— Non, mon oncle, dit-il, n’y allez pas.

— Comment, n’y allez pas ? s’écria Dutertre.

— Ce n’est pas… non, ce n’est pas ce que vous croyez… Il n’y a rien là qui doive vous effrayer…

Amédée parlait dans une sorte d’égarement. Dutertre était trop effrayé pour y faire attention. Il se dégagea et courut vers l’aile du château dans laquelle on pénétrait, de ce côté de la pelouse, par le perron de la tourelle. Il traversa le boudoir qui occupait le rez-de-chaussée, monta l’escalier en spirale et entra dans son appartement. Tout était calme et silencieux. Olympe parut s’éveiller dès qu’il entra.

— Olympe, vous dormiez ? lui dit-il. Alors vous rêviez ? Vous avez crié. C’est vous, n’est-ce pas, qui avez crié ? Je ne prendrais pas une autre voix pour la vôtre !

— J’ai crié ? dit Olympe, qui parut faire un grand effort pour s’éveiller ou pour se souvenir. Je n’en sais vraiment rien, mon ami ! Je n’ai pas conscience de cela. Mais qu’importe ?

— Ma chère femme, vous n’êtes pas malade ?

Elle porta doucement à ses lèvres la main de Dutertre, qui tenait les siennes, et, comme accablée du sommeil de la santé ou de la fatigue, elle retomba sur son oreiller et ses yeux se fermèrent. Dutertre interrogea son pouls, il était lent et faible ; il toucha son front de ses lèvres, il était frais et calme. Elle avait un sourire angélique, une pâleur transparente, une beauté idéale.

Dutertre éprouvait pour cette jeune femme tous les transports de la passion, mais ce n’était pas l’unique cause de son attachement pour elle. C’était, avant tout, une estime profonde, un respect sans bornes, une tendresse inépuisable. Il l’aimait comme sa femme, peut-être encore plus que comme sa maîtresse. C’était une affection aussi complète, aussi vaste, aussi élevée que l’âme qui lui servait de sanctuaire.

Il la regarda se rendormir, plongé dans une extase respectueuse ; car il y avait, dans sa passion, de ces moments d’idolâtrie où il se trouvait heureux de la contempler sans qu’elle y prît garde. Mais une douleur vague traversa tout à coup son rêve de bonheur :

— Si elle était malade ! pensa-t-il, si j’allais la perdre !

Et une sueur froide glaça son font.

— Pourquoi donc cette idée ? se dit-il encore. Est-ce un pressentiment ? Est-ce l’instinct de la misère humaine qui nous présente toujours le souvenir de la mort au sein des délices de la vie ?

Il s’éloigna sans bruit, se souvenant qu’il avait laissé la porte du boudoir ouverte et qu’Amédée l’avait suivi jusque-là. En redescendant l’escalier de la tourelle, il fut frappé d’un autre souvenir qui se dessinait plus net, à mesure que son inquiétude se dissipait. Amédée n’avait point paru surpris du cri qu’ils avaient entendu. Il s’était efforcé de retenir son oncle, au lieu de partager son empressement à porter secours à Olympe. Cela était inexplicable.

— Mon ami, dit Dutertre en retenant son neveu dans le boudoir et en lui parlant à voix basse, bien qu’ils ne pussent être entendus de personne, il y a quelque chose d’extraordinaire dans le sommeil de ta tante. On ne crie pas ainsi sans faire un rêve affreux, et on n’a pas de tels rêves sans en garder le souvenir au réveil. Tu as eu l’air de savoir ce que cela signifiait, tout à l’heure. La pensée ne t’est pas venue comme à moi qu’un voleur entrait chez ma femme ou que le feu prenait à ses rideaux. Tu étais triste, mais pas étonné le moins de monde. Il y a là quelque chose d’incompréhensible. Il faut me le dire.

— Oui, il faut vous le dire, je le sens, répondit Amédée avec effort ; mais, si je vous le dis, vous souffrirez beaucoup, et ma tante me fera des reproches qui me déchireront le cœur, la conscience, peut-être !

— Amédée, dit vivement Dutertre, il faut parler ! As-tu fait serment d’avoir un secret pour moi ? Je t’en dégage. Je suis tout ici, le père, l’ami, le maître des cœurs et des consciences, parce que je suis l’esclave dévoué au bonheur de chacun de vous. Parle vite, je le veux !

Dutertre exerçait, en effet, sur une partie de sa famille un ascendant illimité. Cet homme, la douceur, la tendresse, la débonnaireté mêmes, était né pour régner sur les âmes aimantes par la seule puissance de l’amour. Tout son secret pour l’inspirer était de le ressentir lui-même avec ardeur, et, dans les choses du cœur, il avait, avec les cœurs ardents comme le sien, une décision, une volonté, un magnétisme, si l’on peut dire ainsi, qui le rendaient aussi fort avec ceux-là qu’il était faible et même dupe vis-à-vis des cœurs glacés.

Amédée, formé du même sang, doué des mêmes instincts, reflet splendide et pur de cette âme d’élite, ne pouvait pas essayer de lui résister. Il parla, mais avec ménagement d’abord.

— Ma tante est malade, dit-il, je le crains. Ne l’avez-vous jamais craint vous-même ? Sa pâleur est-elle naturelle ?

— Oui, oui, je le crains, dit Dutertre ; mais sa pâleur… je l’ai toujours vue ainsi !

— Oui, reprit le jeune homme, vos yeux y sont habitués. Il semble que ce soit une condition de son organisation, parce que c’est, dit-on, un des prestiges de sa beauté ; mais c’est la preuve d’un refroidissement du sang qui n’est pas ordinaire à son âge, et qui, tôt ou tard, doit être le symptôme d’un dérangement dans l’équilibre physiologique. J’ai un peu étudié la médecine depuis un an, mon oncle. Je ne la sais pas, mais je la comprends, et je crois savoir mieux que les médecins de ce pays la situation de ma tante.

— Parle donc, tu me fais mourir ! Qu’a-t-elle ? Depuis quand est-elle malade ? Pourquoi me le cache-t-on ? Pourquoi m’en fait-elle mystère ? C’est donc grave ?

— Oui et non. Après mûr examen, les premiers médecins de Paris (car elle a consulté à votre insu à Paris, à son dernier voyage, il y a trois mois), les médecins de Paris lui ont déclaré, dans une consultation écrite que j’ai entre les mains…

— Montre-la moi ! s’écria Dutertre.

— Je vous la montrerai ; mais soyez certain que je ne vous trompe pas.

— Ils ont déclaré… ?

— Que ma tante n’avait aucune lésion organique ; qu’elle offrait l’apparence de la plus parfaite et de la plus saine, et même de la plus robuste constitution, mais qu’il existait chez elle une surexcitation nerveuse incompréhensible, et qu’il fallait y apporter promptement et fréquemment remède par l’emploi des calmants, des stupéfiants les plus énergiques.

— Quels sont donc ces symptômes nerveux ? Des cris ?

— Quelquefois un cri âpre et strident lui échappe au commencement de son sommeil. Ce cri, dont elle n’a pas conscience ou qu’elle ne veut pas avouer, m’a souvent fait tressaillir à l’heure où nous l’avons entendu ce soir. Et alors l’inquiétude me fait sortir de ce pavillon, qui est peut-être le seul endroit habité d’où on puisse l’entendre distinctement, et approcher de la tourelle. Toujours prêt à appeler, si quelque nouveau signe de souffrance me faisait craindre des accidents plus graves, je veille parfois des nuits entières, à portée de constater les progrès du mal dont seul j’ai arraché la confidence. Vous voyez, mon oncle, que ce n’est pas de la poésie que je fais au clair de la lune, mais une souffrance bien vive que j’éprouve et que je ne devais révéler qu’à vous.

— Pourquoi ce mystère, encore une fois ?

— Cela, je ne vous le dirai pas, mon oncle, répondit Amédée avec sa fermeté accoutumée. Il s’agit pour moi de vous faire connaître le mal et non d’en rechercher la cause. Je pourrais me tromper !

— Eh bien, ce mal ? dit Dutertre en proie à une vive anxiété.

— Il est quelquefois très-grave. Les cris échappés durant le sommeil ne sont qu’un résultat de la contrariété terrible que la malade s’impose durant le jour pour les retenir et cacher un indicible malaise, des tressaillements subits, des besoins poignants de pleurer et de sangloter. Ma tante est douée d’une volonté supérieure…

— Oui, je le sais. La volonté de tout souffrir sans se plaindre. Eh bien, elle voudrait crier, pleurer, n’est-ce pas ? Elle se contient ?

— Oui, mais elle se brise, et j’ai vu des crises qui m’ont brisé moi-même. Des étouffements soudains, des suffocations effrayantes, les lèvres bleues, les yeux sans regard, les mains glacées, roidies comme par la mort. J’ai cru dix fois qu’elle allait expirer sous mes yeux.

— Et le remède, le secours, le salut, quels sont-ils ? dit Dutertre s’armant d’une attention de sang-froid au-dessus de ses forces et ne sentant pas les larmes qui baignaient ses joues.

— Le remède est sûr mais terrible. Ce sont ces antispasmodiques dont je vous ai parlé, l’opium sous plusieurs formes. Ils font cesser les crises et même ils en retardent le retour. Mais ils n’en détruisent pas la cause, et même ils leur préparent la victoire, en affaiblissant d’autant plus l’individu. Vous avez remarqué des langueurs, des distractions que vous preniez pour des rêveries douces ou pour des préoccupations sans gravité : ce sont des accablements, des lacunes, pour ainsi dire, dans l’existence physique et morale. Ma tante se plaint et s’effraye de ces remèdes funestes. Elle s’en abstient le plus possible quand elle espèce cacher le mal qu’ils combattent ; mais, depuis que vous êtes de retour, malgré mes supplications, elle prend de l’opium tous les jours, tant elle craint de vous effrayer par un de ces accidents imprévus, et je vois qu’une de mes prévisions se réalise. Elle a crié cette nuit. L’opium arrive à perdre sa vertu. Vous savez que les remèdes les plus énergiques se neutralisent en s’assimilant à notre économie. Si elle continue, elle va être forcée d’augmenter les doses, et c’est la mort lente qu’elle fait passer ainsi dans ses veines, vous ne l’ignorez pas.

— Elle est donc perdue, mon Dieu ? s’écria Dutertre en se levant et en retombant comme foudroyé sur son siège.

— Non, mon cher oncle. Elle est jeune et forte ; elle a la volonté de vivre, car elle vous aime comme on aime Dieu. Elle ne mourra pas : Dieu ne le permettra pas !…

Et Amédée, à bout de ses propres forces, fondit en larmes à son tour.




XII


Thierray, après avoir bien rêvé à Éveline et à madame Hélyette, un peu à madame Dutertre et pas du tout à Nathalie ni à Caroline, s’éveilla assez tard dans la matinée. Gervais entra, alluma le feu que le temps pluvieux rendait agréable, sinon nécessaire, et remit en silence une lettre à Thierray. Elle était de Flavien de Saulges et ainsi conçue :

« Adieu, mon cher Thierray ; pardonne-moi de te quitter brusquement. Je reviendrai peut-être dans quelques jours. Je ne reviendrai peut-être pas du tout. Dispose du manoir de Mont-Revêche, où, Dieu merci, tu te plais, et où il m’est impossible de passer une nuit de plus. Suppose tout ce que tu voudras, que je suis fou, que je suis niais, que j’ai peur des revenants, que j’ai vu madame Hélyette. Quand je serai à Paris, quand j’aurai passé trois jours dans le monde de la réalité, les chimères qui m’assiègent seront dissipées, je n’en doute pas, et je t’écrirai, sans mauvaise honte, le secret de ma fuite. Je viens d’écrire à Puy-Verdon pour expliquer ce départ précipité : je donne pour prétexte une lettre d’affaires que j’ai trouvée ici hier au soir en rentrant. Dis comme moi, cela suffit. Présente mes regrets, mes excuses, mes amitiés, mes respects, et n’oublie pas ce que je t’ai dit en dernier lieu : épouse Éveline.

» Ton ami, Flavien. »


Thierray relut deux fois cette lettre, se leva, s’informa. Flavien était parti avant le jour avec le nouveau domestique qu’il avait retenu la veille, et qui était arrivé de grand matin avec un beau cheval et un tilbury achetés de la veille aussi. Le domestique rentra avec l’équipage au moment où Thierray prenait ces renseignements, et lui remit un second billet de Flavien :

« Je monte en diligence. Je renvoie à Mont-Revêche l’homme, la bête et la voiture dont j’ai fait acquisition hier. Je suis content de ces trois choses ; je te prie de les héberger chez nous, en mon absence, et de t’en servir le plus possible, pour que tout cela ne soit pas rouillé quand je retournerai près de toi. Les arrangements sont faits, tu n’as rien à débourser, car tout cela m’appartient avec ta permission. Tu sais que le cheval est bon à monter. À toi de cœur ! »

— C’est une manière honnête de me fournir un équipage sans qu’il m’en coûte rien, pensa Thierray, car il ne reviendra pas ! On ne part pas ainsi sans une cause grave ! Si nous n’étions en plein midi, heure à laquelle je ne crois pas du tout aux revenants, je me persuaderais qu’en effet madame Hélyette lui a montré son plus affreux visage. J’y penserai la nuit prochaine, et peut-être réussirai-je à la voir aussi. En attendant, je crois que Flavien a lancé à l’austère Nathalie une déclaration qui a été prise en mauvaise part ; ou qu’il pense encore à Léonice plus qu’il ne voulait l’avouer ; enfin que la vie d’ermite ne saurait lui convenir plus de huit jours… Ah çà ! je vais m’ennuyer ici, moi ! se dit encore Thierray en faisant d’un œil inquiet le tour de sa résidence. Je commençais à aimer Flavien… oui, je l’aimais réellement depuis hier au soir. L’excellent cœur, le généreux caractère ! J’aurais parlé avec lui de ma nouvelle passion… Mais cette passion est elle assez forte pour que je m’en entretienne tout seul, le soir, en rentrant dans mon château ? Allons, c’est ce qu’il faut voir !

Et Thierray, ayant déjeuné à la hâte, monta le beau et bon cheval que Flavien lui laissait, et reprit le chemin de Puy-Verdon, où l’on devait, ce jour-là, voir une surprise annoncée la veille par Dutertre.

Sur une des collines qui protégeaient à l’est et au nord le parc et les magnifiques jardins de Puy-Verdon, bouillonnait une source abondante, laquelle prenait son cours sur le versant opposé et allait rejoindre une petite rivière à une demi-lieue de distance, sans sortir des propriétés de Dutertre. Du côté du jardin, la colline était assez escarpée, et avait pour base des rochers d’un bel effet qui formaient en cet endroit la limite naturelle de l’enclos privilégié. Du côté par où s’épanchait la source, la pente l’entraînait en un sens contraire à cet enclos, qui ne manquait pas d’eaux vives ; mais Olympe avait souvent exprimé le regret qu’une de ces belles chutes d’eau qu’elle rencontrait dans les bois d’alentour ne réjouît pas la vue et l’ouïe plus près de sa demeure ; elle avait dit cela sans songer que ce regret serait tôt ou tard un ordre pour son mari. Dutertre avait donc résolu de mettre une cascade sous les yeux de son idole, et il avait communiqué son projet à Amédée, qui s’était fait fort de l’exécuter durant son absence.

En conséquence, un nouveau lit avait été creusé à la source, sur le versant opposé à celui qu’elle s’était naturellement choisi ; les dames de Puy-Verdon avaient vu ces travaux préparatoires sans en savoir le but : on avait parlé d’un chemin creux, puis d’une saignée pour arroser des prairies altérées sur un autre point ; enfin, un bassin, avec ses issues nécessaires, avait été établi au bas des rochers sous prétexte de citerne pour l’arrosage, et, depuis huit jours qu’on était en promenades lointaines ou en chasse, Amédée avait pu faire déblayer les derniers obstacles et laisser les eaux de la source s’amasser en réservoir provisoire, sans éveiller l’attention de sa tante et de ses cousines.

L’espèce de torpeur où madame Dutertre paraissait souvent plongée, les distractions que Thierray et Flavien causaient à Nathalie et à Éveline avaient favorisé le secret des derniers travaux, masqués, d’ailleurs, par la végétation de la colline. Benjamine seule, attentive et pénétrante dans les choses de fait, avait tout observé, tout découvert : mais elle se gardait bien de vouloir ôter à sa petite mère le plaisir d’être surprise, et à son père le plaisir de la surprendre. Elle fut donc muette comme une tombe, et ne songea même pas, plus tard, à s’en vanter, tant ce caractère d’enfant avait de solidité et de sûreté relative sous ses dehors irréfléchis et enjoués.

On partait pour le point de vue choisi par Dutertre pour son effet, lorsque Thierray arriva. Le point de vue était une éminence sur la pelouse, et, par une malice toute paternelle, Dutertre fit asseoir sa famille et ses hôtes le dos tourné à la colline. Il leur montrait l’horizon opposé et les exhortait à attendre de côté le phénomène extraordinaire qu’il leur avait promis.

Si cette surprise eût abouti vingt-quatre heures plus tôt, le brave Dutertre, dont le naturel, à la fois sérieux et enjoué, avait beaucoup de rapport avec celui de Benjamine, eût pris un triple plaisir, un plaisir d’enfant, un plaisir d’amant et un plaisir de père, à cette petite fête. Mais son âme était brisée, et il faisait des efforts puissants pour cacher à sa femme et à ses filles l’inquiétude qui le rongeait. Il avait promis à son neveu qu’il ne paraîtrait pas s’apercevoir de l’état d’Olympe ; il avait vite compris qu’il l’aggraverait en lui ôtant la consolation qu’elle goûtait à le lui cacher. Il était résolu à la soigner à son insu, à feindre de découvrir peu à peu qu’elle était souffrante, et à ne jamais lui montrer qu’il s’en effrayait sérieusement. Mais il était pâle, et sa voix, toujours si pleine et si fraîche, était sensiblement altérée. Thierray s’en aperçut. Dutertre parla légèrement d’un rhume et d’une migraine. Il affectait un gaieté expansive ; mais ses yeux ne pouvaient se détacher d’Olympe, et, à chaque mouvement qu’elle faisait, il tressaillait malgré lui, comme s’il se fût attendu à la voir tomber morte dans tout l’éclat de sa beauté, dans tout le calme de sa force.

Le temps s’était élevé, et un rayon de soleil se montra enfin, comme pour récompenser Dutertre de ses efforts. On entendait bien la pioche et la bêche résonner sur la colline ; mais on y était habitué et on n’y faisait plus attention. Tout à coup Amédée, qui avait disparu et qui se tenait auprès des ouvriers, fit entendre le signal convenu : un coup de sifflet. Dutertre répondit par un signal semblable, qui signifiait que tout le monde était à son poste, et il permit que l’on se retournât, mais en prenant le bras de sa femme, qu’il pressa contre sa poitrine, prêt à la rassurer, si l’inattendu de la scène lui causait quelque légère angoisse de surprise ou d’inquiétude. On entendait alors un mugissement sourd comme celui du vent qui s’élève, puis ce fut comme un tonnerre lointain, et enfin la masse d’eau contenue dans le réservoir, dont on venait d’enlever précipitamment la dernière digne, s’élança à travers les arbres et fit sa première chute, bruyante, fangeuse et quelque peu terrible, dans la cannelure naturelle du rocher, où l’on avait dirigé sa course. Au premier moment, cette cataracte eut assez d’impétuosité pour entraîner quelques roches et quelques jeunes arbres qui se trouvaient trop près de ses rives subitement élargies, et l’espèce de hourra triomphant et joyeux que poussèrent les cinquante ouvriers ajouta au fracas de l’irruption. Mais bientôt les eaux s’éclaircirent, se rangèrent dans leur nouveau lit et tombèrent en nappe d’argent sur les flancs lavés du rocher, pour s’enfuir en ruisseau joyeux et rapide à travers les arbres du parc et aller rejoindre leur ancien cours.

Tous les habitants du voisinage étaient accourus à l’entrée du parc pour voir cette chose merveilleuse ; tous les bergers épars dans la campagne s’étaient massés sur les hauteurs environnantes, et cette scène pittoresque eut ses spectateurs et ses applaudissements.

Dutertre avait observé attentivement sa femme ; il tenait sa main, il interrogeait son pouls sans paraître y songer.

— Si la surprise, la peur ou le plaisir lui font du mal, pensait-il, c’est une maladie toute physique.

— Et il s’effrayait moins de cette pensée que de la crainte d’une cause morale : Olympe ne tressaillit ni ne trembla. Elle n’était pas plus poltronne, pas plus petite-maîtresse que par le passé. Loin de là : elle aimait le bruit et l’émotion d’un mouvement imprévu. Ses joues s’animèrent un peu, ses yeux brillèrent, et elle se sentit agile pour courir admirer de près la cascade, dès qu’il fut possible de le faire sans danger d’être atteint par la chute de quelque pierre ou de quelque branche.

— Que cela est charmant ! quelle heureuse idée disait-elle à son mari, qui ne la quittait point.

— C’est une idée à toi, répondit-il : ne disais-tu pas, l’année dernière, qu’il ne manquait que cela ici ?

— Comment ! c’est parce que j’ai dit cela ? c’est pour moi ?

— Et pour qui donc, je te prie ?

— Ah ! tais-toi, ami, dit vivement Olympe, ou dis-moi cela plus bas !

L’émotion d’Olympe, le mouvement brusque avec lequel elle se retourna pour voir si les paroles de son mari n’avaient été entendues que d’elle seule, et l’espèce d’étouffement dissimulé par une toux affectée, furent si sensibles pour Dutertre, qu’une partie de la vérité lui fut révélée.

Cent fois, sa femme lui avait dit en souriant :

— Prends garde de me trop aimer devant tes filles ; tout le monde t’adore ici, et c’est trop juste, l’affection est jalouse. Il ne faut pas que nos chers enfants croient que tu préfères l’une de nous à aucune des autres.

Dutertre s’était habitué à l’idée de cette innocente et tendre jalousie ; il s’était habitué aussi à la respecter, à la ménager ; il croyait y être parvenu. Il s’imaginait adorer sa femme en cachette, et ce chaste mystère avait été jusqu’alors un charme de plus dans son amour. Confiant de sa nature, incapable de supposer le mal, optimiste par instinct, parce qu’il portait constamment en lui le désir et la volonté du bonheur des autres, il ne s’était jamais alarmé sérieusement des conséquences domestiques de son second mariage. Il avait cru longtemps à la bonté de ses trois filles. Peu à peu il avait vu se développer le caractère hautain et dur de l’aînée, l’indépendance fougueuse de la seconde ; il avait deviné que son bonheur, à lui, deviendrait facilement un motif d’aigreur ou un prétexte de révolte. Depuis huit jours surtout, il croyait voir et toucher du doigt ces plaies secrètes dont il n’appréciait pourtant pas encore la profondeur. Mais Olympe l’avait toujours rassuré. Niant toutes ses souffrances, toutes ses humiliations, tous ses déboires, palliant les torts d’autrui, réparant ou cachant le mal avec une persévérance et une délicatesse inouïes, elle avait réussi à rendormir son mari dans la douce quiétude dont il éprouvait le besoin. Elle espérait lui cacher toujours les sourdes angoisses de cet intérieur troublé. Depuis deux ans qu’il avait accepté la députation, il faisait d’assez longues absences pour que cette difficile entreprise n’eût pas encore échoué, et, quoique Olympe n’aimât pas le monde, elle accueillait volontiers l’entourage nombreux qui, au retour de son mari, empêchait celui-ci de voir l’abîme creusé sous la pierre même de son foyer.

Cette fois, enfin, il le pressentit, et, se retournant par le même mouvement instinctif que sa femme, il vit les yeux noirs et profonds de Nathalie attachés sur elle avec une singulière expression d’ironie et de dédain. Nathalie haïssait Olympe désormais de toute la force de l’orgueil blessé. Elle avait essayé de plaire à Flavien à sa manière, Flavien ne s’en était pas aperçu ; il n’avait vu qu’Olympe, et Nathalie avait juré de se venger, fallût-il traverser le cœur de son père pour arriver à celui de sa rivale.

Quelques instants après, pendant que la famille se mêlait aux ouvriers, et qu’on arrosait de vin et d’argent la pioche et la bêche enrubannées présentées par eux aux dames du château, Dutertre prit le bras d’Amédée et l’emmena à quelque distance, comme pour voir le nouveau cours du ruisseau.

— La cause ! la cause ! s’écria cet homme généreux et passionné, qui ne pouvait étouffer sa douleur. Tu ne m’as pas dit la cause ! Il me la faut, tu la sais ! Et moi aussi, je la sais, je crois la savoir ; mais il serait affreux, il serait terrible de se tromper ! Parle, enfant, parle, toi dont la bouche n’a jamais menti. C’est une cause morale. Le chagrin seul peut produire ce mal étrange, ce combat entre le corps et l’âme, entre la mort et la vie. Ma femme est malheureuse, ma femme est rongée par un affreux chagrin ! Son âme, droite et ardente comme la mienne, comme la nôtre, Amédée, ne peut soutenir une lutte incessante contre l’amertume et l’injustice. Ma femme a besoin d’aimer et d’être aimée. Ma femme est méconnue et haïe !

Malgré le trouble d’Amédée, malgré son propre besoin d’épanchement, malgré l’ascendant que son oncle exerçait sur lui, il refusa de répondre, et, se sentant incapable de mentir, il se renferma dans un silence impénétrable. Dutertre fut forcé d’admirer cette réserve et de la respecter.

— Oui, tu as raison, dit-il, je ne suis pas un homme, je ne suis pas un père de famille : je suis un malheureux sans courage et sans patience. Je tente la vertu, j’essaye de te faire manquer à tes devoirs. Oui, tais-toi ! je verrai par mes propres yeux, je sonderai la plaie, je la guérirai… ou je briserai les mains impies qui l’ont faite !

— Mon oncle ! mon oncle ! s’écria Amédée effrayé de la passion qui se révélait chez Dutertre, si vous soupçonnez vos filles… souvenez-vous que vous leur devez plus qu’à vous-même !

— Oui, plus qu’à moi-même, dit Dutertre, mais non pas plus qu’à cet ange de douceur et de bonté.

— Pardonnez-moi, mon oncle, reprit Amédée avec énergie, vous leur devez davantage. C’est l’âme plus que le corps qu’il faut sauver en ce monde. Olympe est en paix avec Dieu. Sa conscience ne faillira pas à ses devoirs. Si elle meurt, c’est nous qui serons à plaindre, et non pas cette intelligence divine qui retournera vers les cieux ; mais il nous restera des devoirs à remplir sur la terre, et, si votre tendresse se retire de vos filles, elles seront perdues pour le monde d’ici-bas comme pour le monde de là-haut.

Dutertre serra convulsivement la main de son neveu.

— Oui, dit-il, tu as raison, je suis un homme faible, et je reçois d’un enfant une leçon profonde et terrible. Eh bien, je l’accepte. Dieu est dans l’âme des enfants purs et parle par leur bouche. Oui, je me sacrifierai, et le devoir gouvernera la passion, même la plus sainte et la plus sacrée qu’il y ait au monde. Si on tue dans mes bras l’objet de mon culte, je l’ensevelirai dans mon cœur sous mes propres ruines, mais je cacherai le crime et ne le punirai pas.

En proie à une violente exaltation, Dutertre s’éloigna, erra seul quelques instants au fond du parc et revint calme et maître de lui-même.

Cependant Thierray poursuivait son expérience fiévreuse auprès d’Éveline. On sait qu’il s’agissait pour lui, ce jour-là, de savoir si elle le charmait assez pour qu’il pût vivre le soir avec sa pensée dans la solitude de Mont-Revêche. Thierray vivait encore par l’imagination au jour le jour. Certes, il n’avait pu braver impunément, depuis une semaine, le feu des coquetteries d’une fille charmante, bizarre, audacieuse, spirituelle et chaste, en dépit de la liberté parfois choquante de ses allures d’esprit et de conduite. Mais Thierray avait toujours eu l’ambition d’aimer, et la fantasque Éveline n’éprouvant pas encore ce besoin, ne cherchait qu’à l’éblouir. Il lui savait gré, à coup sûr, de toute la peine qu’elle se donnait pour cela, car il était trop expérimenté pour se piquer ou s’alarmer de ces brusqueries affectées et des transitions impertinentes au moyen desquelles elle soufflait le froid et le chaud sur ses espérances. La pauvre enfant était une coquette bien naïve auprès de celles que Thierray avait connues dans un certain monde, et l’impuissance de ses efforts pour ressembler à une âme dépravée était, à son insu, le plus grand, le seul véritable attrait qu’elle eût aux yeux de sa prétendue victime.

Mais tout cela, après avoir été charmant pendant une heure ou deux, devenait une fatigue pour un homme très-fin, blasé sur bien des choses, et avide seulement d’amour vrai et rassurant. Thierray avait probablement rencontré cet amour vrai, et peut-être plus d’une fois dans sa vie ; mais il n’avait pas su l’apprécier, ou plutôt il ne s’était pas soucié alors d’un bonheur sérieux et tranquille. Son imagination, son ambition, l’inquiétude et la curiosité de sa jeunesse, avaient eu d’autres besoins, de faux besoins à satisfaire ; mais il se faisait tard dans cette existence isolée et difficile. Thierray sentait son cœur s’impatienter d’être négligé trop longtemps par son propre esprit. L’esprit, c’était toujours la même chose. Le cœur promettait et demandait à la fois quelque chose d’inconnu et de réconfortant.

Si bien qu’Éveline l’ennuya tout à coup, et que, pour se soustraire à ces incessantes taquineries, il lui fit deux ou trois réponses assez mordantes, quasi brutales.

Dutertre les entendit ; lui qui, peut-être trop préoccupé par son amour pour Olympe, ou trop porté à l’extrême indulgence dans ses relations domestiques, n’avait pas coutume de surveiller l’attitude de ses filles avec rigidité, il se sentit disposé, ce jour-là, à tout voir, à tout peser, à tout juger, non plus à travers le prisme de ses douces illusions paternelles, mais à travers la notion plus lucide et moins riante de ses devoirs.

Il écouta sans paraître écouter ; il regarda sans paraître regarder. Il entendit Éveline redoubler de hardiesse dans ses attaques insensées ; il la vit suivre et guetter Thierray comme une proie qui lui résistait du bec et de l’ongle. Il en fut affligé et humilié, et, au moment où Éveline montait à sa chambre pour faire l’éblouissante toilette quotidienne du dîner, il lui prit le bras et la suivit, résolu d’avoir avec elle une sérieuse explication pour la première fois de sa vie.




XIII


Il est des situations fatales où, longtemps arrêté sans méfiance au bord d’un précipice, on met enfin le pied sur un sable fin qui semblait n’attendre que l’occasion de s’écrouler et devons entraîner dans sa chute ; des jours malheureux où, en croyant tout réparer, tout étayer autour de soi, on fait tout écrouler sur sa tête. Dutertre était dans un de ces jours néfastes et sur une de ces pentes irrésistibles ; au premier effort qu’il allait tenter pour tout sauver, il allait tout voir se dissoudre autour de lui.

Éveline, étonnée de l’air solennel de son père, et préoccupée des impertinences froides de Thierray (elle n’avait pas eu le dernier, comme on dit aux petits jeux), se sentit saisie de méfiance et d’humeur dès la première parole.

— Ce que me disait M. Thierray ? répondit-elle ; à quoi cela avait rapport ? Vraiment, je n’en sais plus rien déjà, cher père, et je ne conçois pas que cela vous occupe.

— Pardonne-moi, ma fille, reprit Dutertre, il est fort naturel que je m’occupe du soin de ta dignité, et il m’a semblé que M. Thierray n’en tenait pas assez de compte.

— C’est possible, père : ce bel esprit a trop d’esprit, et il en abuse. Mais je ne m’en inquiète guère, et je sais le remettre à sa place.

— Éveline, mon enfant, ces paroles que tu dis blessent un peu mon oreille.

— Ah ! fit Éveline avec une légère teinte d’impertinence et en commençant à détacher ses magnifiques cheveux blonds devant son miroir ; car, dans son dépit, elle n’oubliait pas qu’elle n’avait qu’une heure pour les recherches accoutumées de sa parure.

— Oui, ma fille, écoutez-moi, dit Dutertre un peu sévère ; relevez vos cheveux et asseyez-vous près de moi. C’est votre ami le plus sérieux, c’est votre père qui vous parle.

— Ah ! mon Dieu ! c’est un sermon ! dit Éveline avec une humeur marquée. Mon cher petit père va me gronder comme une morveuse ! Qu’ai-je donc fait pour changer ainsi son charmant caractère, et que se passe-t-il aujourd’hui entre nous ?

Et, passant de l’impatience à la câlinerie avec sa mobilité et sa souplesse accoutumées, Éveline embrassa et caressa son père, autant pour le désarmer que pour se débarrasser d’une explication embarrassante.

Dutertre accueillit ses chatteries avec sa bonté ordinaire, mais sans enjouement.

— Ma bonne Éveline, dit-il, je n’aime pas plus à faire des remontrances que tu n’aimes à les entendre. Je ne t’en ai pas accablée jusqu’à cette heure.

— C’est à cause de cela que je ne comprends rien à celle-ci, reprit Éveline croyant avoir repris le dessus. Ayant été fort gâtée peut-être, jamais blâmée et pas du tout surveillée, je m’étais arrogé le droit de me croire parfaite, et voilà que vous voulez me déranger dans mes illusions sur moi-même ! Voyons, papa, c’est cruel. Je suis habituée à vos épigrammes, car vous êtes fort taquin, aussi, vous ! Mais je les prends en bonne part, au lieu que vos remontrances… Vraiment, je ne sais pas de quelle couleur elles peuvent être, et j’ai peur de n’y rien comprendre du tout.

— Éveline, voilà bien des paroles pour ne pas m’écouter. Écouter serait pourtant le seul moyen de comprendre, et je ne parlerai pas de choses bien mystérieuses. Tu es trop libre et trop irréfléchie, ma fille, je te l’ai dit mille fois en riant, je te le dis pour la première fois avec tristesse.

— Comment ! mon père, vous voilà triste parce que je suis gaie ? Je crois rêver ! Quel malheur va donc m’atteindre ? quelle menace pèse donc sur moi ? Je croyais que mon bonheur vous rendait heureux ; j’étais habituée à voir toutes mes folies vous plaire, tous mes enfantillages vous réjouir, et vous voilà avec un front rembruni et un œil presque dur ! Est-ce ma faute, à moi, si M. Thierray est un fat, et puis-je l’empêcher de me dire des impertinences de mauvais goût ?

— Ma chère Éveline, si Thierray était un fat et un impertinent de mauvais goût, je serais fort coupable de l’avoir introduit dans ma famille ; je ne me le pardonnerais pas, croyez-le bien : mais, comme je le connais, au contraire, pour un homme d’esprit, de jugement et de très-bonne compagnie, je dois croire que vous le faites manquer à ses instincts et à ses habitudes par des provocations très-innocentes, je le sais, mais parfois hors de sens et de mesure. J’ai entendu tout à l’heure, sans le vouloir, sans y songer, des fragments de dialogue entre vous, qui m’ont fait monter le rouge au visage, non pas qu’il manquassent de décence dans les idées ou dans les expressions, mais parce qu’ils accusaient en vous une volonté insensée de vous emparer du cœur de ce jeune homme, tandis qu’il affectait de vous montrer que son cœur était fort capable de vous résister. C’est là une situation humiliante pour une femme, et j’aurais cru que vous aviez plus de fierté.

— Ainsi, je manque de fierté ! dit Éveline pourpre de colère et de honte. Je m’abaisse à faire la cour à un homme qui ne veut pas de moi ! Je rampe à ses pieds, je l’implore, je le provoque ! Voilà ce que je fais, ou du moins ce que mon père pense de ma conduite !

Et la jeune fille orgueilleuse et violente fondit en larmes, retira brusquement sa main de celle de son père, et marcha dans la chambre avec agitation.

— Je suis fâché de vous trouver plus irritée que reconnaissante envers moi, dit Dutertre ; croyez pourtant qu’il m’en coûte beaucoup de vous blesser ainsi, et que le calme où vous me voyez me fait plus de mal que l’exaltation où vous êtes.

— Mon père, s’écria Éveline en accourant à lui et en l’embrassant, ne me traitez pas de la sorte ! Si vous vous mettiez à me gronder, j’en deviendrais folle ; si vous vous mettiez à me haïr, j’en mourrais. Je vous le dis encore, je ne suis pas habituée à votre courroux, à votre froideur envers moi. Je suis un enfant gâté, un enfant qui ne sait pas souffrir, ne me tuez pas !

Et l’étrange fille, en proie à une véritable douleur, mais sans repentir aucun, pleurait avec véhémence et se regardait comme une victime.

Dutertre, touché de tant de sensibilité, mais surpris et effrayé de découvrir si peu de conscience dans ce caractère incomplet, tâcha de s’y prendre par un raisonnement des plus simples et pour ainsi dire terre à terre.

— Écoute, folle enfant, lui dit-il, je ne te gronde pas, je ne veux pas t’humilier ; je veux t’éclairer et te préserver justement de l’humiliation dont l’idée t’est si pénible. Parle-moi franchement : aimes-tu ce jeune homme ?

— Moi ? Pas du tout, Dieu merci ! s’écria Éveline, furieuse contre Thierray pour lui avoir attiré cette scène.

— Eh bien, tant pis ! répondit Dutertre ; car il a du mérite, un nom honorable dans les arts, du talent, une grande délicatesse de sentiments et une véritable élévation d’idées et de caractère.

— Vous croyez ? dit Éveline, à qui cet éloge de Thierray ne déplut pas. Je ne sais pas tout cela, moi ; je ne l’ai pas examiné à ce point.

— Mais, moi, reprit Dutertre, je devais l’examiner, et je l’ai fait. Je devais prendre sur lui des informations minutieuses et sûres ; enfin, avant de l’introduire chez moi, je devais m’assurer que c’était un homme d’honneur, que personne au monde n’avait le droit de faire rougir. C’est là le premier point, le point essentiel dans la société. Quant aux détails, je ne me crois point infaillible dans l’observation, et je ne crois, pas non plus que Thierray soit sans défauts ; mais, comme je n’ai jamais pensé qu’il existât sur la terre un seul homme à l’abri de tout travers et de toute imperfection, j’ai jugé que, dans le cas où le spectacle de notre heureuse famille le ferait penser au mariage, et dans le cas où une de mes filles apprécierait ses qualités, Thierray serait un des hommes avec lesquels on a d’aussi bonnes chances que possible pour un avenir à deux.

— Ainsi, mon père, dit Éveline, c’est un prétendant que vous nous avez amené là ?

— Non, ma fille ; c’est vous qui en avez fait un prétendant peut-être, par l’attention que vous lui avez accordée ; moi, je l’ignore. Je ne choisis pas pour vous ; je n’ai jamais formé, je ne formerai jamais de projet qui pourrait blesser vos inclinations et vous enlever votre initiative. Dans cette société, très-difficile à traverser, parce qu’elle est à la fois très-exigeante et très-corrompue, j’ai cherché à vous ouvrir une voie aussi douce et aussi sûre que possible, en vous laissant, à toutes trois, sur le point capital du mariage, une grande liberté de choix. Mais ce respect de vos droits les plus délicats, cette confiance dans votre jugement, ne devaient pas me rendre aveugle et téméraire. Je ne devais pas vous lancer sans réflexion dans un monde plein de hasards et de dangers, parce qu’il est plein de vices fardés et d’apparences menteuses. Je devais faire ce que j’ai fait : vous tenir dans une retraite agréable, où je ne laisserais pénétrer que des hommes sûrs, incapables de vous tromper, de vous rechercher lâchement pour vos richesses, et où vous seriez libres de choisir, non pas dans une foule d’aspirants, mais parmi un petit nombre aussi bien épuré qu’il m’était possible de le faire. Là s’est borné mon rôle ; et je ne sais pas ce que, dans ma situation vis-à-vis de vous, j’eusse pu faire de plus pour concilier la tendresse avec la prudence, mon besoin de vous voir heureuses avec mon devoir de vous faire respecter.

— Je comprends tout cela, mon père, dit Éveline, qui avait écouté avec assez d’attention, et je suis fâchée que vous ne m’ayez pas jugée plus tôt assez raisonnable pour l’entendre. Je vous confesse que nous avons eu parfois du dépit, Nathalie et moi, de nous voir ainsi reléguées à la campagne et de n’aller à Paris qu’à de rares et courtes occasions, comme de petites filles de province qui vont embrasser leur papa, acheter des robes neuves et voir la girafe au Jardin des Plantes. Mais nous avions tort, je le reconnais, puisque nous n’étions pas les victimes oubliées de vos préoccupations industrielles et politiques, mais bien les victimes privilégiées de votre sollicitude et de votre prudence paternelles.

— Tu ne t’en crois pas moins une victime, ma chère enfant, car tu maintiens le mot.

— Passons, mon papa. L’année est longue, il y a des jours de pluie où l’on s’ennuie à la campagne malgré qu’on en ait ; et puis on ne croit pas toujours, pour se résigner, à ces dangers du monde qu’on ne connaît pas. Mais revenons à votre M. Thierray. Nous sommes libres de faire attention à lui si bon nous semble ; voilà votre conclusion, quant à lui. Mais, quant à moi, je comprends moins qu’auparavant la leçon un peu dure que vous m’avez donnée. Si je suis libre de l’aimer, je suis libre de vouloir m’en faire aimer, et la manière dont je m’y prendrai, bonne ou mauvaise, hardie ou timide, savante ou maladroite, ne regarde que moi.

— Et je serai indiscret et déplacé, moi, ton père, si je te dis que tu prends la mauvaise voie et que tu compromets ton bonheur futur par un système faux et fâcheux ?

— Permettez, papa, dit Éveline redevenue folâtre et railleuse, vous avez tous les droits possibles comme excellent père, et, de plus, vous êtes compétent comme homme à succès dans le monde ; mais…

— Qu’est-ce que cela, Éveline ? dit Dutertre étonné et mécontent ; quelle est la portée de semblables expressions dans votre bouche, et quand c’est à votre père qu’elles s’adressent ? Que savez-vous de ma vie dans le monde ? et qui vous a appris ce que peut être l’animal ridicule désigné par vous sous le titre d’homme à succès ?

— Mon Dieu ! papa, si vous vous fâchez pour un mot, il ne faut plus que je vous réponde. Voyons, c’est donc une impertinence que j’ai dans l’esprit, quand je me représente mon père tel qu’il est, c’est-à-dire un homme de quarante-deux ans, qui n’a pas un cheveu blanc, pas une ride au front, pas une dent de moins ; la santé, la force de la première jeunesse, une beauté idéale, une âme enthousiaste, des manières charmantes : enfin un type si parfait, si attrayant, qu’il fait tort à tous les adorateurs de ses filles ?

— Je crois, Dieu me pardonne, dit Dutertre avec un sourire triste, que tu es coquette, c’est-à-dire flagorneuse et moqueuse, même avec ton père !

— Allons, allons, papa, ne le prenez pas ainsi. Quand ma bonne Grondette parle de vous, elle dit que, lors de votre premier mariage, vous étiez le plus charmant, le plus aimable enfant qu’elle eût rencontré, et qu’à présent, vous êtes encore le plus beau et le plus brave homme qu’elle ait jamais connu : et Grondette a raison : notre jeune mère, la plus belle et la plus jolie femme de France peut-être, n’est-elle pas, d’ailleurs, là pour attester à tous les yeux que vous êtes plus capable d’inspirer l’amour que pas un des freluquets sur lesquels vous nous permettez de faire main basse ? Donc, je maintiens que vous êtes un homme à succès.

— Encore ? dit Dutertre haussant les épaules. Il se sentait presque offensé de ces adulations hypocrites, où perçait je ne sais quel esprit de critique et, partant, de révolte.

— Oui, dit Éveline toujours audacieuse, vous connaissez encore l’amour, vous l’éprouvez, vous l’inspirez, parce que vous êtes jeune et beau, et vous paraissez aussi compétent que possible pour nous donner une théorie sur l’art de se faire aimer. Mais, quelque versé que vous soyez dans cet art, laissez-moi vous dire qu’il n’y a pas de système applicable à tout le monde, et que chacun doit trouver celui qui lui est propre. Laissez-moi chercher ou expérimenter le mien sur Thierray, in animâ vili, que vous importe ?

In animâ vili ? C’est Nathalie qui t’apprend ce latin-là ! Voilà bien du mépris pour ce pauvre Thierray, et il ne mérite certes pas d’être traité comme l’esclave sur qui on essaye l’effet de certains poisons. S’il en est ainsi, ma fille, comme je ne suis pas chargé de vous fournir de pareils sujets, et que Thierray, peu habitué à remplir un pareil office, pourrait bien oublier son savoir-vivre, et s’échapper malgré lui jusqu’à vous donner quelque dure leçon dont je ne pourrais être le témoin impartial, je vais le congédier doucement sous quelque prétexte, ou plutôt vous envoyer faire un petit voyage de santé chez une de vos tantes, jusqu’à ce que votre victime se soit éloignée d’elle-même.

Et Dutertre se leva, craignant sa faiblesse, et voulant laisser Éveline sur cette petite anxiété.

Mais Éveline le retint, et, recommençant ses pleurs, elle se plaignit, sans suite et sans raison, d’être humiliée, traitée comme une enfant, menacée d’une pénitence et déshéritée de la douce indulgence, par conséquent de la tendresse de son père. L’heure s’écoulait. Éveline n’était pas habillée, ses beaux cheveux tombaient en désordre sur ses épaules, ses yeux étaient gonflés, ses joues enflammées par les larmes ; elle sentait que la cloche du dîner allait sonner, et l’humiliation de paraître abattue et comme vaincue devant Thierray, la crainte qu’il ne devinât ce qui s’était passé l’exaspérait tellement, qu’elle eut presque une attaque de nerfs.

Au bruit de ses sanglots, Nathalie, qui, de la chambre voisine, écoutait cette scène depuis le commencement, entra comme surprise et effrayée, et affecta de prodiguer à sa sœur des soins qui n’étaient pas indispensables, et qui, certes, eussent été moins empressés en toute autre circonstance.

La présence de Nathalie, devant qui elle était doublement humiliée, rendit cependant à Éveline toute sa fierté d’emprunt. Bonne mais irascible, aimante mais déraisonnable, Éveline chercha un appui dans cet inévitable témoin de sa honte enfantine.

— Oui, répondit-elle aux hypocrites questions de la muse de Puy-Verdon, mon père me gronde ; mon père me raille ; il blesse mon amour-propre avec le sang-froid d’une mortelle indifférence. Tu avais raison, Nathalie, notre père ne nous connaît plus, il ne nous aime plus !

— Taisez-vous, malheureuse enfant ! s’écria Dutertre, qui sentit le vertige et vit le bord de l’abîme dans le sourire amer de Nathalie : que Dieu vous pardonne un tel blasphème, si vous n’êtes pas folle !

Nathalie eut, pour envenimer le mal, des airs d’une douceur terrible et des à-propos d’une mortelle conciliation.

— Eh ! non, mon père, dit-elle, ce n’est pas vous que nous accusons ! Éveline accepterait tout de vous seul ! mais, si elle a été mal élevée, si elle n’a pas été élevée du tout, ce n’est pas sa faute. La pauvre enfant est susceptible… Tenez, elle en souffre beaucoup, et elle croit que vous ne voulez plus rien faire pour la calmer et la consoler ; mais elle se trompe, n’est-ce pas, mon père ? vous nous aimez toujours, et personne ne nous enlèvera votre amour et votre protection ?

— Nathalie, dit Dutertre, pâle et le cœur serré, je ne te comprends pas !

— Pardon, mon père, vous me comprenez. Nous ne sommes pas aimées de tout le monde ici ! C’est bien naturel, nous ne saurions nous en plaindre. Mais songez que nous ne sommes pas bien coupables d’avoir les défauts de notre âge et de notre isolement. Nous manquons de frein habituel, et il en faut peut-être un à la jeunesse ; mais il le faut légitime, et une belle-mère n’est pour nous qu’une étrangère dont nous n’avons pas voulu subir la contrainte. Nous n’avons pas eu souvent le bonheur de vivre sous vos yeux, et quelque bien élevée, quelque convenable que soit madame Olympe à notre égard, son âge ne comporte pas l’autorité. Passez-nous donc nos travers, ayez patience avec nous, puisque nous avons si peu de temps dans l’année pour jouir de votre présence, et songez qu’il nous faut quelque courage, à nous aussi, pour accepter notre situation.

— De quoi donc vous plaignez-vous, mes filles ? dit Dutertre avec une force douloureuse. Où sont les souffrances, les malheurs de votre destinée ? Êtes-vous opprimées, persécutées par ma femme ? Dites, dites ! Si vous avez des sujets de plainte, je les écouterai, ici, tout de suite ; je les vérifierai, et je vous ferai justice dans le secret d’un tribunal de famille. Mais je ne veux plus d’insinuations, plus de réticences ; elles me tuent ! Parlez, mais parlez sans détour, vite, et avec le courage de la franchise.

Nathalie ne s’attendait pas à voir son père aborder la question avec cette netteté d’intention. Ne comprenant pas la grandeur et la pureté de son amour pour Olympe, elle croyait, à le voir éviter délicatement jusqu’à ce jour tout motif de rivalité domestique, qu’il rougissait de cet amour comme d’une faiblesse, et qu’il lui serait facile de le placer ainsi vis-à-vis d’elle sur un pied d’infériorité. En le trouvant ferme et résolu, elle battit en retraite, observa que la cloche du dîner sonnait, que ce n’était pas le moment d’une explication, et que, d’ailleurs, elle reculerait toujours devant la crainte de blesser et d’affliger son père.

— Vous pouvez m’affliger, dit Dutertre, si votre cœur est injuste ; me blesser, je vous en défie. Je ne comprends pas ce que l’amour-propre aurait à faire ici. Vous vous expliquerez ce soir, toutes les deux, quand nous serons seuls. Je ne veux pas m’endormir une nuit de plus sur le malentendu qui règne entre nous. Relevez vite vos cheveux, Éveline, et descendez. Vous, Nathalie, suivez-moi.

Nathalie, pour ne pas obéir et pour ne pas résister, passa la première, descendit d’un pas ferme, et alla s’asseoir à table avec un visage froid.

Éveline se récria sur l’impossibilité de se montrer dans le négligé et dans le trouble où elle se trouvait.

— Eh bien, répondit Dutertre, restez ; je dirai que vous avez un peu de migraine. Mais vous vous calmerez et vous descendrez dans une heure. Je l’exige.

Il descendit à son tour, mais il lui fallut toutes les forces de sa volonté et de son organisation pour cacher sa souffrance intérieure. Olympe n’y fut pas trompée. Elle regarda Amédée avec inquiétude comme pour l’interroger. Un pressentiment sinistre s’empara d’elle en voyant que son neveu évitait ses regards et que son mari souriait avec effort. Elle s’effraya davantage quand elle apprit ; qu’Éveline était souffrante ; mais, habituée à concentrer toutes ses pensées, toutes ses émotions, elle parut ne pas se douter que le moment terrible était venu et que la glace, sinon encore rompue, venait du moins de craquer sous ses pieds.

Éveline, restée seule, ruminant sa colère, s’apprêtait à déchirer quelque robe ou à casser quelque porcelaine pour se soulager, lorsque Caroline vint la trouver.

— Voyons, qu’est-ce qu’il y a, petite sœur ? dit l’enfant, chez qui les doux et patients instincts de la maternité semblaient être une prédominance de l’âme ; nous avons pleuré ; nous boudons, parce que nous avons gâté nos yeux bleus ! Allons, de l’eau fraîche, et cela passera vite.

— Laisse-moi, Benjamine, dit l’autre en la repoussant, je ne suis pas en train de rire.

— C’est bon ! c’est bon ! répondit la petite sans se troubler, nous connaissons ça : tu t’es mise en colère parce que ton chignon ne tenait pas, ou parce que le fichu que tu veux est, comme de coutume, le seul qui ne soit pas prêt. Voyons, quel chiffon est-ce qu’il te faut ? Je vais le repasser, s’il ne l’est pas. J’ai toujours des fers dans ma chambre, et ce sera fait en un tour de main, sans que Grondette s’en doute.

— Sotte que tu es ! reprit Éveline. Il s’agit bien de chiffons ! papa vient de me faire une scène.

— Oh ! je le crois bien ! dit la Benjamine en riant, il est si méchant, ce papa que nous avons ! C’est un homme terrible ! Je parie qu’il t’a battue ! Pauvre sœur ! faut-il pleurer avec toi, ou aller battre ce méchant père qui fait pleurer son petit lion crépu ?

— Tu m’impatientes, tu m’ennuies ! s’écria Éveline. Va-t’en, grande niaise ! Que viens-tu faire ici ? On dîne sans toi, et je parie qu’on te fait chercher partout !

— Oh ! que non pas, dit Caroline. J’ai bien le temps de dîner ! J’ai demandé à notre mère la permission de venir t’habiller, et me voilà.

— Notre mère ! dit Éveline avec amertume.

Caroline, qui en comprenait peut-être plus qu’elle ne voulait le laisser croire, et qui avait l’admirable bon sens de repousser toutes les explications dangereuses ou pénibles, ne parut pas entendre cette exclamation, et, sans rien dire, commença à relever d’une main adroite et légère les beaux cheveux d’Éveline, après avoir renvoyé la femme de chambre curieuse qui se présentait pour remplir cet office, et Grondette, qui venait s’inquiéter de la migraine de sa diablesse ; c’est ainsi que la vieille villageoise appelait familièrement Éveline qu’elle avait nourrie.

Éveline, nonchalante et préoccupée, se laissa coiffer et habiller par sa jeune sœur, qui, toujours babillant, se répondant à elle-même quand Éveline ne daignait pas lui répondre, et disant des riens comme un oiseau qui gazouille, réussit à endormir son dépit et à la ramener à l’admiration d’elle-même.

— À présent, lui dit-elle après l’avoir menée devant son miroir, où Éveline donna machinalement le point lumineux à son image, en attachant certain bijou et en rajustant certain nœud, nous allons respirer un peu notre flacon, et puis nous allons sourire, embrasser cette sotte de Benjamine et descendre au dessert. C’est encore un beau moment pour faire une entrée ! Tout le monde est gai, papa cause, maman sourit. Éveline paraît, on lui demande de ses nouvelles. Elle donne un bon baiser à maman, et puis à papa ; elle dit qu’elle est mieux, elle va s’asseoir avec beaucoup de grâce, elle mange un peu, elle rit un peu, elle a beaucoup de succès, et tout le monde est content.

— Qu’il faut de patience pour te supporter, Benjamine ! Dis-moi, tu seras donc toujours idiote ? Songes-tu que tu as seize ans et qu’on va peut-être te parler bientôt de mariage ?

— Oh ! moi, je n’aime pas cela, le mariage ! dit Benjamine. C’est bon pour vous qui êtes de grandes princesses. Mais, moi, je ne veux pas quitter ma mère, jamais, entends-tu bien ?

— Tu l’aimes donc bien ? dit Éveline. Allons, jusqu’à la Cendrillon qui l’aime plus que nous !

— Pour une fille d’esprit, vous dites des bêtises, répliqua la petite en s’agenouillant devant elle pour lui lacer ses bottines de satin noir. Vous faites tout votre possible pour vous rendre haïssable, et votre grand dépit vient de ce que vous ne pouvez pas empêcher qu’on ne vous adore malgré tout.

— Pauvre Cendrillon ! dit Éveline en attirant la tête brune de l’enfant sur ses genoux et en caressant ses cheveux flottants, naturellement bouclés comme ceux de son père. Tu seras heureuse, toi ! parce que tu es bête comme une oie et bonne comme un ange.

— Bah ! je ne suis peut-être pas si bête que tu crois, répondit Caroline en se relevant avec la légèreté d’un oiseau.

Elle fit rapidement un peu d’ordre dans la chambre pour épargner ce soin à Grondette ; puis elle prit sa sœur sous le bras et la força à descendre en courant et en sautant dans les grands escaliers en spirales adoucies du château. Un chat qu’elles éveillèrent en sursaut fit un bond fantastique en fuyant devant elles : ce fut pour Benjamine l’occasion d’un immense éclat de rire, et sa dolente sœur, entraînée par la contagion de ce rire frais et sonore qui était chez Caroline comme l’hymne harmonieux de la virginité de l’âme, se présenta devant ses parents et devant Thierray avec le visage animé d’un naïf et cordial enjouement. Le front de Dutertre s’éclaircit. Olympe respira. Amédée remercia Éveline d’un regard amical, Thierray se demanda quelle pluie ou quelle rosée avait assoupli ces traits si beaux, dilaté ces yeux si brillants, et la trouva plus charmante qu’elle ne lui avait encore semblé. Nathalie éprouva pour la versatilité du caractère de sa sœur un profond dédain.

— Tu vois bien, mère ! murmurait la Cendrillon à l’oreille d’Olympe : quand je te disais que je la ramènerais bien belle et bien gaie !




XIV


Thierray fut positivement amoureux d’Éveline au dessert. Elle avait une expression qu’il ne lui avait jamais vue, quelque chose d’accablé et de souffrant qui voilait la hardiesse habituelle de son regard. Éveline, de son côté, pensait à l’éloge que son père lui avait fait de Thierray, et, bien que, par esprit de contradiction, elle fût d’autant plus disposée à le dénigrer tout haut, elle était flattée, dans le secret de son amour-propre, d’avoir un homme de quelque mérite à ses pieds. Elle connaissait le jugement et la pénétration de son père. Elle savait que, si sa bienveillance et sa générosité étaient immenses, son estime et sa confiance n’avaient rien de banal ou d’aveugle.

Elle résolut donc d’enflammer tout à fait Thierray. Mais comment s’y prendre ? Sensible à la critique plus qu’au reproche, pour rien au monde elle n’eût voulu mériter une seconde fois les remarques désobligeantes, selon elle, que son père avait osé se permettre. Il fallait donc occuper et tourmenter Thierray sans qu’il y parût.

— Tiens ! pensa-t-elle, je n’ai pas encore essayé de le rendre jaloux ; c’est pourtant bien simple. Est-ce que mon petit cousin n’est pas là pour me servir au moins à cet usage ?

La pluie avait recommencé ; d’ailleurs, les jours devenaient courts. On passa du dîner au salon.

Éveline, gracieuse avec son père, presque doucereuse avec Olympe, enjouée avec Benjamine, fut tendre avec Amédée. Affectant ou éprouvant un surcroît de migraine, elle s’assit nonchalamment dans un coin, lui demanda de mettre un coussin sous ses pieds, de lui aller chercher son flacon, d’éloigner d’elle la corbeille de fleurs, de lui verser quelques gouttes d’éther sur le front, et, quand elle l’eut accaparé par l’obligation de lui rendre tous ces petits soins, affectant de le tutoyer bien haut, de lui parler fraternellement, de l’appeler son bon Amédée, le plus attentionné et le plus infatigable des amis, elle le retint près d’elle une heure entière, dans une sorte de tête-à-tête, à lui parler à voix basse, à lui dire des riens qu’elle eût pu fort bien lui dire tout haut, enfin à se poser en petite malade bien douce, bien tendre pour les siens, et particulièrement pour cet ami d’enfance, ce véritable ami de cœur auprès duquel les amis de rencontre et les serviteurs d’occasion comme Thierray ne devaient pas songer à briller, à moins qu’ils ne se donnassent beaucoup plus de soins et de peines que Thierray n’en avait pris jusqu’alors.

Thierray vit ce nouveau manège et ne le devina qu’à moitié. En faisant le don Juan avec Flavien, il plaisantait presque toujours et se fardait quelquefois. Au fond, il avait la dose très-convenable de modestie et de méfiance de soi dont tout homme d’esprit est pourvu.

— Il se peut bien, pensa-t-il, qu’elle veuille m’inquiéter ou m’éprouver ; mais il se peut fort bien aussi que je n’aie servi depuis huit jours qu’à inquiéter ou à éprouver M. Amédée. Il est charmant ; il lui est peut-être destiné en mariage : il est sans doute fort amoureux d’elle. Allons, probablement j’ai donné lieu à un rapprochement et j’assiste à une réconciliation. Occupons-nous de Nathalie, pour lui prouver que nous savons vivre et prendre les choses du bon côté.

Il s’approcha d’Olympe et de Dutertre, qui étaient en ce moment assis l’un près de l’autre, et, s’adressant à tous deux :

— Je voudrais, dit-il, faire très-secrètement, et sans que vous en sachiez rien, une prière à mademoiselle Nathalie. Je sais qu’elle fait de très-beaux vers, et je meurs d’envie d’en entendre quelques-uns. Si elle veut seulement m’en dire quatre, je lui en ferai quatre cents qu’elle ne sera pas obligée de lire ni d’entendre, et ainsi nous serons quittes.

Tout cela avait été dit assez distinctement pour être entendu de Nathalie, qui était proche, et qui cependant ne bougea pas et feignit de ne pas entendre.

— Nathalie fait de très-beaux vers, en effet, répondit madame Dutertre ; mais elle les garde si mystérieusement, que vous ferez un miracle si vous pouvez lui en arracher quatre. Pour ma part, je souhaite bien que vous réussissiez, si je peux profiter de l’occasion pour les entendre. Mais pourtant, si elle veut ne les dire qu’à vous, nous serons discrets et nous n’écouterons pas.

— Je vois, dit Nathalie en se levant et en s’approchant de la table où travaillait madame Dutertre, que M. Thierray meurt d’envie de nous dire quatre cents vers, et que vous mourez d’envie de les entendre. S’il n’en faut que quatre de ma façon pour vous procurer à tous deux cette satisfaction, je consens à les faire ; mais donnez-moi des bouts rimes à remplir, car je ne me rappelle absolument rien dans ce moment-ci.

C’était la manière la plus naturelle et la plus modeste de s’en tirer. M. Dutertre, toujours prêt à encourager les rares moments de bienveillance de Nathalie, offrit de donner quatre rimes, d’en demander quatre autres à Olympe, et de faire compléter la douzaine par Thierray.

— Ce n’est pas tout, dit Nathalie, il faut m’indiquer le sujet ; libre à moi de le traiter sérieusement ou légèrement.

Éveline ouvrit l’oreille et crut que Thierray allait proposer quelque sujet qui eût rapport à elle. Il n’en fut rien. Thierray, qui n’avait pas plus envie de la flatter que de prendre au sérieux le talent de Nathalie, proposa un parallèle entre le Crésus antique et le moderne Crésus, le groom de Puy-Verdon. Nathalie fit très-rapidement des vers spirituels, plus malins qu’enjoués, mais très-adroitement adaptés aux rimes, Thierray lui en fit compliment, reprit les mêmes rimes, le même sujet, et lui fit douze vers qui rivalisaient de savoir-faire avec les siens. Madame Dutertre proposa un sujet plus élevé pour faire briller le talent sérieux de Nathalie, et vainquit, avec une douce persistance, la prétendue paresse de sa belle-fille, qui se tira fort bien d’affaire, et, plus sensible qu’elle ne voulait l’avouer à ce petit succès, finit par se laisser arracher quelques-unes de ses meilleures pièces. Thierray les trouva ce qu’elle étaient : le produit de l’intelligence froide ; mais il pouvait, sans mentir, en louer la forme, qui ne manquait ni d’ampleur ni de science. Dutertre, voyant ou croyant sa fille mieux disposée pour sa femme, ramena les choses à leur point de départ, dans le désir d’un commun enjouement. Thierray fit, en se jouant, des bluettes charmantes, luttant d’improvisation avec Nathalie, qui ne resta guère en arrière et qui s’émoustilla jusqu’à rire avec assez d’abandon. La gaieté des personnes habituellement sérieuses a parfois beaucoup de charme, et Nathalie eût pu être fort aimable si elle eût été aimante.

Thierray se retira à dix heures, prétextant beaucoup de lettres à écrire, mais ayant fait si bonne contenance toute la soirée, qu’Éveline crut avoir manqué son but et montra même un peu d’humeur à Nathalie.

Après le départ de Thierray, Olympe, pressentant que quelque chose d’inconnu s’agitait autour d’elle et ne voulant pas se placer entre Dutertre et ses filles, se retira de bonne heure, suivie de Benjamine. Amédée lut dans les yeux de Dutertre qu’il devait s’en aller aussi et l’attendre dans le pavillon. Dutertre resta seul avec ses deux aînées. Il les voyait mieux disposées, et il espérait un bon résultat de cette explication, devant laquelle il ne pouvait ni ne voulait reculer.

Le jour et le moment n’étaient pas du goût de Nathalie. Elle s’était laissée un peu désarmer par la douceur et les prévenances généreuses de sa belle-mère devant Thierray. Éveline, piquée contre elle, ne paraissait pas disposée à la soutenir. Enfin, Dutertre avait une attitude calme et digne, qui le gênait plus que tout le reste et qui commençait à faire entrer une sorte de crainte, sinon de repentir, dans son âme altière et jalouse.

— Eh bien, dit Dutertre, qui marchait gravement dans le salon, Nathalie, Éveline, nous avons à causer. Vous avez des griefs contre moi, contre celle que je vous ai donnée pour mère et pour amie. Vous vous trouvez assujetties, mortifiées, blessées. Parlez, je vous écoute, mes enfants.

Éveline était incapable de rancune.

— Non, mon père, répondit-elle avec franchise. Quant à moi, cela n’est pas. Je ne pourrais me plaindre que d’une chose, si j’étais assez raisonnable pour m’apercevoir que je manque de raison.

— Et cette chose ? dit Dutertre.

— C’est d’avoir été trop peu morigénée ; c’est d’avoir eu un père trop confiant dans mes bons instincts, une belle-mère trop douce, trop esclave de mes caprices, trop craintive devant mes bourrasques, trop discrète ou trop délicate dans ses observations. Elle est trop jeune et elle n’est pas ma mère, voilà tout son crime ; et, comme elle n’y peut rien, ni moi non plus, nous serions folles de creuser les inconvénients de cette situation respective, de nous en affecter, et surtout de nous les reprocher l’une à l’autre. J’ai mille défauts qu’une mère rigide ou le couvent eussent peut-être corrigés. Vous m’avez retirée du couvent, que je détestais, et vous m’avez donné une mère trop faible, je devrais peut-être dire trop bonne !… Oui, Olympe est bonne, excellente, aimable au possible, ajouta Éveline en regardant Nathalie avec résolution, et c’est un mauvais service à me rendre que de me donner raison contre elle quand j’ai tort. Que pouvait-elle pour me contenir et me corriger ? Il eût fallu une volonté de fer, qui se serait probablement brisée contre la mienne ; car j’étais disposée à ne supporter aucune autorité. Et qui sait si j’aurais cédé à celle de ma propre mère ? J’ai résisté aujourd’hui même à celle que le meilleur des pères me faisait sentir pour la première fois. Je suis donc tout à fait absurde et peut-être un peu coupable. Pardonnez-le-moi, mon père, oubliez les sottises que j’ai dites, gardez-moi le secret auprès de ma petite maman, qui, je l’espère, ne se doute pas de tout cela. Épargnez-moi l’exigence de me courber devant elle pour lui montrer mon repentir : je ne le pourrais pas ; mais soyez sûr que je l’aime au fond du cœur, que je ne lui en veux pas d’être charmante, de vous plaire et de vous rendre heureux. Voilà, j’ai dit.

Et Éveline, courbant le genou devant son père avec une grâce caressante, le désarma en lui baisant les mains. Il la releva et la pressa sur son cœur. Plus ému qu’il n’eût voulu le paraître, il essaya de la préserver pour l’avenir du retour de ces injustices. Elle le promit, pour avoir plus tôt fini ; car elle n’était pas bien convaincue de sa propre résolution, et, jusque dans ses meilleurs mouvements, il entrait toujours un peu de caprice. Mais, résolue au moins de s’endormir en paix avec son père et avec sa propre conscience, elle jura d’essayer de se corriger, à condition qu’on la laisserait s’examiner et se blâmer elle-même ; puis, mettant sa migraine en avant et ne voulant pas avoir affaire à Nathalie de la soirée, elle demanda la permission d’aller dormir et laissa son père et sa sœur en tête-à-tête.

— À toi, maintenant, ma fille, dit Dutertre, qui reprit aussitôt l’apparence du calme, de la douceur et de la fermeté. J’attends tes plaintes ou tes réclamations.

— Je ne me plains jamais, répondit Nathalie, qui avait préparé son réquisitoire, mais qui manquait de vrai courage ; et, quand les réclamations sont vaines, je sais me taire.

— Ma fille, reprit l’infortuné Dutertre contenant sa douleur et son indignation, je vous adjure par votre mère, que j’ai aimée, rendue heureuse et pleurée douze ans, de me parler avec confiance et sincérité. Ne vous plaignez pas, si c’est vous humilier que d’ouvrir votre cœur à un père qui vous chérit ardemment ; mais faites valoir vos droits auprès de lui, s’il a eu le malheur de les méconnaître. Parlez.

— Vous n’avez eu aucun tort personnel envers moi, mon père, répondit Nathalie se posant comme un juge bien plutôt que comme un appelant, et vous n’avez méconnu jusqu’ici aucun de mes droits. Je souffre parce que je souffre, et il ne dépend pas de vous que je me trouve heureuse.

— Alors, confiez-vous à moi, prenez-moi pour votre confident, et je tâcherai de faire cesser vos peines.

— Vous ne le pouvez pas, mon père : vous êtes invinciblement lié pour la vie à une personne qui m’est antipathique et auprès de qui l’existence m’est amère et pénible. Je m’ennuie mortellement ici : je suis condamnée à y vivre loin de vous, au milieu d’une famille qui ne partage pas mes goûts et sous l’apparente dépendance d’une femme pour laquelle je n’ai que de l’éloignement. Ne me demandez pas quels sont ses torts envers moi. Elle n’en a volontairement aucun ; mais, à mes yeux, elle a celui d’être une société obligée, une figure importune, un chef de famille femelle qui usurpe ma place. Si vous n’aviez pas de femme, vous comprendriez que je suis d’un âge et d’un caractère qui m’autorisent à vous suivre partout, même en surveillant mes sœurs et en vous répondant de leur bonne tenue dans le monde. Si j’étais, moi, la compagne de votre vie et le délégué de votre autorité, Éveline ne serait pas une folle et Caroline une sotte ; nous ne serions pas de gauches provinciales et nous n’attendrions pas après les maris que vous nous choisissez d’avance, et dont aucun peut-être ne nous conviendra, quelque envie que nous ayons de vous complaire. Enfin, si vous n’étiez pas dominé par l’idée qu’on est forcément heureux auprès de cette belle Olympe, vous vous aviseriez, sans que j’aie la douleur de vous le dire, du spleen qui me ronge et qui commence à s’emparer d’Éveline, sous forme de monomanie chassante et chevauchante. Vous voyez, mon père, que mes plaintes sont inutiles, et que je dois subir mon sort sans espoir de le voir changer autrement que par un mariage de désespoir, ce qui me paraît un triste moyen de salut.

— Je ne vous demanderai pas, répondit Dutertre, glacé par la froideur de sa fille, pourquoi votre belle-mère vous est antipathique ; ce serait vous entraîner sur un terrain où je ne veux pas placer la discussion, puisque vous déclarez qu’elle n’est coupable d’aucun tort envers vous. Je vois que votre parti est pris de changer en mécontentement et en amertume une vie de famille que je supposais devoir être douce et riante. Veuillez vous résumer, ma fille, et me dire ce que vous exigeriez pour vous trouver libre et heureuse selon vos goûts.

— Je voudrais commander là où je cède et m’abstiens, pour m’épargner l’odieuse nécessité d’obéir.

— Ma fille, vous n’obéissez à personne, vous ne cédez à rien, vous n’avez à vous abstenir de rien que je sache. Si je me trompe, prouvez-moi que vous êtes esclave là où ma volonté est que vous soyez libre.

— Je suis libre à la condition de respecter un ordre domestique qui n’est pas établi par moi. Il est des natures qui se sentent esclaves du moment qu’elles ne gouvernent pas.

— C’est bien de l’ambition et bien de l’orgueil, Nathalie, que de vouloir ainsi gouverner les autres. Ce despotisme ne serait-il pas limité par mon autorité naturelle et sacrée, si je vivais près de vous, et quand même je ne serais pas marié ? Il me faudrait donc vous obéir aussi, moi, ou vous voir malheureuse comme une reine détrônée ?

— Vous raillez, mon père, et ne raisonnez pas. Je me soumettrais à vous dans mon cœur, mais j’aurais sur vous l’ascendant de la persuasion. Pourquoi ne l’aurais-je pas aussi bien que votre femme, que vous consultez sur les moindres choses, et sans l’agrément de laquelle nous ne pouvons ni sortir, ni rentrer, ni manger, ni dormir à nos heures ? En quoi serais-je plus incapable qu’elle de gouverner ma maison et de choisir ma société ? Vous voyez bien que je ne suis rien ici ; et pourtant j’approche de ma majorité, je n’ai aucun des travers de la jeunesse, et je me sens faite pour succéder à l’autorité de celle qui m’a donné le jour.

— Ne pouvez-vous accepter le partage de cette autorité ? Ne vous l’a-t-on pas mille fois offerte, et, malgré vos refus, n’a-t-on pas persisté à vous consulter sur toutes ces choses de l’intérieur, pour lesquelles vous affichez précisément un profond dédain ?

— Ce n’est pas le gouvernement du pot-au-feu que je réclame : je n’en suis pas jalouse ; mais je réclamerais le choix de mes convives, de mon entourage, enfin.

— Ainsi, les hôtes que j’accueille ne vous conviennent pas toujours ?

— Pas toujours, j’en conviens.

— Et vous les chasseriez pour en introduire d’autres ?

— Peut-être, mon père.

— Et, comme votre belle-mère vous est antipathique, vous la prieriez de partir la première, en attendant que vous me fissiez la même invitation, si je venais aussi à vous être une société obligée, une figure importune ?… Eh bien, ma chère Nathalie, tu es folle, mille fois plus folle que ta sœur Éveline. Je veux croire que ta grande logique est en complet désaccord avec elle-même, ou bien je me persuaderais avec terreur que tu n’aimes personne et que tu voudrais substituer des esclaves étrangers aux égaux naturels qui sont dans ta famille. Pardonne-moi de n’en pas vouloir écouter davantage. J’ai la prétention de garder vis-à-vis de toi mon rôle de père, de demeurer le chef de la famille et de n’être influencé que par la douceur et la raison.

— Oui, par Olympe ! murmura Nathalie avec aigreur.

— Assez, ma fille, assez ! dit Dutertre, dont la voix émue prit malgré lui l’accent d’une douceur déchirante. Tu es irritée et injuste ; mais tu es intelligente et fière. Tu rentreras en toi-même, et tu te jugeras cette nuit, comme Éveline s’est jugée ce soir : à moins que tu n’aimes mieux te condamner naïvement tout de suite, afin que j’aie plus vite la joie de t’absoudre et de t’ouvrir mes bras.

— Mon cher père, répondit Nathalie un peu ébranlée, vous êtes très-bon, très-grand, très-digne de commander. Tant que vous serez près de nous, toutes choses, selon moi, iront pour le mieux. Ne m’interrogez plus, je vous en supplie, avant le jour où vous serez prêt à nous quitter. Alors vous me permettrez de reprendre cet entretien et de l’amener à une solution que je persiste à croire nécessaire pour vous et pour moi.

— Tâchez qu’elle soit plus acceptable que celle de ce soir, dit Dutertre en l’embrassant, et, jusque-là, promettez-moi de ne souffrir d’aucune chose de détail sans m’en dire franchement la cause. Veux-tu me le promettre, ma fille ?

— Soyez tranquille, mon père, répondit-elle en prenant son bougeoir pour se retirer ; quelque chose qui arrive, je n’engagerai point avec votre femme une lutte où je sais que je serais vaincue, et elle pourra dormir sur l’oreiller de ma mère sans que j’y enfonce une épingle.

— Allons, dit Dutertre quand elle fut sortie, celle-là est cruelle et impitoyable. Ô mon Dieu ! sa mère était bonne pourtant, et nous ne vous avons jamais offensé ni l’un ni l’autre ! Comment des êtres conçus et enfantés dans l’amour viennent-ils au monde le sein déjà gonflé du venin de la haine !

Et Dutertre, étonné du triste courage avec lequel il s’était laissé torturer, résolut d’aller fortifier et consoler Amédée, ce généreux enfant qui subissait et partageait toutes ses angoisses.




XV


— Eh bien, lui dit-il en entrant dans le pavillon, je sais tout, et ta peux parler librement. Le mal est grand, mais moins grand que je ne pensais. De mes deux filles aînées, également déraisonnables dans leur genre, une seule est vraiment hostile à mon bonheur. Éveline est bonne, et le cœur, joint à un fond d’équité naturelle, la ramènera toujours. Nathalie est une barre de fer, et s’appuie, pour blâmer et haïr, sur une si étrange théorie d’autorité, que je ne vois pas le remède… Cependant il doit exister : cherchons-le ensemble.

— Nathalie est une nature bizarre et sera difficilement heureuse, répondit Amédée. Il faut même s’attendre à ce qu’elle ne trouve jamais que des satisfactions relatives et incomplètes dans la vie. Mais n’est-il pas temps de vous soumettre à certaines désillusions, mon cher oncle ? La force et l’activité de votre cœur et de votre caractère vous ont fait croire qu’à force de travail, de dévouement, de soins et de bienfaits, vous pouviez faire le bonheur de tous ceux qui vous entourent…

— Je le reconnais, dit Dutertre ; c’était une chimère dont, au reste, je n’ai pas toujours été dupe autant que j’ai voulu le paraître pour conserver le courage dans mon âme et la foi dans celle des autres ; mais je le savais bien, et je sais plus que jamais aujourd’hui que, d’une part, le monde extérieur, loin de nous seconder, nous traverse ; que, de l’autre, les instincts de ceux pour qui nous travaillons nous résistent et combattent en eux-mêmes le bien que nous voulons leur faire. Dieu, dans sa mystérieuse sévérité, est au-dessus de tous nos efforts. Il nous donne des enfants, des frères, des amis dont il semble nous confier le bonheur et la vertu ; il nous en envoie d’autres qui semblent faits pour déjouer et méconnaître tous nos soins. Que sa volonté soit faite ! il faut l’accepter telle qu’elle est, croire qu’il ne crée rien d’inutile à l’ensemble des choses qui constituent l’harmonie générale, et que les travers mêmes de ceux que nous aimons ont leur raison d’être que nous reconnaîtrons plus tard. Cherchons donc le plan nouveau de conduite que je dois me tracer vis-à-vis de ma famille, et que cette nuit ne s’écoule pas, comme la dernière, sans amener une solution au moins provisoire. Dis-moi, avant tout, poursuivit Dutertre, si la mésintelligence qui règne ici est pire ou moindre en mon absence.

— Elle est pire en apparence, répondit Amédée ; elle est la même en réalité : votre présence contient les vivacités d’Éveline et modère ses caprices ; elle réduit au silence la voix amère de Nathalie, qui, chaque jour, verse une goutte de fiel dans le calice que boit votre femme. Mais vous ne voyez que la surface des choses : dès que vous avez le dos tourné, on se paye avec usure de la privation : ce sont des critiques mordantes à propos de tout, des allusions tirées par les cheveux, des contradiction obstinées sur les sujets les plus futiles, un ton tranchant qui impose silence ou un dénigrement plein de mépris à la moindre objection. Il semble même que, quand vous êtes ici, il y ait comme une menace suspendue sur la tête de ma pauvre tante. Elle la pudeur, la droiture, la candeur même, elle est accusée de coquetterie, de mystère, que sais-je ! C’est incompréhensible pour elle et pour moi-même, ce qu’on a l’air de lui reprocher quelquefois ! Ma tante s’en est émue d’abord, et puis elle s’est soumise avec une abnégation sans égale, et renfermée dans son martyre avec une force effrayante ; car ce martyre la consume et la brise.

— Oui, je le conçois, dit Dutertre en passant les mains sur son front brûlant. Olympe a le droit d’être la plus fière et la plus libre des créatures humaines, et elle se condamne, par amour pour moi, à en être la plus humble et la plus foulée. Ah ! pauvre femme ! mon amour lui a été fatal.

— Si vous l’entendiez parler de cet amour, vous comprendriez qu’elle le préfère, avec tous ses maux, à un bonheur sans trouble qui ne lui viendrait pas de vous. Soyez donc aussi courageux qu’elle, mon oncle !

— Ah ! qu’il est facile de l’être, quand à une âme vaillante on joint un corps robuste ! Mais, chez elle, l’enveloppe est délicate, et le corps succombe… Elle meurt, mon ami, elle meurt ! Ne le vois-tu pas ?

— Elle peut guérir. Il ne s’agit que de lui trouver un moyen de repos, un temps d’oubli ; car, tant que vos filles (et Nathalie surtout) ne seront pas mariées, vous l’avez dit, la solution ne peut être que provisoire.

— Mais elles ne peuvent tarder à se marier ; ne le penses-tu pas ?

— Elles tarderont peut-être plus que vous ne pensez. Éveline sera hésitante et capricieuse. Quant à Nathalie, qui est encore plus difficile à satisfaire dans son orgueil, elle ne s’avise pas d’un obstacle : c’est qu’elle inspire de l’éloignement au peu de personnes pour qui elle n’en éprouverait pas.

— Oui, dit Dutertre accablé ; n’aimant pas, elle ne se fait point aimer : c’est tout simple. Ah ! malheureux que je suis ! me voilà donc réduit à désirer que l’on me débarrasse de mes enfants !

— Non, non, vous ne le désirez pas, dit Amédée avec une généreuse énergie. Vous les sauverez vous-même. Voyons, quels seraient vos projets ?

— Renoncer à la carrière politique que je me suis laissé imposer, contrairement à mes goûts, par les suffrages de cette province ; rentrer dans la vie de famille, veiller sur mon intérieur, ne plus quitter ma femme d’un instant, tenir en bride ces appétits désordonnés de commandement ou d’indépendance qui ont trop grandi chez mes filles en mon absence.

— La lutte sera terrible, funeste peut-être. Et puis résolvez-vous ainsi cette grave question du devoir politique ? Pouvons-nous le sacrifier au devoir domestique ? Le sentiment du bien général ne doit-il pas l’emporter sur celui du bonheur individuel ?

— Il ne s’agit pas de mon bonheur à moi ! s’écria Dutertre ; il s’agit de la vie de ma femme et de la conscience de mes filles, qui s’égare faute de guide et de frein. D’ailleurs, le bien qu’on peut faire par la politique dans le temps où nous sommes, c’est peut-être un rêve, et le mortel dégoût que j’éprouve dans cette carrière m’est un sûr garant que ma vocation n’est pas là. Je suis un homme des champs, un simple conducteur de travaux, travailleur moi-même, ingénieur, pionnier, défricheur de landes, ami et enfant de la terre, compagnon et frère des ouvriers que je moralise en les occupant. Arrière les discoureurs qui ergotent sur cette grande question de l’agriculture sans connaître ni l’homme ni ses besoins, ni le sol et ses ressources ! À quoi me sert de passer ma vie à entendre des paradoxes et à les combattre sans succès ? Cela est bon pour ceux qui aiment les phrases et qui sont jaloux d’influence. Moi, je déteste les vaines paroles et n’ai pas besoin d’être député pour faire du bien autour de moi. Je donne ma démission et je reste parmi vous. Je marie mes filles, ce qu’elles ne sauront faire elles-mêmes, et je sauve ma femme. Voilà qui est décidé.

— Ce sera le bonheur de Caroline et le mien, répondit Amédée ; mais, quoi que vous fassiez, ce ne sera ni celui de ma tante ni le vôtre. Éveline et Nathalie s’habitueront vite à vous braver. Souvenez-vous qu’il y a deux ans, lorsque vous passiez ici la meilleure partie de l’année, et que leurs caractères n’étaient pas développés comme ils le sont aujourd’hui, il y avait déjà des luttes puériles, mais orageuses, que vous ne pouviez vaincre sans souffrir.

— Je souffrirai !

— Et la souffrance de ma tante en sera aggravée. N’oubliez pas que le seul fil auquel tienne son existence, c’est la croyance où elle est encore de votre bonheur.

— Il est vrai ! que faire donc ? Éloigner ma femme ? On croira que je ne l’aime plus, que je ne l’estime pas ! Éloigner mes filles ? Elles se diront haïes et chassées par Olympe ! Cependant, il faut les séparer d’elle à tout prix, ne fût-ce que pour quelques mois pendant lesquels ma pauvre malade guérirait ! mon Dieu ! mon Dieu ! c’est donc un crime que j’ai commis, de me remarier dans toute la force, dans toute la sincérité de mon être et de ma vie ! Le ciel m’est témoin que je ne croyais enfreindre ni les lois divines et humaines, ni les convenances sacrées de la nature, ni les liens augustes de la famille, en donnant à mon cœur cette compagne sans égale, à mes enfants cette mère sans tache. J’aimais passionnément, je l’avoue, et pourquoi en rougirais-je ? Qu’y a-t-il de plus grand, de plus religieux qu’un amour sanctifié par le serment d’une éternelle fidélité ? Mais je jure, sur l’honneur de ma première femme, que, si je n’avais pas cru la remplacer dignement auprès de ses filles, en leur donnant Olympe pour seconde mère, j’eusse vaincu et terrassé ma passion. Pourquoi donc une sorte de malédiction s’est-elle attachée au bonheur le plus légitime et à l’action la plus loyale de ma vie ?

Amédée, enfoncé dans un fauteuil, et les yeux fixés à terre, écoutait Dutertre avec une pieuse tristesse ; celui-ci, debout contre la croisée entr’ouverte, levait vers les astres son noble regard voilé par les larmes.

— Tenez, mon oncle, dit Amédée après quelques instants de silence, cette solution de fait que vous cherchez, je crois que Nathalie l’a trouvée. Son désir est de vous suivre à Paris. Pourvu qu’elle voie le monde et qu’elle gouverne, je ne dis pas une maison, elle en est incapable, mais un salon, sa vanité sera satisfaite et son superbe ennui se dissipera. Si elle ne se marie pas dans le courant de l’année, elle reviendra ici aux vacances avec vous, et, qu’elle y soit bien ou mal pour ma tante, ma tante aura eu le temps de guérir.

— C’est une excellente idée, répondit vivement Dutertre, et, si tel est son désir, je regrette qu’elle ne l’ait pas dit, ce soir, quand je provoquais sa confiance ; cet arrangement terminait tout à l’amiable… Mais il sera pris demain, et j’espère que cette satisfaction l’engagera à épargner ma femme et mon repos jusqu’à notre départ.

— Ne vous dissimulez cependant pas, reprit Amédée qu’il éprouvera quelques difficultés. Éveline sera jalouse de sa sœur aînée, et voudra la suivre, car Paris commence à devenir aussi son rêve.

— Je ne puis emmener Éveline, elle est trop folle. Je ne pourrais l’accompagner au bois de Boulogne, où elle voudra faire briller sa grâce à dompter un cheval ; elle ira avec un domestique, au moment où, absorbé par les affaires ou retenu à la chambre, je m’attendrai le moins à ses escapades. Elle se perdra de réputation sans vouloir y prendre garde, ou se posera en excentrique écervelée. Tout cela est bon ici, où l’on connaît l’innocence de sa vie, et où l’affection qu’on m’accorde l’entoure de bienveillance. Ailleurs, c’est impossible ! Mais nous tournerons la difficulté : Nathalie partira comme pour un mois, afin, dirons-nous, de régler quelques affaires de succession maternelle relatives à sa prochaine majorité. Elle restera à Paris sous divers prétextes ; au besoin, on endormira l’impatience d’Éveline par des promesses. D’ailleurs, Éveline est bonne, et, l’influence de Nathalie écartée, elle redeviendra charmante.

— À la bonne heure ! dit Amédée. Mais que ferez-vous de Nathalie là-bas ? Une fille de vingt ans, très-belle et vaniteuse, sinon coquette, peut-elle et doit-elle vivre seule ? car elle sera forcément seule toute la journée, grâce à vos occupations.

— Je ferai venir du Poitou ma sœur aînée, qui sera fort aise de voir Paris et qui demeurera avec nous. Ce sera un chaperon pour Nathalie ; elle est douce, bonne, et ne manque pas de jugement.

— Mademoiselle Élise Dutertre est une personne excellente, dit Amédée ; mais justement Nathalie la déteste.

— Quoi ! elle aussi, la pauvre vieille fille sans prétention et sans succès, même dans le passé ?

— Elle se permet, quand elle vient ici, de trouver vos filles un peu trop gâtées, et cela exaspère Nathalie.

— Ainsi, elle va haïr et tourmenter ma pauvre sœur comme elle fait de ma femme ? Eh bien, n’importe. Élise est calme, ferme, et lui tiendra tête. Elle s’en ira peut-être ; mais nous aurons gagné du temps. Sois certain que ce séjour de Paris ne réalisera pas les rêves de gloire et d’éclat de Nathalie. Telle n’est pas mon intention. Elle n’aura pas de salon, elle vivra retirée, malgré qu’elle en ait. Je n’aime pas le monde, moi, et je n’ai jamais compris une vie employée à la conversation banale. D’ailleurs, sache une chose qu’il est temps que je te dise : ma fortune, splendide parce que l’ordre y règne à côté de la libéralité, n’est cependant pas plus assurée qu’aucune fortune de ce monde. Je me suis engagé, il y a longues années, pour un ami bien cher qui avait perdu la sienne et qui l’a refaite grâce à moi. Mais il est mort en Amérique sans régulariser sa position envers moi et sans dégager ma signature. C’est le digne Murray, mon cousin par alliance, qui t’envoyait autrefois de si beaux papillons du Mexique et du Brésil. Si les associés qui lui succèdent sont ineptes ou de mauvaise foi, cette terrible signature, dont je demande en vain le retrait, peut me forcer à vendre une partie de mes immeubles ou à trouver des sommes considérables que je n’ai pas. Je puis donc être, malgré ma sagesse et la tienne, compromis comme tout le monde d’un jour à l’autre, et, sinon ruiné, du moins gêné. Dans cette situation, j’ai songé, sinon à diminuer mes dépenses, du moins à ne pas les augmenter. Au moment d’acheter un hôtel ravissant aux Champs-Élysées, pour faire venir un peu plus souvent et un peu plus longtemps ma famille à Paris, dans le courant de mes années d’exil, j’ai reculé devant une petite imprudence ; je me suis tenu à un simple loyer où je ne reçois que des hommes et des gens sérieux. Or, ma fille, tant qu’elle vivra près de moi, ne tiendra pas un salon d’hommes, et ne se fera pas un cortège de beaux esprits. Quelque dédain qu’elle ait pour mes idées bourgeoises à cet égard, il faudra qu’elle se plie aux conditions d’une existence bourgeoise. C’est un petit châtiment qu’elle aura mérité et cherché. Puisse-t-il lui être salutaire et lui apprendre à apprécier l’intérieur dont elle s’exile et où son retour sera salué, plus tard, comme celui de l’enfant prodigue.

Cette conclusion paraissant la meilleure, l’oncle et le neveu se séparèrent.

Dès le lendemain, Dutertre informa sa fille aînée de la résolution qu’il avait prise, sans lui dire toutefois, de peur d’un orage dont Olympe eût recueilli les coups, le projet qu’il avait formé de faire venir à Paris la vieille mademoiselle Dutertre, et les plans de retraite et d’économie qu’il s’était tracés. Forcé de jouer au plus fin avec elle, et de lui ménager ces surprises désagréables, il prit son parti de souffrir seul quand le moment de la colère et du désappointement serait venu.

Nathalie, se leurrant de brillantes espérances et désirant fort peu associer une rivale comme Éveline à ses futurs triomphes, promit sincèrement de suivre le plan de son père pour effectuer sans solennité leur séparation à la fin des vacances. Le front chargé d’ennuis de la muse s’éclaircit donc un peu, et, comme elle attribua la condescendance de son père au désir qu’Olympe avait de se débarrasser d’elle, elle cessa de la maudire et de la persécuter, sans cesser de la dénigrer tout bas.

Olympe eut donc un intervalle de repos où, sans savoir ce qui se préparait et ce que son mari avait souffert, elle s’imagina qu’il avait réussi à la réconcilier avec sa belle-fille.

— Ce grand cœur sait faire des miracles, disait-elle à Amédée, qu’elle croyait seul initié au secret de ses douleurs. Il réchauffe comme le soleil, et fond les glaces sur les hautes cimes.

Et déjà Olympe commençait à guérir, comme une plante vivace qui se relève au moment d’un orage. Que faisait Thierray à Mont-Revêche pendant que ces petits événements de famille suivaient leur cours à Puy-Verdon ? car, depuis la soirée où Éveline avait travaillé à le rendre jaloux d’Amédée, c’est-à-dire depuis huit jours environ, Thierray n’avait pas reparu. Il avait écrit qu’en descendant de cheval il s’était donné l’entorse la plus stupide du monde ; qu’il espérait cependant en être bientôt quitte, et qu’en attendant le bonheur d’aller faire sa cour aux dames de Puy-Verdon, il tâcherait d’endormir ses souffrances et de charmer ses ennuis en faisant les quatre cents vers dont mademoiselle Nathalie ne l’avait pas voulu tenir quitte.

— J’ai promis de les faire, ajoutait-il en finissant ; mais je n’ai pas promis de les faire lire ou entendre. Que mademoiselle Nathalie se rassure donc sur les funestes conséquences de ma fidélité à lui tenir parole.

Dutertre avait été voir Thierray, et avait failli le trouver grimpant lestement sur une échelle pour ranger et orner à sa guise les appartements de son nouveau manoir : Thierray n’avait eu que le temps de chausser une pantoufle, de se jeter dans un fauteuil et de contrefaire l’impotent. Amédée était venu aussi savoir de ses nouvelles, mais alors Thierray était préparé. Il avait la pantoufle obligée, il boitait même assez bas, il lui était impossible encore de se chausser et de sortir. Éveline sut ces détails, qui l’intéressaient plus vivement qu’elle ne l’avouait, et se tranquillisa.

Pourquoi Thierray, qui n’avait aucune espèce d’entorse, avait-il eu recours à cet expédient pour ne pas retourner à Puy-Verdon ? C’est ce que nous verrons au prochain chapitre ; mais terminons celui-ci par une question que se posait précisément Thierray, comme en cet instant notre lecteur se la pose peut-être à lui-même.

Qu’est-ce donc, au fond, que ce caractère concentré et ce personnage à peu près muet d’Olympe Marsiniani, femme Dutertre ?

Le lecteur est un peu mieux renseigné que ne l’était Thierray, et pourtant il ne saurait résoudre tous les doutes qui traversaient l’esprit de notre observateur, pénétrant par nature, préoccupé par circonstance.

Pour savoir comment cette énigme vint à obséder la rêverie de Thierray, il faut ne point interrompre le cours des choses et suivre celui de ses idées dans la solitude de Mont-Revêche.




XVI


« Qui sait ? écrivait Thierray à Flavien, quelques jours après le départ de celui-ci. — C’est une idée qui n’est pas neuve, mais qui est et sera toujours ingénieuse. La migraine a été créée pour les femmes qui ne veulent pas se laisser voir ; l’entorse a été mise au monde pour les hommes qui ne veulent pas les aller voir : ce sont deux accidents qui n’ont pas besoin de cause, et que personne ne peut nier, parce que personne ne peut les constater ; outre qu’ils n’ont rien de révoltant pour la pensée, l’entorse n’estropie pas plus un homme que la migraine ne défigure une femme ; mais l’entorse a cette supériorité sur la migraine, qu’elle dure longtemps, qu’elle peut durer tant qu’on veut, comme se dissiper en vingt-quatre heures. Elle a été inventée à l’usage de l’homme, en ce qu’elle est le moyen d’un plus grand déploiement de force morale.

» En deux mots, j’ai pris cette entorse au château de Puy-Verdon, dans la soirée qui a suivi ton départ, Éveline faisant les yeux doux, la patte de velours et la bouche en cœur à son petit cousin, soit pour rallumer sa flamme, soit pour exciter la mienne. Dans le premier cas, j’ai trouvé le tour commun et ennuyeusement classique. Dans le second, j’ai jugé que j’avais servi assez longtemps de stimulant aux ardeurs du cousin, et qu’il m’était bien permis de prendre un peu de repos, après avoir joué mon rôle et rempli mon office.

» Dans le doute, abstiens-toi, dit la sagesse des nations, Je me suis donc abstenu de retourner à Puy-Verdon ; mais je suis homme de trop bonne compagnie pour ne pas avoir une entorse pour excuse. Quand mon pied sera guéri, si mon cœur ne l’est pas, j’irai voir où en sont mes chances.

» Tu as eu tort, cher Flavien, de me dire par trois fois : Épouse Éveline ! Ce mot m’a terrifié comme le Tu seras roi ! des sorcières de Macbeth. On n’a pas plus tôt l’idée d’épouser une femme qui plaît, qu’on la veut trop parfaite. On s’en dégoûte, parce qu’on devient féroce ; on ne lui passe plus rien.

» Moi, je trouvais Éveline ravissante pour le plaisir que je lui demandais, plaisir tout intellectuel, tout poétique et parfaitement innocent. Mais passer de là au projet d’en faire mon amie exclusive, ma compagne pour toujours, c’est trop ! C’est tout au plus si, en supposant qu’elle fût une jeune veuve au lieu d’être une jeune fille, j’aurais eu assez de confiance en elle pour vouloir être son amant.

» Ce n’est pas qu’elle soit bien rusée ; c’est une vraie coquette de son village. Je ne craindrais donc guère d’être trompé par elle ; mais, sans être de force à vous jouer, elle a la manie de jouer avec vous comme avec un éventail, vous fatiguant, vous secouant, vous usant sans cesse. Or, quand on se laisse beaucoup user, on devient si mince, qu’un beau jour on vous brise ; et à quoi bon se faire mettre en pièces par la main d’un enfant gâté qui ne sait même pas si vous êtes un objet de prix, ou un colifichet de la boutique à vingt-cinq sous ?

» Et puis, enfin, mon cher ami, — car, en raison de l’intérêt affectueux que tu me portes, je dois m’excuser de n’avoir pas suivi tes bons conseils, — je t’avouerai que je ne suis pas assez jeune homme pour m’absorber ainsi dans un papotage de femme. J’aurais besoin d’une bonne créature qui s’occupât un peu de moi, et non d’une merveilleuse qui veut m’occuper toujours d’elle. À défaut de cet idéal, j’avais faim et soif de travailler et d’être seul, ou tout au moins de savoir si, dans la solitude absolue, je pourrais satisfaire mon besoin de travailler. La première soirée a été maussade. Il faisait du vent ; un vent si impétueux, qu’il a réussi à faire tourner les girouettes de ton château ; mais, comme elles ont cédé de mauvaise grâce, et avec quels cris rauques, avec quelles plaintes lamentables ! cela m’a rendu nerveux comme un chien de basse-cour, et j’ai eu de furieuses envies de hurler à la lune toute la nuit. J’ai pensé à madame Hélyette, et, quand je me dis que tu l’as peut-être vue, que c’est peut-être elle qui t’a fait me quitter si brusquement, je crains de n’être qu’un pleutre de romancier, bon à raconter les aventures des autres, et incapable d’en avoir une, indigne d’éprouver la plus petite hallucination ! Bref, je n’ai rien vu, j’ai bâillé, j’ai dormi, et, le lendemain, je me suis éveillé plus auteur que jamais, c’est-à-dire plus froid, plus bête, plus laborieux, plus patient qu’une araignée qui fait sa toile dans un coin où il ne passe jamais de mouches.

» À présent, me voilà ranimé et j’écris avec plaisir et chaleur. C’est qu’à nous autres, qui procédons toujours par la fiction, il faut, pour que notre cœur s’échauffe, que notre imagination s’allume. Une fois lancé dans le monde des rêves, nous acceptons la réalité. Nous nous en rendons maîtres, puisqu’il dépend de nous de l’embellir et de la transformer pour notre usage. Si ma blonde Éveline venait me faire une petite visite dans ce moment-ci, je serais homme à lui faire un bon accueil et à lui dire des choses fort tendres, pour peu qu’elle me permît de garder mes pantoufles et de m’étendre dans mon fauteuil.

» Pendant que je fais ce rêve, Éveline fait peut-être publier ses bans avec Amédée Dutertre. Mais que m’importe ? Ici, dans ma contemplation égoïste, elle m’appartient beaucoup plus qu’à lui. Je la pose à mon gré, je la pare à mon goût ; je la fais parler dans le diapason que je veux. En vérité, je l’aime beaucoup mieux depuis que je ne la vois plus, et je ne désire même plus la voir, afin de garder ce frais et riant souvenir d’une passion de huit jours sans lendemain.

» Et toi, mon cher Flavien, vas-tu me dire enfin la raison de ton départ ? Songe que je t’aime parce que tu l’as voulu. Tu m’as baptisé ami sincère et même dévoué, le dernier soir que nous avons passé dans ce petit salon de la chanoinesse, d’où je t’écris, ma foi, fort à mon aise, les pieds chauds, la tête pleine et le cœur libre. Puisses-tu m’en dire autant de toi-même !

» Jules T. »

À cette lettre, Thierray reçut, peu de jours après, la réponse suivante :


« Mon cher ami, l’entorse est une des plus belles découvertes des temps modernes et une des plus belles prérogatives de notre sexe. Je m’en suis toujours servi avec succès. Mais ce n’est pourtant qu’un palliatif, et, Dieu merci ! tu n’as pas besoin d’un de ces remèdes énergiques qui coupent le mal dans sa racine. Moi, j’étais dans ce dernier cas ; il fallait, bien loin d’avoir une claudication qui me tînt à portée de me raviser, prendre mes jambes à mon cou et me sauver au plus vite.

» Je connais ta discrétion. Je vais tout te dire, et sans phrases, sans esprit, sans gaieté même, car on aurait beau rire de soi-même en certaines circonstances, on n’en souffrirait pas moins.

» Voilà trente ans que nous rions ensemble, parlant parfois sérieusement des choses, des hommes et des femmes en général, mais évitant de nous montrer l’un à l’autre tels que nous sommes. Pourquoi cette réserve ou cette affectation ? Je n’en sais rien. Je crois qu’il y a eu de ta faute ; mais ne revenons pas là-dessus, et, puisque tu t’es avisé si tard de mes vrais sentiments pour toi, réparons le temps perdu.

» Connais-moi tel que je suis. Je ne t’ai jamais menti, mais je ne t’ai point tout dit. Je suis ardent, tenace et violent dans mes passions, tu le sais ; mais ce que tu ne sais pas, c’est que je suis impressionnable et facile à enflammer comme une jeune pensionnaire. Ici, pour la dernière fois, je te permets de rire, car, en effet, la comparaison est fort plaisante ; cette prétention à la sensibilité des fibres, à la délicatesse des impressions, ne s’accorde guère avec ma musculature gauloise et mon masque sculpturalement paisible. Je me sers des expressions que tu as souvent consacrées à la description de mon solide et massif individu.

» À présent, je raconte : trêve de moqueries.

» Le lendemain de notre première visite à Puy-Verdon (c’était le jour du clavecin), m’étant assoupi sur un banc, dans le parc, je trouvai une branche de fleurs dans mon chapeau ; j’en mis un brin à ma boutonnière, et la première femme que je vis avec une fleur semblable à son corsage, c’était Olympe Dutertre.

» Mes yeux en firent la remarque, les siens aussi. Elle parut cependant fort calme, et moi, comprends-tu que je fis la bêtise de rougir ? Quand je te disais qu’il y avait du rapport entre moi et une jeune fille. Je sentis que j’étais écarlate, ce qui devait être fort laid et encore plus ridicule ; mais enfin, j’avais le feu au visage, et le sang me montait si bien à la tête, qu’un instant j’en eus la vue obscurcie. Mais, quand ce nuage se dissipa, je vis que la femme froide et pâle dont j’essayais, malgré mon apoplexie, de bien pénétrer le regard, était devenue tout aussi rouge que moi, et que ses yeux, après avoir rencontré les miens, s’en détournaient avec une sorte de terreur ou de honte.

» Tout cela fut l’affaire d’un instant et ne fut remarqué, peut-être, que par le jeune Dutertre, qui a l’innocente ou dangereuse habitude de regarder beaucoup sa jeune tante, et qui en est, si je ne me trompe, éperdument épris.

» Si j’étais un romancier comme toi, je dirais ici que cette rougeur contagieuse et ce regard échangé avec madame Dutertre décidèrent du reste de ma vie. Mais, comme je sais que quand tu mets ces choses-là dans tes livres, tu n’en penses pas un mot, je m’en priverai, et me bornerai à dire qu’ils décidèrent du reste de ma semaine.

» Aussitôt que je pus approcher de madame Dutertre sans être surveillé, je lui demandai pourquoi elle préférait les fleurs d’azalée aux autres fleurs, et nous eûmes une suite de propos, interrompus fort habilement de sa part, fort lourdement, mais obstinément renoués de la mienne. Enfin, elle fut forcée de me comprendre, tressaillit singulièrement, et garda le silence en détournant la tête. Je pris sa main ; elle se retourna vers moi d’un air étonné : je le fus plus qu’elle, en voyant qu’elle avait la figure couverte de larmes.

» Thierray, je n’aime pas les larmes : j’en ai vu beaucoup, mais celles-là, je t’assure, étaient de vraies et belles larmes, de celles qu’on ne retient pas parce qu’on ne les sent pas couler, de celles que l’homme qui les cause voudrait essuyer avec ses lèvres.

» Je sentis ma faute. J’avais été brusque, presque emporté dans mes questions. Je baisai sa main avec ardeur. Elle ne la retira pas trop vite et me répondit par ces paroles :

» — Vous devez me trouver bien faible et bien nerveuse de m’affecter d’une si petite chose. Un instant, j’ai cru que cette fleur, pareille à celle que je porte aujourd’hui, vous avait été mystérieusement donnée dans l’intention de m’attirer l’outrage de quelque soupçon. Mais je vois bien que c’est l’effet d’une innocente plaisanterie ou du hasard tout simplement.

» — Vous croyez, lui dis-je, que le hasard fait tomber des branches de fleurs, fraîchement coupées avec des ciseaux, dans le chapeau d’un homme qui dort ? Je ne vois ici et je ne connais au monde aucun homme qui oserait me faire la mauvaise plaisanterie de m’exposer à commettre une impertinence. Donc, l’espièglerie vient d’une femme, et j’aurais été bien heureux qu’elle vînt de vous.

» — Vous appelleriez cela une espièglerie ?

» — Vous-même l’appeliez tout à l’heure une plaisanterie.

» — J’avais raison, dit-elle ; c’est ainsi qu’il faut prendre une pareille chose.

» Là-dessus, elle me quitta et ne reparut qu’au bout d’une demi-heure. Elle n’avait plus de fleur dans son fichu et elle paraissait brisée. Thierray, tu sais que je ne suis pas un fat. Je suis en âge de raison. Je le déclare donc que je ne suis pas du tout persuadé que la fleur d’azalée ait été mise dans mon chapeau par madame Dutertre. Cela n’est conforme ni à son air de décence, ni à l’expérience d’une femme qui n’a rien d’une provinciale écervelée. Sans me casser la tête à chercher qui ce peut être, je consens à croire qu’une des trois petites filles m’a voulu jouer ce méchant tour. Il n’en est pas moins vrai qu’une sorte de mystère provenant du fait de madame Dutertre est resté attaché à cette puérile aventure et ne m’a plus permis de la voir avec indifférence.

» Le lendemain, si tu t’en souviens, nous avons chassé avec toute la famille. Attaché aux flancs agiles du cheval qui emportait Éveline à travers bois, tu ne m’as pas vu, dans un moment de dispersion générale, monter sur le siège de la calèche qui ramenait Olympe au rendez-vous, et la conduire, sous prétexte que le chemin était défoncé à un certain endroit dont le cocher ne pouvait s’aviser, à cause d’une petite, nappe d’eau qui couvrait la crevasse. Comme nous étions seuls, je remis naturellement mon cheval au cocher, et, poussant les chevaux de la voiture, je me procurai un tête-à-tête pris aux cheveux, pour ainsi dire.

» Je revins adroitement ou maladroitement à l’affaire de l’azalée.

» — Monsieur, me dit aussitôt Olympe, ne cherchez pas à approfondir cette sotte histoire. Vous me feriez beaucoup de peine, et les conséquences pourraient en être plus graves que le sujet ne paraît le comporter. Croyez de moi tout ce qu’il vous plaira, mais n’accusez personne d’avoir voulu se jouer de vous ou de moi.

» — La plus simple explication franche et naturelle me réduirait pour toujours au silence, lui répondis-je. Si vous craignez de me la donner, c’est que vous me prenez pour un homme sans usage ou sans honneur.

» — Ni l’un ni l’autre, dit-elle en me tendant la main avec une douceur adorable. Mais il est des moments de susceptibilité qui exagèrent l’intention ou la portée d’un enfantillage. J’ai eu un de ces mouvements-là hier. Je n’y pense plus aujourd’hui. Soyez assez notre ami pour l’oublier de même.

» Il y avait dans la manière dont elle disait ce mot, notre ami, quelque chose de suppliant qui m’alla au cœur. J’aime la femme faible qui demande protection. Je me sentis son ami tout d’un coup.

» — Votre ami ? lui dis-je. C’est fait ! Je serais bien heureux de l’être assez pour vous inspirer quelque confiance. Ne pouvez-vous me dire, au moins, pourquoi l’on m’aurait choisi, moi, un étranger, un nouveau venu, pour avaler le poison de cette fleur, et pour m’enivrer jusqu’à oser vous en parler ?

» — Cela, dit-elle, je le cherche avec vous, et vous jure que je n’en sais rien. Mais ne cherchons par davantage, je vous en supplie.

» — Mais me défendez-vous de le chercher tout seul ? M’est-il possible d’être l’objet d’une coquetterie ou d’une mystification, sans désirer d’en connaître l’auteur, quand l’auteur est une femme, et qu’après vous toutes celles que je vois ici sont encore très-belles ou très-jolies ?

» — Ah ! monsieur ! ne croyez jamais qu’aucune de mes filles puisse être assez légère, assez dépourvue de fierté pour faire de telles avances, même à l’homme le plus généreux et le plus sûr.

» — Selon vous, ce serait donc une avance bien compromettante ? Prenez garde, si nous venions à découvrir la coupable !

» — Eh bien, eh bien, reprit-elle avec angoisse, il faudrait plutôt croire que c’est moi.

» — Vous ? Hélas ! non. Je vois au blâme que vous exprimez que ce n’est pas vous.

» — Qui sait ? un accès de folie ! Vous ne me connaissez pas !…

» En disant cela d’un air qui voulait être gai, elle eut un sourire si triste, que je me sentis remué une seconde fois jusqu’au fond de l’âme. Je ne sais pas si j’aime les femmes autant que tu me fais l’honneur de le croire ; mais j’aime les enfants avec passion quand ils sont doux, beaux et un peu frêles. Eh bien, il y a de l’enfant chez Olympe, quelque chose de craintif qui m’enivre, parce que ce n’est ni gaucherie ni timidité. Elle a, au contraire, beaucoup d’usage et tout l’aplomb des convenances. Mais l’âme est effrayée, frémissante ; l’œil est d’une colombe qui redoute toujours le vautour. Aussi cet œil chaste vous caresse-t-il malgré lui, et il semble que cette modeste et peut-être froide créature va se faire toute petite et se jeter dans votre sein, non pour se faire aimer peut-être, mais pour se faire défendre ou cacher.

» Je me sentis fort troublé de ce genre de coquetterie involontaire, tout nouveau pour moi, je l’avoue. Cette femme qui me disait : « Prenez garde à moi, je suis peut-être dangereuse et hardie, » de l’air dont elle m’eût dit : « Ne me tuez pas, je suis bien inoffensive et bien poltronne, » s’empara de mon âme ou de mes sens (je n’ai jamais su faire certaines distinctions) d’une manière irrésistible. J’eus un éblouissement plus prononcé que celui de la veille ; je crois que je la pressai presque dans mes bras, que j’étais absurde, qu’elle était pétrifiée d’étonnement, qu’elle me croyait fou, et qu’elle ne se donnait plus la peine de m’écouter, mais qu’elle regardait autour d’elle comme pour voir si son domestique n’était pas à portée de me tenir en respect.

» Il arrivait au lieu où nous étions arrêtés. Je sautai à terre, je remontai à cheval et je m’éloignai fort mécontent de ma sottise, et ne concevant pas que j’eusse été assez brutal et assez mal appris pour effrayer une pauvre honnête femme qui ne songeait qu’à couvrir la pudeur de ses sottes belles-filles du manteau de sa candide générosité.

» Mais que veux-tu que je te dise ? À la honte et au repentir succéda un transport d’imagination dont je ne pus de longtemps me rendre maître. Je m’éloignai dans les bois, je ne reparus que le soir au château ; Dutertre et toi vous vous étiez inquiétés de ma disparition.

» Je trouvai moyen d’être si respectueux avec madame Dutertre, qu’elle dut me pardonner. Mais, depuis ce soir-là, mon cher Thierray, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, jusqu’à celle inclusivement où j’ai quitté le Morvan.

» Tous les jours de la maudite semaine que j’y ai passée, j’ai résolu de rester à Mont-Revêche, tous les jours j’ai été emporté à Puy-Verdon comme par un diable incarné dans ma volonté ; j’ai demandé pardon à madame Dutertre sur tous les tons du repentir et du respect. Tous les jours, en demandant pardon, j’ai fait la nouvelle sottise de dire ou de laisser voir que j’étais amoureux fou. C’était si involontaire, qu’elle n’a pas pu m’en vouloir. Elle a continué à être étonnée, à avoir peur, à me regarder avec ses grands yeux de gazelle effarée et suppliante, à me demander pardon de ce qu’elle ne me comprenait pas du tout. Le fait est qu’on aurait juré souvent qu’elle ne m’entendait pas ou ne me devinait pas. Enfin, un soir que, bien malgré moi, je lui donnais le bras avec la rage de le lui donner, et même de casser la figure à quiconque voudrait me l’ôter (oui, tout cela malgré moi, je le répète), elle se mit à me parler de son mari avec tant d’admiration et même d’enthousiasme, que je rentrai en moi-même. Qu’avais-je à lui répondre ? Elle a mille fois raison d’estimer son mari, de respecter sa famille et d’aimer son devoir. Comme je n’ai jamais fait le projet de la séduire, et que j’ai été tout bonnement surpris par le désir aveugle et involontaire de la surprendre elle-même, je n’avais pas la moindre objection à lui faire, pas le moindre prétexte à me donner. D’autant plus que son mari mérite tout le bien qu’elle en pense et qu’elle en dit. C’est un des hommes les plus sympathiques que j’aie jamais rencontrés, et il est certain que je l’aime comme si je le connaissais depuis vingt ans. Mon rôle était donc d’une stupidité révoltante, et je n’avais à répondre que ceci : « Oui, madame, votre mari est un galant homme, un ami parfait. L’animal grossier qui songerait à lui enlever sa femme mériterait cent soufflets, et c’est moi qui suis cet animal immonde, n’en déplaise à l’honneur, à l’amitié, à la raison et à la délicatesse. »

» Je gardai pour moi la conclusion, je fis chorus avec elle sur l’éloge de Dutertre, et je m’en revins à Mont-Revêche par une soirée pluvieuse, me trouvant fort sot, mais me croyant guéri. Nous avons devisé une partie de la nuit ; nous avons, si tu t’en souviens, parlé de toi, de moi, d’Éveline, de madame Hélyette. J’ai été, je crois, un peu sentimental et assez vertueux. Et puis je suis rentré dans ma chambre pour me coucher.

» Eh bien, le diable est après moi, mon cher ami : le premier objet que je trouvai sur ma table, c’est un vase rempli de fleurs d’azalée blanche, les mêmes damnées fleurs qui ont fait tout le mal. Ces fleurs venaient de Puy-Verdon ; elles étaient flétries. On les avait mises dans l’eau, où elles commençaient à se relever ; mais elles avaient fait une lieue pour venir dans ma chambre, cela était certain.

» Encore une nuit blanche ! Au petit jour, je me lève, je vais examiner le jardin, celui de la ferme, toute la végétation à la ronde. Pas un brin d’azalée qui puisse, par la main de Manette, s’être introduit sous mon toit. Je rentre, je vois Manette qui ouvrait les jalousies du salon pour procurer le spectacle de l’aube matinale à son perroquet antédiluvien. Je l’interroge, elle ne sait ce que je veux dire.

» Alors la colère me prend. Qu’est-ce donc ? Ou madame Dutertre est une coquette atroce à cause de son air candide, ou quelqu’un d’atroce veut la compromettre et la perdre. Dans l’un ou l’autre cas, je ne puis résister plus longtemps. Mon sang est allumé ; mon instinct de sauvage me domine, et j’aurai beau me railler et me mépriser, il faudra que je sois ou très-coupable ou très-ridicule, mécontent de moi-même dans les deux cas.

» C’est alors que j’ai vu entrer dans la cour le nouveau cheval qu’on m’amenait fort à point, et auquel je te prie de laisser le nom que je lui ai donné : Problème. J’ai trouvé qu’il trottait assez bien. J’ai pris la fuite. Je ne me suis arrêté qu’à Paris. J’y ai eu une affreuse migraine qui m’a duré trois jours. Mon médecin voulait me saigner ; mais je ne crois pas, quoi qu’il en dise, que l’on ait jamais trop de force : je pense, au contraire, que l’abus qu’on est tenté d’en faire prouve qu’on n’en a pas assez. J’ai fait beaucoup d’exercice, et je me trouve mieux. J’ai bien encore un peu de cette fièvre nerveuse que tu me connais, et j’ai parfois envie de battre quelque passant ; mais je ne bats personne, et j’espère même ne pas battre mon chien. Écris-moi : parle-moi de Puy-Verdon. Il est possible que la manière dont tu apprécieras tout cela me fasse rire de bonne grâce dans quelques jours.

» Tu trouveras, dans le secrétaire de ma chambre, cent billets de banque de mille francs que j’y ai oubliés. C’est le prix de mon patrimoine morvandiot que le notaire de Dutertre m’avait apporté le lendemain de la remise de ma procuration à Dutertre. Je n’en n’ai pas besoin. Garde-les-moi jusqu’à nouvel ordre, et emprunte-moi tant qu’il te plaira.

» Si c’est Éveline qui m’a mystifié, je le lui pardonne à cause de toi ; mais, si c’est Nathalie, qu’elle prenne garde à moi, si nous nous retrouvons dans le monde ! Je ne sais pourquoi je la soupçonne. Quand une femme bel esprit n’est pas ridicule, elle est infailliblement méchante.

» Adieu, mon ami ! j’ai passé la nuit à t’écrire et à me résumer tout en m’agitant. J’ai peut-être eu tort de ne pas rester auprès de toi, tu m’aurais guéri par le raisonnement… Il me prend des envies furieuses de retourner à Mont-Revêche… Mais, décidément, c’est trop près de Puy-Verdon. »




XVII


La lettre de Flavien, qu’on vient de lire, était l’objet d’une grande contention d’esprit de la part de Thierray, et il passa par ces diverses réflexions :

— Heureux jeune homme ! quelle riche nature ! Décidément, il est mon supérieur dans la hiérarchie des êtres, comme il l’est selon les préjugés de caste. Comme il s’enflamme, comme il sent, comme il résiste, comme il retombe et comme il triomphe ! En huit jours, il oublie une femme perdue, il se passionne pour une femme pure, il le lui dit, il est peut-être au moment de la vaincre, qui sait ? Il mord son mouchoir, il ne dort pas, il sait qu’elle est faible, et il part ! L’oubli de certains plaisirs, le désir de certaines joies, le triomphe de l’honneur, de la conscience et de la bonté… car il y a de tout cela en lui… et tout cela en une semaine ! Tandis que, dans le même espace de temps, j’ai oublié d’être amoureux d’Olympe, et je n’ai pas pu me décider à l’être d’Éveline. Allons, Flavien est mon maître, c’est un homme d’action et je ne suis qu’un rêveur ! — Mais qui donc a envoyé ces fleurs qui l’ont fait partir si vite ? Thierray entra machinalement dans la chambre qu’avait occupée Flavien, se demandant s’il avait laissé ou emporté ce dernier gage d’amour ou de perfidie. Manette était là, donnant de l’air à l’appartement.

— Monsieur veut quelque chose ? dit-elle.

— Oui, dame Manette. Que sont devenues les fleurs qui étaient ici le jour du départ de M. de Saulges ?

— Ah ! mon Dieu, dit Manette, encore ces fleurs ! Ce sera un tour de madame Hélyette. Elle en fait ici de toutes sortes.

— Expliquez-vous, bonne dame.

— Qu’est-ce que vous voulez que j’explique ? Je n’y comprends rien. Le jour du départ de M. le comte, il me demande, et même il se fâche un peu, où j’ai pris ces fleurs qui sont sur sa cheminée. Je n’avais pas mis de fleurs, je n’en avais pas vu sur sa cheminée en entrant le soir pour faire son feu. J’ai beau le lui jurer, il me soutient qu’il y en a. Puis, impatienté, il me tourne le dos et quitte le pays. Eh bien, monsieur, je vous jure qu’il a rêvé ces fleurs-là, et qu’il les a vues en imagination ; car, après son départ, j’ai tout rangé ici, et le vase que voici était vide.

— Il les a emportées, se dit Thierray à lui-même. Allons, il persiste encore à croire qu’il est aimé, il croit cela malgré lui, comme le reste.

Thierray s’approcha du petit vase en porcelaine craquelée que lui avait désigné Manette, le prit et l’examina.

— Ne vous tourmentez pas de ces fleurs. Manette : ce n’est pas la dame au loup, c’est moi qui les avais mises dans ce vase. Elles étaient précieuses… Il est joli, ce petit vase !

Et, en le retournant, Thierray en fit tomber une petite bande de parchemin attachée par un fil à la queue brisée et séchée d’une fleur. Flavien, en prenant le bouquet et en jetant l’eau, n’avait pas aperçu la signature.

— À coup sûr, pensa Thierray, qui s’empara de cette pièce de conviction sans la signaler à l’attention de Manette, c’est une main lourde et maladroite qui a brisé la base du bouquet. C’est un esprit obtus qui a fait tremper dans l’eau le parchemin que voici, et où il est impossible de rien distinguer. Cela me fait bien l’effet d’être l’esprit et la main de M. Crésus. Il nous accompagnait pour la dernière fois, ce soir-là. Il a pu entrer ici pendant que nous montions au donjon pour chercher le portrait de madame Hélyette. Je le saurai !

Il examina vainement la bandelette mystérieuse. Il y avait eu quelque chose d’écrit ; car on distinguait encore le haut d’une majuscule qui pouvait aussi bien être le fragment d’un O que celui de toute autre initiale. Impossible de s’assurer du fait.

Alors Thierray alla se rasseoir devant sa table de travail dans le salon de la chanoinesse. Il avait pris ce lieu en amitié, même avec l’unique et triste société du perroquet, qui, au dire de Manette, ne pouvait se souffrir ailleurs que là où il avait ses habitudes. Mais Thierray essaya en vain de reprendre le fil de sa composition. Il était trop préoccupé de l’aventure de Flavien et de tout ce qui se rattachait dans cette aventure au souvenir de Puy-Verdon. Alors il se posa le problème que ni lui, ni Flavien, ni bien d’autres n’eussent pu résoudre :

— Qu’est-ce donc qu’Olympe Dutertre ? un fée, une folle, un ange, une coquette ou une bête ? Flavien ne perd pas son temps à se demander tout cela, pensa-t-il, et le seul problème qu’il ait cherché à résoudre en fouettant le cheval auquel il a donné ce beau nom, ç’a été de savoir s’il était aimé ou s’il ne l’était pas. Heureuse et riche nature, encore une fois ! Il ne voit dans une femme que ce qui lui plaît instinctivement : la douceur et la grâce, et il ne lui demande pas autre chose que d’être le type qu’il aime en général. Il n’épluche pas comme moi les qualités et les défauts qui tombent sous l’analyse. Ah ! que j’envie ses ivresses et ses souffrances !

En rêvant ainsi, Thierray se sentit de plus en plus dégoûté d’Éveline, comme d’un type compliqué, comme d’une nature incomplète ou illogique dont l’étude augmentait en lui la manie vaine, écœurante et fatigante de tout passer au tamis ou au laminoir. Il éprouva le besoin impérieux de n’y plus songer. Madame Dutertre absorbait sa pensée. Le portrait que lui en traçait Flavien, ébauche un peu grossière, un peu barbare, appréciation sans délicatesse, mais assez brûlante dans sa naïveté, se posait dans son souvenir comme une Isis voilée qu’il avait oublié, négligé ou dédaigné d’observer. Et, tout en se détachant d’Éveline comme d’une fatigue d’esprit, il s’en créait une autre plus grande encore, en voulant pénétrer une destinée beaucoup plus problématique, un cœur beaucoup plus impénétrable.

— Cette lumière mystérieuse m’était apparue pourtant, se disait-il. Quand j’ai vu cette femme à Paris, j’y ai pensé huit jours, quinze jours peut-être. Elle m’avait frappé comme étrange dans son mélange de réserve et d’abandon. Je riais, je persiflais quand je la couvrais d’antithèses en la dépeignant à Flavien ; mais, au fond de nos plaisanteries sur nous-mêmes, il y a toujours quelque chose de vrai. J’étais, sinon amoureux, du moins tout disposé à l’être, et je ne venais pas ici seulement avec l’intention de chasser et le besoin de prendre l’air : il y a bien, au fond de ces bois, un parfum d’aventure qui m’attirait. Si j’avais suivi mon premier instinct, je serais peut-être aujourd’hui amoureux comme Flavien. Être malheureux comme lui, c’est-à-dire être sûr de mon propre penchant, avoir à combattre en moi-même une volonté bien prononcée, bien impétueuse, ce serait un bonheur que d’autres passions m’ont donné et que j’attends encore de l’amour. Je ne fuirais pas comme lui, je souffrirais, j’existerais… au lieu que je m’ennuie !… Flavien renonce à elle, il a raison. Il a eu avec Dutertre des relations d’argent où ce dernier s’est montré si bon voisin, on pourrait même dire si bon ami, qu’il serait grossier de faire sous ses yeux la cour à sa femme. Et puis Flavien est de ces hommes qui ne savent pas attendre, et qui vont tout de suite aux derniers périls, sauf à s’en repentir le lendemain ; moi, je ne me sens pas si attaché à Dutertre, et, d’ailleurs, je n’ai pas besoin d’un drame, j’aimerais mieux un poëme. Il n’y a que les fats et les sots qui résolvent la chute d’une femme et le désespoir d’un mari. L’homme d’esprit marche devant lui à l’aventure, cueillant ce qu’il rencontre, fleurs ou fruits, ne songeant à ruiner, à dépouiller personne, profitant de la vie et n’abusant de rien. Or, comme il n’y a de crimes véritables que ceux qui sont prémédités, l’homme d’esprit peut et doit être heureux, sans danger de faire le malheur des autres.

Ayant ainsi entassé beaucoup de sophismes à son usage, cet esprit plus souple que rigide s’abandonna à une fantaisie nouvelle, après avoir réduit tous ses scrupules au silence.

— Mon entorse sera guérie ce soir, dit-il en donnant un coup de pied au coussin que la crédule Manette arrangeait tous les matins sous son bureau.

Et, comme il faisait à grands pas le tour du salon, il vit devant lui, à la hauteur de la fenêtre, la figure à la fois simple et narquoise de M. Crésus, qui, du dehors, le regardait marcher avec admiration.

Ce n’était pas la première fois que, d’un air de commisération officieuse et sous divers prétextes, le page d’Éveline venait espionner la démarche de Thierray. Ce dernier, se voyant pris en flagrant délit, ne chercha plus à dissimuler.

— Bonjour, monsieur Crésus, lui dit-il en allant droit à la fenêtre. Vous engraissez, riche Crésus, vous avez le teint fleuri. Je ne vous demande donc pas de vos nouvelles. Vous en pourrez donner de bonnes sur mon compte, si par hasard on vous en demandait à Puy-Verdon. Je marche comme un chevreuil depuis ce matin.

— C’est ce que je vois, monsieur, dit Crésus de son air lourdement rusé. Par bonheur, monsieur ! car vous aviez l’air de diantrement souffrir, l’autre jour, et je parie que vous vous êtes bien ennuyé de boiter comme ça si longtemps.

Si Crésus eût été dans le salon, ou Thierray dans la cour, ce dernier eût été fort tenté de lui montrer combien son pied était guéri. Par bonheur pour Crésus, celui-ci ne présentait à la fenêtre du rez-du-chaussée que son visage.

— Monsieur Crésus, répondit Thierray en lui soufflant au nez une bouffée de cigare qui le fit reculer, j’ai toujours remarqué combien vous étiez d’un naturel judicieux. Cependant vous faites quelquefois des sottises.

— Ah ! dame ! peut-être bien, monsieur.

— Savez-vous lire, jeune Crésus ?

— Ma foi, non, monsieur.

— Quoi ! ignorant, vous ne connaissez pas seulement vos lettres ?

— Ma foi, non, monsieur, répéta Crésus embarrassé et honteux.

— Alors, je ne m’étonne plus du mépris que vous faites des étiquettes des plantes qu’on vous confie. Vous les trempez dans l’eau avec le bouquet, et vous croyez qu’on peut lire le nom d’une fleur quand vous l’avez fait baigner pendant vingt-quatre heures dans un vase comme celui-ci ! Thierray montrait à Crésus le vase de porcelaine craquelée et l’étiquette de parchemin qu’il en avait retirée.

— Dame ! monsieur, dit Crésus pris au dépourvu, je n’avais pas fait attention à ce petit papier-là. C’était donc le nom de la fleur ?

— Qu’est-ce que vous voudriez que ce fût, je vous le demande ? Voyons, pouvez-vous me le dire, ce nom ?

— Pardié ! monsieur, ils appellent ça de l’azalée.

— Voyez ! sans vous, pourtant, je n’en saurais rien. Et quand la personne qui vous en avait chargé saura que vous avez apporté cette plante avec si peu de précaution, qu’elle était méconnaissable…

— Ah ! pour ça, monsieur, j’avais pourtant mis bien proprement le bouquet dans mon chapeau, dit Crésus.

— Pauvre Flavien, qui le porte peut-être sur son cœur ! pensa Thierray.

— Madame vous grondera, continua-t-il, de prendre si peu de soin des fleurs rares qu’elle envoie à des amateurs.

— Oh ! pardié ! monsieur, elles ne sont pas rares chez nous. Il y en a plein le jardin, de ces fleurs-là, et je vous en apporterai tant que vous voudrez. D’ailleurs, ça n’est pas madame qui m’en avait chargé.

— Alors, c’est mademoiselle, et c’est la même chose.

— Eh bien, monsieur Thierray, il ne faudra pas le lui dire : elle me gronderait.

— Vous êtes un ingrat ! mademoiselle Caroline ne gronde jamais personne.

— Oh ! ça n’est pas mademoiselle Caroline qui m’avait commandé…

— Non, non, la langue m’a tourné : j’ai voulu dire mademoiselle Nathalie.

— Ça n’est pas encore ça, dit Crésus.

— C’est donc mademoiselle Éveline ? s’écria Thierray stupéfait et mortifié au dernier point.

— Ma foi, monsieur, je crois que vous me tirez les vers du nez, dit Crésus avec audace ; mais ça m’est égal. Si vous dites à mamselle Éveline que j’ai éventé la mèche, j’éventerai la vôtre, moi ! Je dirai que vous lui avez boudé, et que vous n’avez pas eu plus d’entorse qu’elle n’en a, ni moi non plus.

Thierray eut envie d’allonger d’un mètre les rouges oreilles du page effronté de Puy-Verdon ; mais il se contint et prit le parti de rire de l’aventure.

— Bien répondu, dit-il ; et, pour ta peine, voilà une pipe montée en argent et qui te fera honneur dans le monde.

Thierray avait fort bien lu dans les yeux du groom l’objet de sa convoitise. Crésus reçut la pipe, la retourna, la mit dans sa bouche, rit et cligna de l’œil avec la joie naïve d’un sauvage.

— On n’a jamais rien vu de si beau ! dit-il, et je ferai payer trois sous à tous ceux qui me demanderont de fumer dedans.

— C’est le moyen de vous faire un joli revenu. Mais je suis encore plus généreux que vous ne pensez, Crésus ; je vous garderai le secret auprès de mademoiselle Éveline, et je vous autorise à lui dire le mien. Confessez, de ma part, que je ne boite pas et que j’irai ce soir à Puy-Verdon.

— Ah bien, monsieur, ça lui fera plaisir, parce qu’elle s’ennuie bien, vrai ! Voyez-vous, quand mamselle Éveline n’a personne à faire bisquer…

— Oui, oui, elle ne peut se passer de moi, je comprends cela. Cependant, vous lui restiez, Crésus !

— Oh ! moi, ça n’est pas la même chose, je ne saurais pas trouver toutes les bêtises que vous lui dites pour la faire rire. Il y a bien M. Amédée qui lui en dit pas mal aussi, mais elle ne le trouve pas moitié si drôle que vous. D’ailleurs, le vlà parti.

— Parti ? Amédée est parti ?

— Oh ! pas pour longtemps : pour trois ou quatre jours ; il accompagne madame et mademoiselle Caroline, qui vont voir une dame à Nevers. Ils seront tous revenus lundi.

— Ainsi, madame Dutertre n’est pas à Puy-Verdon ?

— Non, monsieur ; depuis ce matin, il n’y a plus personne à la maison, que monsieur et les deux autres demoiselles.

— Crésus, dit Thierray, vous aimez les pipes, mais que diriez-vous de cette poche à tabac de maroquin brodé en or ? Les yeux de Crésus s’arrondirent, il rougit, tendit la main, balbutia, et resta penaud quand Thierray lui retira l’objet qu’il croyait déjà tenir.

— Il faut la gagner, dit-il. Vous direz à toute la maison de Puy-Verdon que mon pied est fort malade, que je souffre horriblement, et que j’en ai encore au moins pour trois jours.

— Oui, monsieur, ça n’est pas malaisé à dire.

— Mais, comme je suis de plus en plus généreux, je ne veux pas vous condamner à faire un mensonge à votre jeune maîtresse. Vous direz donc à mademoiselle Éveline, à elle seule, entendez-vous, que je n’ai jamais eu d’entorse plus qu’elle n’en a, ni vous non plus.

— Tiens ! tiens ! c’est pour la faire enrager ! dit Crésus en riant d’un air agréable. Pardié ! c’est bien fait, puisqu’elle est si maligne avec vous. Dame, elle a tort pourtant ! vous seriez un aussi joli mari qu’un autre pour elle, si vous étiez tant seulement un peu riche !

— Il n’est pas donné à tout le monde d’être Crésus, répondit Thierray en riant. Allons, détale, fais ma commission ; et, si elle est bien faite, lundi je te comble de mes bienfaits. En route !

Crésus tourna lestement les talons. Thierray le rappela.

— Sous quel prétexte es-tu venu ce matin ? lui dit-il.

— Sous quel quoi ? dit Crésus, que le mot de prétexte intrigua visiblement.

Thierray s’expliqua mieux, et le groom répondit :

— Pardié ! monsieur, j’ai fait semblant d’avoir oublié ici, l’autre jour, le licol de mon cheval.

— Comme tu avais fait semblant, l’autre jour, d’avoir oublié quelque chose aujourd’hui ? Allons, va au diable. Je te permets de venir m’espionner. Mais prends garde à une chose. Le jour où cela m’ennuiera, regarde bien ! je ferai comme cela.

Et Thierray fit une grimace terrible.

— Ça voudra dire… ? répondit le groom avec un geste expressif du pied et de la main.

— Précisément, jeune homme plein d’avenir que vous êtes, et je rosse bien. Prenez-y garde.

— On s’en souviendra, dit Crésus, et il disparut.

Thierray se remit à son bureau et écrivit ce billet :

« Vivent les femmes, mon ami ! nous ne serons jamais que des créjusses auprès d’elles. Le bouquet d’azalée que tu as probablement mis sous verre est une attention d’Éveline Dutertre à ton adresse. Changeons ! adresse-lui tes vœux, et permets-moi d’adresser les miens à Olympe, qui, pour le moment, court les grandes routes avec son jeune neveu, pour se consoler de ton absence. »

Thierray, plein de dédain pour les dames de Puy-Verdon et pour toutes les femmes en général, se trouva disposé à faire les vers qu’il avait promis à Nathalie. Il lui écrivit avec une prodigieuse rapidité une épître en vers libres qui ne contenait pas moins de quatre cents lignes rimées, serrées sur dix feuillets de petit vélin. C’était une critique facile, rieuse, mais non blessante, de l’astuce féminine sous toutes ses formes. Thierray n’était pas méchant, et jamais le dépit ne l’avait rendu cruel. Ombrageux et susceptible, il se piquait aisément au jeu ; mais sa générosité naturelle et le sentiment de sa force l’empêchaient d’être vindicatif. Il n’y avait donc, dans cette satire, aucun trait accusé contre Éveline ou madame Dutertre. Il en fit la moitié de midi à six heures, l’autre moitié de huit heures à minuit. Puis, se sentant fatigué et un peu assoupi, il plia, cacheta et mit l’adresse ; après quoi, il porta le paquet sur un buffet d’antichambre où Gervais prenait chaque jour les envois destinés à être remis au piéton, à l’heure matinale de sa tournée. Thierray revint à son bureau pour ranger ses papiers ; mais, rêveur et fatigué, il appuya ses coudes sur la table, son front sur ses mains, écouta machinalement le grillon qui chantait dans la cheminée, et tomba insensiblement dans cet état de l’âme et du corps qui n’est ni la veille ni le sommeil.




XVIII


À différentes reprises, Thierray, au milieu de ce demi-sommeil qui n’était pas sans charmes, crut entendre quelques bruits inusités dans la maison. Il ne s’en inquiéta pas d’abord. Il n’y avait pas de chien de basse-cour à Mont-Revêche ; la maison était si bien fermée, par sa propre construction, qui n’avait d’issues que sur la cour intérieure ; le mur qui reliait les trois façades était si solide, si élevé et clos d’une porte si massive, qu’il était à peu près impossible de s’y introduire, soit furtivement, soit de vive force. Gervais et Manette, gardiens et serviteurs du manoir, ne s’étaient jamais endormis une seule fois, depuis trente ans, sans donner le tour de clef à la serrure et assujettir avec soin la barre de fer transversale, outre le signe de croix qui devait également les préserver de la visite de madame Hélyette et de celle des voleurs.

Le domestique que Flavien avait confié, c’est-à-dire donné à Thierray, mais dont celui-ci était résolu à se débarrasser comme d’un luxe inutile aussitôt qu’il serait décidé que Flavien ne reviendrait pas, couchait dans une chambre basse attenante à l’écurie. Ce domestique se nommait Forget ; il était fidèle, tranquille et ne croyait pas aux esprits.

Thierray ne croyait ni aux esprits ni aux voleurs. Il prétendait n’avoir jamais eu assez d’imagination pour réussir à évoquer les uns, jamais assez d’argent pour mériter d’attirer les autres.

Néanmoins une sorte de frôlement qu’il crut entendre pour la seconde fois dans les corridors, un bruit vague de portes ouvertes qui pouvait bien n’être que celui d’une jalousie agitée par le vent, mais qui pourtant réveillèrent tout à fait Thierray, firent venir à son esprit la pensée qu’il avait en garde cent billets de banque de mille francs, et que, pour la première fois de sa vie, il ne pourrait rire au nez des voleurs désappointés. Il releva la tête, se frotta les yeux et se trouva dans une quasi-obscurité.

Pendant qu’il s’était assoupi, sa lampe, à bout d’huile, s’était éteinte, et le feu de la cheminée, dont la flamme était épuisée, n’envoyait plus que les vagues et rougeâtres clartés de la braise aux plans les plus rapprochés de l’âtre. Thierray se leva, chercha à tâtons des allumettes, et, n’en trouvant pas, il s’approcha de la cheminée, résolu d’aller explorer la maison aussitôt qu’il se serait muni d’une lumière.

Il venait de se baisser vers le foyer, lorsqu’il entendit frapper à la porte du salon trois coups bien distincts, qui semblaient produits par le pommeau métallique d’une cravache ou d’une canne légère.

— C’est Flavien qui arrive, pensa-t-il.

Et, sans se donner le temps de s’arrêter à cette idée plus qu’à toute autre, il répondit instinctivement et d’une voix assurée : « Entrez ! » tout en continuant d’allumer la bougie qu’il avait prise sur la cheminée.

On ouvrit. On entra sans rien dire, et même avec une certaine précaution. Thierray, enfin muni d’une lumière que l’humidité avait rendue lente à s’enflammer, se releva en disant :

— Qui est là ?

On ne répondit pas, et Thierray, qui, en ce moment, était debout, sa bougie à la main, prêt à se retourner, tenant peut-être à honneur de ne pas trop presser ses mouvements, car il éprouvait, en dépit de lui-même, une certaine émotion, sinon de crainte, du moins d’étonnement et de méfiance ; Thierray, qui se trouvait tourné vers la glace de la cheminée et qui eut l’instinct d’y jeter les yeux, vit derrière lui, vers le milieu de l’appartement, une forme étrange, vague, mais qui semblait être, dans cette glace ternie et faiblement éclairée, le portrait de madame Hélyette détaché de la muraille.

— Oh ! oh ! se dit Thierray presque joyeux du malaise qu’il éprouvait, une hallucination ! Enfin, je saurai donc ce que c’est !

Il posa la bougie sur la cheminée, regarda encore l’apparition, la trouva plus distincte, et, convaincu qu’il était le jouet d’un phénomène d’imagination ou de vision fort curieux à constater sur lui-même, il eut le sang-froid d’allumer une seconde bougie, de la poser à l’autre bout de la cheminée et de se retourner avec beaucoup de lenteur et de calme apparent.

Madame Hélyette était debout et immobile devant lui, à six pas de lui.

— C’est bien cela ! dit tout haut Thierray, immobile aussi et un peu paralysé des jambes, mais encore parfaitement maître de sa volonté, quoiqu’il parlât à son insu.

— L’amazone, le chapeau, la plume, le masque, la cravache, rien n’y manque… les cheveux blonds comme ceux d’Éveline, le menton jeune, le col élégant. Bien ! je vous vois… encore, toujours… Ne vous effacez pas.

En ce moment, Thierray s’aperçut qu’il parlait haut, et le son de sa propre voix l’effraya.

— Cela rend plus malade qu’on ne le pense, se dit-il en faisant un effort pour ne pas articuler sa pensée avec les lèvres. Peut-être que cela rend fou. J’en ai assez.

Il ferma les yeux un instant, jugeant que, lorsqu’il les rouvrirait, le fantôme serait dissipé. En s’abstenant ainsi de sa propre vision, il pensa à ce qu’il ferait si elle persistait, et reprit courage.

— Non, je ne suis pas fou, se dit-il ; je me rends parfaitement compte d’un phénomène dont j’ai beaucoup entendu parler, que j’ai toujours désiré d’éprouver par moi-même, quoique je ne m’en crusse pas capable, et, à présent que je le subis, il serait regrettable de ne pas le subir aussi complet que possible.

Ainsi armé contre sa propre faiblesse, il rouvrit les yeux. La dame au loup était toujours là ; seulement, elle s’était un peu éloignée vers le fond de l’appartement et ne recevait plus autant de lumière.

— Cela tend à se dissiper, pensa Thierray. Voyons, allons vers le spectre !

Il essaya ; mais ses jambes lui refusèrent le service. Autant son cerveau était libre et fort, autant son corps était engourdi et glacé.

— Je ne voudrais pas m’évanouir, pensa encore Thierray, je ne me rendrais plus compte de rien. Voyons, puisque j’ai au moins la parole libre, évoquons ma propre fantaisie par ma propre volonté. Approchez-vous, cria-t-il au fantôme, je vous l’ordonne, et ôtez votre masque, je veux vous voir.

Le spectre fit un signe négatif.

Soit que l’effort de la volonté eût grandi son courage d’une manière peu commune, soit que le geste du fantôme eût pris une apparence de réalité surprenante, Thierray sentit ses pieds se déclouer du marbre du foyer, et il marcha droit au fond du salon, en disant d’un ton presque enjoué :

— Eh bien, je vous l’arracherai, votre masque !

Le spectre recula et fit légèrement le tour du salon poursuivi par Thierray, dont les jambes n’étaient pas parfaitement libres, mais dont la volonté augmentait, en voyant l’apparition tendre à lui échapper. Ce mouvement éveilla le perroquet, qui s’écria d’une voix plus distincte et plus sinistre que de coutume :

Mes bons amis, je vais mourir !

Un cri d’effroi partit du gosier de madame Hélyette, et elle tomba comme défaillante sur un fauteuil.

Thierray, convaincu alors qu’il était mystifié par une personne bien vivante, s’élança vers elle et la saisit par le bras. Il ne croyait plus avoir affaire à un fantôme produit par son cerveau ; cependant il s’était fait un tel combat en lui-même, que si, au lieu d’une créature palpable, il n’eût saisi que le vide, il fût tombé évanoui, peut-être mort.

Un éclat de rire lui répondit, le masque tomba : c’était Éveline, revêtue d’un costume tout à fait semblable à celui du portrait de la défunte, coiffée de même, et belle à ravir dans cet accoutrement qui semblait avoir été inventé pour elle.

— Je suis contente de vous, brave chevalier ! lui dit-elle en lui tendant la main avec un effort d’assurance qui trahissait une assez vive émotion. C’est affaire à vous d’affronter les choses surnaturelles, et vous pourrez maintenant défier la véritable dame au loup de vous faire reculer d’un pas. À votre place, je n’aurais pas fait si bonne contenance, car il a suffi de votre affreux perroquet, dont je connaissais pourtant bien la monomanie, pour m’effrayer au point de me faire oublier mon rôle.

— Avant de répondre à vos agréables plaisanteries, dit Thierray, dont une sueur froide baignait encore les tempes, et qui se sentait porté à l’humeur beaucoup plus qu’à la joie, voulez-vous bien me permettre de vous demander, mademoiselle, comment il se fait que vous soyez ici ?

— Que vous importe ? répondit Éveline piquée de ce ton glacial. J’y suis, cela ne regarde que moi.

— Pardon ! cela me regarde beaucoup aussi. Je ne veux pas être responsable devant l’opinion et devant vos parents des conséquences d’une démarche aussi étrange de votre part.

— Rassurez-vous, monsieur, dit Éveline tout à fait blessée, votre réputation ne sera pas compromise par ma visite. Personne n’en saura rien.

— Excepté le fidèle Crésus, qui vous a accompagnée ici, et celui des domestiques de Mont-Revêche qui vous a ouvert la porte ?

— Forget, qui est maintenant à votre service, a été naguère au mien. Il connaît la pureté de mes intentions, il m’est dévoué et il est incorruptible. Quant à Crésus, c’est un enfant qui n’entend pas plus de malice que moi à une plaisanterie, et dont je suis assez riche pour payer le silence. Êtes-vous tranquille ?

— Pas le moins du monde. Dans huit jours, tout le pays saura que, pour se donner l’amusement bizarre de faire peur à M. Thierray, sous le masque de la dame au loup, mademoiselle Éveline Dutertre est venue seule le trouver au milieu de la nuit.

— Vous rêvez ; personne ne le saura. Crésus est bavard quand il ne risque rien à l’être ; mais, quand il s’agit de ses intérêts, le paysan morvandiot se laisserait mettre à la torture. D’ailleurs, je nierais effrontément ; vous aussi, je l’espère ; mes parents n’y croiraient jamais, et Crésus passerait pour fou. À présent, voulez-vous avoir l’obligeance de me faire du feu ? Je suis transie de peur et de froid.

Il était bien impossible à Thierray de refuser les soins de l’hospitalité à sa belle visiteuse. Il ralluma le feu, approcha un fauteuil où Éveline s’assit, et lui, tisonnant, les genoux pliés devant l’âtre, regardant malgré lui le joli pied qu’elle allongeait sur les chenets, il continua à la morigéner en l’interrogeant.

— Pourquoi dites-vous que vous avez eu peur, vous qui poussez la hardiesse jusqu’à l’extravagance ?

— Je n’ai peur ni des bois pendant la nuit, ni de la solitude dans la campagne, car c’est être seule que d’être avec Crésus. Je n’ai pas même été effrayée de la folie de mon entreprise. Mais j’ai eu peur dans les corridors de votre manoir fantastique, aussitôt que je me suis trouvée seule dans l’obscurité, tâtonnant les murs et cherchant les portes. Je savais que vous étiez toujours dans ce talon jusqu’à deux ou trois heures du matin. Je m’en étais assurée en envoyant Forget regarder à travers les fentes de la jalousie. Mais, pendant cette exploration, l’idée m’est venue que, comme dans l’histoire de la Nonne sanglante, la véritable Hélyette allait m’apparaître et me montrer sa figure brûlée pour me punir d’avoir osé la contrefaire.

Là-dessus, Éveline se mit à rire avec autant de tranquillité que si elle eût été dans le salon de Puy-Verdon, sous l’œil de ses parents.

Thierray fut stupéfait de tant d’audace. Était-ce excès de candeur et d’ignorance, ou habitude de dévergondage ? Résolu de s’en assurer, bien qu’également résolu à ne pas en profiter, Thierray, la regardant fixement, lui demanda où était Crésus.

— Dans le bois le plus proche, avec mes chevaux, répondit-elle, et parfaitement caché dans le fourré.

— Et Forget ?

— Dans sa chambre ; je lui ai ordonné de se recoucher, et, quand je vais sortir, c’est vous qui, sans bruit, refermerez vos portes.

— Mais comment êtes-vous sortie de Puy-Verdon ?

— Oh ! cela, rien de plus facile. Dans une habitation si vaste, et où rien ne me résiste, il suffisait que Crésus fût averti, que les chevaux fussent prêts et conduits dehors à une certaine heure, que j’eusse certaines clefs, et que tout le monde fût endormi. Je suis partie à une heure du matin… et, tenez, il n’est pas deux heures : nous sommes venus vite, malgré les ténèbres.

— Et comment rentrerez-vous ?

— À dix heures, comme à l’ordinaire. Je sors souvent avec le jour, et je ne m’afflige pas toujours de la société d’Amédée. Crésus ou tout autre laquais m’accompagne souvent le matin ; les premiers palefreniers qui se lèveront se diront que je suis sortie apparemment un peu plus tôt que de coutume. J’ai tant de fantaisies, qu’ils ne s’étonnent jamais de rien. Les premiers bûcherons qui me rencontreront dans les bois à l’aube du jour se diront que je viens de me lever. Ce ne sera pas la première fois que j’aurai été debout aussitôt qu’eux, et ceux qui me verront rentrer ne sauront pas si je suis dehors depuis deux heures ou depuis douze. Mon père, qui commence à devenir féroce, me dira peut-être que je me fatigue trop, et qu’il ne veut plus que je sorte sans lui ou sans son neveu, qui est une véritable bonne d’enfants. Qu’est-ce que cela me fera, du moment que j’aurai réalisé ma fantaisie d’aujourd’hui ? Demain, j’en aurai quelque autre qu’il n’aura pu prévoir.

— Ainsi, mademoiselle, dit Thierray toujours assez froid et attentif, vous allez, pour satisfaire la fantaisie de m’effrayer par l’apparition d’un spectre, errer dans les bois, par une nuit très-froide, depuis deux heures du matin jusqu’au lever du soleil ? Et, encore après, en dépit d’une nuit sans sommeil et sans abri, vous continuerez à chevaucher jusqu’à dix heures, pour ne pas éveiller de soupçons ? C’est payer un peu cher un si court et si fade amusement.

— Il se peut que le plaisir ait été médiocre pour vous, répondit-elle ; mais, pour moi, il a été complet. D’abord, j’ai eu un peu peur moi-même, émotion sur laquelle je ne comptais pas ; car je suis aussi sceptique que vous prétendez l’être. Mais je crois que nous ne le sommes ni l’un ni l’autre ; car, si vous n’avez pas eu peur, vous avouez du moins que vous avez cru voir un revenant. C’est d’autant plus brave de votre part. Ne vous en défendez donc pas ; car cela vous élève beaucoup dans mon estime.

— J’en suis très-flatté, mademoiselle, mais je ne mérite peut-être pas votre admiration. Il se peut bien que je vous aie reconnue tout de suite. Il se pourrait aussi qu’après avoir causé avec l’habile Crésus dans la matinée, j’eusse pressenti vos projets et attendu votre visite.

Éveline fut un instant confuse, inquiète surtout de la discrétion de son page ; mais elle se remit par la moquerie et la coquetterie, comme elle faisait toujours.

— Je n’en crois rien, répondit-elle. Si vous m’eussiez attendue, j’aime à croire que je n’eusse pas trouvé la porte fermée et que vous eussiez dispensé Forget de veiller pour être prêt à me l’ouvrir.

— Non, mademoiselle, reprit Thierray toujours plus sévère à mesure qu’il se croyait plus provoqué, j’espérais que vous n’auriez pas le cœur de mener à bout une pareille absurdité.

— Moi, monsieur, j’espérais, dit Éveline en se levant avec une dédaigneuse insouciance, que l’aventure tournerait autrement, que vous auriez moins de courage, que je traverserais ce salon sans vous arracher une parole, que je sortirais masquée et inconnue comme j’étais entrée, et qu’un de ces jours vous viendriez nous raconter votre aventure avec un peu d’embellissement, comme les poètes en mettent toujours dans leurs narrations. Au lieu de cela, vous avez été téméraire et moi stupide. Le cri d’un perroquet m’a fait crier, vous avez reconnu ma voix ; vous menaciez de m’ôter mon masque : je ne laisse pas volontiers porter la main sur moi, et j’ai dû paralyser la vôtre en vous montrant mon visage. À présent, tout est dit ; bonsoir. Ouvrez-moi les portes.

— Vous croyez, dit Thierray, que je vais vous laisser passer la nuit dehors, à la belle étoile ?

— Vous parlez d’étoiles ? C’est une métaphore ! dit-elle en riant : il pleut à verse !

En effet, on entendait les gouttières s’épancher à flots sur les pavés de la cour.

— Vous voyez donc bien, dit Thierray, que vous êtes forcée d’attendre ici que le départ soit possible, que la nuit touche à sa fin. Ce ne sera pas avant trois heures d’ici, je vous en avertis. Vous voilà forcée d’avaler la coupe d’imprudence et de danger que vous avez remplie. Je vous déclare que ce n’est pas ma faute. Si on vient à le savoir, je me battrai pour vous ; mais je jurerai sur l’honneur à votre père que je ne sais pas du tout pourquoi vous m’avez mis dans cette agréable situation.

Et, en parlant ainsi, Thierray alla fermer aux verrous la porte du salon.

— Que faites-vous donc là ? dit Éveline déconcertée.

— Je ne veux pas vous exposer à être surprise par ceux de mes domestiques qui ne sont pas, dans votre confidence, et, si vos parents, s’apercevant de votre absence, s’avisaient de venir vous chercher ici, je veux pouvoir parlementer avec eux avant de vous livrer à leur juste indignation.

Éveline devint pâle, et la peur s’empara d’elle sérieusement.

— Mais non, mais non ! s’écria-t-elle. Il faudrait me cacher !

— Non pas. Je sortirais, j’irais au-devant d’eux, et vous ne reparaîtriez à leurs yeux que couverte de ma protection et portant le titre de ma fiancée.

— Vraiment ? Les résultats de mon équipée seraient-ils si graves ? dit Éveline rougissante, à demi satisfaite, à demi honteuse. Je comprends alors pourquoi vous êtes si effrayé des suites de l’aventure

Et elle lança à Thierray un regard timide et brûlant qui faillit lui ôter le sang-froid dont il s’était armé.

— Oui, j’en suis effrayé, dit-il en évitant ce dangereux regard : je sais à quoi le soin de mon honneur me déciderait sans hésitation, plutôt que de passer pour avoir séduit une jeune fille et pour lui avoir refusé la réparation de l’honneur. Mais, en vous donnant mon nom, je serais pris d’une mortelle haine pour vos richesses et peut-être pour vous-même, qui m’auriez forcé de les accepter malgré moi, et qui ne m’auriez pas laissé le choix entre mon penchant à ma liberté, et la honte d’un rôle coupable ou ridicule.

Éveline, terrifiée de ce discours, se sentit brisée. Elle retomba sur le fauteuil et fondit en larmes en s’écriant :

— Ah ! vous ne m’avez jamais aimée, et, à présent, je ne vous inspire que de la haine !

Thierray fut vaincu. L’amour lui revint au cœur. Il n’est point d’homme assez fort pour de telles épreuves.




XIX


— Voyons, dit Thierray en s’approchant d’Éveline, mais sans toucher un seul pli de son vêtement, parlez franchement : pourquoi êtes-vous venue ici ? Êtes-vous réellement assez enfant, je devrais dire assez folle, pour risquer votre réputation, votre pudeur, votre honneur peut-être, dans le seul but de me faire un de ces tours de vieux château, que des demoiselles se permettent tout au plus dans leur propre maison, à l’égard des plus intimes amis de leur famille ?

— Pourquoi dites-vous que je risque mon honneur ? dit Éveline d’un ton très-fier ; car elle sentait qu’en dépit des paroles sévères de Thierray, sa voix émue s’était singulièrement radoucie.

— Vous avez l’habitude, répliqua Thierray, de répondre à des questions par d’autres questions, je le sais ; permettez-moi de ne répondre à la vôtre que quand vous aurez répondu à la mienne.

— Eh bien, mon Dieu ! dit Éveline, j’ai fait une folie parce que je suis folle, voilà tout le mystère ! Mais celle-ci n’est pas si préméditée que vous croyez. Tout cela est arrivé par hasard et sans réflexion. Ce costume, je ne l’ai pas fait faire pour vous. Il y a trois mois que je l’ai et que je le porte quelquefois dans le manège et dans le parc de Puy-Verdon ; c’est une fantaisie qui m’a séduite quand je suis venue ici après la mort de la chanoinesse, et lorsqu’il n’était question ni de vous ni de M. de Saulges dans notre vie. Mon père, désirant acheter la propriété, voulut tout examiner, même le castel, où nous étions venus rarement faire de courtes visites à la vieille dame. Nous montâmes dans le donjon ; Manette nous raconta eu détail la légende ; nous voulûmes voir le portrait : le costume me plut ; j’en fis un croquis et j’en commandai un tout de suite. Depuis, vous nous avez parlé plusieurs fois de cette légende ; vous avez même prétendu que M. de Saulges avait vu l’apparition, à preuve qu’il était parti brusquement comme un fou. Je vous ai souvent demandé ce que vous éprouveriez si la dame au loup se montrait devant vous au milieu de la nuit : vous assuriez mourir d’envie de la voir, tout en avouant que vous en auriez grand’peur. Cette idée d’essayer votre courage m’a passé par la tête, j’ai pensé à la faire partager à mes sœurs, ou à Amédée. J’ai craint leur froide raison. Et puis on vous disait malade. Je ne voulais pas vous tuer, moi ! Enfin, aujourd’hui, Crésus m’apprend que vous n’avez jamais eu d’entorse (je m’en doutais bien !), que vous aviez failli venir demain, et puis que, tout d’un coup, vous vous êtes ravisé. Voyant que vous aviez résolu de me faire enrager, j’ai voulu vous rendre la pareille. Je m’ennuyais hier au soir. Ma belle-mère est absente, Amédée et Caroline aussi. Mon père est absorbé dans je ne sais quel travail ; Nathalie me cache je ne sais quel mystère. Elle s’enferme dans sa chambre, fait des paquets et range des papiers comme si elle allait se marier à mon insu. Une irrésistible envie de me divertir par une excentricité sans pareille s’est emparée de moi. En dix minutes, j’ai organisé ma sortie avec Crésus, et, au coup de minuit, comme tout ronflait sous le toit maussade de Puy-Verdon… Mais vous savez le reste. Et en voilà bien trop pour motiver une chose puérile dont vous voulez absolument faire un événement dramatique. À présent que j’ai répondu, répondez ! Où prenez-vous que j’expose mon honneur en venant chez vous ? N’avez-vous point d’honneur vous-même ? N’êtes-vous pas un homme d’esprit, un artiste, qui se moque des usages, des préjugés, qui ne les respecte que pour la forme, et qui prend d’une façon poétique et chaste les prétendues bizarreries d’une humeur comme la mienne ? Est-ce que ce n’est pas, au fond, une grande preuve d’estime, de confiance et même d’amitié, que je vous donne en venant ici ? Et, si je me suis trompée en osant rire avec vous comme avec mon frère (comme je vais quelquefois rire tout haut aux grands éclats dans le pavillon d’Amédée), cela vous donne-t-il le droit de m’outrager, en me disant que je fais bon marché de mon honneur ? Tenez, vous êtes un pédant, une imagination froide ; vous êtes triste, vous êtes vieux ! et vous allez me dire que je ne vous connais pas assez pour être si familière, si confiante avec vous ! Eh bien, tant pis pour vous, si vous ne pouvez vous faire jeune, innocent, fraternel et fou avec moi pendant une heure ou deux de tête-à-tête, dans des conditions exceptionnelles, à l’insu et, par conséquent, à l’abri du blâme des méchants et des sots !

Éveline débita tout ceci avec une grande volubilité, une grande coquetterie, une grande innocence, et avec un mélange de fierté, de franchise, de câlinerie, qui reprirent leur ascendant sur Thierray. Il est bien impossible à un jeune homme, dont le cœur est libre et la tête vive, de recevoir avec indifférence une preuve d’amour si naïvement déguisée en plaisanterie. Il eût été, en effet, trop froid et trop pédant de vouloir, par l’exigence d’un plus ample aveu, effrayer la pudeur et humilier la fierté d’Éveline. En la grondant même davantage, Thierray craignit d’être ridicule. En repoussant les conséquences du danger qu’elle bravait pour lui, il se sentait cruel envers lui-même autant qu’envers elle.

Il se trouva donc tout d’un coup disposé à une grande indulgence pour la faute dont il profitait. Mais, avec l’amour qui revenait, arriva la jalousie, et il fut tout à fait sombre et mordant en lui demandant l’explication des fleurs jetées dans le chapeau de Flavien. Éveline crut qu’il devenait fou, et demanda à son tour l’explication de cette demande avec une franchise évidente.

Thierray, ne voulant pas compromettre les autres femmes de Puy-Verdon, éluda la question en disant que la langue lui avait tourné, et que ce n’était pas du chapeau de Flavien, mais de celui de Crésus qu’il voulait parler.

— Le bouquet d’azalée apporté ici par votre page était, dit-il, remis par vous à l’adresse de Flavien. Voulez-vous le nier ? et la devise qui portait probablement votre signature ?

— À présent, j’y suis, dit avec candeur Éveline, qui ne connaissait que ce dernier détail des petites ruses de Nathalie. Eh bien, savez-vous ce qu’il y avait sur l’étiquette ? Mais vraiment, s’écria-t-elle en riant, il est impossible que ce soit là la cause du départ de M. de Saulges. Eh bien, il y avait sur ce parchemin, en caractères imités du gothique : Hélyette.

— Et que signifie cette plaisanterie ?

— Elle n’est pas de moi, elle est de ma sœur Nathalie, qui, je le crois, aime votre ami autant que sa gravité le lui permet. Puisque vous êtes jaloux et que vous me forcez à dire le secret des autres, gardez-le en homme d’honneur. Nathalie voudrait être devinée ; elle mourrait d’un orgueil rentré, si elle était nettement comprise. Elle voulait intriguer M. Flavien pour savoir, je crois, s’il avait le cœur libre, voilà tout ; et c’est l’idée qu’elle a eue de se cacher sous le pseudonyme de madame Hélyette qui m’a un peu donné celle de me cacher sous son masque. Me voilà forcée de vous avouer mon peu d’imagination : je ne suis qu’une plagiaire.

— Et dois-je croire, dit Thierray de plus en plus indulgent, que vous avez pour moi les mêmes sentiments que votre sœur a pour mon ami ?

— Thierray, dit Éveline avec une familiarité et une chasteté charmantes, vous êtes trop délicat, vous avez, je crois, quelque chose de trop exquis dans le cœur et dans l’esprit pour vouloir que je réponde à cette question dans la situation bizarre où je suis venue me jeter vis-à-vis de vous. C’est alors que je mériterais vos réprimandes, et, comme elles me font beaucoup de peine, permettez-moi de ne pas m’y exposer.

— Ah ! vous êtes une sirène ! s’écria Thierray. Vous venez me voir seule, en pleine nuit, et vous exigez que je trouve cela très-drôle et pas du tout enivrant ! Le danger auquel vous ne pensez seulement pas pour vous, il faut que je n’y croie pas pour moi-même ? Mais c’est à devenir fou !

— Voyons, pourquoi donc ? répondit Éveline en souriant. Tout le danger, entre une fille chaste et un homme d’honneur, est d’arriver à s’aimer l’un l’autre, n’est-ce pas ? Eh bien, nous sommes jeunes, nous sommes égaux, nous sommes libres. Il n’y a aucun obstacle entre nous, et, s’il faut vous le dire, mon père m’a grondée, le dernier jour que vous êtes venu chez nous, parce que j’étais trop cruelle envers vous et que je ne lui parlais pas de vous assez sérieusement…

— Vraiment, Éveline ? dit Thierray troublé.

— Ne le saviez-vous pas ?

— Non, je vous le jure !

— Eh bien, sachez-le, dit-elle en riant, et prenez l’épreuve que j’ai voulu faire ce soir de votre courage comme un des côtés de l’examen auquel j’ai le droit de vous soumettre. De votre côté, comme vous n’êtes pas plus décidé que moi à combler les vœux de mon père, soumettez-moi à vos analyses. Je m’y prête, vous le voyez : je vous apporte ici toute l’irréflexion, toute la déraison, toute la simplicité de mon caractère. Si vous appelez cela de la coquetterie, je ne sais pas comment vous appellerez le contraire. Dites-moi qu’une jeune personne capable d’un pareil coup de tête vous est insupportable, je le concevrai : mais, moi, j’aurai le droit de vous répondre qu’un poète capable de se fâcher d’une pareille confiance en lui… — N’est qu’un cuistre ! dit Thierray. Allons, j’en conviens. Oubliez ma dureté ! Dieu veuille que ceci reste entre nous un secret qui ne nous force pas à nous aimer avant de nous connaître !

— Quel paradoxe, monsieur l’écrivain ! On se connaît de reste quand on s’aime ! Si nous en étions là, nous nous moquerions bien d’être découverts dans ce tête-à-tête !

— Eh bien, parlez pour vous, dit Thierray, pour vous, bizarre enfant, qui pouvez donner à ce point votre estime et votre confiance sans donner votre cœur et votre foi. Mais, moi, j’ai peur de vous aimer avant de pouvoir me fier à vous, et voilà pourquoi je suis si maussade.

— Allons, vous voulez, pour m’estimer, que je vous dise ici, et maintenant, que je vous aime ! Je ne le ferai certes pas, et, si je viens jamais à en être bien sûre, ce sera à Puy-Verdon et en présence de tous les miens que je vous le dirai. En attendant, savez-vous une chose ? c’est que je meurs de faim dans votre château de Mont-Revêche.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria Thierray, voilà bien un autre embarras ! Les enfants sont comme cela ! Dans les situations les plus critiques, leur estomac crie comme si de rien n’était, et ils vous demandent à manger. Où vais-je trouver, dans cette cellule d’ermite, de quoi satisfaire l’appétit royal de la dame de Puy-Verdon ?

— Je vais vous le dire, répondit Éveline. Tout à l’heure, en me dirigeant à tâtons dans la salle à manger, qui est ici près, j’ai mis la main sur quelque chose de poissé qui m’a bien fait l’effet d’être une tarte aux confitures. J’avais déjà faim, et j’avais quelque envie de profiter de l’occasion ; mais j’ai eu peur que, surprise par vous dans cette opération matérielle, il ne me fût difficile après de passer pour un spectre.

La salle à manger n’était séparée du salon que par un couloir. Thierray y passa, en recommandant à Éveline de faire le guet à la porte du salon pour être prête à s’enfermer, si Gervais ou Manette venaient à s’éveiller et à faire une ronde. Puis il apporta la tarte aux confitures, des fruits, un fromage à la crème. Il ne trouva pas de vin dans les buffets ; mais Éveline n’en buvait jamais, et elle salua avec acclamation un bol de café froid que Thierray apporta à tout hasard. Le couvert fut mis sur un guéridon, que l’on roula auprès de la cheminée.

Tout cela se fit à deux, en riant, en se faisant de gros yeux et de plaisantes expressions de figure, quand une maladresse menaçait d’éveiller par quelque bruit trop prononcé les échos endormis du manoir. Puis Éveline mangea avec le même appétit qu’elle aurait eu dans un dîner sur l’herbe en famille. Elle trouva tout délicieux, força son hôte à manger aussi, et, se divertissant de toutes choses avec la candeur d’un enfant, elle arriva à une gaieté entraînante.

Troubler par des fadeurs cet épanouissement de son âme, ou l’effaroucher par des ardeurs indiscrètes, eût semblé bien vulgaire, bien bête, bien laid à un esprit aussi élevé que celui de Thierray. Il prit le parti de rire, comme Éveline, au bord du précipice. L’innocence de sa déraison était, après tout, un attrait plus pénétrant pour le cœur qu’un excitant pour les sens. Éveline était un de ces charmants êtres sans vice et sans vertu, dont, par respect, on ne peut songer à faire sa maîtresse, dont, par prudence, on n’ose pas vouloir faire sa femme.

Le meilleur parti à tirer de la circonstance, c’était d’en goûter la douceur sans arrière-pensée, puisque, à tout prix, il fallait s’y soumettre. C’est ce que fit Thierray, sans trop d’effort. Était-ce à lui, d’ailleurs, d’être le moins brave devant les conséquences de l’avenir ? Épouser une fille jeune, riche, belle, spirituelle, quand même elle est très-gâtée et très-folle, c’est un suicide qu’on peut accepter, surtout quand on sent qu’elle vous aime et qu’on espère la dominer par là.

Thierray ne se permit de nouvelles réprimandes que celles qu’autorisait son propre amour. Il laissa voir combien il avait été jaloux d’Amédée. Éveline confessa qu’elle avait joué un méchant jeu. Il y eut des moments où elle menaça de le recommencer et d’autres où elle s’effraya de l’avoir essayé, en voyant que Thierray n’était pas encore assez épris pour ne point rompre à la première offense de ce genre. En somme, ce long tête-à-tête fut bon à l’un et à l’autre. Éveline y éprouva la force d’un caractère qu’elle s’était flattée de vaincre facilement. Thierray sentit qu’avec de telles dispositions à la coquetterie, il fallait tenir la main ferme, et il se promit d’établir son autorité avant le mariage, si Éveline, par de nouvelles témérités, ne lui refusait pas le temps nécessaire à ce laborieux et délicat travail du cœur et de l’intelligence.

Au milieu de cette petite lutte, où mille digressions enjouées et amicales trouvèrent place, la pluie cessa de tomber et léchant du coq annonça l’approche de l’aube. Éveline s’apprêta à partir. Elle prétendait descendre seule le sentier de la colline et gagner le fourré, dans son costume d’Hélyette, assurant que quiconque la rencontrerait ainsi fuirait épouvanté. Cela eût été indubitable pour Gervais ou pour Manette, mais non pas peut-être pour les paysans, qui ne croyaient pas tous aux revenants, et dont quelqu’un pouvait avoir vu Éveline à Puy-Verdon sous ce même costume. Thierray exigea qu’elle mît son chapeau sous son bras, qu’elle couvrît sa taille et cachât sa tête sous une mante à capuchon, qu’il alla chercher sans bruit jusqu’au-près de la chambre où dormait Manette. Ainsi transformée en femme quelconque du pays, elle sortit du château sans être vue de personne. Thierray sortit quelques instants après elle, avec son fusil, comme s’il partait pour la chasse, et la suivit à distance, sans avoir l’air de s’occuper d’elle, mais tout prêt à lui porter secours en cas de besoin. Elle arriva ainsi sans encombre au carrefour du bois où elle avait laissé Crésus. Le pauvre page était transi, malgré l’abri impénétrable des grands chênes où il s’était réfugié avec les chevaux. Il avait eu fort envie de se plaindre ; mais, dès qu’Éveline parut, l’ascendant qu’elle exerçait sur les esprits subalternes par sa résolution et sa libéralité lui imposa silence. Elle s’assura qu’il n’y avait personne à portée de la voix, excepté Thierray, qui sifflait avec une apparente insouciance derrière le taillis environnant. Elle se dépouilla du vêtement villageois, que Thierray devait retrouver au pied du plus gros chêne, endossa un surtout de drap noir que Crésus tira de sa valise, ôta la plume et le galon de son feutre, remplaça le masque d’Hélyette par un voile qu’elle avait dans sa poche, et, ainsi redevenue à peu près l’Éveline Dutertre des temps ordinaires, elle partit au galop sous l’épaisse et humide ramure de la forêt.

Thierray alla reprendre la mante, qu’il roula pour la fourrer dans sa carnassière et dont il fit tomber un mouchoir noué par un coin. C’était le mouchoir d’Éveline ; le coin où était brodé son chiffre liait un simple anneau d’or, un véritable anneau de mariage. Thierray s’empressa de l’ouvrir, et, aux premières clartés du jour, réussit à lire ces mots gravés dans l’intérieur : sur une des brisures : Spontanéité ; sur l’autre brisure : Réflexion. C’était une épigramme, mais aussi une avance. La spontanéité raillait la réflexion, mais se livrait à elle. Thierray baisa involontairement l’anneau, le mit à son doigt et remonta la colline. D’en haut, il vit la jeune fille qui, rapide comme une flèche, traversait au galop une clairière déjà lointaine.

Thierray rentra ; tout dormait encore. Il put restituer la mante de Manette, ranger le salon, faire disparaître les traces du souper, et se retirer dans sa chambre, où le sommeil ne put le suivre. Tout en résumant cette nuit d’aventures et la journée qui l’avait précédée, il se rappela son billet à Flavien. L’idée de laisser ce dernier un jour entier dans l’erreur où il l’avait plongé sur le compte d’Éveline, à propos du bouquet d’azalée, lui fut insupportable. Il était couché depuis une heure, quand ce souvenir lui vint. Il se releva, se promettant, par la même occasion, de supprimer son envoi de vers à Nathalie, qu’il était bien résolu de ne plus occuper de ses prétendus hommages.

Mais, quand il arriva au buffet où il déposait chaque soir ses lettres, il ne les retrouva plus. Gervais frottait le meuble, le facteur avait passé ; il était déjà loin, emportant le courrier de Thierray.

Thierray prit son parti d’aller se recoucher, se consolant par la pensée qu’Éveline lirait la date de son envoi à Nathalie, qu’il la verrait le jour même pour se justifier, et que, le jour même aussi, il écrirait à Flavien pour le désabuser. Néanmoins il eut, relativement à ce dernier, un mouvement de honte et de jalousie.

— Cette fois, se dit-il, ma spontanéité n’a pas pris conseil de ma réflexion. J’ai livré pour vingt-quatre heures aux dédains ou aux désirs d’un tiers l’aimable fiancée dont je porte au doigt le gage d’alliance, et j’en enrage ! Tant mieux ! après tout ; à cela je sens que je l’aime ! Pourvu que l’inflammable Flavien ne se mette pas en tête de me laisser madame Dutertre et de poursuivre Éveline, comme je le lui ai conseillé hier. Pourquoi ce maudit facteur rural se lève-t-il si matin ? Si je montais à cheval pour courir après lui ? Mais il ne me rendra pas ma lettre. Eh bien, j’irai à Château-Chinon, et je pourrai mettre au moins une seconde lettre à la poste, qui partira avec la première. Oui, c’est cela !

Et Thierray se releva à la hâte, cria de sa fenêtre à Forget d’atteler Problème au tilbury, écrivit à Flavien ce peu de mots : « Non, ce n’était pas Éveline, mais ce n’était pas non plus Olympe, » et partit avec Forget pour le plus prochain bureau de poste.

Il jeta lui-même son billet dans la boîte, et, se rappelant bien clairement qu’il n’y avait dans ses vers à Nathalie rien qui pût blesser ou alarmer sérieusement Éveline, il ne s’inquiéta plus de ce dernier envoi, et prit le chemin de Puy-Verdon, pensant avec raison qu’il devait y être avant elle, pour lui prêter son appui dans le cas où sa course nocturne y serait déjà ébruitée.




XX


Il trouva chacun vaquant à ses occupations accoutumées. Les domestiques qui vinrent à sa rencontre lui dirent qu’il ne trouverait encore personne au château ; que madame était absente, ainsi que mademoiselle Caroline et M. Amédée ; que M. Dutertre était allé voir les travaux des champs ; que mademoiselle Nathalie n’était jamais levée avant dix heures, et que mademoiselle Éveline était partie pour la promenade avec le jour, de grand matin, peut-être avant le jour. Ces derniers renseignements furent donnés par plusieurs bouches avec une candeur qui rassura Thierray. Personne ne soupçonnait rien. Il prit Forget à l’écart, comme pour lui donner quelques ordres.

— Mon ami, lui dit-il, pouvez-vous me dire quelle est la femme ou le jeune garçon déguisé que vous avez introduit cette nuit dans le château de Mont-Revêche ?

— Monsieur ne le sait pas ? s’écria Forget surpris et presque effrayé.

— Non, en vérité. Comment le saurais-je ? Ce personnage était masqué et s’est diverti à vouloir me faire peur. J’ai couru après lui. Il s’est si bien caché et enfui, que je n’ai pu le rejoindre.

— Et comment monsieur sait-il que je l’ai fait entrer ? dit Forget un peu méfiant.

— Parce que vous seul avez pu le faire, répondit Thierray. Ce n’est pas Gervais et Manette, superstitieux comme je les connais, qui auraient permis à un revenant d’entrer dans la maison.

— C’est vrai, monsieur, dit Forget. J’ai eu tort. Mais j’ai été trompé, j’ai cru que vous étiez d’accord avec ce revenant-là, et que vous ne me le disiez pas vous-même, parce que, ne me connaissant pas encore, vous manquiez de confiance en moi. Mais je suis un honnête homme, monsieur, incapable de trahir aucun secret.

— Je le sais, Forget… Donc, cette personne, c’était ?…

— Puisque vous ne le savez pas, monsieur, je ne vous le dirai que quand on me le commandera. Je vous prie de m’excuser si j’ai fait une sottise. Je ne m’imaginais pas du tout qu’on venait pour faire peur à monsieur. On m’avait parlé d’une dame que monsieur devait épouser, et qu’il y avait une brouille qui se raccommoderait, si j’ouvrais la porte sans que Manette ni Gervais pussent s’en apercevoir. J’ai cru bien faire. Je n’ai pas pris d’argent pour cela, je n’en accepterais pas. J’aime la famille que ça regarde, et vous aussi, monsieur, quoique je sois bien nouveau auprès de vous ; je vois qu’on s’est joué de moi, et que tout ça, c’était une niche. Mais elle est bien dangereuse ; si on venait à le savoir, ça ferait beaucoup parler. Heureusement, je n’ai pas envie de faire du mal, je n’en ai jamais fait à personne, et il ne m’arrivera plus jamais d’ouvrir la porte, à moins que monsieur ne me le commande, car le premier devoir d’un serviteur, c’est d’obéir à son maître.

— Mais je ne suis pas votre maître jusqu’à présent, mon cher Forget ?

— Pardon, monsieur ! M. le comte m’a dit : « Vous êtes à moi, mais vous servirez M. Thierray, » et je ne connais que ça.

— Eh bien, Forget, dit Thierray, qui sentit aussitôt l’opportunité de s’attacher cet honnête homme, de ce moment, non-seulement vous me servez, mais vous êtes à moi, si vous le voulez bien.

— De bien grand cœur, monsieur ; mais M. le comte m’a dit que j’étais à lui, et j’ai donné ma parole pour six mois au moins.

— M. de Saulges vous rend votre parole ; vous êtes à moi, et vous servirez M. de Saulges, s’il revient. Consentez-vous, aux mêmes conditions ?

— Oui, monsieur, répondit Forget, j’aurai beaucoup de plaisir à vous servir.

— Et vous ne me direz pas le nom du revenant de cette nuit, si je vous commande de me le dire ?

— Pour ça, non : que monsieur m’excuse, je peux promettre seulement à monsieur de n’avoir plus jamais de secrets par rapport à lui, de ne plus rien écouter, et de ne jamais ouvrir la porte sans son ordre. Mais trahir une personne pour une petite bêtise qu’elle a voulu faire… non, je ne peux pas vous obéir.

— Vous m’avouez pourtant que c’était une femme ? dit Thierray voulant éprouver Forget jusqu’au bout.

— Je peux bien ne pas en être plus sûr que monsieur, répondit Forget, à qui la délicatesse des sentiments tenait lieu de finesse d’esprit ; le revenant ne m’a pas parlé ; il avait un masque. Je ne sais d’une femme que ce qu’on m’en a dit. On a bien pu se moquer de moi. Alors, monsieur, ni vous ni moi, nous ne savons rien, et c’est le mieux.

Thierray, qui n’était point né aristocrate, et qu’aucune habitude d’enfance n’empêchait de se livrer à son impulsion naturelle, tendit la main à son domestique, qui, élevé, lui, dans d’autres idées, hésita à la lui donner, et ôta son chapeau d’une main en recevant, de l’autre, cette marque d’estime. Thierray ne dit rien et s’éloigna. Forget réfléchit un instant, se demanda s’il devait prendre au sérieux son nouveau maître ; comprit, grâce à sa droiture naturelle, plus forte que les préjugés de l’éducation, qu’il pouvait l’estimer en conscience, et alla brosser son cheval, tout en faisant ses réflexions intérieures sur le mécontentement paternel que lui causerait une fille aussi écervelée que l’était son ex-patronne Éveline. Dans ses idées, qui n’étaient pas dépourvues de justesse, se compromettre pour une passion n’était pas un crime ; mais s’exposer pour une espièglerie, c’était un grand mal. Il faut dire qu’il n’y avait pas de cœur plus généreux et d’esprit moins enjoué que le cœur et l’esprit de Forget.

Thierray alla guetter, des hauteurs du parc, l’arrivée d’Éveline sur tous les sentiers et chemins qui aboutissaient vers le château. Il était neuf heures quand il la vit descendre, au pas et dans une pose rêveuse, une pente escarpée qui ramenait l’oiseau fuyard au nid paternel. Il put retourner, comme par hasard, à la grille de la cour, et lui offrir la main pour descendre de cheval.

Elle fut doucement flattée de le voir debout, n’ayant pas dormi et veillant sur son retour au bercail.

— Personne ne sait rien, lui dit-il aussitôt que Crésus eut le dos tourné pour emmener les chevaux. Forget est l’homme le plus sûr ; mais, croyez-moi, il faut faire accepter une somme à Crésus et l’envoyer chercher une condition loin d’ici.

— Ah ! mon Dieu, dit Éveline d’un air chagrin, vous pensez à tout cela, vous ! Eh bien, moi, je ne veux pas m’en occuper. J’ai bien autre chose en tête !

— Quoi donc, chère Éveline ?

— Ôtez donc votre gant, je vous en prie.

— Le voilà, dit Thierray en lui montrant son anneau, qu’il avait au doigt.

— Ah ! vous l’avez trouvé ? reprit-elle en souriant. C’est bien, rendez-le-moi.

— Voilà votre mouchoir, il a un chiffre ; mais l’anneau n’en a pas, et il n’y a pas d’imprudence à me le laisser.

— Pas d’imprudence ! Vous ne voyez jamais le danger que dans les faits extérieurs, dans les choses matérielles ! Songez à quoi vous vous engagez vous-même en gardant cette bague. C’est moi qu’elle compromet auprès de vous, et ne voyez-vous pas que c’est la seule opinion dont je me soucie ?

— Eh bien, soyez en paix sur ce point, adorable fille. Je sais que je m’engage à m’efforcer de me faire aimer, je sais que la tâche est difficile…

— Difficile ? répondit Éveline en le regardant fixement. Vous rappelez-vous quatre petits vers qui m’ont toujours semblé plus grands que tous les alexandrins du monde ?

« Comment, disaient-ils,
Sans philtres subtils,
Être aimés des belles ?
— Aimez ! » disaient-elles.

Là-dessus, Éveline, riante et fraîche comme une matinée de printemps, accablée de fatigue pourtant, mais illuminée par la joie d’être aimée, monta légèrement le perron et regagna sa chambre, où Grondette s’étonnait de ne pouvoir entrer.

— La raison de ce phénomène, lui dit Éveline en tirant la clef de sa poche, la voici : ta diablesse est sortie de bonne heure et, par distraction, a emporté la clef.

Cette journée fut, jusqu’au soir, une des plus douces de la vie de Thierray. Dutertre n’avait et ne pouvait avoir aucun soupçon de l’escapade de sa fille. L’eût-il connue, il l’eût pardonnée, ce jour-là, en la voyant si gaie, si heureuse, si sincère dans sa prédilection marquée pour Thierray. Elle semblait si parfaitement corrigée de tout caprice, que Thierray, de son côté, ne cachait presque plus sa défaite, et Dutertre croyait voir clairement qu’un heureux mariage couronnerait avant peu ces heureuses amours.

Nathalie, depuis que son départ pour Paris était secrètement arrêté, ne se donnait plus la peine d’être aimable ou fâcheuse. Elle vivait seule, de rêves ambitieux et de projets splendides. Elle pensait fort peu à Flavien, bien qu’elle eût daigné y songer, avant la résolution qui lui faisait espérer de trouver à Paris vingt partis tout aussi brillants et non moins agréables. Ce jour-là, pourtant, une circonstance fortuite devait changer complétement la disposition de son esprit et la nature de ses sentiments.

Elle ne parut qu’au déjeuner, et Thierray passa l’après-midi avec Éveline dans les bois et les rochers au-dessus de la cascade. Dutertre les y avait accompagnés ; mais Éveline était lasse, et le père, voyant l’amant épris sérieusement, c’est-à-dire religieusement respectueux, alla errer plus loin et les laissa ensemble.

Cependant, après une nuit et une journée de tête-à-tête peu interrompu, Thierray n’était pas plus avancé qu’auparavant, en ce sens que, pas plus que la semaine précédente, Éveline, tout en lui faisant voir par mille séductions charmantes qu’elle le préférait atout autre et voulait être aimée de lui, ne se départit pas une seule fois de sa légèreté, de son incertitude, disons le mot, de son absence de moralité dans la religion du cœur. L’amour, pour elle, était un jeu plus délicieux que tous les autres jeux dont se composait sa vie morale ; mais, au fond, c’était toujours un jeu. Elle était belle joueuse, elle savait perdre sans humeur, mais elle s’obstinait à la revanche. Elle voulait gagner, c’est-à-dire posséder les cœurs sans laisser posséder le sien d’une manière absolue. Elle ne voyait jamais que le jour présent. L’idée de l’avenir, si douce aux affections durables, si nécessaire à la loyauté et à la logique de Thierray, était une idée antipathique à l’esprit aventureux et flottant d’Éveline. On eût pu résumer toutes les promesses de cette âme légère par ces mots : « Espérez, n’exigez pas. Je vous aime aujourd’hui, faites-vous aimer demain. Je ne pourrai jamais répondre de moi-même ; je suis sincère, je ne me vante de rien. Je ne me connais guère, c’est à vous de me juger, de m’apprécier ou de me fixer. Mais ne comptez pas trop sur mon aide. Je ne peux m’aider moi-même, je me laisse aller, comme le vent qui souffle et comme la feuille que le vent emporte. »

Et Thierray finit par se dire tout bas :

— Oui, oui, tout cela signifie : « Épousez-moi, car je vous aime ; mais soyez philosophe, car vous aurez sans doute grand besoin de l’être. »

Et la tristesse le prit comme il ramenait sa fiancée au château. Le soleil déclinait, l’air devenait humide. Une sorte de froid passait dans l’âme de Thierray, avec cet invincible ennui qu’éprouve un esprit brillant mais sérieux, dans le contact prolongé d’un esprit charmant mais fantasque.

Nathalie parut au dîner avec une figure très-problématique. Elle avait un éclair dans les yeux, un sourire sur les lèvres, qui la rendaient fort belle et un peu effrayante.

— J’ai reçu, dit-elle à Thierray, les vers que vous m’annonciez. Ils sont ravissants. Je garderai ce petit chef-d’œuvre pour l’étudier toute ma vie !

Sa voix étrange fit tressaillir Dutertre. Éveline dit en riant à sa sœur :

— Pourquoi donc nous dis-tu cela du ton de lady Macbeth ?

Nathalie baissa les yeux, serra les lèvres et ne répondit pas.

Elle ne reparla plus à Thierray de ses vers. Ce silence lui parut étrange. Quatre cents vers valaient bien au moins quatre petites phrases d’approbation ou de remercîment, à une par centaine. Elle semblait vouloir en faire un mystère entre elle et le poëte qui les lui avait adressés. Éveline s’en inquiéta, et, trop franche pour le cacher, elle tourmenta sa sœur toute la soirée devant Thierray, pour que l’épître lui fût communiquée. Nathalie refusa net, disant que ce qui était à elle était à elle. Dutertre, étonné, s’en mêla ; il croyait voir, comme Thierray et comme Éveline, que Nathalie se faisait un méchant plaisir de rendre sa sœur jalouse, et de troubler le naissant bonheur de ces deux amants. Il insista avec douceur, mais sa voix avait plus de fermeté que ses paroles n’en voulaient montrer. Nathalie, se tournant alors vers Thierray, lui dit :

— On me force, monsieur, à faire l’aveu d’une chose déplorable. C’est que j’ai perdu votre lettre une heure après l’avoir reçue ; mais les poètes ont une merveilleuse mémoire, et je suis sûre que vous pourriez nous réciter vos quatre cents vers sans vous gêner.

— Ce sera fort ennuyeux, répondit Thierray, car ils sont mauvais : je les ai fait tristement et sans inspiration. Mais, puisque vous voulez condamner votre père et votre sœur à les entendre, je vais tâcher de me les rappeler.

Aidé, en effet, par beaucoup de mémoire et de facilité, improvisant là où il y avait lacune dans son souvenir, il récita les quatre cents vers, que Nathalie parut écouter comme si elle ne les connaissait pas. Il la soupçonna de les avoir jetés au feu sans daigner les lire, et lui pardonna plus volontiers ce mépris qu’il n’eût fait d’un essai de perfidie.

Éveline trouva tout charmant. Dutertre applaudit beaucoup. Thierray se retira sur un succès, croyant laisser Nathalie sur une défaite. Il ne se doutait pas qu’elle tenait sa victoire, comme elle se le disait intérieurement, par les ailes.

Dutertre, après qu’Éveline, brisée de lassitude, se fut retirée aussi de son côté, essaya d’arracher à Nathalie le mot de l’énigme.

— Mon père, lui dit-elle, ne me le demandez jamais. Le jour où je m’en justifierai, l’on me haïra sérieusement, et je serai victime d’un hasard fatal que l’on m’imputera à trahison.

Dutertre crut sérieusement à une sorte de trahison de la part de Thierray.

— Je crois deviner, dit-il, et, si je devine juste, vous avez agi sagement et généreusement en refusant à votre sœur la preuve d’une malice ou d’une légèreté, pour ne rien dire de plus, de la part de M. Thierray. Sans aucun doute, les vers qu’il vient de réciter ne sont pas les seuls qu’il vous ait adressés ?

— Il ne m’a point adressé de vers, répondit Nathalie ; ce qui a été mis sous mes yeux n’est que de la prose ; mais elle est remarquable, ajouta-t-elle avec une expression de profonde ironie.

— Ma fille, reprit l’excellent Dutertre, peut-être attaches-tu trop d’importance à une lettre que M. Thierray t’aura écrite dans un mouvement de dépit contre ta sœur. Tu n’en veux pas tirer gloire, je le sais, car tu m’as souvent manifesté l’absence de tout penchant, même de toute bienveillance, pour M. Thierray. J’ai cru qu’il méritait mieux de ta part et de la mienne. Il m’a semblé voir que ta sœur et lui avaient une inclination prononcée l’un pour l’autre, inclination que j’ai encouragée en silence. Mais, s’il n’est pas digne de mon estime et de ma confiance, ton devoir est de m’éclairer. Moi seul dois être juge de ce qu’il y a de sérieux ou de frivole dans le caractère de ce jeune homme. Je te remercie donc, encore une fois, de ta réserve de tout à l’heure, mais je te prie de me remettre la lettre et de ne pas craindre que personne ici t’accuse jamais de l’avoir provoquée.

— En êtes-vous bien sûr, mon père ? dit Nathalie ; me connaissez-vous parfaitement ? vous a-t-on assez fait remarquer tous mes défauts ? enfin, jureriez-vous sur votre honneur, en dépit des plus cruelles insinuations, que vous me savez incapable de faire à un homme la moindre avance, la moindre provocation ?

— Oui, ma fille, répondit Dutertre espérant la ramener au sentiment de la justice par de grandes marques d’estime ; je vous jure sur l’honneur, et je jurerais à la face du monde, que votre caractère sérieux et votre fierté excessive vous défendraient et vous interdiront toujours le système de coquetterie dont notre chère Éveline use quelquefois, sans en comprendre le péril et la gravité.

— Votre estime me suffit, mon père, dit Nathalie ; elle me consolera de tout, et je n’ai qu’à garder le silence du mépris et de la résignation.

— Pardon, Nathalie ! ma conclusion est différente. Je veux savoir si Thierray est digne de devenir mon gendre ; je vous demande sa lettre.

— Impossible, mon père !

— Il ne saura jamais que vous me l’avez communiquée ; je ne voudrais pas exposer ma fille à la vengeance d’un homme sans principes.

— J’en suis bien persuadée, mon père, dit Nathalie, qui, malgré son attitude défensive, écoutait avidement et semblait noter avec soin chaque engagement qu’elle arrachait à son père ; mais ma sœur ?…

— Votre sœur ne saura jamais que j’ai lu cette lettre, elle n’en connaîtra pas même l’existence. J’éloignerai Thierray sous tout autre prétexte, sans exposer deux sœurs à un de ces conflits d’amour-propre qui laissent toujours quelques nuages dans l’intimité.

— Et ma belle-mère ? dit Nathalie.

— Si vous désirez que ma femme reste étrangère à ce petit événement domestique, je suis très-disposé à lui en épargner l’inquiétude et le souci.

— Je l’exigerais, mon père !

— Soit, puisque c’est mon désir également, et qu’elle ne pourrait y porter remède.

— Ainsi, vous vous engageriez à ne jamais révéler à personne, à personne au monde, l’existence de cette lettre ?

En parlant ainsi, Nathalie tirait à demi de sa poche l’envoi assez volumineux de Thierray.

— Doutez-vous donc de ma parole, ma fille ? dit Dutertre d’un ton sévère

— Non certes, si vous daignez me la donner formelle, précise, sacrée.

— Je croyais vous l’avoir donnée, je vous la donne encore, répondit Dutertre.

Nathalie tira de sa poche la lettre tout entière, la fit craquer dans ses doigts, parut hésiter ; puis, la retirant avec précipitation :

— Non ! non ! s’écria-t-elle, c’est impossible ! Cela vous ferait trop de mal.

Elle tremblait réellement devant l’action qu’elle allait commettre.

Dutertre, qui n’en connaissait pas la gravité, crut qu’elle se jouait de lui et qu’elle voulait troubler, sans motif et sans preuve, la sécurité de sa sœur.

— Prenez garde ! lui dit-il. Vous me feriez croire qu’il n’y a rien dans cette lettre qui vaille la peine que vous vous donnez pour l’incriminer.

— Si je ne vous la remets pas, mon père, dit Nathalie, vous croirez que je l’ai provoquée par mes avances, n’est-ce pas ?

— Peut-être ! répondit Dutertre à bout de calme et de patience.


XXI


Nathalie feignit de se trouver vaincue, et cependant, moitié terreur de voir l’arme qu’elle tenait se retourner contre elle-même, moitié remords du mal qu’elle allait faire à son père, elle se débattit encore. Il est peut-être des âmes complétement corrompues après une carrière mauvaise ; il n’en est pas de complétement perverses au début de la vie, et Nathalie sentit en ce moment un grand combat livré par ses entrailles et sa conscience au démon de la haine et de l’envie.

— Mon père, dit-elle, ne parlez pas ainsi, ne me tentez pas, ne mettez pas en jeu ma fierté outragée. Je ne dois pas vous donner cette lettre. Vrai ! souvenez-vous de ce que je vous dis, je ne le dois pas ! Ce n’est pas ce que vous croyez. Cela ne concerne ni Thierray ni Éveline. Il y a là un mystère que vous n’avez plus le droit d’éclaircir. Vous avez juré ! Vous ne pourriez combattre pour votre honneur qu’en risquant de le compromettre, soit comme père, soit comme…

Elle s’arrêta effrayée du mot qu’elle allait prononcer. Son père l’acheva :

— Soit comme époux ? dit-il.

Et une pâleur mortelle se répandit sur son visage. La plaie qu’il croyait fermée se rouvrait.

— Allons, dit-il avec énergie et en tendant la main pour recevoir la lettre, donnez ! J’ai résolu de ne laisser couver aucun feu sous la cendre, de ne m’endormir sur aucune apparence de calme trompeur. Puisque la pensée du mal veille autour de moi, mon devoir est de l’éteindre ; donnez-moi cette lettre !

— Vous me l’arracherez donc de force, si je vous la refuse ? dit Nathalie, qui voulait faire violer son dernier reste de conscience.

— Non, dit Dutertre. Dieu me préserve de porter jamais une main égarée sur les objets de mon affection ! Je fais appel à votre devoir le plus sacré, qui est de n’avoir pas de secrets pour votre père.

— Je ne peux pas résister, dit Nathalie ; mais je vous prends à témoin de l’effroi et de la douleur avec lesquels je vous obéis.

Elle lui mit en tremblant la lettre dans la main et voulut sortir. Dutertre, qui était encore maître de son émotion, l’arrêta.

— Restez, dit-il, ceci est peut-être la flèche empoisonnée du Parthe ; je veux causer avec vous de cette lettre, quelle qu’elle soit, après que je l’aurai lue ; asseyez-vous.

Nathalie s’assit à une certaine distance, la tête tournée de manière à ne pas paraître observer l’attitude de son père, mais de manière cependant à n’en rien perdre dans la glace où se reflétait son image.

Dutertre, voyant une fort longue lettre, la posa sur la table, approcha son siège et lut… non pas une lettre de Thierray à Nathalie, comme il s’y attendait, mais la lettre que Thierray avait reçue de Flavien la veille.

Thierray, dans la préoccupation et la fatigue d’esprit où l’avait surpris Éveline à Mont-Revêche la nuit précédente, avait, une demi-heure auparavant, enveloppé et cacheté, à la place de ses vers, les dix petits feuillets qui composaient la lettre de son ami. Le hasard avait voulu que les deux paquets se trouvassent rapprochés sur la même table, qu’ils eussent le même volume, la même apparence, que le papier azuré fût le même, car celui dont s’était servi Thierray était un reste de celui que Flavien avait apporté dans son nécessaire à Mont-Revêche. Thierray avait serré précieusement ses propres vers dans le tiroir de son bureau, tout en mettant l’adresse de Nathalie sur la lettre très-confidentielle et assez compromettante où son ami lui disait son amour pour madame Dutertre. Si on se rappelle les expressions de cette lettre, elle pouvait se résumer ainsi pour Dutertre :

« Une fleur donnée mystérieusement et peut-être amoureusement à Flavien durant son sommeil a allumé en lui une curiosité ardente, une sorte de passion sensuelle et hardie. Olympe avait, soit par hasard, soit à dessein, une fleur semblable à son corsage. Son trouble étrange et maladroit a encouragé un jeune homme entreprenant à lui exprimer pendant huit jours des désirs dont la seule pensée fait frémir de rage un mari délicat, un amant passionné. Au moment où Flavien se décourageait devant une dernière apparence ou un dernier effort de vertu, un nouvel envoi mystérieux des mêmes fleurs est venu l’exalter au point qu’il a fui pour ne pas succomber. »

— Oui, le généreux Flavien, se disait Dutertre, daigne me laisser ma femme encore pure ; sans sa grandeur d’âme, encore un jour, et cette femme faible et imprudente fût tombée fascinée entre ses bras comme le passereau par le vautour.

Telle fut, grâce aux défaillances de la nature humaine quand l’amour domine le raisonnement, la première impression de Dutertre. Ce portrait de sa femme, cette définition, que Thierray trouvait vigoureuse dans sa naïveté un peu sauvage, des attraits, de la faiblesse et des séductions de la douceur, tout ce tableau d’une scène où il crut voir Olympe frissonnante et consternée dans les bras de Flavien, firent bouillonner et brûler le sang dans les veines du mari.

— Je ne me serais jamais douté qu’elle fût faible devant l’insolence, se dit-il, et qu’elle pût courir de ces dangers que les êtres vraiment chastes ne connaissent seulement pas !

C’étaient ces images qui troublaient et torturaient Dutertre au point de l’empêcher de s’arrêter à l’histoire mystérieuse des fleurs. Aux premières lignes de ce récit, il avait souri de la fatuité de Flavien, tant il lui avait paru invraisemblable, impossible, que sa femme fût capable d’une pareille provocation. Quand sa pensée se fut douloureusement arrêtée sur les tableaux présentés par le narrateur avec un cachet de sincérité, de bonhomie et même de modestie évidentes, il trouva possible au moins l’envoi des dernières fleurs à Mont-Revêche. Olympe n’avait pas provoqué cette passion, mais elle en avait peut-être subi le magnétisme, et peut-être avait-elle fini par y répondre ; peut-être, en effet, Flavien avait-il été très-généreux envers elle en s’efforçant de douter encore, et en se hâtant de fuir. Voilà ce que se disait Dutertre. Nathalie suivait dans la glace toutes les surprises, toutes les hésitations, toutes les tortures de son père. Elle éprouvait un mélange de joie et de remords, de triomphe et de terreur.

Bientôt cependant Dutertre, qui avait fini de lire et qui revenait au commencement de la lettre pour en peser toutes les expressions, sentit une autre lumière se faire dans son esprit. Elle le bouleversa, et, ne se possédant plus, il se leva terrible devant Nathalie.

— Ma fille, dit-il en la foudroyant de son regard, ceci est une trame odieuse ! C’est vous qui, un certain jour, avez remarqué que ma femme avait une certaine fleur à sa ceinture. C’est vous qui vous êtes fait un jeu cruel d’en mettre de semblables sous la main de ce jeune homme endormi. C’est vous qui lui en avez envoyé d’autres à Mont-Revêche pour lui faire croire que ma femme, ma pauvre femme, était éprise de lui ! Vous avez voulu la compromettre, la perdre : il le sent lui-même, et bientôt vous serez devinée et châtiée par l’horreur que vous inspirerez à tout le monde.

— Voilà à quoi je m’attendais, répondit Nathalie avec audace. Est-ce que madame Olympe n’a pas eu le soin de le faire pressentir à M. Flavien ? est-ce qu’elle ne le croit pas charitablement ? est-ce que ses belles larmes, comme il dit, et ses insinuations assez claires ne sont pas une accusation effroyable qui vient assurer le triomphe de sa haine, en passant de la plume de M. Flavien sous les yeux de mon père ? Aurais-je cédé à vos ordres de vous montrer cette lettre, si je n’avais compté qu’un jour ou l’autre madame Olympe réussirait à vous faire croire ce que croit déjà son adorateur ? Ne devais-je pas me mettre en garde contre une pareille perfidie, qui m’eût livrée sans défense à son aversion et à vos rigueurs ? Voyez la différence entre nous : je ne l’accuse de rien, moi ! Je ne prétends pas, je ne crois pas qu’elle ait donné ou envoyé des fleurs ; mais je vois qu’il en a reçu, qu’il lui a attribué cette agacerie, et que la première pensée de cette femme envieuse et cruelle a été de m’accuser jusqu’à en pleurer de colère devant lui !

Nathalie s’arrêta en voyant pour la première fois le visage de son père baigné de larmes. La colère était courte chez lui et faisait place à une profonde douleur. Nathalie fut effrayée et sincèrement repentante un instant.

— Mon père, s’écria-t-elle, je lui pardonne ! pardonnez moi aussi de vous faire souffrir ! mais ne me haïssez pas ! Je vous jure sur votre bonté, sur votre honneur, sur vos vertus, que je n’ai pas eu la pensée de compromettre votre femme. Je souffre de ses soupçons, c’est ce qui me rend amère pour elle ; mais je vous proteste, je vous fais serment devant Dieu que je ne les mérite pas.

Nathalie disait la vérité. Le hasard était seul coupable de la méprise ou de l’incertitude de Flavien. Nathalie n’avait pas remarqué qu’Olympe eût une fleur demi-cachée dans les dentelles de son sein, puisqu’elle-même avait arboré un instant une de ces fleurs. Elle l’avait vite jetée, en prenant note de l’inattention de Flavien. Puis, le jour où elle l’avait vu pour la dernière fois, elle s’était imaginé qu’il la regardait avec un certain intérêt. Les vieilles filles ont de ces illusions continuelles, et Nathalie, à force de se dire vieille fille par dépit, commençait à le devenir en réalité. Alors elle avait envoyé un bouquet signé Héliette, associant sa sœur à cette plaisanterie.

Elle fut tentée, pour rassurer entièrement son père, d’avouer toute l’aventure, et c’eût été le plus simple ; mais elle s’était trop enferrée en le niant d’abord. Une mauvaise honte la retint ; et puis, malgré le trouble où la plongeait sa vengeance, elle ne put se décider à y renoncer entièrement. Du moment où elle avait lu la lettre de Flavien, un sentiment nouveau s’était allumé en elle comme un incendie. Les ardeurs de la jeunesse avaient monté pour la première fois à son front glacé. De vagues aspirations lui avaient révélé le besoin de trouver dans le sein d’un être jeune, bouillant et résolu, l’initiative qui manquait à sa vie solitaire et froide. Flavien, sans s’en douter, lui avait révélé l’amour, sous un aspect bien peu éthéré, il est vrai, pour une jeune personne dont l’imagination visait au sublime, mais, en réalité, sous le seul aspect qui pût émouvoir une femme sans tendresse et sans dévouement : le trouble des sens.

Elle était donc souffrante et jalouse jusqu’à la fureur, en voyant une autre femme, la femme qu’elle haïssait, devenir, par sa faute à elle, l’objet des désirs qu’elle eût voulu inspirer, bien que, dans son agitation et son ignorance d’elle-même, elle ne se rendît pas compte de ce qu’elle éprouvait.

Dutertre vit que, sur le point capital, elle était sincère, et n’osa pas insister pour savoir le reste. Il était même naturellement porté à attribuer le badinage des fleurs à la folle Éveline, comme une de ses naïves rubriques pour rendre Thierray jaloux. Il en fut plus attristé dans son amour. Éveline, coupable à sa manière, mais sans malice aucune, contre sa belle-mère, et Nathalie innocente, Olympe restait chargée d’un blâme qu’elle méritait en effet pour avoir secrètement accusé cette dernière d’une noirceur gratuite. La pauvre femme avait tant souffert, qu’elle pouvait bien avoir quelques accès d’injustice. Elle l’avait senti, elle l’avait dit à Flavien ; elle avait fait ensuite tous ses efforts pour lui en retirer la pensée, elle avait été près de s’accuser elle-même pour disculper les autres ; mais elle n’avait pu y réussir sans émouvoir, plus qu’elle ne l’avait prévu, l’imagination exaltée de ce jeune homme, et tout cela formait un vague ensemble de dénégations pudiques et de frayeurs attrayantes que Flavien avait définies à sa manière, à savoir que, sans y rien comprendre, il s’y était brûlé comme un sphinx ivre et impétueux à une flamme tremblotante agitée par le vent.

Dutertre consola et rassura sa fille, qui pleurait moitié de colère, moitié de chagrin. Il prit la lettre et la jeta au feu.

— Que tout ressentiment et toute inquiétude soient consumés, dit-il, comme cette lettre imprudente et frivole. Olympe est malade, sachez-le, ma fille. Elle est nerveuse, affaiblie, et peut-être a-t-on eu ici envers elle des torts qui, sans la justifier de ses soupçons, doivent l’excuser. Oubliez cela. M. de Saulges ne doit pas revenir, et, si jamais ma femme, ce dont je la sais incapable, laissait échapper quelque doute devant moi sur cette puérile aventure des fleurs, comptez bien qu’avec la même affection paternelle que je vous témoigne, je vous justifierais auprès d’elle.

— Sans doute, mon père, ce serait aussi avec la même sévérité que vous me témoignez quelquefois ? dit Nathalie tout à fait rendue à sa haine. Je suis ici profondément blessée, et un étranger est le confident des accusations dont votre femme me gratifie.

— Nathalie, vous disiez tout à l’heure : Je lui pardonne ; est-ce ainsi que vous pardonnez ?

— Eh bien, je serai généreuse envers elle, répondit Nathalie d’un air méprisant. Je ne suivrai pas l’exemple qu’elle me donne. Je ne prendrai pas de confidents de l’injure qu’elle m’a faite ; surtout je ne les choisirai pas arrivés de la veille pour leur ouvrir mon cœur le lendemain, car je craindrais de les voir s’enhardir jusqu’à me serrer dans leurs bras à quelque rendez-vous de chasse.

Et Nathalie, redevenue furieuse de voir son père si indulgent pour les soupçons d’Olympe, lisant dans son regard irrité que sa jalousie secrète allait se traduire par une violente indignation contre la main qui retournait le fer dans sa blessure, se retira, ou plutôt se sauva dans sa chambre.

C’était la première fois de sa vie que Dutertre allait dormir sous son toit sans avoir serré ses trois filles contre son cœur, et, pour la première fois, il ne rappela point l’enfant rebelle pour la calmer et la ramener au sentiment de ses devoirs envers lui. À cette heure solennelle de minuit, qui termine un jour de notre courte vie pour en ouvrir un autre dont nul de nous n’est assuré de voir la fin, il y a quelque chose d’effrayant et d’affreux à se séparer des membres de sa famille sans avoir pu leur pardonner ou les bénir.

Mais Dutertre était à bout de ses forces. Il alla errer dans son appartement, en proie à un désespoir calme et profond. Chef de famille avant tout, il déplorait la rivalité qui minait toutes ses espérances de bonheur. Il s’effrayait des forces de Nathalie pour la haine. Il pleurait sur cette âme froissée qui ne devait jamais connaître le vrai bonheur. Il s’affectait aussi de voir que cette hostilité opiniâtre avait réussi à troubler l’âme de sa femme jusqu’à lui faire oublier un instant sa générosité, son équité naturelles.

Mais c’était peu que cette souffrance. Une autre, bien plus énergique et moins combattue par la résignation, lui succéda.

Dutertre n’avait jamais eu seulement la pensée d’être jaloux de sa femme. Depuis quatre ans qu’elle était devant lui comme un miroir de pureté, sans que jamais un regard de distraction, une ombre de coquetterie, vinssent à le ternir, il avait vécu dans son amour comme dans le sein de Dieu. Cette confiance sans limites, ce respect inaltéré, faisaient sa force et sa consolation au sein des luttes du monde et de la famille. Non-seulement il n’avait pas cru possible qu’elle aimât un autre que lui, mais encore qu’elle fût aimée d’un autre, tant il la voyait préservée par son auréole de chasteté naturelle et de fidélité exclusive.

Dutertre se trompait quant au dernier point ; là, son optimisme, sa générosité de cœur, sa candeur extraordinaire, lui faisaient trop juger les autres hommes par lui-même.

Il savait bien qu’il en est de corrompus. Le soin qu’il avait pris de les éloigner de son sanctuaire et de ne s’entourer que d’esprits délicats et de caractères nobles lui ôtait la notion des faiblesses inhérentes à la nature humaine. Dans sa modestie, il croyait aussi austères que lui tous les hommes qu’il pouvait estimer d’ailleurs.

Marié à vingt ans à une femme de seize, il n’avait jamais connu les égarements du cœur et de la conduite à l’âge où les passions sont farouches chez les hommes, faute de satisfactions légitimes ; sa jeunesse avait donc été pure comme son enfance. Après avoir perdu sa première femme, il n’avait pu perdre le souvenir des quatre ans de bonheur tranquille et plein qu’il avait goûtés dans le mariage. Il ne comprenait même pas le bonheur sous une autre forme, et une longue douleur l’avait préservé des passions fugitives. À trente ans, il en avait essayé pourtant, n’osant pas confier ses enfants trop jeunes à une seconde femme. Mais, dans ce qu’il appelait en lui-même ses égarements, il avait conservé une moralité qui eût fait sourire la plupart des hommes du monde où il vivait, si sa chasteté instinctive lui eût permis de s’en expliquer devant eux. Il avait toujours regardé comme un tel crime de chercher à séduire une jeune fille ou une femme mariée, qu’il ne croyait pas qu’on pût être honnête homme et voler ainsi l’honneur des familles. De là son excessive confiance dans tous ceux qui l’entouraient, pour peu qu’ils gardassent devant lui certaines apparences de moralité sociale. Il est vrai de dire que les manières de cet homme rare, son aversion pour le cynisme, l’esprit avec lequel il le rembarrait, enfin, je ne sais quelle influence de gravité douce, toujours présente au milieu de son plus aimable enjouement, repoussaient la confiance des libertins et même celle des hommes légers. On le respectait sans s’en rendre compte et sans que lui-même s’en aperçût. Ce n’était donc pas le moyen pour lui de connaître les véritables mœurs, les instincts, les théories ou les entraînements de son entourage.

Cet entourage était aussi choisi que possible. On eût pu en juger par Flavien, qui, certes, n’était pas un roué sans principes et sans loyauté ; par Thierray, qui, moins candide à l’égard de lui-même, n’en était pas moins incapable d’un égoïsme cruel ou scandaleux ; par Amédée, qui était aussi religieux en amour que Dutertre lui-même ; et pourtant ces trois hommes avaient été ou étaient amoureux de madame Dutertre.

Voilà ce que Dutertre commençait à voir, sinon à comprendre, et ce qui causait le tumulte de ses pensées. Il s’efforçait d’oublier la fatale lettre de Flavien, et pourtant il regrettait de l’avoir brûlée. Il se disait qu’il l’avait mal comprise ; que, s’il pouvait la relire en cet instant, il n’y trouverait que des motifs de sécurité. Mais, alors, les passages qui l’avaient le plus ému se présentaient à sa mémoire avec une netteté désespérante. Certaines situations auxquelles Nathalie avait fait une attention cruelle en les lui rappelant, certaines remarques sur l’espèce de surveillance jalouse exercée par Amédée sur sa jeune tante, lui brûlaient le cerveau comme si elles eussent été écrites avec du feu.

À cette dernière pensée surtout, Dutertre, épouvanté de lui-même, se demandait s’il devenait fou, ou si, depuis quatre ans, il était la dupe de la plus odieuse des trahisons, la trahison domestique. Il sentait sa tête éclater, et son cœur, rempli d’une ineffable tendresse pour ce fils adoptif dont il allait jusqu’à suivre les conseils et accepter l’influence dans ses douleurs de mari et de père, se brisait en sanglots, sans que ses yeux séchés par l’insomnie pussent épancher ses larmes.

Il se jeta sur un lit de repos dans le boudoir de sa femme, et, vaincu par la fatigue, il s’endormit en murmurant ce cri de détresse :

— Nathalie ! Nathalie ! ce soir tu as tué ton père !




XXII


Dutertre eut quelques heures d’un sommeil accablant. Il fit des rêves affreux. Il s’éveilla souvent, mal à l’aise comme on l’est quand on dort tout habillé. Il était baigné de sueur, quoique la nuit fût froide. Plusieurs fois il ne se rendit pas compte du lieu où il était. Ce lit de repos où s’étendait quelquefois Olympe était placé dans une sorte d’alcôve fermée d’une tapisserie. Les bougies s’étaient consumées. Dutertre se trouvait dans des ténèbres rendues complètes par le lourd rideau qu’il avait machinalement tiré sur lui. Par moments il se croyait descendu vivant dans la tombe ; mais il n’avait pas la volonté de se soustraire à cette impression lugubre. Il se rendormait pour tomber dans quelque autre songe plus lugubre encore.

Il s’éveilla tout à fait en entendant parler auprès de lui. Il ouvrit les yeux, vit les premiers rayons du jour glisser vers lui par la fente de la tapisserie, et reconnut les voix d’Olympe et d’Amédée.

Dutertre n’attendait sa femme que le lendemain soir. Elle avait dû aller voir une amie d’enfance très-malade qui se rendait à Nice, et qui n’ayant pas la force de se détourner pour aller à Puy-Verdon, l’avait suppliée de venir passer une heure avec elle à Nevers, en lui indiquant le jour de son passage dans cette ville. Olympe avait calculé qu’elle pourrait rendre ce devoir à l’amitié et être de retour au bout de vingt-quatre heures. Dans sa tendre sollicitude, Dutertre, ne voulant pas laisser ses filles seules, avait supplié sa femme d’emmener avec elle Benjamine pour la soigner, et il leur avait donné Amédée pour les protéger toutes deux. Il l’avait suppliée encore de prendre trois jours pour cette absence, afin de ne pas se fatiguer. Il craignait que la vue de son amie malade, mourante peut-être, ne la rendît malade elle-même, et il ne voulait pas l’exposer à courir la poste sous le coup d’une crise nerveuse.

Olympe avait trouvé son amie beaucoup mieux qu’elle n’espérait ; elle était elle-même infiniment mieux portante depuis quelques jours. Elle était impatiente de revenir : elle était revenue.

La veille, c’eût été une surprise ravissante pour Dutertre. En ce moment, il se demanda si Flavien n’était pas de retour à Mont-Revêche.

Et puis elle était seule avec Amédée. Elle ne savait pas son mari si près d’elle. Une terrible, une douloureuse curiosité condamna Dutertre à l’immobilité, au silence.

— Comment ! il est sorti et personne n’en sait rien ? disait Olympe. Il a passé la nuit dehors, puisque son lit n’est pas défait dans sa chambre ! cela m’inquiète !

— Il sera parti hier au soir pour la ferme des Rivets, répondit Amédée. Il m’a dit qu’il avait l’intention d’y passer, en notre absence, une journée entière pour tout voir. Il aime à marcher, il y aura été à pied sans rien dire à personne, afin d’y coucher et de s’y trouver tout porté ce matin. De cette manière il pourra faire sa tournée complète et revenir ici avant la nuit. Mais, si vous voulez, ma tante, je vais monter en tilbury et je vous l’amène dans deux heures.

— Non, mon enfant, merci ! reprit Olympe. Ces courses-là lui font du bien. Elles sont nécessaires à son activité. Il faut bien aussi qu’il surveille ses travaux. Il y prend tant d’intérêt et il a si peu de temps à y consacrer ! Et toi-même, tu as besoin de repos après une nuit passée en voiture sans dormir ; car ton office de surveillant t’en empêchait.

— Et vous, ma tante, est-ce que vous avez dormi ? dit Amédée avec l’accent d’une tendre sollicitude que Dutertre s’imagina être à même de remarquer pour la première fois.

— Moi ? Très-bien, je t’assure, répondit Olympe, dont le tutoiement envers Amédée parut aussi une chose nouvelle au malheureux époux, quoiqu’il l’eût exigé lui-même à l’époque où Amédée, âgé de vingt ans, était venu habiter Puy-Verdon définitivement.

— Oui, reprit Amédée, vous avez dormi aussi bien qu’on peut dormir avec la tête d’une marmotte comme celle-ci sur l’épaule !

Il s’adressait à Benjamine, qui entrait en cet instant par le perron.

— Papa n’est pas dans le jardin, dit-elle ; j’en ai fait le tour. Il n’y a encore personne de levé, et je n’ai pu savoir où il est.

— Il doit être à la grande ferme, répondit Olympe. Nous ne le verrons sans doute qu’à dîner. Allons, patience, ma chérie. Il faut t’aller coucher.

— Oh ! mère, j’en ai si peu envie, et c’est si beau de voir lever le soleil !

— Je t’en prie, ma fille, va dormir un peu. Qu’est-ce que dirait papa, si je lui ramenais sa chérie avec la migraine ou la fièvre ?

— Tu le veux, bonne mère ? J’y vas. Mais, toi, tu vas te coucher aussi ?

— Certainement, répondit Olympe.

— Mère, reprit l’enfant, voilà tes fleurs que je confie à ce garçon-là pour qu’il les fasse revenir dans l’eau.

Et elle remettait à son cousin une gerbe d’asphodèles.

La jeune femme embrassa la fille de son choix. Dutertre leur entendit échanger de gros baisers.

— Ah ! pensa Dutertre, cela sonne pourtant l’innocence et la vertu, ces baisers-là !

Néanmoins, il resta immobile. Caroline s’en allait. Olympe et Amédée restaient ensemble.

Tout aussitôt Olympe, qui était toujours debout près de la porte entr’ouverte donnant sur le perron, dit à son neveu :

— Et toi aussi, Amédée, va te reposer.

— Oui, ma tante, répondit-il d’une voix qui tremblait aux oreilles de Dutertre. Vous ne voulez pas que j’appelle votre femme de chambre ?

— Non, vraiment, laisse dormir cette pauvre fille, qui ne me sait pas revenue. Je n’ai besoin de personne.

— Bien sûr ? vous ne souffrez pas ?

— Pas du tout.

— Vous ne prendrez pas d’opium ?

— Je n’en prends plus, dit Olympe avec enjouement. Est-ce que j’en ai jamais pris ?

— C’est vrai qu’elle est guérie, pensa Dutertre ; est-ce l’amour de Flavien ou le mien qui a fait cette cure miraculeuse ?

— Vous n’êtes pas inquiète de mon oncle, au moins ? reprit Amédée, qui semblait trouver mille prétextes pour ne pas sortir. Si vous l’étiez, je courrais…

— Non ! mais ne me parle pas comme cela, je le deviendrais : tu ne l’es pas, de ton côté ? Jure-le, je te croirai et me rassurerai, car tu n’es pas menteur, toi !

— Je vous jure que mon oncle doit être où je vous dis.

— À la bonne heure ! C’est égal ! j’ai du guignon en tout, Amédée. Je me suis hâtée de revenir ! Je me faisais une si grande fête de le surprendre et de pouvoir mettre un jour de plus dans ma vie ! Car elle est bien courte, ma vie, sais-tu ?

— Mon Dieu ! que dites-vous là ? Est-ce que ?… Oui, vous souffrez, vous le cachez !

— Il est plus inquiet que moi-même ! se dit Dutertre.

— Tu ne me comprends pas, reprit Olympe. Je dis que ma vie est courte, parce qu’elle ne dure que deux ou trois mois par année. Est-ce que j’existe quand il n’est pas là ? Eh bien, pourquoi as-tu l’air triste ? Est-ce que cela t’étonne ? est-ce que, comme moi, tu n’es pas une âme en peine en son absence ?

— Non, cela ne m’étonne pas, dit Amédée avec une grande émotion, et je suis comme vous. Son absence nous fait bien du mal à tous ; mais elle vous tue, et voilà pourquoi je suis triste. Si vous vous laissez mourir, ma tante, qu’est-ce que nous deviendrons ? Mon oncle ne vous survivrait pas !

— Mais je ne veux pas mourir ! s’écria Olympe d’une voix pénétrante par sa douceur. Oh ! tu ne me laisseras pas mourir, toi qui es un peu mon médecin. Mais le grand médecin de l’âme, vois-tu, c’est lui. Pourvu que je le voie, je suis sauvée. Ah ! mon cher enfant, aime-le bien, ce ne sera jamais trop ! Allons, bonjour ou bonsoir. Je monte. Tu fermeras cette porte, dont la serrure me brise les doigts ; et puis n’oublie pas les fleurs de notre Benjamine.

— Ce ne sont pas les siennes, ce sont les vôtres, ma tante : nous les avons cueillies pour vous. Vous les trouviez belles sur leur tige au coucher du soleil.

— Oui, je les trouve belles, quoique pâles et tristes.

— Elles sont pures, mais sans parfum.

— Sans parfum ! dit Olympe en se penchant vers la gerbe de fleurs. Eh bien, on calomnie comme cela beaucoup de plantes, parce qu’elles ont des émanations fines et discrètes. Moi, je trouve qu’elles ont l’odeur des bois, quelque chose qui n’a pas de nom précis, mais qui charme sans enivrer. Aies-en soin. Adieu ! à tantôt.

Et Olympe sortit.

Il se fit un silence qui étonna Dutertre.

Amédée ne bougeait pas. Dutertre écarta doucement la tapisserie et le regarda attentivement.

Un faible jour pénétrait dans cette pièce ; mais, comme elle était fort petite, Amédée se trouvait forcément assez près de son oncle pour que celui-ci ne perdît pas un de ses mouvements.

Le jeune homme, avant de se retirer par le jardin, demeurait les yeux fixés sur la porte par où Olympe était sortie. Il tenait toujours dans ses bras la gerbe de fleurs qu’elle avait respirée. Tout à coup, par un mouvement convulsif, il la porta à son visage, l’en couvrit, comme pour étouffer les baisers dont il la remplissait, et vint tomber ainsi sur un fauteuil, tellement près de Dutertre, que, sans la préoccupation complète où il était, il eût vu ses yeux ardents attachés sur lui. Dutertre n’y put tenir. En proie à une agitation insurmontable, et ne sachant pas supporter plus longtemps son inaction, il écarta le rideau, étendit le bras et prit dans les mains d’Amédée les fleurs, qu’il en arracha avec une sorte de violence.

Amédée tressaillit, devint pâle comme la mort, et resta fasciné par le regard de son oncle, les yeux dans les siens, avec l’expression d’un profond désespoir, mais sans honte ni crainte.

Dutertre fut subitement désarmé par cet air de franchise qui bravait la douleur même.

— Ah ! malheureux ! s’écria-t-il, toi aussi, tu l’aimes ! mais c’est un inceste du cœur !

— Non, il n’y a pas d’inceste, répondit Amédée avec la résolution d’un homme fort, qui, contraint d’avouer tout, ne recule devant rien ; il n’y en a pas dans mon cœur, puisqu’il n’y en a pas dans ma pensée.

— Mais ce parfum que tu cherches là, s’écria Dutertre en froissant les asphodèles, c’est à moi de l’y trouver, à moi seul, et tu me le voles, dans le secret de ton âme !

— Pourquoi me volez-vous le secret de mon âme ? répondit Amédée, presque irrité contre son oncle. Vous faites là un grand mal à vous et à moi !

— Le malheureux me donne tort ! s’écria Dutertre avec angoisse. Oui, oui, c’est moi qui suis le coupable, parce qu’on me croit aimé !

— Vous êtes aimé, mon père, ne soyez pas ingrat envers le ciel, vous êtes aimé comme personne ne le fut jamais.

— Qu’en sais-tu, insensé ? Tu t’en inquiètes donc bien ? Et que t’importe à toi ? T’ai-je chargé de veiller à la garde de mon trésor ?

— J’ai veillé sur sa santé, sur sa vie. Quelle plus grande preuve d’amour et de dévouement pouvais-je vous donner, à vous, que de rester auprès d’elle ?…

— En souffrant comme tu souffres, n’est-ce pas ?

— Qui vous a dit que je souffrais ? Me suis-je jamais plaint ? S’en doute-t-elle ? Quelqu’un a-t-il pu jamais le lire dans mes yeux ?

— Oui, quelqu’un l’a remarqué et deviné ; quelqu’un l’a dit et écrit.

— Si ce quelqu’un-là n’est pas une femme, nommez-le-moi, et il faudra que l’un de nous…

— Vous ne le saurez jamais. Je ne vous accorde pas le droit de vous battre pour ma femme.

— Pour elle ? Non, certes ! personne ne l’aura jamais, pas même vous, mon oncle. On peut se battre pour soi-même, quand on est accusé d’avoir insulté une telle femme, même par la pensée. On ne peut jamais se battre pour prouver qu’elle ne le mérite pas. Ce serait lui faire outrage que d’accepter la possibilité d’un pareil doute.

— C’est de l’idolâtrie que tu as pour elle, malheureux !

— Eh bien, oui, que vous importe ? N’ai-je pas le droit d’adorer, dans le mystère de mon âme, la même divinité que vous ? Vous êtes le prêtre, et je vous vénère d’autant plus que vous êtes seul digne de l’être. Mais moi, croyant et fervent, moi qui baise les reliques à la porte du temple, sans avoir jamais permis à mon imagination d’en franchir le seuil, en quoi suis-je sacrilège envers elle ou envers vous ?

— Amédée, répondit Dutertre, je connais ta force morale, ta religion, ta candeur ; mais tu blasphèmes, sans le savoir, en assimilant le culte de la créature à celui du Créateur. Il se mêle toujours à ces extases de l’âme je ne sais quelles extases des sens dont la pensée m’irrite et dont le spectacle m’a ôté la raison un instant. J’aurais dû, tu dis vrai, ne pas violer le sanctuaire de ta conscience, ne pas surprendre et dérober le secret de tes rêves. Le mal est fait, je l’ai commis malgré moi, comme, malgré toi, sans doute, tu embrassais et respirais ces fleurs.

— Ces fleurs qu’elle n’avait pas même touchées ! reprit Amédée. Et quelle plus grande preuve voulez-vous donc de mon respect ? Tenez, voilà son mantelet ; je l’avais bien vu, et j’ai résisté à la tentation d’y porter seulement la main.

— Amédée ! Amédée ! il y a dans la plus chaste flamme, dans la passion la mieux cachée et la plus contenue, quelque chose de terrestre qui ôte la raison aux êtres doués de la plus puissante volonté. C’est un dangereux martyre que celui auquel je te condamnais !

— Dangereux ! pour qui ? s’écria Amédée en tombant aux genoux de Dutertre. Vous n’oseriez pas dire, mon père, que ce fût pour vous ou pour elle ! Oh ! ne le dites pas ! ne m’ôtez pas le principe de ma force, votre estime et celle de moi-même !

— Dangereux pour toi, oui, pour toi seul, j’en suis persuadé, dit Dutertre en lui prenant les mains, pour toi, mon enfant, dont la raison ou la vie succomberont aux secrètes tortures d’un amour ainsi combattu en toi.

— Vous ne le croyez pas, répondit Amédée, rouge d’un noble orgueil ; vous ne me croyez pas si faible que de combattre sans vaincre, quand je n’ai affaire qu’à moi-même.

— Tu guériras sans doute ; mais tu es dans le paroxysme de la fièvre, et il ne faut pas en affronter la cause à toute heure.

— Au contraire, dit Amédée avec résolution, il le faut ! il le faut absolument, si c’est pour moi seul que vous craignez. Et c’est pour moi seul, dites, mon oncle, c’est bien pour moi seul ? Si vous aviez une autre pensée, je n’attendrais pas mon ordre d’exil, je sortirais de votre maison à l’instant même, et pour toujours !

— Irrité contre moi, sans doute ? dit Dutertre, étonné du feu de son regard.

— Eh bien, répondit le jeune homme, exalté comme un saint des anciens jours, mortellement blessé par vous, qui m’auriez outragé et déshonoré dans votre for intérieur,

— Enfant enthousiaste, dit Dutertre, je ne veux pas, je ne peux pas douter de vous… ni d’elle ! ajouta-t-il avec un peu plus d’effort.

— Encore moins d’elle, j’espère ! s’écria Amédée prêt à reprocher à Dutertre de ne pas assez vénérer sa femme.

— Je sais qu’elle ne vous aime que comme son fils, comme je vous aime ! répondit Dutertre. Si j’en avais jamais douté, j’en serais sûr en ce moment, où je viens de l’entendre vous parler de son affection pour moi en des termes qui m’honorent. Mais je vous répète, enfant, que votre malheureuse passion vous crée une situation impossible, au-dessus des forces humaines !

— Vous ne connaissez pas la mesure des miennes, mon ami, dit Amédée avec animation. Il y a des souffrances qu’on aime, précisément parce qu’on sent qu’on les domine. Le jour où, exilé auprès d’elle, je n’aurai plus de mérite à souffrir pour vous, je serais brisé. Je l’ai essayé plusieurs fois ; je le sais, l’absence me tue, et c’est alors que ma passion m’écrase. Sa présence à elle me ranime et me rend l’empire de moi-même. Me croirez-vous, moi que vous appelez la bouche sans souillure, si je vous dis que, quand elle est là, devant moi, je ne souffre pas, je n’ai pas de désir, je ne conçois pas qu’on en puisse avoir ; que je me sens aussi calme, aussi pleinement heureux qu’un enfant auprès de sa mère ; que je n’ai jamais désiré de baiser sa main en la regardant ; que mon cœur ne bat pas quand elle s’appuie sur mon bras ; que mon sang coule mesuré et rafraîchi dans mes veines quand elle me parle de vous avec adoration ; que même mon cœur se dilate à l’entendre et à lui répondre ; enfin, que, là où la divinité est présente, il n’y a plus pour moi de femme ?… Dites ; croyez-vous que je mente en vous disant cela ?

— Non, répondit Dutertre, frappé de ce qu’il entendait, non ! car c’est ainsi que je l’ai aimée quatre ans avant que d’oser le lui dire.

— Je le sais, reprit Amédée, alors que vous hésitiez devant cette chose si grave, un second mariage, vous aimiez bien souvent sans espoir, et, dans ces moments-là même, vous étiez heureux. Eh bien, vous l’étiez moins que moi ; car, dans ces heures de renoncement à votre bonheur, vous ne vous immoliez qu’à un devoir encore mal défini dans votre conscience. Vous n’aviez que la crainte vague de gâter l’avenir de vos enfants. Moi, j’ai la certitude que je tuerais mon père, et vous croyez que je peux nourrir en moi le désir d’être heureux au prix d’un pareil crime ? Non, non ! mon bonheur est plus haut placé que dans la satisfaction de mon propre amour. Il est placé dans le sacrifice de cet amour même, et, si vous m’en ôtez la gloire, vous me laisserez toute ma misère, en m’arrachant ma plus haute, ma souveraine consolation ! Vous avez cédé à votre passion, vous, mon père, parce que vous en aviez le droit ; vous pouviez la légitimer, vous ne pouviez prévoir les maux qu’elle a causés dans votre famille, et qui, après tout, ne sont pas sans remède. Moi qui ne pourrais avoir d’espérance sans rougir, je ne peux pas être vaincu, je ne peux pas être faible ! Et puis, grâce à Dieu, je ne suis pas aimé !

— Grâce à Dieu, dis-tu ? demanda Dutertre étonné.

— Oui, grâce à Dieu, puisque c’est vous qui l’êtes ! répondit Amédée avec l’enthousiasme du dévouement, et puisque c’est justement vous que je préfère à moi-même !

Dutertre, profondément attendri, cacha son visage dans ses mains ; puis, après un instant de silence, il les posa en signe de bénédiction sur la tête du jeune homme, en lui disant :

— Mon fils, je vous estime, je vous aime et je vous bénis, mais vous ne pouvez pas rester ici.




XXIII


Amédée, atterré, courba la tête comme si cette bénédiction eût été celle du prêtre au pied de l’échafaud.

— Vous me tuez, dit-il ; mais que votre volonté soit faite !

— Non, je te sauve, dit Dutertre en se levant. Il y aurait, dans la tâche que tu t’imposes, des douleurs que ni toi ni moi n’avions prévues. C’est à moi seul de les supporter. Ne m’interroge pas ; je ne puis rien te dire, sinon que je crois en loi comme en moi-même, et que ce n’est par aucun sentiment d’égoïste et vulgaire méfiance que je t’éloigne. Je te dis qu’il le faut, non pour mon honneur, mais pour ma dignité ; non pour le repos de mon esprit, mais pour celui de ma conscience.

— Votre arrêt est mystérieux, mais je dois m’y soumettre sans le pénétrer, dit Amédée. Alors, donnez-moi donc quelque grande tâche à accomplir pour vous, quelque mission difficile ; trouvez-moi un moyen pour que je trouve, moi, de la force, en me disant que ma force vous est nécessaire.

— Oui, elle m’est nécessaire, et me le sera toujours. Mais c’est au sein de la famille surtout, car j’ai besoin de ton affection plus encore que de ton intelligence et de ton travail. Écoute ! cette famille si belle et si vivace, dont j’étais trop fier et que je croyais pouvoir rassembler toujours sous mon aile, va se disperser. Il le faut. Éveline va, je crois, épouser Thierray, Qu’elle a choisi elle-même, et que j’estime. Nathalie me suit à Paris : va m’y attendre ; nous vivrons là tous trois avec ma sœur. Je ne ferai ici, pendant l’année qui va commencer, que de rapides apparitions, comme j’y suis contraint depuis que j’ai eu le malheur d’accepter la députation. Ma femme libre calme, habituée déjà à l’idée de quelques années d’absence, séparée de celle de mes filles qui la tue, vivra tranquille et guérira auprès de ma Caroline. D’ici à un an, Nathalie sera mariée ; je donnerai ma démission, et alors, si tu peux me jurer sur l’honneur que tu es guéri, nous reviendrons vivre ici, et je caresserai de nouveau l’espoir que tu m’as donné de t’attacher à ma plus jeune… à ma meilleure fille ! Sinon, tu partiras pour l’Amérique, où tu auras peut-être ma fortune à sauver d’un danger toujours suspendu sur elle.

— Ce danger vous préoccupe trop peu, mon oncle, laissez-moi partir tout de suite,

— Non, dit Dutertre, qui s’effrayait des suites du désespoir d’Amédée, et qui n’osait l’abandonner trop à lui-même, tant le sentiment paternel vivait généreux et tendre dans son âme à côté du sentiment conjugal ; — non, le moment de s’occuper des choses matérielles n’est pas venu. Nous souffrons ici d’un mal moral, moi surtout, qui vais m’exiler encore une fois de ma maison, et associer ma vie pour plus de souffrances à celle d’une âme terrible, d’une fille parfois dénaturée ! J’aurai beaucoup à souffrir, mon ami ; il me faudra de la force et de la patience. Je n’aurai pas ma Benjamine pour essuyer mes larmes. Je laisse ce trésor à Olympe. Remplace auprès de moi cette fille chérie, en même temps que tu seras le doux et sage conseil que j’aime à écouter dans mes agitations intérieures. Tu m’aimes plus que toi-même, tu le dis, je le crois, j’accepte !

En parlant ainsi, Dutertre examinait la physionomie d’Amédée avec soin. Il éprouvait ce jeune courage, il s’efforçait de le détacher de lui-même, de le sauver par l’enthousiasme du dévouement, qui était sa véritable vertu, sa véritable force. S’il eût aperçu quelque hésitation dans son regard, quelque défaillance dans son esprit, il eût renoncé à ce moyen de salut, il en eût cherché quelque autre. Mais le regard d’Amédée resta brillant, sa figure s’éclaircit, un sourire d’espoir et de reconnaissance fit trembler ses lèvres.

— Oui, vous avez raison, s’écria-t-il, c’est là mon désir, c’est là ma mission et ma gloire ! Être votre appui dans la lutte qu’on livre à votre justice et à votre bonté, votre consolation dans les douleurs dont on vous abreuve !… Merci, merci, mon père ! je ne suis pas assez grand, assez digne pour vous conseiller, comme vous le dites ; mais, là où la grandeur manque, la tendresse supplée. Je vous, aimerai, je souffrirai avec vous, je trouverai moyen de vivre et de bénir mon sort avec cette pensée-là ; soyez tranquille ; je pars tout de suite… il le faut… Oui, je comprends, ou je devine ! quelque langue empoisonnée… Non, non, n’en parlons pas, n’y pensons pas. Pardonnons tout. Travaillons au bonheur de ceux qui nous assassinent. Nous les ramènerons par la patience, par le dévouement ; vous verrez, mon oncle, vous serez encore heureux ! vous guérirez tous vos malades ! Oh ! soyez béni pour cette pensée de vouloir me garder près de vous quand vous serez loin d’ici !

Amédée tomba dans les bras de son père adoptif en fondant en larmes. Son cœur se brisait, mais il restait si fidèle, si sincère envers son juge et son rival ; il baisait avec tant d’effusion la main du sacrificateur, que Dutertre oublia entièrement l’espèce de rage qui l’avait transporté un instant auparavant, pour le serrer dans ses bras et ne plus voir en lui que le meilleur des fils et le plus pur des êtres.

Il le suivit dans le pavillon carré, s’occupa de le munir d’argent, de lettres et d’effets, avec une délicate sollicitude, et prépara avec lui le prétexte d’affaires qu’il donnerait à ce brusque départ, sans éveiller l’attention de personne.

Pendant ce temps, on préparait la voiture qui devait emmener le jeune homme. Dutertre lui prit le bras pour l’y conduire lui-même. En repassant devant la porte de la tourelle où, tant de fois, Amédée avait veillé de loin et en secret sur le sommeil fébrile d’Olympe, Dutertre sentit un alourdissement du bras appuyé sur le sien, comme si la mort glaçait subitement les membres de ce malheureux enfant ; mais cette violente émotion fut rapidement vaincue. Amédée sourit de son mal en silence, et tout aussitôt, plein de vaillance et de sublime enjouement, il doubla le pas, en recommandant à son oncle ses fleurs et ses animaux favoris. Quand la voiture qui emportait le dernier sourire adressé à son ami eut disparu derrière les murs du château, il retomba comme anéanti sur lui-même, et, pendant quelques heures, il fut réellement suspendu entre la vie et la mort, ne pensant plus, ne comprenant pas, ne se souvenant de rien, et croyant qu’il n’aurait pas la peine d’aller jusqu’au bout de son voyage.

Dutertre, resté seul, sentit une sorte de soulagement momentané, comme après l’accomplissement d’un devoir ; mais quand il rentra dans sa maison, il pensa qu’il n’y reverrait plus cet enfant si parfait, et la trouva vide. L’être qui, pour lui, peuplait tout de joies ineffables était comme séparé de lui désormais par un abîme. Il ne croyait pas Olympe infidèle par le cœur, et il savait qu’elle ne l’avait pas été par les sens ; mais il n’était pas sûr qu’elle ne l’eût pas été par l’imagination : et ne fut-ce que pour un instant, sans le concours de sa volonté, et comme à l’insu d’elle-même, c’en était assez pour que le radieux bonheur de l’époux fût terni, presque empoisonné.

Il n’alla pas réveiller sa femme. Il ne voulut ou il n’osa pas croire que quelque inquiétude sur son compte l’eût empêchée de s’endormir. Il n’alla pas, comme à l’ordinaire, contempler son beau sommeil chaste comme celui d’une vierge. Il craignait de se surprendre moins occupé de l’admirer que d’espionner la découverte de quelque secrète trahison de l’âme. Son rôle d’époux, qu’il avait rempli jusque-là avec tant de religieuse dignité, lui parut, pour la première fois, le rôle odieux ou ridicule d’un mari jaloux ou trompé.

Il alla errer dans les bois et prit la direction de Mont-Revêche sans y songer, mais entraîné par un instinct de méfiance dont il ne se rendait pas compte. Il rencontra Thierray qui venait déjeuner à Puy-Verdon. Dutertre ne songea pas à saluer en lui son gendre, à lui faire l’accueil encourageant et paternel des autres jours. Il ne se souvenait même pas que ce fût là le futur époux d’Éveline. Il ne voyait plus en lui que le confident de Flavien, l’homme qui avait lu cette lettre maudite, et qui pouvait supposer son honneur en péril. Sans cette lettre, Dutertre eût, à coup sûr, ce jour-là, provoqué généreusement ces aveux délicats, toujours embarrassants de la part d’un homme sans fortune, demandant la main d’une riche héritière. Plus que tout autre, Thierray avait besoin qu’on fit les premiers pas vers lui, car sa fierté souffrait extrêmement de la situation où il se trouvait. Il sentait que ses assiduités auprès d’Éveline ne pouvaient se prolonger davantage sans la sanction officielle du père de famille. Il s’était donc résolu à la demander ce jour-là, et, quand il vit Dutertre seul et à pied, il descendit de cheval et se mit à marcher près de lui, espérant, comptant presque que Dutertre allait le premier briser la glace.

Mais Dutertre, pâle, malade, accablé, le consterna par la différence de son accueil avec celui des autres jours ; son front chargé d’ennuis, son regard investigateur, ses paroles contraintes firent croire à Thierray que l’équipée d’Éveline était découverte, et qu’il se trouvait en présence d’un père justement irrité, qui attendait, dans une attitude sévère, l’offre de la réparation inévitable.

Thierray n’était nullement préparé à se jeter la tête en avant dans le précipice du mariage avec une fille sans cervelle. Il avait compté parler de ses espérances et avoir du temps pour se raviser, si l’inconséquence d’Éveline l’y forçait, sans l’exposer à aucun blâme. En se croyant pris dans un piége, peut-être tendu par elle avec plus d’habileté qu’elle n’en paraissait capable, peu s’en fallut qu’il ne la prît en aversion.

Enfin il fallait s’exécuter, car Dutertre parlait de la pluie et du beau temps d’un air préoccupé que Thierray prit pour un air ironique et menaçant.

— Monsieur, dit Thierray, vous me faites l’honneur, j’espère, de ne pas me regarder comme un misérable, et j’ai hâte de vous prouver que je suis digne de l’estime que vous m’avez témoignée jusqu’à ce jour ; mais, avant tout, j’ai besoin de vous demander si vous me croyez capable d’avoir provoqué, même par intention, la regrettable circonstance où je me suis trouvé hier.

— Assez ! assez ! monsieur Thierray, répondit Dutertre avec une sorte de violence. Je sais très-bien qu’il n’y a pas de votre faute ; il n’était pas besoin de me le dire, et je m’étonne beaucoup que vous pensiez devoir m’en parler.

Puis il ajouta d’un ton plus calme :

— Vous avez de l’honneur ; je me fie à votre discrétion, bien que je sache qu’il n’y ait là rien de grave, rien qui blesse mon honneur, et dont j’aie le droit de me plaindre en ce qui vous concerne.

Dutertre croyait, en parlant ainsi, que Thierray s’était aperçu de sa méprise dans l’envoi de la lettre, et qu’il venait lui en témoigner son regret, idée qu’avec raison il trouvait assez inintelligente, presque déplacée. Il ne se doutait pas plus de la visite de sa fille à Mont-Revêche que Thierray ne se doutait d’avoir encore quatre cents vers de sa façon dans le tiroir de son bureau à la place des confidences de son ami.

La philosophie de Dutertre à son égard le frappa donc d’une grande surprise, et il y vit un esprit de justice si rigide, qu’il en fut presque effrayé.

— Pauvre Éveline ! pensa-t-il, on la sait si folle, qu’on ne songe pas même à m’accuser, et on l’abandonne aux conséquences de sa faute, sans m’imposer pour devoir de les réparer. Allons, je serai aussi héroïque que cet honnête homme ! j’épouserai, dussé-je m’en mordre les doigts plus tard !

— Monsieur, dit-il, j’admire votre sagesse et votre fierté ; mai ? je sens que je dois à votre honneur une réparation…

— Eh ! quelle diable de réparation pourriez-vous m’offrir, vous ? dit Dutertre l’interrompant avec une sorte d’ironie amère. Vous ne pouvez pas m’en donner d’autre que celle du silence, et j’y compte. Ne parlons plus de cela, vous dis-je.

Et, lui tendant la main d’une manière plus imposante qu’affectueuse, il ajouta :

— N’en parlons jamais, je vous en prie, Thierray !

Thierray fut profondément blessé de cette réponse, qui pouvait s’interpréter comme un refus formel de la main d’Éveline.

— Fort bien ! se dit-il, les bourgeois seront toujours des bourgeois ; les riches voudront toujours des gendres riches ; les artistes, les gens de lettres seront toujours, dans les familles opulentes, des messieurs sans conséquence, pour qui les demoiselles de la maison ont parfois des passions assez vives, mais qui ne sont pas tenus d’épouser, parce qu’ils ne peuvent offrir, eux, aucune espèce de réparation à l’honneur compromis. Pourvu que je me taise, on ne m’en demande pas davantage ; c’est tout ce à quoi je suis propre. Un amant discret et clandestin, c’est possible ; un époux officiel, jamais !

Il ne répondit à Dutertre que par un sourire dédaigneux, que Dutertre n’observa même pas. Thierray aurait rougi d’insister ; il aurait eu l’air de profiter de la folie d’une petite fille pour épouser un million de dot. Mais sa surprise, sa consternation furent au comble, quand Dutertre, qui ne voulait plus penser qu’au bonheur de sa fille, et était résolu à surmonter son propre malaise en présence de son futur gendre, lui dit fort naturellement :

— Allons, Thierray, vous êtes à cheval, vous alliez à Puy-Verdon, ne vous dérangez pas plus longtemps. Je vais voir une coupe que j’ai par ici ; ma femme est revenue, et je vous retrouverai à déjeuner.

Là-dessus, il s’éloigna sans juger nécessaire d’attendre la réponse de Thierray.

— Ceci est trop fort ! dit le jeune homme en remontant avec rage sur son cheval. On sait que je suis aimé ; la fille est compromise ; on m’interdit très-formellement de songer au mariage, et on m’autorise à revenir dans la maison ! C’est un peu trop me traiter en subalterne, je pense… ou bien cette fille a déjà fait plus d’une équipée du même genre. On sait qu’elle est perdue, qu’elle ne peut être épousée, et on lui permet d’avoir des amants sous forme de fiancés pour l’empêcher de faire du scandale. Est-ce là la cause de ce soin qu’elle prend elle-même de ne jamais rien promettre pour l’avenir ? Est-elle une de ces femmes affranchies qui ont horreur du mariage et qui prétendent vivre libres à la face du monde ? Elle est assez cerveau brûlé pour avoir contraint sa famille à subir les conséquences de son émancipation. Ma foi ! je serais bien sot de n’en pas profiter. Cela est beaucoup plus agréable qu’un engagement comme celui que j’allais prendre.

Et Thierray piqua des deux, le cœur plein de colère et l’esprit de railleries.

Mais, comme il approchait des tourelles blanches et sveltes de Puy-Verdon, il assista à une petite scène gravement burlesque qui le fit rentrer en lui-même.

Quoiqu’il n’eût pas emmené Forget, Forget se trouvait là. Il était venu pour vider un compte avec M. Crésus, qu’il n’avait pu voir la veille, le page ayant passé tout le jour endormi et caché dans le grenier à foin, pour se dédommager de la mauvaise nuit qu’Éveline lui avait procurée. Forget venait chercher et guetter Crésus aux alentours du château, et, au moment où Thierray approchait, le rigide serviteur de Mont-Revêche venait de surprendre, auprès d’un jeune arbre dépouillé de ses feuilles… le page de Puy-Verdon prenant en rêve le délassement d’une pipée dont il préparait les gluaux.

Thierray entendant parler Forget sur un diapason inusité, et reconnaissant aussi la voix de Crésus, qui semblait demander grâce tout en provoquant, selon la coutume des enfants terribles, arrêta son cheval et prêta l’oreille.

— C’est très-bien ! disait Forget. Tu n’es qu’un méchant galopin que j’ai toujours soupçonné de me voler mon tabac et mes brosses. Tu le faisais par méchanceté plus que par chiperie, je le sais bien ; mais tu m’as fait de mauvaises farces dont je n’ai pas voulu me plaindre. C’est toi, pas moins, qui m’as fait quitter ces bons maîtres, parce que je ne pouvais plus me supporter avec toi. J’ai été bon ; j’ai dit : « Si je le fais renvoyer et qu’il tombe sur de la canaille de maîtres comme il y en a, c’est un enfant perdu qui ira au mal comme tant d’autres. » J’ai lâché la maison…

— Oui, oui, répondit Crésus, parce que vous saviez bien que mademoiselle Éveline me soutiendrait, et que vous ne me feriez pas renvoyer comme ça ! Vous n’êtes qu’un vieux grigou qui se fâche de tout…

— Et, en attendant, je t’ai pardonné quand tu es venu me demander grâce en pleurant, et me disant que, si tu étais renvoyé de Puy-Verdon, tes parents ne te recevraient pas. Le vieux a cédé la place au jeune, parce que le vieux était sûr de gagner sa vie honnêtement partout, et que le jeune risquait de devenir un vagabond et de finir par les galères.

— Eh bien, qu’est-ce que vous me reprochez à c’t’heure ? quel mal est-ce que je vous ai fait depuis ?

— Tu m’as fait faire hier une sottise, et je te le reprocherai toute ma vie. Tu es venu me chanter des histoires, me dire des mensonges au sujet de… enfin, suffit !

— Mais puisque je vous dis que mademoiselle Éve…

— Tais-toi, tais-toi, vilain môme ! si tu dis encore une fois son nom, j’vas t’allonger encore une fois les oreilles.

— Allons, allons, père Forget, pas de bêtises ! Je vous jure qu’elle m’a dit ce que je vous ai dit. Je savais bien que c’était une frime pour vous faire couper dedans, et qu’elle n’allait chez vous que pour faire une farce à votre monsieur ; mais dame ! je vous ai parlé comme j’étais commandé. C’est-il ma faute ?

— C’est bon, en v’là assez, dit Forget, je ne veux pas te faire de mal aujourd’hui ; mais c’est pour te dire que, si tu as le malheur de répéter un mot de cette histoire-là, même à monsieur Thierray, qui ne sait pas seulement qui c’est qui est venu trimer la nuit dans ses corridors, tu vois bien ton arbre à piper les oiseaux ? eh bien, je prendrai un bâton de c’te taille-là, et je te réponds que, dans l’état où je te laisserai, tu ne diras plus un mot ni bon ni mauvais, car tu seras mort.

— Tiens, vieux assassin, vieux brigand ! dit Crésus d’un ton de détresse, car Forget le secouait rudement ; est-ce que vous croyez que je veux parler de ça pour me faire flanquer à la porte ? Lâchez-moi donc ! Quand je vous dis que, si vous n’en parlez pas, ça ne se saura jamais !

— À la bonne heure ! dit Forget en le lâchant et en stimulant sa fuite par l’impulsion d’un formidable coup de pied, vous êtes un joli garçon, à c’t’heure.

Crésus disparût en grommelant des injures ; Forget s’en alla avec un calme philosophique, et Thierray doubla le pas pour le rejoindre.

— Forget, lui dit-il, j’ai entendu et vu ce qui vient de se passer. Je sais maintenant, ou je devine de qui il est question. Quelqu’un, dans le château, le sait-il ?

— Pas les domestiques, du moins, monsieur, et vous voyez que j’ai pris mes garanties avec le galopin.

— Avait-il parlé ?

— Non, monsieur ; mais, si l’argent donne une sûreté pour l’avenir, la crainte en donne une autre. La demoiselle paye sans doute ; moi, je fais ce que je peux, je cogne.

— Et moi, que puis-je faire ?

— Rien, monsieur, que de paraître ne rien savoir.

— Vous avez raison, Forget, j’y suis décidé.

— Oui, monsieur, ce sera bien. Vous ne pouvez pas épouser ça, c’est trop riche, et j’ai été bien simple de croire que c’était convenu. Mais c’est gentil, voyez-vous, c’est honnête. Ça met le chapeau sur l’oreille et ça prend des airs de linotte, parce que ça ne sait rien. C’est gâté, mais c’est bon comme le père, et faire du tort à une jeunesse comme ça, ça serait l’affaire d’un sans cœur.

— La vérité sort de la bouche des simples, dit Thierray. Merci, Forget.

Il tourna bride, et, d’un temps de galop, retourna à Mont-Revêche avec la résolution d’en partir le soir même.




XXIV


La journée fut triste à Puy-Verdon. Éveline, à qui son père avait annoncé Thierray au déjeuner (s’étonnant lui-même de ne pas le voir rendu avant lui), l’attendit vainement d’heure en heure, et passa de l’inquiétude au dépit, du dépit à l’effroi et au chagrin. Olympe, ravie de voir son mari plus tôt qu’elle ne l’espérait, sentit tout aussitôt un coup mortel la frapper au cœur quand elle lut sur son visage un abattement inconcevable et qu’elle trouva dans ses manières quelque chose de contraint qu’elle ne connaissait pas. L’attitude de Nathalie était effrayante de roideur et d’amertume.

— Elle me le tuera, se disait Olympe. Hélas ! ne peut-elle se contenter d’une victime ?

La pauvre femme voyait bien que la blessure faite à Dutertre partait de là ; mais elle était si loin de penser qu’elle eût à se défendre ou à se justifier auprès de lui, qu’elle se gardait de l’interroger, s’étant fait une loi, non-seulement de ne jamais se plaindre à lui de Nathalie, mais de ne jamais l’aider à s’en plaindre devant elle. Dans cette union qui semblait si belle, si bien assortie, et que l’amour avait formée de ses propres mains, il y avait fatalement un côté sacrifié : ces deux époux ne pouvaient ouvrir entièrement leur cœur l’un à l’autre. Ils souffraient d’un mal commun qu’ils ne pouvaient jamais alléger par un mutuel épanchement, et une des plus vives sources de la félicité humaine, la fusion des chagrins dans l’intimité, leur était interdite par les délicatesses de l’affection même.

Le départ d’Amédée étonna médiocrement. Dans une vie aussi pleine et aussi chargée d’intérêts généraux et particuliers que l’était celle de Dutertre, il paraissait tout simple qu’une nouvelle imprévue le fît disposer pour quelques jours de l’intelligence et de l’activité de son neveu. Dutertre ne donna pas d’importance à ce départ, et se contenta de dire que l’affaire pourrait bien retenir Amédée absent une quinzaine.

Nathalie observa tout haut à son père qu’elle augurait une plus longue absence. Elle seule avait compris la cause de cet incident. Dutertre lui répondit d’un ton bref qu’elle ne savait rien de ses affaires. Elle subit cette mortification avec une sorte de joie. Elle avait étonné et inquiété Olympe, qui voyait poindre des malheurs inconnus dans chacune de ses paroles mystérieuses.

Caroline gronda son père de n’avoir pas envoyé son secrétaire ou quelque autre de ses employés à la place d’Amédée.

— Qu’est-ce que nous allons faire sans notre bonne d’enfants ? dit-elle, répétant par affection le titre que sa sœur Éveline avait donné par moquerie à Amédée. Qui est-ce qui m’attrapera des papillons ? Et l’anglais, que je commençais à parler, je vais l’oublier, moi ! Et qui est-ce qui nous fera la lecture pendant que nous travaillons, maman et moi ?

— Le fait est, dit Éveline, qu’il va nous manquer, notre pauvre Amédée ! Il faudra donc que je monte à cheval toute seule dans le parc, puisque mon père me trouve trop grande pour être accompagnée dehors par un domestique ? Oh ! si je reste enfermée, moi, je vais faire une maladie.

Dutertre sentait lui-même combien, dans une famille, l’absence d’un des membres les plus dévoués et les plus aimables laisse un vide sinistre. À chaque instant, il se surprenait sur le point d’adresser la parole à son neveu, et, quand on venait lui parler de ses travaux des champs, il disait, ne se rappelant pas les détails nombreux dont il l’avait chargé : « Nous demanderons cela à M. Amédée. » Et tout aussitôt il avait le cœur serré en se disant qu’Amédée ne reviendrait peut-être jamais à Puy-Verdon.

Au bout de deux ou trois jours, Dutertre, surpris de ne pas voir revenir Thierray, et remarquant les yeux souvent rouges de larmes de la pauvre Éveline, le crut malade et alla lui rendre visite. Thierray n’avait pas quitté le pays ; mais, ce jour-là, il était allé faire une longue course dans la campagne. Dutertre lui laissa sa carte, et quelques jours se passèrent encore ainsi, sans que Thierray fît mine de reparaître.

Thierray s’était promis de retourner à Paris. Mais sa situation lui paraissait si étrange, qu’il crut devoir rester au moins une semaine en expectative.

— Si Dutertre pense que j’ai compromis sa fille, se disait-il, il viendra m’en demander réparation ; s’il pense que c’est elle qui s’est compromise pour moi, il jugera peut-être devoir accepter celle que je lui ai offerte. Mon devoir est donc de laisser venir, et de me tenir sous la main de ce père irrité ou fantasque.

Et il continua le roman qu’il écrivait pour le public, jugeant que celui de sa vie réelle tournait à un pauvre dénoûment.

Thierray était mortellement triste, en dépit de sa résignation.

« On dit, écrivait-il à Flavien, que le témoignage d’une bonne conscience tient lieu de tout. Je t’assure que ma conscience est pure de tout crime, et même de toute faute, et pourtant ton manoir m’est devenu une prison, ton revenant un cauchemar, et ton perroquet une figure de croque-mort. J’avais rêvé ici pourtant, pendant vingt-quatre heures, une vie de prince à ma taille de poëte ; si j’avais épousé le million d’Éveline, mon ambition se fût bornée à avoir six mille livres de rente et à te louer Mont-Revêche à perpétuité, afin d’y travailler en paix avec une Éveline convertie, une capricieuse corrigée à mes côtés… et qui sait ? un ou deux marmots jouant à mes pieds sur le tapis brodé par la chanoinesse ! Oui, j’avais rêvé l’amour jusqu’à chérir en imagination les petits Thierray, noirs et malins, que je croyais déjà voir grouiller autour de moi. — Eh bien, me voilà seul, seul pour toujours probablement, car tout ce qui m’est arrivé me dégoûte de l’hyménée singulièrement, et, si madame Hélyette ne vient en personne me consoler, je crois que je mourrai sage, à l’abri de toute perfidie, mais triste et sot comme un vieux garçon. »

Thierray avait raconté à Flavien tout le petit drame de ses amours avec Éveline. La seule chose dont il ne se fût pas avisé, c’était de vouloir relire cette première lettre de son ami qui avait, à son insu, causé tout le mal. Il eût trouvé sous sa main une preuve matérielle de sa distraction qui lui eût expliqué l’étrange conduite de Dutertre à son égard.

Éveline, mortifiée et presque désespérée, avait écrit deux billets à Thierray, et, pour plus de sûreté, les avait confiés à Crésus sous le couvert de Forget. La première fois, Forget avait refusé net de rien recevoir, et la seconde, sur les instances du groom, qu’il ne pouvait blâmer d’obéir aux ordres de sa maîtresse, il les avait brûlés devant lui, en le prenant à témoin de sa vertueuse horreur pour l’entremettage même le plus innocent.

Éveline ne savait plus à quel saint se vouer. Elle avait une fierté excessive à certains égards ; à certains autres, elle en était totalement dépourvue. Elle avait le cœur sincère et l’esprit faux. Elle n’eût pas souffert d’un homme du monde la moindre infraction au respect qui lui était dû ; elle s’exposait sans honte à des leçons de la part d’un domestique. Pour elle, qui se croyait née sinon reine, comme Nathalie, du moins héroïne et princesse, la hardiesse d’un homme de cette classe l’amusait sans l’offenser. C’était Condé ou Turenne accueillant d’un sourire la familiarité du soldat, disant : Le drôle a raison, et ne changeant rien pour cela à sa raison d’État ou à sa tactique de guerre.

Si bien qu’un soir, Dutertre s’étant absenté (ayant été tout de bon forcé d’aller passer vingt-quatre heures à sa ferme des Rivets pour une importante expertise), il passa par la tête d’Éveline de faire une seconde campagne à Mont-Revêche. Le succès de la première l’enhardissait. Il y a, dans l’impunité d’une faute comme d’une sottise, un attrait fatal pour en commettre d’autres.

— Thierray est fantasque, se disait-elle. Il est susceptible, ombrageux, un peu despote. La dernière fois que nous nous sommes vus, il est parti triste. Ou ma fortune épouvante sa fierté bien réellement, ou, en voulant l’amener à tolérer mes défauts, j’ai véritablement effrayé sa rigidité. Il se débat contre moi, et cependant il ne feint pas ; il n’est pas malade, il ne cherche point, cette fois, de prétexte, mais il reste, il attend, il veut me faire sentir que je dois plier et me soumettre aux exigences de son caractère. Il n’en sera pas ainsi. Je veux qu’il m’aime comme je suis, et que mes sottises mêmes, faites au profit de son amour-propre, lui tournent la tête et me le livrent pieds et poings liés. Il me recevra mal, il me dira encore des injures : tant mieux ! il en sera d’autant plus repentant et plus faible quand il me verra pleurer. Oui, oui, je sais bien que cela me fera grand mal et que je pleurerai pour tout de bon ; mais il m’en demandera pardon à genoux, et, quand le jour paraîtra, il me dira encore comme Roméo : « Non, ce n’est pas le chant de l’alouette ! »

Il s’agissait d’exécuter ce téméraire projet, rendu plus difficile par la résistance formidable de Forget, et par l’hésitation de Crésus, qui commençait à craindre les conséquences de son rôle de page.

— Je me passerai d’eux, j’irai seule, se dit Éveline. J’aurai un déguisement meilleur que celui de madame Hélyette : j’irai à pied, je resterai moins longtemps, je rentrerai avant le jour. Ainsi je n’aurai point de confidents qui puissent épouvanter ce scrupuleux et ce pusillanime Thierray.

Mais comment pénétrer dans l’impénétrable castel de Mont-Revêche ? Par la porte, il n’y fallait plus songer.

— Eh bien, se dit cavalièrement Éveline, à défaut de la porte, on entre par la fenêtre.

Pour être téméraire au point où l’était cette jeune fille, il ne suffit pas d’être extravagante et volontaire, il faut encore être innocente jusqu’à l’ignorance des véritables dangers qui menacent une femme. Éveline savait vaguement qu’on peut perdre son honneur par trop de confiance. Pour n’avoir pas l’air d’une petite fille trop sotte, elle faisait même parfois semblant de savoir comment, bien qu’elle n’en sût rien du tout. Mais ce dont elle ne se doutait pas le moins du monde, c’est qu’elle pût être en danger, même avec un très-honnête homme. N’ayant ressenti aucun entraînement des sens, elle ignorait la violence de ces entraînements chez les autres. Elle ne pensait pas qu’un baiser pût lui donner le vertige, et, d’ailleurs, défendue, au milieu de ses hardiesses inouïes, par l’instinct d’une pudeur farouche, elle n’admettait pas la pensée de pouvoir s’oublier jusqu’à accorder un baiser à l’homme à qui elle allait offrir sa main et son cœur.

— Il ne s’agit donc plus, pensa-t-elle, que d’entrer par la fenêtre !

Le jour qui précéda la nuit de cette nouvelle expédition, elle profita de l’absence de Dutertre pour monter à cheval avec Crésus. Olympe la vit et essaya de lui remontrer que ce serait un chagrin pour son père, qui, depuis sa dernière promenade avec le page, lui avait affectueusement, mais sérieusement interdit de recommencer. Elle s’y prit avec toutes les formes de la douceur et de la tendresse insinuante. Éveline n’était pas disposée à céder ce jour-là ; il y allait pour elle de son projet mystérieux : elle résista.

— Mon père ne le saura pas, répondit-elle en s’élançant sur sa belle jument anglaise, qui piaffait déjà d’impatience d’emporter son léger fardeau à travers champs.

— Pardonnez-moi, chère enfant ; il le saura, répondit Olympe.

— Certainement ! dit Nathalie, qui, d’une fenêtre donnant sur la cour, assistait à cette scène comme par hasard ; c’est la première chose que lui dira madame.

Crésus et un autre domestique étaient là, car il y a toujours dans les luttes de famille quelques-uns de ces muets témoins qui en exagèrent ou n’en comprennent pas la gravité. Olympe avait été tentée de leur défendre d’accompagner Éveline, dont l’honneur lui avait été confié et dont la réputation devait, selon elle, lui faire braver la colère même de cette folle enfant ; mais la parole glacée de Nathalie tomba sur son cœur et l’énerva. Elle pâlit, et, tendant la main à Éveline :

— Allez donc, ma chère enfant, lui dit-elle, si vous ratifiez l’insulte que l’on vient de me faire !

En voyant une larme brûlante dans les yeux d’Olympe, Éveline eut un remords : elle sauta légèrement de son cheval et, allant à elle, elle l’embrassa.

— Non, chère mère, lui dit-elle, je sais bien que vous ne le direz pas, vous !

Et, levant la tête vers la fenêtre où Nathalie s’était placée en observation :

— Si quelqu’un le dit, ajouta-t-elle, ce sera Nathalie. Allons, rentrez, chère petite maman, et ne songez plus à cela, j’y renonce.

Olympe rentra pour cacher ses pleurs.

— Et vite, Crésus ! en route, dit Éveline en regrimpant à cheval ; et vous, silence ! cria-t-elle à l’autre domestique.

Puis elle partit comme un trait. Elle eût franchi un précipice, s’il s’en fût ouvert un sous ses pas.

Elle prit pour but un endroit quelconque, fit deux lieues de galop, et revint par un autre chemin qu’elle connaissait à merveille et qui passait au bas de la colline de Mont-Revêche, du côté opposé à la porte du château et à la ferme qui se trouvait située au-dessous. Quand elle fut là :

— Tiens, dit-elle en se retournant vers Crésus : j’ai pris le plus long, voici Mont-Revêche ! Pourquoi donc ne m’as-tu pas dit que je me trompais ?

— Je ne savais pas que vous vous trompiez, répondit Crésus, qui n’en pensait pas un mot.

Éveline mit son cheval au pas comme pour le laisser souffler, échangea quelques paroles oiseuses avec Crésus, et jeta sur les dehors du petit castel le coup d’œil d’un général expérimenté qui tâte les endroits faibles de la place. Elle avisa un éboulement qui, de loin, lui parut facile à escalader, et qui, selon ses conjectures, devait donner accès dans une petite chapelle que Thierray faisait précisément réparer. Elle distingua une échelle qu’elle jugea courte, car elle n’en put compter les barreaux.

— Thierray m’aurait-il fait cette galanterie pour me faciliter les moyens de pénétrer au cœur de la forteresse ? se dit-elle, souriant de la facilité de son entreprise.

Et, sans faire plus d’attention ni de calcul, elle reprit le galop et disparut.

Thierray, en ce moment-là, était dans la chapelle ; il voyait passer Éveline, dont, malgré l’éloignement, il reconnaissait le costume et l’allure élégante. Il eut le courage de ne pas se montrer à la fenêtre, et crut le danger passé quand elle eut disparu dans le boisé avec son plan écrit dans le cerveau.

À minuit, Éveline, qui s’était procuré un costume de paysan, sous prétexte d’habiller de neuf le petit neveu de Grondette (un gars d’une quinzaine d’années, à peu près de sa taille), endossa le sarrau de toile bise, chaussa les longues guêtres de laine et les gros souliers, couvrit ses épaules d’une peau de mouton bien chaude, à la manière des bergers du pays, cacha ses beaux cheveux sous un chapeau à grands bords, s’arma héroïquement de petits pistolets sous sa blouse, prit un bâton de houx dans sa main délicate couverte de gros gants verts tricotés, et gravit les rochers de la cascade avec autant de nerf et d’haleine que si elle eût fait toute sa vie le métier de chevrière. De ce côté, le parc n’était fermé que par une barrière rustique, facile à enjamber. Éveline, souple et mince comme un serpent, passa à travers les barreaux, et se trouva, en pleine nuit, en pleine campagne.

La grande connaissance qu’elle avait des moindres accidents du terrain, des moindres détails du paysage, lui permit de se diriger presque à vol d’oiseau sur Mont-Revêche, à travers les taillis, les prairies et les ravins, sans suivre aucune route tracée. Elle avait donc beaucoup de chances pour ne rencontrer personne, et elle les eut toutes, car elle traversa effectivement un désert. Elle fit le double du chemin voulu, pour éviter les petits torrents des montagnes et les ascensions trop pénibles ; néanmoins elle eut encore plus d’une fatigue à surmonter, plus d’un obstacle à franchir : rien ne la rebuta. Exaltée par son propre courage, alerte et solide dans les habits légers et les fortes chaussures du paysan, elle marcha à la conquête de son fiancé avec un héroïsme digne d’une amazone de l’Arioste. Déterminée à faire tête aux loups s’ils osaient l’aborder, elle se demanda pourquoi elle aurait moins de bravoure et de bonheur, pour satisfaire un rêve romanesque, que n’en avaient chaque nuit les femmes et les enfants de la campagne, pour aller voler un fagot ou une brassée d’herbes dans la propriété du voisin. Souriante, animée, adroite, ardente, elle eût semblé belle à Thierray, en dépit de lui-même, s’il l’eût vue ainsi fendre les genêts comme un chevreuil, ou raser comme un lièvre les joncs épineux des clairières.




XXV


En ce moment, Thierray disait à Flavien, qui était tombé à l’improviste à Mont-Revêche sur les dix heures du soir :

— En vérité, mon ami, je ne sais comment te remercier de ta sollicitude. Quoi ! t’arracher à tes plaisirs, refaire ce long voyage, revenir dans ce pays de loups, pour me tirer d’embarras et me faire faire ce mariage ! J’en suis si confus, que tu devrais bien, pour me rassurer, me laisser croire…

— Que je suis mal guéri de ma passion pour madame Olympe ? Crois-le, si bon te semble, cela ne fait pas grand tort à cette honnête femme. Pour moi, je suis convaincu, à présent, et pour cause, que j’étais un sot et qu’elle n’a même pas compris un mot à cette belle passion. Cependant, ne me rappelle pas trop les absurdités que je t’ai écrites, j’en suis honteux, et te prie de les jeter au feu.

— Quand tu voudras ! dit Thierray en mettant la main sur le fatal tiroir.

— Bien, bien, tu les brûleras ! dit Flavien, dont la conversation empêcha Thierray d’ouvrir le tiroir, en donnant un autre cours à ses idées. Je te parle sérieusement, il ne faut pas manquer sottement ce mariage.

— Mais, au contraire, il faut le manquer, reprit Thierray, puisque j’y vois des soucis et des dangers qui ne seront jamais compensés par les vanités de la fortune.

— Eh bien manque-le ; mais pas sottement, te dis-je !

— À la bonne heure, je t’écoute !

— Tu ne peux rester dans cette fausse situation vis-à-vis de Dutertre. Dutertre, homme de cœur et galant homme s’il en fut, ne doit pas attendre que tu lui demandes la main de sa fille, soit qu’il sache le coup de tête qu’elle a fait pour toi, soit qu’il se doute seulement de son inclination et de la tienne. Tu dois, en tout état de cause, faire la demande en règle, car tu risques d’être vilipendé pour ne l’avoir pas faite. De toutes façons, un refus en règle te justifie. Si on t’accepte, ma foi ! c’est un joli pis-aller que d’épouser un million et une femme qui fait des folies pour vous ! ce n’est pas si fréquent dans ce froid et triste monde où nous vivons, et je t’avoue que je suis désolé de n’avoir pas de penchant pour cette jolie personne, car je serais très-flatté d’être aimé ainsi.

— Et c’est parce que j’en suis flatté que je me méfie d’un amour qui prendrait sa source dans la vanité satisfaite, répondit Thierray. J’ai une peur affreuse de la richesse et de la gloriole ; c’est avec cela qu’on vit misérable de cœur et qu’on meurt misérable d’esprit.

Les deux amis prolongèrent leur veillée sur ce thème, débattu obstinément de part et d’autre. Flavien ne faisait aucun cas de l’argent par lui-même, parce qu’il en avait à discrétion ; mais il ne concevait point qu’on pût s’en passer quand on avait, comme Thierray, les goûts du monde, et il croyait lui rendre un service d’ami en lui aplanissant les obstacles vers la fortune. Il lui offrait et il se proposait sérieusement d’entrer en pourparlers avec Dutertre, dont il était loin de prévoir l’éloignement subit pour lui, et qu’il aimait d’autant plus qu’il lui avait immolé son amour pour Olympe. Il ne voulait pas croire à la conversation que lui rapportait Thierray.

— Non, disait-il, vous vous êtes mal expliqués et mal compris mutuellement. Tu t’y seras mal pris tout le premier. Tu l’auras blessé par quelque mépris d’artiste pour sa fortune. Il aura cru voir que tu te sacrifiais, et sa fierté s’en est émue.

— Et, dans ce cas, il eût dû me proposer un duel, répondit Thierray. Je sais qu’il est brave, et, tout père de famille qu’il est, il est presque aussi jeune que moi. Pourtant je l’attends toujours, et je t’assure que je le crois un peu fou. La pauvre Éveline a de qui tenir.

— Non, Dutertre n’est pas fou ; je le sais incapable de repousser un homme comme toi à cause de son manque de fortune. Je veux renouer l’affaire, et je le ferai malgré toi. Si cela doit finir par un duel, que diable ! finissez-en et ne soyez pas là à vous regarder comme deux sentinelles, du haut de vos donjons. J’ai donc bien fait de venir, ne fût-ce que pour te servir de témoin.

— Mon cher de Saulges, tu es le meilleur ami que j’aie jamais eu, et je ne me pardonne pas de ne t’avoir pas apprécié plus tôt. Crois à toute ma reconnaissance, mais sache que j’ai peur de ton zèle, et que je ne voudrais pas…

Ici, un cri déchirant, qui semblait partir du dehors, interrompit Thierray, et les deux amis se regardèrent, écoutant et se demandant s’ils avaient rêvé.

— Ah çà ! est-ce encore la dame au loup qui fait de ses tours ? dit Flavien en se levant et en prenant un flambeau. On a appelé, c’est certain.

— Non, dit Thierray, c’est un cri de détresse, c’est un accident, et plus près de nous peut-être que cela ne semble. Ils sortirent du salon, et se dirigèrent vers les appartements inhabités qui prenaient jour sur la face extérieure du château, car il leur semblait que le bruit était venu de ce côté. Thierray, guidé peut-être par un vague instinct, quoiqu’il fût à cent lieues de pressentir la vérité, entra dans la chapelle, et vit devant lui un corps étendu sans mouvement sur le pavé.

— Bon ! un voleur qui s’est cassé la mâchoire en tombant de là-haut, dit-il mesurant de l’œil la distance du pavé à la fenêtre, qui était de neuf à dix pieds.

— Est-il mort ? dit Flavien avec la nonchalante tranquillité qu’il portait dans les faits de la vie active,

— C’est un enfant ! reprit Thierray s’approchant du jeune villageois, dont il ne voyait pas la figure tournée vers le mur.

Et, soulevant le large chapeau qui cachait cette figure, il jeta à son tour un cri perçant, en découvrant les blonds cheveux et le visage pâle d’Éveline évanouie. Ils l’emportèrent dans le salon où elle se ranima, regarda autour d’elle d’un air étonné, reconnut Thierray et sourit.

— Voyez, dit-elle, à quoi vous m’exposez ! je me suis fait mal ! encore une de vos bouderies cruelles, et je me tuerai !

En achevant ces mots, elle vit Flavien, qu’elle n’avait pas remarqué d’abord. De pâle qu’elle était, elle devint pourpre de honte et cacha son visage dans ses deux mains avec un effroi plein de pudeur qui attendrit Flavien, en lui faisant retrouver la femme timide dans l’héroïne entreprenante.

— Ne doutez pas de mon honneur, de ma discrétion, de mon intérêt, lui dit-il ; rassurez-vous, mademoiselle ; mais, pour Dieu ! dites-nous si vous êtes blessée.

Thierray ne pouvait parler ; suffoqué par l’effroi, la reconnaissance et le dépit qui se combattaient en lui, il ne savait s’il devait la maudire ou la remercier à genoux ; mais son angoisse la plus forte et la plus naturelle était la crainte qu’elle ne se fût blessée mortellement.

— Oui, oui, lui dit-il enfin en lui touchant les bras avec une anxiété qui écartait toute idée contraire au respect ; — vous devez avoir beaucoup de mal ; parlez, parlez. Que vous est-il arrivé ?

— Rien, en vérité, dit Éveline ; j’ai seulement le pied engourdi ; je ne suis pas tombée précisément ; j’ai sauté de plus haut que je ne croyais, et j’ai eu peur, voilà tout.

— Mais comment êtes-vous entrée ? Quelle est cette nouvelle folie ? dit Thierray, rassuré, mais non calmé.

— Ah ! vous me le demandez ? dit Éveline d’un ton de reproche déchirant.

Flavien vit qu’une explication entre eux devenait nécessaire, et, par discrétion, il se retira doucement ; mais Éveline le rappela.

— Monsieur de Saulges, lui dit-elle, puisque la Providence me fait vous rencontrer ici, rendez-moi un grand service : restez entre nous. Quelque fastidieuses que soient les querelles de deux fiancés parfaitement déraisonnables tous les deux, acceptez généreusement cette lâche. Vous êtes son ami, à lui ; soyez aussi le mien. Servez-moi de témoin, de juge, de conseil et d’avocat au besoin, je vous en prie.

Flavien, ramené par ces paroles caressantes, prit Éveline en amitié.

— Eh bien, oui, je le veux, dit-il, car, aussi bien, je ne suis revenu ici que pour faire entendre raison à ce sceptique et travailler à votre union. Mais, avant tout, ma chère demoiselle, prenez quelque chose, de la fleur d’oranger, de l’éther, que sais-je ? Que prend-on pour les chutes, Thierray ? Elle est pâle comme la mort, cette pauvre enfant ! Est-ce qu’il n’y a pas ici quelque chose qui soit bon pour son état ? Cherche donc.

Thierray ouvrit le nécessaire pharmaceutique de la chanoinesse, et il y prit des sels qui soulagèrent effectivement Éveline. Elle raconta ce qui lui était arrivé. Elle avait trouvé, de près, les objets aperçus de loin, beaucoup moins rassurants qu’elle ne s’y était attendue. L’éboulement laissait une plus grande portée à l’échelle. L’échelle était plus longue qu’elle ne croyait. Elle n’avait pas voulu reculer devant le danger de se tuer, et, sauf à faire naufrage au port, elle avait atteint la fenêtre de la chapelle. Là, au moment où ses pieds quittaient le dernier échelon, elle avait, par un effort désespéré, franchi l’embrasure et sauté dans l’intérieur sans se demander à quelle distance elle se trouvait du sol. Elle était arrivée au bas très-adroitement sur ses pieds, et attribuait son évanouissement à la surprise et à la frayeur que lui avait causées cette distance.

— Je ne sais pas si j’ai crié, dit-elle ; je crois que j’avais perdu l’esprit avant d’arriver à terre.

— Mais, alors, comment sauriez-vous que vous êtes tombée sur vos pieds ? dit Thierray.

— Parce qu’il m’a semblé éprouver aux pieds une douleur terrible, et que je suis alors tombée doucement sans ressentir aucun autre mal, et sans me souvenir du lieu où j’étais.

— Mais, cependant, il faudrait vous assurer, dit Flavien, que vos pieds ne sont pas blessés.

— Non, non, dit Éveline, je ne suis qu’engourdie, fatiguée ; laissez-moi ne pas bouger pendant un instant, et puis je reprendrai ma route, car il est tard, cette fois, et il faut que je sois rentrée avant le jour.

— Rentrée ? dit Thierray. Ah ! Éveline, quand votre fantaisie vous emporte, vous savez bien où vous allez mais vous vous inquiétez fort peu du retour. Vous êtes donc venue à pied, que ces vilaines chaussures sont mouillées ?

— Oui, à pied, et toute seule, dit Éveline en ôtant ses pistolets, qu’elle posa sur le guéridon à côté d’elle. Cette fois, vous ne direz pas que mes confidents me trahiront ?

— Seule, la nuit ! s’écria Thierray. Oh ! folle ! trois fois folle !…

— Vous voyez comme il me sait gré de ce qu’aucune autre femme ne serait capable de faire pour lui ! dit Éveline à Flavien, par qui elle se sentait soutenue intérieurement.

Et elle raconta comment elle était venue, avec la modestie d’un vrai courage.

— Ma foi, c’est superbe ! dit Flavien émerveillé. Vous êtes une Jeanne Hachette, une héroïne des anciens jours. Tenez ! dix femmes comme vous eussent sauvé la royauté en Vendée ! Dix femmes intrépides et enthousiastes valent des milliers d’hommes, parce qu’avec elles les hommes ne se découragent jamais et veulent devenir des héros sous leurs yeux. Allons, Thierray, c’est insensé, mais c’est sublime ! À genoux devant ta fiancée ! Demain, les paroles seront échangées avec la famille, je m’en charge. Donnez-moi d’abord les vôtres, mes enfants, et je me fais l’ambassadeur des deux parties. Tenez, je me sens tout paternel entre vous deux, et il me prend des envies de bénir dont je ne me serais jamais cru susceptible.

Cette manière brave et enjouée de prendre les choses était fort sympathique à Éveline ; mais Thierray sentait de plus en plus l’effroi de sa destinée. Il baisait si respectueusement et avec si peu de passion la main de sa fiancée, qu’elle n’était avertie par aucun trouble intérieur d’avoir à la lui retirer. Ainsi, au fond de cette passion que le public eût jugée effrénée s’il n’en eût vu que les actes extérieurs, il y avait encore quelque chose de glacé au fond des âmes.

— Allons, dit Éveline en regardant la pendule, qui marquait déjà trois heures, le temps presse. Dites-moi trois bonnes paroles, monsieur Thierray ; car vous ne me dites rien du tout, et il faut que ceci soit ma dernière campagne.

— Tout ce qu’il vous dirait ne vaudrait pas ce qu’il pense, dit Flavien, trompé par le trouble de son ami, et, si vous étiez émue comme lui, vous ne pourriez rien dire. Il suffit que j’aie sa parole, et il va me la donner.

— Oui, mon cher Flavien, je te la donne ! répondit Thierray, honteux de sa propre froideur ; mais songez, chère Éveline, que je fais pour vous plus que vous ne pourriez jamais faire pour moi. Pour reconnaître votre affection, je m’expose, presque à coup sûr, aux refus méprisants de votre famille, à l’affront qui m’est le plus sensible et que j’avais mille fois juré de ne pas risquer en recherchant une personne riche.

— Vous êtes fou, vous rêvez, Thierray, dit Éveline. Mon père désire si vivement notre union, qu’il s’inquiète et s’afflige de votre absence, et qu’il est venu lui-même ici sans vous trouver.

— Mais il ne m’a pas écrit ; il ne m’a rien fait dire ?

— Faut-il donc qu’il vous prie d’accepter ma main, et n’est-ce pas à vous à la demander ?

Thierray raconta la conversation qu’il avait eue dans le bois avec Dutertre. Éveline jura que Thierray avait eu l’hallucination auditive, et que son père ne se doutait pas seulement de sa première visite à Mont-Revêche.

— Il aura eu ce jour-là, dit-elle, une querelle avec Nathalie, ou une mauvaise nouvelle pour ses affaires. Vous l’aurez vu triste ; vous aurez fait quelque absurde quiproquo en lui parlant de mon aventure, dont il n’a pas encore le moindre soupçon. Vous persistez à en douter ? Moi, je vous l’atteste, et, si vous ne venez pas demain éclaircir l’affaire, je croirai que j’ai fait cette nuit une course à me faire dévorer par les loups et une chute à me briser la tête pour un homme qui ne veut pas de moi.

— J’irai ! j’irai ! en doutez-vous ? s’écria Thierray ranimé par l’espoir que, si ce mariage était un malheur pour lui, ce ne serait, du moins, pas une avanie.

Il lui baisa la main avec plus d’expansion. Éveline, rassurée, reprit ses pistolets, remit son chapeau rustique et prétendit qu’elle allait partir. Thierray et Flavien se disposèrent à l’accompagner jusqu’à la limite du parc de Puy-Verdon. La nuit était fort sombre et on pouvait sortir par la porte de Mont-Revêche sans éveiller les domestiques.

Éveline se leva, devint pâle comme la mort, et essaya de marcher. Malgré le courage héroïque qu’elle mit dans cet acte de volonté, elle tomba dans les bras qui la soutenaient, en s’écriant :

— Ah ! malheureuse que je suis, c’est impossible ! je suis perdue !

Elle avait un pied luxé. Elle souffrait le martyre depuis une heure, en parlant et en souriant, sans vouloir faire attention à cette souffrance. Mais l’effort qu’elle fit pour s’appuyer sur ce membre déjeté fut si atroce, qu’elle perdit connaissance une seconde fois.

Qu’on juge de l’effroi et de l’embarras des deux amis ! Ils n’osaient toucher à cette jeune fille. Ils ne savaient à quel accident attribuer son état. Avant tout, il fallait la faire revenir à elle. Ils y parvinrent ; elle leur dit alors qu’elle aimerait mieux mourir que de se laisser soigner par eux. Flavien voulait appeler Manette. Thierray s’y opposa ; Manette n’était ni curieuse ni vigilante, mais elle n’en était pas moins bavarde, et, malgré la meilleure volonté du monde, l’âge et l’habitude de raconter la rendaient incapable de garder un secret pendant vingt-quatre heures. Gervais était bien discret avec les gens du dehors ; mais, comme il n’avait pas de secret pour sa femme, cela revenait au même.

— Allez me chercher Forget, dit Éveline, pour qui un domestique n’était pas un homme.

Malgré l’âge mûr et la gravité de Forget, cette idée d’exposer Éveline à son blâme fut insupportable à Thierray.

— Éveline, dit-il avec autorité, il n’y a rien d’indécent à montrer son pied à un homme, quand ce pied est brisé et que cet homme est un médecin. Je ne le suis pas, mais je suis plus, je suis votre mari, je vous panserai moi-même.

Il se rappela que Manette soignait les malades d’alentour avec un certain vulnéraire dont la chanoinesse lui avait solennellement légué la recette, et qu’il y avait une ample provision de ce topique dans les inépuisables buffets de la défunte.

Thierray, avec le sérieux d’un médecin et la chasteté d’un père, en imbiba des linges et en enveloppa ce malheureux pied, déjà bleu et enflé, afin d’arrêter l’inflammation en attendant les secours du chirurgien. Puis Éveline, qui souffrait au point de ne pouvoir s’aider elle-même, fut couchée sur le divan du salon, pendant que ses deux hôtes se demandaient avec anxiété ce qu’ils allaient devenir.

La mettre dans le tilbury, seule voiture qu’ils eussent à Mont-Revêche (Flavien ayant renvoyé immédiatement la chaise de louage qui l’avait amené de Nevers), ne paraissait pas possible pour le moment. Éveline, qui avait doublé son mal par un effort fatal pour le vaincre en marchant, ne pouvait plus faire un mouvement du reste du corps qui ne lui arrachât un cri. Comment supporterait-elle le trot du cheval dans une voiture où elle ne pourrait même pas s’étendre ? Et puis c’était une voiture découverte, et le jour allait poindre. Son déguisement pouvait la protéger le long du chemin, mais le soleil serait levé quand on arriverait à Puy-Verdon, et comment ferait-on pour la descendre de voiture et la reconduire à ses parents, sans mettre toute la maison dans la confidence ?

— La première chose à faire, dit Flavien en s’efforçant d’être gai pour ranimer la malade, c’est d’avoir le chirurgien. Indiquez-moi le meilleur, Éveline ; Forget ira le chercher. Il ne verra de vous que votre pied, et nous le menacerons de lui brûler la cervelle s’il parle de l’aventure.

— Oui, oui, dit Éveline d’une voix brisée ; comme dans les romans espagnols ! Mais cela ne se peut pas ; il n’y a dans le pays que des remégeux, ou le chirurgien de notre maison, qui est habile, mais qui reconnaîtra ma voix rien qu’au moindre hoquet que la douleur m’arrachera pendant l’opération. C’est impossible, voyez-vous ; il faut que je trouve moyen de rentrer à Puy-Verdon, où cet homme me soignera sans savoir en quel lieu m’est arrivé l’accident. On peut rester quelques heures dans la position où je suis. J’ai vu des paysans attendre l’opération des jours entiers, et ils n’en sont pas morts. Or, moi, j’aime mieux mourir que d’être vue ici par des étrangers, ou rencontrée sur les chemins, faisant retraite après une campagne malheureuse. Il n’y a de pardonnables et de pardonnées, en fait de folies, que celles qui réussissent ; celles qui échouent sont ridicules et blâmées. Il importe peu, Thierray, que, le lendemain de notre mariage, on sache quelles diableries j’ai faites pour vous. On en sera effrayé, on n’en rira pas. Mais être prise là, sur le fait, c’est affreux ! J’aime mieux mourir, vous dis-je : on ne rit pas d’une femme qui meurt… Oui, oui, vous me cacherez, vous m’enterrerez dans quelque coin… Mes bons amis, comme dit votre perroquet, laissez-moi, je vais mourir !

Et la pauvre Éveline, dont les nerfs étaient surexcités, partit d’un éclat de rire qui se termina par des sanglots.

— Il n’y a qu’un parti à prendre, dit tout bas à Thierray Flavien, qui, seul, ne perdait pas la tête : il faut aller tout dire à Dutertre. Ce n’est pas dans l’état où est cette pauvre enfant qu’un père peut manquer de tendresse et d’indulgence. Lui seul décidera du parti à prendre immédiatement, soit que nous devions soigner ici sa fille avec lui, soit qu’il trouve un moyen de l’emmener. Sa présence sauvera tout ; il est ferme, prudent et généreux. Ta demande et son acceptation seront un fait simultané. Je pars ! charge-toi de tenir la présence d’Éveline ici secrète, jusqu’à ce que le père ait décidé.

Éveline, en proie à une crise nerveuse, n’entendit rien de cette résolution, à laquelle elle se fût opposée, bien que ce fût la seule à prendre et la meilleure possible. Flavien sella et brida lui-même Problème, et partit au triple galop, tandis que Thierray, consterné, s’enfermait dans le salon avec Éveline.




XXVI


Thierray eut bientôt à lutter contre les soins officieux de Manette, qui, surprise de le trouver à la porte du salon lorsqu’elle s’y présenta, voulait absolument lui apporter du chocolat, ouvrir les jalousies et lui persuader de ne pas écrire davantage, jurant qu’il se tuerait à veiller ainsi jusqu’au grand jour. Thierray réussit à soutenir le colloque inévitable à travers la fente de la porte, et, pour en finir plus vite, il lui ordonna de ne pas le déranger davantage, disant qu’il ne voulait ni air, ni jour, ni repos, et jurant, de son côté, qu’il ne sortirait pas du salon et n’y souffrirait personne tant que sa tâche ne serait pas finie.

Manette, qu’il avait habituée à une déférence pleine d’égards, fut surprise et mortifiée d’être mal accueillie pour la première fois.

— Si monsieur ne veut pas me laisser faire mon service à présent, dit-elle, il faudra donc que je me passe de messe, aujourd’hui dimanche !

— Quoi ! c’est dimanche ? dit Thierray. Raison de plus ! Allez à la messe bien vite, ma chère dame, et restez à la paroisse jusqu’aux vêpres si vous voulez. Je ne déjeunerai pas ici, je n’y dînerai pas. Je n’ai besoin que de Forget. Qu’il ne me dérange pas, mais qu’il reste dans la maison.

— En ce cas, reprit la vieille, Gervais peut donc sortir aussi ?

— Toute la journée si bon vous semble, et même il me fera plaisir de profiter de ce jour de fête !

— Ah ! quel jour de fête ! dit Éveline aussitôt que Manette se fut éloignée, joyeuse d’un congé qu’elle pouvait prendre tous les jours, mais que, jalouse de ses fonctions, elle se faisait un devoir de demander : c’est à présent, monsieur Thierray, poursuivit Éveline, que je sens l’immense folie que j’ai faite. Hélas ! il n’est pas de volonté assez forte pour imposer ses caprices à la destinée, car la destinée aussi a les siens, plus aveugles et plus terribles que tous les nôtres !

— Ne parlez pas, chère Éveline, dit Thierray effrayé de son agitation ; vous avez la fièvre.

Elle s’endormit d’un sommeil pénible, entrecoupé de cris et de gémissements. Elle rêvait toujours qu’elle tombait, et Thierray, craignant le délire, lui couvrit la tête de linges mouillés et imbibés d’éther.

Pendant qu’il comptait les minutes, en proie à une inquiétude sans égale, et plus mécontent des causes de cette situation qu’il ne voulait le paraître à la pauvre blessée, Flavien, d’une course rapide, arrivait au hameau de Puy-Verdon, situé à l’entrée de la vallée que couronnait le château. Le premier objet qu’il vit à la porte d’une des plus pauvres maisons de ce hameau fut une des voitures de Dutertre dont Crésus tenait les chevaux. Il demanda au groom où était son maître.

— Oh ! bien loin, monsieur, dit Crésus ; il est à sa grande ferme, à trois lieues d’ici, et ne reviendra que ce soir à la nuit.

Flavien se souvint alors qu’Éveline lui avait parlé de cette circonstance. Il l’avait oubliée dans son trouble en partant.

— Qui donc est là ? demanda-t-il à Crésus en désignant la maison devant laquelle stationnait l’équipage.

— Il n’y a que madame toute seule, qui est venue porter des remèdes à un malade.

— La mère ? C’est encore mieux, se dit Flavien.

Mais, au moment de mettre pied à terre pour entrer dans la maison, il hésita.

— Oui, si c’était une mère ! pensa-t-il ; mais une belle-mère ! un être qu’à tort ou à raison on regarde comme un ennemi naturel ! Que faire ? Éveline ne me le pardonnera peut-être pas ! Cependant, tôt ou tard, il faudra bien que madame Dutertre sache ce qui est arrivé. Il me paraît même impossible qu’elle l’ignore jusqu’à ce soir… Les moments sont précieux, l’état d’Éveline peut être grave. Sa vie est une plus grande responsabilité pour nous que son secret… Allons !

Il descendit de cheval, et, au même moment, madame Dutertre, portant une petite pharmacie de campagne sous son bras, sortit de la chaumière, reconduite par une jeune fille qui la remerciait des soins rendus à ses parents.

Flavien, qui se regardait comme bien guéri de sa passion, se sentit pourtant ému, en la voyant, plus qu’il ne s’y attendait.

Olympe était de ces femmes que l’on ne regarde pas impunément, soit qu’on les voie des yeux du corps ou des yeux de l’âme. Elle avait une de ces beautés parfaites qui résultent d’une complète harmonie morale et physique dans l’organisation. Tout en elle était beau et pur, les traits, l’expression, la taille, les cheveux, les extrémités, la voix, le regard, le sourire et même les larmes, comme Flavien l’avait très-bien remarqué. Elle avait paru si parfaite à son père, qui était un artiste éminent, et à tous les artistes éminents qui avaient vu fleurir son adolescence ; son intelligence sereine, facile, féconde, répondait si bien à sa beauté, que, dans le groupe de talents choisis où elle avait été élevée en Italie, on s’était écrié cent fois que ce serait un sacrilège envers Dieu et les hommes que de ne pas la consacrer à l’art dont elle semblait née prêtresse. Elle avait une des plus belles voix, elle annonçait un des plus beaux génies musicaux de l’Europe. Elle avait atteint sa seizième année dans cette atmosphère de tendres sympathies et de paternelles admirations, sans être ni enivrée ni effrayée de ce grand avenir qui s’ouvrait devant elle. Elle marchait dans sa brillante destinée avec le calme des êtres privilégiés qui héritent du feu sacré sans orgueil, et qui savent qu’ils ont à s’aider eux-mêmes, tout en se sentant portés par l’amour et l’engouement de leur entourage.

Mais, à seize ans, Olympe Marsiniani avait vu Arsène Dutertre, et sa destinée avait été changée.

Dutertre avait alors trente-quatre ans. C’était plus du double de l’âge d’Olympe. Mais ce n’en était pas moins un être aussi accompli qu’elle dans son genre, on pourrait dire dans le même genre ; car il existait dans leurs goûts, dans leurs idées, dans leurs caractères, dans leur organisation tout entière, des rapports dont la puissance les entraîna irrésistiblement l’un vers l’autre, et se révéla à eux chaque jour davantage. Tous deux étaient calmes à l’extérieur avec une âme ardente ; tous deux étaient à la fois tendres et passionnés, combinaison bien rare et qui ne se rencontre que chez les natures d’élite : c’est dire que tous deux étaient énergiques et doux, enthousiastes et tolérants, sérieux d’esprit et enjoués de caractère.

Dutertre, élevé avec soin par des parents riches qui appartenaient à la haute industrie, richement doué, lui, par la nature, sentait vivement, et comprenait largement, les arts. Le hasard l’amena dans la maison Marsiani, où, dès la première heure, il fut aimé et apprécié. Il n’était pourtant ni musicien, ni peintre, ni auteur. Il n’en était pas moins artiste et poëte. Sa prédilection pour l’agriculture prenait sa source dans une immense admiration pour l’œuvre divine et dans une candeur de l’âme qui le portait aux occupations de la vie primitive. Sa femme le comparait souvent, avec Amédée, à ce personnage de Cooper, type de prédilection qu’il a développé dans plusieurs romans sous les noms si connus du Chercheur de sentiers, d’Œil-de-Faucon, du Guide, etc. Ce type, devenu populaire, est, à travers les développements souvent trop naïfs du récit, une des plus belles et des plus suaves créations de la pensée humaine. Il est pur et grand comme une forêt vierge. C’est la vertu du chrétien alliée à la liberté du sauvage, c’est l’homme primitif dans toute sa puissance physique, initié au progrès moral de l’humanité par ses côtés d’excellence incontestable, la charité, le pardon, la droiture, la justice.

Tel eût été Dutertre s’il eût vécu dans les déserts d’un monde vierge, et la comparaison de sa femme s’appliquait avec justesse à ce qu’il y avait d’inné en lui. La société l’avait enrichi de toutes les connaissances nécessaires à l’époque et au milieu où il vivait, et, chose étrange ! elle n’avait rien effacé, rien corrompu dans cette organisation admirable. Il avait acquis, dans cette société, la notion de l’utile, inconnue au héros de la solitude ; mais, habile à tirer parti des ressources de la nature, il n’en avait pas abusé en vue de lui-même, il en avait largement et sagement usé en vue des autres. Le bien qu’il avait fait était immense, et, dans ses mains, la richesse était un levier pour en faire chaque jour davantage.

Olympe, enfant, n’avait pu comprendre cet homme dès le premier jour. Elle l’avait aimé d’instinct, non pas comme Éveline aimait Thierray, avec la volonté de le vaincre, mais comme les âmes dévouées aiment ce qui leur ressemble, avec le besoin de faire son bonheur.

Dutertre avait aimé Olympe enfant avec autant d’entraînement spontané et plus de certitude encore. Lui qui avait des enfants, des filles en qui il voyait poindre des qualités et des défauts, il avait discerné, dès l’abord, chez cette jeune créature, une supériorité sans alliage. Il avait compris, tout aussi bien que senti, que cet être était fait pour lui seul et qu’ils se chercheraient en vain ailleurs tout le reste de leur vie.

Il est fort inutile de raconter ici par quelles alternatives de résolution et de crainte, d’espoir et d’effroi, il avait passé durant quatre années, en songeant d’une part au sort de ses filles, de l’autre à celui d’Olympe elle-même. On peut bien croire qu’un tel homme n’avait rien sacrifié à la passion aveugle, comme le prétendait l’envieuse Nathalie. Il s’était effrayé d’arracher Olympe à un avenir de gloire que toute sa richesse à lui ne pourrait peut-être pas remplacer. Il était revenu en France plusieurs fois pour sonder l’âme et l’esprit de ses filles. Il les avait trouvées empressées de revenir au foyer paternel, bonheur impossible pour elles tant qu’il ne leur aurait pas donné une seconde mère, et elles l’avaient supplié de se remarier, Nathalie plus ardemment que les deux autres, parce qu’elle était l’aînée et sentait plus vivement l’ennui du cloître.

À son troisième voyage en Italie, Dutertre avait trouvé Olympe orpheline et retirée aussi dans un couvent, avec la résolution de n’en sortir que pour le mariage, jamais pour le théâtre. Elle abjurait la vie libre de l’artiste avec une obstination dont ses parents et ses amis ne pouvaient pénétrer la cause, tant elle avait gardé avec patience et modestie le secret de son amour pour Dutertre.

Dutertre attribua comme eux cette résolution soudaine au premier effet de la douleur filiale. Olympe avait adoré son père ; il avait désiré qu’elle fût cantatrice ; elle avait travaillé à le devenir pour le satisfaire. Il n’était plus, elle abandonnait un projet qui, disait-elle, n’était pas le sien, mais dont elle ne devait plus compte à personne.

Il fallut que Dutertre devinât la vérité lui-même. Olympe, fière et timide, ne lui eût jamais révélé sa passion. Elle avait compris ses scrupules, elle avait voulu lui épargner le remords de lui faire manquer sa vocation. Elle avait compris également qu’un père de famille ne pouvait épouser une cantatrice. Elle fit ce sacrifice, sans même songer que c’en fût un.

Quand elle épousa Dutertre, elle avait vingt ans. Elle croyait qu’entre ses filles et elle il y aurait toujours la distance d’âge relative qui existait alors entre sa jeune expérience du monde et leur complète ignorance de la vie. Elle les regardait comme des enfants et se flattait naïvement de leur être une mère. Elle les avait aimées comme elle savait aimer, la pauvre femme, de toute son âme et même avec aveuglement, jusqu’à l’heure fatale où, forcée de découvrir chez Éveline une résistance invincible, chez Nathalie une haine profonde, elle avait pressé en silence la Benjamine sur son cœur, seul refuge qui lui restât en l’absence de son mari.

Amédée avait été littéralement un frère à ses yeux. Ils étaient du même âge, et ce jeune homme sérieux et triste, atteint du mal profond qui le rongeait à son insu, tout en l’appelant parfois sa mère, se trouvait réellement d’âge à la soutenir et à la consoler. Il s’était acquitté de ce soin avec un désintéressement admirable, et Olympe, ne comprenant pas sa souffrance, tant elle était vaincue par la sienne propre, s’était habituée à lui ouvrir son âme comme au meilleur ami qu’elle eût, après son époux.

Depuis quelques jours, Olympe était plus triste, plus effrayée qu’elle ne l’avait été de sa vie. Elle voyait son mari agité et préoccupé, partagé entre des accès d’idolâtrie pour elle et de subites froideurs qu’elle prenait encore pour l’effet d’un chagrin étranger à leur amour. Amédée lui manquait. Il lui semblait que cet ami délicat et ingénieux eût arraché à Dutertre l’aveu de son anxiété, ou que, du moins, il lui eût suggéré, à elle, le moyen de la faire cesser.

Lorsque Flavien la vit apparaître au seuil de cette chaumière, il fut frappé de l’altération de ses traits. Habituellement pâle, car elle était de ces organisations lymphatiques et bilieuses qui produisent les plus persévérantes et les plus lucides intelligences, elle avait, pour la première fois, les lèvres entièrement décolorées. Les plans de son visage conservaient la rondeur qui s’allie à la fermeté dans les beaux types italiens ; mais les narines, en se resserrant et en rendant son profil plus fin, attestaient l’invasion d’une maladie chronique. Enfin, ses yeux légèrement cerclés d’une teinte bleuâtre avaient pris un développement qui la rendait plus belle, mais qu’un diagnosticien plus habile eût observé avec inquiétude.

Flavien jugea qu’elle avait eu quelque grand chagrin depuis qu’il ne l’avait vue. Une circonstance que nous avons omise dans ce récit, parce qu’elle trouvera sa place plus tard, le préserva de la vanité de croire qu’il fût pour quelque chose dans ce chagrin. Il n’en fut pas moins touché, car cette altération l’embellissait encore à ses yeux, en la lui montrant plus souffrante, plus faible, plus femme, selon lui.

Olympe était vêtue avec une extrême simplicité, d’une robe de drap foncé, d’un mantelet pareil et d’un voile de dentelle noire, noué sous le menton, qu’elle portait souvent le matin pour sortir dans la campagne ; c’est la mantille des Italiennes. Tout ce noir, tout ce sombre la faisait paraître encore plus blanche. Aussi, les paysans, qui ne se trompent pas sur le solide éclat nécessaire à la santé, la jugeaient-ils fort malade, bien qu’autour d’elle, dans la famille, hormis Dutertre, personne n’y fît une attention sérieuse depuis le départ d’Amédée.

Elle fut un peu surprise de voir Flavien, mais elle ne manifesta aucune émotion, et lui fit un accueil froidement poli, qu’il comprit du reste, surtout lorsqu’elle ajouta :

— Je ne croyais pas, monsieur, que vous dussiez revenir.

Il la supplia d’écouter une communication importante qu’il avait à lui faire, et elle s’éloigna un peu de Crésus et des villageois pour l’écouter sans pruderie, bien qu’avec une répugnance visible et avec une attitude qui n’eût pas laissé d’espoir au roué le plus impertinent.

— Rassurez-vous, quant à moi, madame, lui dit-il dès qu’il put lui parler sans être entendu des autres témoins, mais préparez-vous à surmonter un moment d’inquiétude et de chagrin. Je vous apporte… je suis absolument forcé de vous apporter une nouvelle affligeante

— Mon Dieu ! s’écria Olympe, avez-vous vu mon mari ? que lui est-il arrivé ? Parlez donc vite, monsieur, de grâce !

— Non, madame, répondit Flavien baissant la voix, car il lisait de loin dans les yeux de Crésus combien il faisait effort de ses oreilles. — Non, il n’est pas question de M. Dutertre… Quelqu’un que vous aimez moins, mais encore beaucoup…

— Ah ! ciel ! Amédée ! dit Olympe, notre pauvre Amédée ! Oui ! vous venez de Paris… un malheur !…

— Je ne le savais pas à Paris, dit Flavien, qui s’effrayait beaucoup, en la voyant si émue, du coup qu’il allait lui porter.

— Mais qui donc, mon Dieu ? Mes filles sont toutes à Puy-Verdon… elles dorment… Bah ! vous me trompez, monsieur ! vous vous jouez de moi !

— Non, madame, car ce serait un jeu atroce ; toutes vos filles ne sont malheureusement pas à Puy-Verdon dans ce moment-ci.

— Ah ! parlez !…

— Éveline…

— Est déjà sortie ? seule ? elle est tombée de cheval ? Ah ! Dieu ! cela devait arriver… Où est-elle ?…

— Parlez plus bas, madame, ce n’est pas seulement un accident, c’est un secret plus grave que la blessure légère qu’elle s’est faite au pied.

— Vous me tuez ! expliquez-vous donc vite, dit Olympe tremblante.

Et, lui saisissant le bras, sans plus se souvenir de ses torts, elle le mena quelques pas plus loin.

En aussi peu de mots que possible, Flavien lui raconta ce qui s’était passé. Olympe l’écoutait avec ses grands yeux effarés, ne pouvant comprendre, croyant faire un rêve, et portant de temps en temps la main à son front comme pour tâcher d’y faire entrer le sens des paroles qu’elle était forcée d’entendre.

— J’allais chercher M. Dutertre, dit Flavien en finissant ; mais j’apprends qu’il est trop loin, et Éveline est dans un état inquiétant.

— Oui, oui, son père est trop loin, dit Olympe, dont les yeux s’étaient fixés à terre avec une expression de méditation douloureuse. D’ailleurs, il faut le préparer à une crise si rude. C’est moi, moi seule, qui dois aller vers elle. Attendez… je vais trouver le moyen de tout sauver pour aujourd’hui… Il faut que je le trouve !… mais d’abord partons, courons vers elle… En route il me viendra une idée ; je suis comme une folle en ce moment-ci ! Elle reprit le bras de Flavien, et, le ramenant vers la voiture avec une résolution dont elle ne paraissait pas capable au milieu d’un si grand trouble :

— Crésus, dit-elle au groom, montez sur le cheval de M. de Saulges ; retournez au château, et dites que, si je ne suis pas rentrée pour déjeuner, on ne m’attende pas. Je vais voir d’autres malades. Allons, monsieur le comte, dit-elle à Flavien, de manière à être entendue, puisque vous voulez bien me servir de cocher, conduisez-moi chez ces pauvres gens.

Elle monta vivement dans la calèche, qui se fermait avec des glaces et des stores, circonstance que Flavien avait déjà remarquée, et qui permettait de ramener Éveline cachée à tous les regards, au moins durant le trajet. Mais Éveline serait-elle transportable ? Là était la question. Flavien ne s’arrêta pas à réfléchir, il fouetta les chevaux et s’enfonça sous les bois qui conduisaient à Mont-Revêche, laissant Crésus stupéfait, et quelque peu narquois à la vue de ce tête-à-tête improvisé.




XXVII


Ce tête-à-tête n’eut rien d’enivrant, comme l’on peut croire : Olympe, enfermée dans la voiture et perdue dans les tristes réflexions que lui suggérait la circonstance ; Flavien sur le siège, conduisant à fond de train, à travers des chemins difficiles et dangereux, deux chevaux ardents, et tout entier à la brillante responsabilité d’arriver vite au secours d’une héroïne sans compromettre les jours de l’autre. Flavien, comme tous les hommes adonnés aux exercices de la vie physique, était un peu enfant et attachait une certaine importance à son talent d’automédon. De temps en temps, il se retournait vers Olympe pour lui demander si elle n’avait pas peur ; mais la glace se trouvait toujours entre eux, ce qui coupait court à tout dialogue, et il la voyait absorbée, tristement rêveuse, n’accordant aucune attention aux accidents du chemin, par conséquent au mérite de son conducteur.

Au bas de la colline de Mont-Revêche, il fallait de toute nécessité prendre le pas, tant le chemin était rapide. Olympe, seulement alors, baissa la glace entre le fond de la voiture et le siège de Flavien.

— Monsieur, lui dit-elle, croyez-vous que je puisse entrer chez vous sans être vue de vos domestiques ?

— Je n’en fais pas de doute, madame ; certainement Thierray les aura tous éloignés. Mais les gens de la ferme ont déjà dû reconnaître votre voiture.

— Peu importe, dit-elle. M. Dutertre vous ayant déjà prêté des chevaux et une voiture, il n’y a pas de raison pour qu’on sache que je suis dans celle-ci. J’ai eu soin de me cacher.

— Entrerai-je dans la cour, madame ?

— Oui ; mais ne m’ouvrez la portière qu’après vous être assuré de l’absence de témoins indiscrets.

La porte de Mont-Revêche était fermée au verrou et à la barre. Flavien sonna d’une certaine façon convenue entre lui et Thierray. Celui-ci vint ouvrir lui-même, et referma quand la voiture fut entrée. Il avait gardé Forget à tout événement, mais il l’avait enfermé sur parole dans une pièce située sur la façade extérieure, certain qu’il respecterait le mystère de cette matinée, et qu’il était même content de n’y être pas initié.

— Eh bien, madame, dit Flavien à Olympe en lui ouvrant la portière, avez-vous trouvé les moyens de tout sauver ?

— Oui, répondit-elle, si l’état de la pauvre malade nous le permet.

— Grâce au ciel ! dit Thierray en lui offrant le bras, elle va infiniment mieux. Elle a dormi, et, depuis une demi-heure, elle ne souffre plus. Je crois que vous pourrez l’emmener. — Ah ! madame, ajouta-t-il en la faisant entrer dans la maison, croyez bien que je n’ai rien, absolument rien à me reprocher dans ce qui arrive !

— Je le sais, dit Olympe, qui avait pris son bras sans lui adresser la parole ; je sais aussi vos bonnes intentions pour l’avenir ; ne parlons donc pas de ce qui est déjà le passé.

En la voyant entrer dans le salon, Éveline fit un cri, et, cachant son visage dans les coussins du sofa où elle était étendue :

— Ah ! messieurs ! dit-elle, vous me portez le dernier coup !

La pauvre Olympe ne se rebuta pas de ce cruel accueil. Elle courut à Éveline, couvrit de baisers ses mains, dont elle cachait jusqu’à son front brûlant de honte, pressa sa tête blonde contre son sein et l’arrosa de larmes.

— Oh ! madame, vous me plaignez ! vous avez raison, dit Éveline, me voilà perdue !

— Non, mon enfant, répondit Olympe, vous êtes sauvée, puisque je suis près de vous, et votre seule confidente. Ayez courage, ma bonne Éveline ; si vous pouvez supporter la voiture, personne ne saura ce qui est arrivé, et votre père lui-même ne l’apprendra que de votre bouche, quand vous jugerez devoir le lui dire.

— Ah ! Olympe, s’écria Éveline vaincue par tant de douceur et de dévouement, c’est vous qui êtes bonne, meilleure cent fois plus que je ne mérite. Ah ! que l’on est injuste envers vous ! Oui, emmenez-moi d’ici, cachez-moi, sauvez-moi, et que mon père ne le sache jamais. Je ne crains au monde que son blâme ou ses railleries. Tenez, je ne sens plus aucune douleur, je peux marcher.

— Gardez-vous-en bien, s’écrièrent Olympe et Thierray, tout serait perdu !

Olympe visita le pied malade et renouvela le pansement. Le vulnéraire avait fait merveille, l’inflammation avait disparu, et tout faisait présager que l’opération aurait lieu dans de bonnes conditions. Flavien et Thierray transportèrent la blessée, et Olympe les aida à l’étendre dans la voiture.

— Allez nous attendre à Puy-Verdon, comme si vous veniez naturellement déjeuner, dit Olympe à Thierray. Vous y arriverez avant nous, car nous nous en irons doucement. Dites que vous m’avez rencontrée avec M. de Saulges, et que j’arrive, que vous croyez que j’ai dû aller voir des malades un peu loin, par ici. Il m’arrive souvent de faire d’assez longues courses dans ce but, cela n’étonnera personne. M. de Saulges sera censé m’avoir indiqué un cas d’urgence. Mais ne vous expliquez pas autrement, vous nous avez à peine parlé, vous ne savez rien précisément. Il se passera plusieurs jours avant que l’on vérifie le fait, si même on songe à le vérifier. Allez, monsieur Thierray, prenez la traverse ; vous, monsieur de Saulges, conduisez-nous au pas. Je vous dirai ce qu’il faudra faire quand il sera temps.

Elle baissa les stores. Thierray alla délivrer Forget, rangea le salon, puis il partit de son côté.

Éveline supporta assez bien la voiture, et s’aida de tout son courage, qui était réel, pour ne pas inquiéter Olympe, dont la présence d’esprit, elle le sentait bien, lui était nécessaire.

À un quart de lieue de Puy-Verdon, Olympe parla a Flavien et lui fit quitter le chemin pour prendre un détour, moyennant lequel ils arrivèrent à une entrée peu fréquentée du parc, assez loin du château. Ils avaient rencontré beaucoup de gens sur les chemins à cause du dimanche et de l’heure de la messe. Mais on avait vu Flavien ramenant une voiture de la maison, et cela ne donnait pas lieu à de grands commentaires. La voiture fermée fut jugée vide. On se borna à dire :

— Ces messieurs ! ça aime à se servir de cochers à eux-mêmes.

Un esprit fort hasarda cette réflexion :

— Ça aime mieux nourrir trop de chevaux qu’assez de domestiques.

Dans le parc, nos voyageurs trouvèrent enfin la solitude. Olympe explora de l’œil les allées sinueuses qu’elle fit prendre à son guide et le dirigea vers une enceinte de rochers qui formait une grotte naturelle très-ombragée d’arbres touffus. Là, après s’être encore assurés qu’ils ne pouvaient être observés, elle aida Flavien à déposer Éveline sur le gazon.

— Restons ici, ma chère enfant, lui dit-elle ; M. de Saulges va rentrer au château avec la voiture ; il ne jettera pas trop l’alarme, mais il dira d’un air assez inquiet que, revenant avec moi de cette promenade, nous vous avons trouvée ici, blessée, et nous appelant à votre secours. Il fera apporter un brancard, il enverra chercher le médecin et le chirurgien ; je constaterai que-je vous ai trouvée ici, tombée de ces rochers où vous aviez voulu grimper ; je dirai que c’est moi qui vous avais donné hier l’idée de mettre ce costume pour aller surprendre et intriguer, à son réveil, Caroline, dont c’est justement l’anniversaire. Vous ajouterez que vous vous êtes déguisée ainsi de grand matin, en ayant soin de ne vous faire voir à personne ; que vous alliez cueillir vous-même votre bouquet de fête dans le parc, que vous avez voulu atteindre… tenez ! ces gentianes qui poussent là sur les rochers. — Quelle heure est-il, monsieur de Saulges ?

— Neuf heures, dit Flavien.

— Eh bien, vous avez été évanouie deux heures à cette place, dit Olympe à Éveline, vous êtes restée ensuite une heure sans pouvoir bouger et sans voir approcher personne.

— Et ce pansement que j’ai au pied, dit Éveline, il faut vite me l’ôter.

— Non, dit Olympe, c’est moi qui viens de le faire. — Monsieur de Saulges, donnez-moi la pharmacie qui est dans la voiture, mettez-la par terre à côté de moi, et allez vite au château.

Flavien obéit, admirant l’esprit des femmes.

— En fait de ruses, se dit-il, la plus austère n’est pas plus maladroite qu’une autre dans l’occasion ; si elle n’en use pas pour elle-même, elle n’en a pas moins un arsenal en réserve au profit des autres. Ah ! l’esprit de corps ! Mais à qui la faute ? Nous voulons dans le monde qu’elles aient plus de soin de leur réputation que de leur vertu. Amants, nous les voulons pures du blâme d’autrui ; époux, nous leur pardonnons l’infidélité réelle plus volontiers que le scandale de l’apparence. Aussi la réputation d’une femme est-elle quelque chose de si terrible à garder, que la plus vertueuse d’entre toutes ne se fera pas de scrupule de préserver celle d’une amie au prix de mille mensonges et de la comédie la mieux jouée.

Une heure après, Éveline était dans son lit, entourée des tendres soins d’Olympe, de Benjamine et de Grondette. L’opération avait été pratiquée avec succès. Le joli pied était sauvé. Seulement, il était condamné à des semaines d’inaction, qui déjà, en dépit de l’accablement de la souffrance, tourmentaient l’imagination de l’impatiente patiente ; c’était le bon mot du chirurgien, qui essayait de la faire sourire et la consolait fort à propos en louant le courage qu’elle avait montré.

Toute la maison acceptait sans méfiance l’explication donnée, excepté Crésus, qui trouvait dans tout cela quelque chose d’extraordinaire, mais qui n’osait faire part de ses idées à personne, et Nathalie, qui était beaucoup plus frappée de la promenade matinale d’Olympe avec Flavien que de l’accident arrivé à sa sœur.

Thierray et Flavien voulurent partir, aussitôt après l’opération, pour la ferme des Rivets, afin de préparer Dutertre à apprendre l’accident arrivé à sa fille, et de pouvoir lui donner en même temps de bonnes nouvelles de son état. Mais Éveline, à qui Olympe fit part de cette résolution, s’y opposa avec énergie.

— Que vont-ils faire là tous les deux ! s’écria-t-elle. C’est mettre mon père sur la voie de tout découvrir. Et d’ailleurs, je connais Thierray, il dira tout, pour peu que mon père l’interroge. M. de Saulges est encore pire pour la franchise. Ils croient que le mieux c’est de confesser les choses telles qu’elles sont. Or, dites-leur. Olympe, qu’ils n’ont pas le droit de faire ma propre confession, et que je le leur dénie absolument. Si mon père découvre la vérité, il sera temps de presser notre mariage. S’il ne la sait jamais, comme vous me l’avez promis, M. Thierray m’épousera librement et pourra m’aimer, tandis qu’il me haïra, n’en doutez pas, s’il m’épouse par cas de force majeure.

— Hélas ! êtes-vous si peu sûre de ses sentiments ? dit Olympe navrée de ce qu’elle entendait.

— Oui, oui, je vous entends, chère amie, reprit Éveline. Vous ne concevez pas que j’aie ainsi couru après un homme qui me fuyait ? La sottise est accomplie ; je la paye cher et je m’en repens de reste. Il n’est donc pas besoin de me la faire sentir.

— Non, non ! calmez-vous, ma fille chérie, dit Olympe ; je ne songe point à cela. Je ferai votre volonté, et j’espère que tout s’arrangera pour votre bonheur.

— Jurez-moi que vous ne direz rien à mon père, reprit Éveline ; jurez-le-moi bien, et je serai tranquille.

— Je vous le jure, ma chère enfant. J’ai presque surpris votre secret : je n’ai pas le droit d’en disposer.

— À la bonne heure ! Oh ! je vous aimerai. Olympe, et je réparerai tous mes torts envers vous. À présent, donnez-moi de quoi écrire. Je veux moi-même avertir mon père, afin qu’il ne s’inquiète pas. Nous lui enverrons Crésus, qui ne se laissera pas tirer les vers du nez sur le passé, il y est trop intéressé, et renvoyez vite Thierray et son ami à Mont-Revêche. Il est inutile que mon père les voie aujourd’hui.

Il fallut obéir à Éveline, dont la souffrance et le chagrin n’avaient point abattu la volonté. Elle écrivit à Dutertre :

« Cher père bien-aimé,

» Je viens de me donner un entorse. Si on vous dit que j’ai une jambe cassée, n’en croyez rien. Je dors, je bois, je mange, et je vous attends ce soir pour être raillée de ma maladresse à grimper sur les petits rochers du parc. Ma bonne petite mère me soigne comme si cela en valait la peine. Benjamine pleure comme si elle avait perdu un serin, et Grondette me gronde. Moi, je ris et vous embrasse de toute mon âme.

» Votre Éveline. »

Flavien allait se retirer avec Thierray ; il était même déjà dans le jardin, allumant son cigare, tandis qu’Olympe, restée sur le perron avec Thierray, entretenait celui-ci des volontés d’Éveline, lorsque Nathalie s’approcha de Flavien et noua la conversation avec lui. L’accident de la matinée avait causé trop de bouleversement dans les habitudes de la maison pour qu’elle eût trouvé le moment de lui parler.

— Dieu merci ! Éveline est aussi bien que possible, lui dit-elle. Nous vous devons de la reconnaissance, monsieur ; car, sans vous, elle eût pu rester longtemps seule dans le parc et privée de secours.

— Sans moi ? dit Flavien, étonné de l’à-propos.

— Oui, sans l’idée que vous avez eue d’emmener ce matin ma belle-mère à la promenade, et de la ramener par les endroits les moins fréquentés et les mieux ombragés du parc, vous n’eussiez point trouvé notre pauvre Éveline dans ces rochers.

Flavien sentit le fiel de l’insinuation et se tint en garde.

— C’est, en effet, un hasard bien heureux, dit-il, que j’aie mal connu les chemins et que j’aie presque égaré madame Dutertre en voulant la ramener par le plus court.

— Ah ! elle ne vous le disait donc pas ? Elle était à même de vous avertir, pourtant ; elle connaît les allées du parc, elle !

— Je crois que madame Dutertre s’était endormie dans la voiture.

— Vous avez donc fait une bien longue course ?

— Assez longue, précisément.

— Du côté de Mont-Revêche, à ce qu’il paraît ?

— Est-ce que cela vous intéresse beaucoup, mademoiselle ? Voici madame votre mère, qui vous le dira mieux que moi ; car je ne connais le pays que de vue, et il me serait difficile de vous en tracer la géographie.

Thierray vint les rejoindre. Flavien salua Nathalie en la regardant avec une sévère ironie.

— Je parie que c’est cette méchante fille qui m’a fait faire mille sottises avec ses damnés bouquets ! dit-il à Thierray en s’éloignant. J’aurais dû remarquer qu’ils sentaient la bile. Décidément, je comprends pourquoi madame Dutertre est malheureuse, en dépit de l’amour de son mari.

Nathalie s’était attachée aux pas d’Olympe. Au moment où celle-ci rentrait dans le salon pour retourner auprès d’Éveline, elle l’y avait rejointe et lui demandait, avec une étrange audace de haine, où elle avait passé la matinée en tête-à-tête avec M. de Saulges.

La colère qui l’emportait lui fit manquer son but. Olympe ne se déconcerta pas, ne chercha point de prétexte, et, se voyant heurter de front, répondit avec dignité :

— Ma chère enfant, je ne comprends pas pourquoi vous me faites une question si peu intéressante, quand je n’ai pas un instant à perdre loin de votre sœur, qui souffre !

Et elle s’éloigna sans écouter les sourdes invectives qui grondaient dans la poitrine de sa rivale.

Nathalie, restée seule, pleura des larmes de rage. Elle se sentait éprise de Flavien avec une intensité qui était comme un châtiment de Dieu prononcé sur elle ; car Flavien la haïssait, et elle le voyait bien.

Cependant Crésus arrivait à la ferme des Rivets, cherchait M. Dutertre dans la campagne, et lui remettait la lettre d’Éveline.

— Je crains qu’on ne me trompe pour me rassurer, dit-il en pâlissant, après l’avoir lue. Pour un léger accident, on ne m’enverrait pas un exprès, on ne m’écrirait pas soi-même. Crésus, ma fille est tombée de cheval ?

— Non, monsieur, dit Crésus triomphant. Elle n’y a pas monté d’aujourd’hui.

— N’importe ! dit Dutertre, en qui les entrailles paternelles produisirent comme une vague divination, je suis sûr que ma fille a fait une chute affreuse ! je le sens dans tout mon corps !

— Allons, monsieur, reprit Crésus, qui était fier de sa mission, voilà que vous vous tourmentez trop. C’est ce que madame avait peur. Aussi elle m’a dit comme ça : « Si tu vois monsieur tranquille, tu ne lui diras rien de plus ; si tu le vois qui se casse la tête de ça, tu lui donneras ma lettre. » Et la v’là, monsieur, puisque vous vous la cassez, la tête !

Olympe écrivait à son mari :

« Je ne veux pas vous tromper, mon ami, votre arrivée ici en serait plus pénible. C’est plus qu’une entorse, c’est une luxation. Mais tout est réparé par les soins du bon Martel. Éveline ne souffre presque plus ; elle n’a aucun autre mal ; c’est de l’ennui pour elle, parce qu’il faudra du repos, mais vous ne devez prendre aucune inquiétude. Croyez-en celle qui ne vous a jamais menti. »

Olympe avait écrit avec effusion cette dernière phrase, partie de son cœur et de sa conscience. Et puis, tout en cachetant sa lettre, elle avait été épouvantée à l’idée que bientôt, pour complaire à Éveline, il lui faudrait mentir beaucoup pour la première fois de sa vie.




XXVIII


Dutertre, plus rassuré par la lettre d’Olympe que par celle d’Éveline, partit cependant à l’instant même pour son château. Il trouva Éveline aussi bien que possible après les émotions et les souffrances qu’elle avait endurées. Il était venu vite, sans faire aucune question à Crésus, ne voulant s’en rapporter qu’au témoignage de sa femme. Benjamine, qui avait couru au-devant de lui, avait succinctement raconté l’histoire inventée par Olympe et à laquelle l’enfant ajoutait une foi entière. Cette histoire était si simple et si vraisemblable, que Dutertre n’insista pas sur les détails. Soit par oubli, soit par un de ces profonds instincts de délicate prudence qui couvaient dans l’âme dévouée de Benjamine, elle n’avait parlé ni de Thierray, ni de M. de Saulges.

— C’est maman, avait-elle dit simplement, qui a trouvé ma pauvre petite sœur dans les rochers du parc.

Si bien que Dutertre embrassa sa fille et sa femme sans leur faire ces questions oiseuses qui ne réparent pas les accidents. Il s’occupa seulement d’interroger le médecin et le chirurgien, qui répondirent de la malade. Dutertre, à qui la crainte du tétanos se présenta, demanda si la chute avait été faite de haut, avec violence et dans des circonstances effrayantes. Éveline se hâta de répondre qu’elle n’était tombée que de sa hauteur et que son pied avait porté à faux.

Dutertre, aussi tranquille que possible, descendit pour dîner avec Nathalie et les deux Esculapes campagnards, qui étaient des amis fidèles de la maison et des hommes instruits, surtout Blondeau le médecin. Ils le quittèrent au dessert pour voir leur malade et faire quelques courses avant la nuit, car Dutertre leur avait fait promettre de coucher au château, dans la crainte d’un accident imprévu dans l’état de sa fille.

Nathalie n’avait qu’un instant pour se venger d’Olympe, pendant que son père prenait son café. Elle mit le temps à profit.

— Vous a-t-on dit, au milieu de tout cela, dit-elle, que le barbare et fantastique Thierray était enfin revenu ?

— Ah ! dit Dutertre, tant mieux ! Éveline l’a-t-elle su ?

— Elle l’a même vu, car c’est lui qui a aidé à la rapporter du parc sur un brancard avec l’autre.

L’autre ne frappa point Dutertre. Il ne pensait qu’à Éveline.

— Eh bien, dit-il, lorsqu’il l’a vue ainsi, cette pauvre enfant, a-t-il montré de l’émotion, de l’attachement ? Étais-tu présente ?

— Oui, mon père ; M. Thierray a été aussi désespéré qu’il convenait à votre futur gendre de l’être.

— Et cela a consolé un peu Éveline, je suppose ? Sait-on maintenant pourquoi il est resté toute une semaine sans venir nous voir ?

— Non, pas précisément. Moi, je suppose que c’est la présence de son ami à Mont-Revêche qui l’aura retenu.

— Quel ami ? dit Dutertre, à qui passa un frisson dans les veines.

— Eh bien, M. de Saulges, répondit Nathalie d’un ton d’indifférence.

— Il est à Mont-Revêche ? demanda Dutertre en s’efforçant de montrer le même calme.

— Sans doute, puisqu’il est venu ici ce matin.

— Ici ?

— Est-ce qu’Olympe ne vous a pas dit qu’ils étaient rentrés ensemble ? C’est singulier !

— Qui, ensemble ? M. de Saulges avec Thierray ?

— Vraiment, vos questions m’étonnent, mon père, et me font craindre d’avoir dit quelque sottise. Que votre femme est une personne singulière avec ses cachotteries ! Puis-je deviner qu’elle vous fait mystère des choses les plus simples ?

— Ma femme ne me fait mystère de rien, Nathalie, dit Dutertre avec fermeté, et, moi, je ne lui fais même pas de questions.

— Ah ! fit Nathalie avec nonchalance. Peut-être avez-vous raison, mon père.

Et elle sortit brusquement : le coup était porté. Un trouble mortel s’empara de Dutertre ; ses genoux tremblaient. Il ne se sentit pas la force de monter à la chambre d’Éveline, où était Olympe, et il attendit que les médecins fussent redescendus.

— Elle va à merveille, cette chère petite, dit le vieux Martel, le chirurgien, qui avait vu naître Éveline. Je vous assure que vous pouvez vous tenir en repos et me laisser aller coucher chez moi. Blondeau vous reste. Si la ligature venait à se déranger, chose impossible, vous m’enverriez chercher ; c’est si près d’ici, le hameau de Puy-Verdon !

Martel se dérangeait difficilement de ses habitudes. Blondeau assura que sa présence n’était pas urgente et promit de rester. Dutertre donna la clef des champs au vieux praticien, qui se chargea de passer chez les malades de son confrère.

— D’ailleurs, dit Martel en s’en allant, vous avez ici le meilleur des médecins : c’est votre femme ! Savez-vous qu’elle nous fait concurrence ? Elle avait fait à Éveline un premier pansement admirable. Vraiment les femmes d’esprit excellent dans tout et font tout ce qu’elles veulent. J’ai vu, dans les chaumières des pauvres gens, des merveilles de prévision et d’intelligence qu’elle avait faites en attendant ma visite.

— Oui, dit Dutertre, quoique d’une santé assez délicate elle-même, elle s’occupe beaucoup de la santé des autre.

Et, entraîné par une aveugle fatalité à chercher le mot de l’énigme de Nathalie, il ajouta :

— Elle sort quelquefois avec le jour pour porter assistance aux pauvres.

— Parbleu ! reprit Martel, elle était levée ce matin plus tôt que moi ; car, quand j’ai fait ma tournée dans le village, elle y avait déjà passé.

— Ah ! elle est sortie ce matin ? dit Dutertre rusant malgré lui et jouant l’indifférence.

— Bon ! dit Martel très-innocemment ; quand elle a trouvé ce matin Éveline dans le parc sur les neuf heures, elle avait déjà fait sa grande tournée, elle ! Oh ! c’est un grand cœur que madame Dutertre ! Tout pour les autres, rien pour elle-même ! Mais, si je vous parlais d’elle, je ne m’en irais pas. Bonsoir.

Et Martel s’en alla, laissant Dutertre rongé d’une funeste curiosité.

— Votre femme est une sainte ! dit à son tour Blondeau. Mais elle ne se ménage pas assez. Elle est délicate et se fatigue au delà de ses forces.

— Oui, n’est-ce pas ? dit vivement Dutertre. Je suis sûr qu’elle est exténuée aujourd’hui ! Sortie depuis la pointe du jour ! Où a-t-elle été, ce matin ?

— Je n’en sais rien, répondit Blondeau, qui remarqua le trouble de Dutertre avec une grande surprise.

— Elle a été à Mont-Revêche, dit Nathalie, qui était rentrée à pas de loup et qui fit semblant de venir chercher sa broderie sur la table.

Dutertre reçut ce coup avec impassibilité, comme s’il s’y fût attendu.

— Ah ! dit-il, est-ce que la pauvre vieille Manette serait malade ? Ma femme a beaucoup de bontés pour elle : c’est une honnête créature.

— Je crois que mademoiselle Nathalie se trompe, dit Blondeau, qui, sans comprendre, voyait un drame domestique se dérouler sous ses yeux. Il connaissait Nathalie, il était pénétrant. Il sentait sa propre intervention nécessaire, sans trop savoir encore sur quel point elle devait porter. — Je ne pense pas que madame Dutertre ait eu occasion d’aller ces jours-ci à Mont-Revêche, ajouta-t-il en voyant que son doute soulageait Dutertre.

— Moi, je sais qu’elle y a été, reprit l’impitoyable Nathalie. Quel mal y aurait-il ? Probablement, il y avait des malades. Si ce n’est pas la vieille Manette, ce pouvait être le vieux Gervais.

— Comment le sauriez-vous donc ? dit Dutertre perdant ses forces. Est-ce que vous auriez des espions dans la campagne ?

Et il essaya un sourire d’enjouement qui fut plein d’amertume.

— Eh ! mon Dieu ! la campagne est semée d’espions tout aussi peu curieux, tout aussi peu médisants que moi, dit Nathalie d’un ton léger. Un de vos nouveaux fermier de Mont-Revêche, puisque la ferme vous appartient à présent, mon père, est venu tantôt pour nous offrir un cadeau de gibier, que j’ai dû recevoir, ma belle-mère étant occupée auprès d’Éveline. Ce bonhomme m’a demandé naïvement si c’était moi qui avais été ce matin à Mont-Revêche, parce qu’il avait vu la calèche blanche à stores bleus monter la côte et entrer dans le castel, conduite par M. de Saulges sur le siège. Cela vous prouve que les paysans n’entendent pas malice aux relations et aux démarches des gens dont ils ne comprennent pas les usages. Or, comme, moi, je ne suis pas médecin et que je ne vais pas à Mont-Revêche ; comme Olympe a eu soin de faire dire ici à sept heures, en renvoyant Crésus, qu’elle partait du village du Puy-Verdon avec M. de Saulges pour voir des malades ; comme elle est rentrée dans cette même calèche à neuf heures avec M. de Saulges, je trouve tout naturel qu’elle ait été chez lui, avec lui, pour soigner son pauvre monde.

— À la bonne heure ! dit Dutertre du ton d’un homme condamné à la torture, qui, à force de souffrir, ne sent plus la souffrance ; — c’est que les vieux serviteurs de la chanoinesse sont malades !

— Dangereusement, à coup sûr, dit Blondeau, qui ne savait plus que dire. J’irai les voir demain matin.

— Olympe ne vous a point parlé d’eux ! dit Nathalie, qui sentait que la présence d’Un tiers empêcherait son père de lui imposer silence.

— Si fait, dit Blondeau, je crois qu’elle m’a dit quelque chose comme cela. Mais j’étais si troublé de l’accident d’Éveline…

— Sans doute, sans doute ! dit Dutertre en se levant avec effort du fauteuil sur lequel il s’était affaissé comme un paralytique. Allons donc la voir, cette pauvre Éveline. Nous l’oublions pour parler de choses oiseuses.

Il monta chez sa fille, suivi de Blondeau. Grondette vint à sa rencontre.

— N’entrez pas, monsieur, lui dit-elle. Ma diablesse dort, elle Dort très-bien ; et, tenez, la petite aussi fait son somme, ajouta-t-elle en entre-bâillant la porte et en montrant Caroline assise et assoupie au coin du lit de sa sœur.

— Est-ce que cette enfant va veiller ? dit Dutertre.

— Non, non, Monsieur, c’est madame qui veut veiller. Elle a été prendre sa coiffe et sa robe de chambre pour passer la nuit ; elle renverra la petite sitôt qu’elle reviendra. Moi, je resterai là aussi, soyez tranquille.

— Non pas, Grondette ; mettez un lit de sangle pour vous dans cette pièce, afin qu’on puisse vous appeler au besoin. C’est moi qui veillerai ma fille.

— Vous ferez bien, dit Blondeau ; madame Dutertre n’est pas de force à passer les nuits, ne le souffrez pas.

Blondeau, en apprenant d’Amédée qu’il avait révélé à son oncle la maladie nerveuse d’Olympe, s’en était expliqué avec Dutertre. Blondeau n’avait jamais cru Olympe dangereusement malade, surtout depuis les quelques jours où, la méchanceté de Nathalie s’étant engourdie, madame Dutertre avait paru subitement refleurir. Il avait passé ensuite quelques autres jours sans la voir. Au milieu de l’accident d’Éveline, il n’avait pas été surpris de la voir pâle et bouleversée. Mais il crut devoir réveiller les inquiétudes de Dutertre, car il pressentait un orage inouï dans les fastes de cette union jusque-là si paisible et si tendre. Il se confirma dans cette opinion en notant le silence de Dutertre, qui, à l’ordinaire, l’accablait de questions sur ce sujet, et qui parut à peine l’avoir entendu.

Dutertre descendit, traversa la maison et se rendit par l’intérieur à ses appartements. Blondeau ne voulut pas le suivre, mais il alla au jardin et marcha sur la pelouse à portée, non pas d’entendre une discussion conjugale, mais d’offrir secours et consolation au besoin. Il a dit depuis qu’il s’était senti ce soir-là oppressé d’un pressentiment étrange, tout à fait insolite dans son caractère calme et dans son esprit enjoué.

Blondeau n’était pas, d’ailleurs, complètement dépourvu de la curiosité qui atteint jusqu’aux plus sages natures dans la vie de province. Il ruminait donc ce qu’il venait de voir et d’entendre.

— Comment diable, se disait-il, Dutertre, qui n’a jamais eu de sa femme l’ombre d’un sujet de jalousie, s’avise-t-il, après huit ans de parfait amour, dont quatre ans de mariage modèle, d’être jaloux à ce point ? Qu’est-ce que ça lui fait que sa femme soit conduite en voiture par M. de Saulges, quand il la laisse depuis deux ans dans une sorte de tête-à-tête avec Amédée et jouissant d’une liberté illimitée, privilège des honnêtes femmes incapables d’en abuser ? Quel mal peut-on faire dans une voiture quand la femme est au fond et l’homme sur le siége ? Est-ce une manière commode pour causer ? Mieux vaudrait se promener bras dessus bras dessous dans les bois, et même dans les allées de ce parc, qui sont beaucoup plus mystérieuses, à mon avis. Est-ce que, dans les promenades de famille, dans les chasses, dans les courses quelconques auxquelles on se livre aux vacances, Dutertre n’a pas vu dix fois sa femme accompagnée tantôt par l’un, tantôt par l’autre ? Est-ce qu’elle ne pourrait pas, fort naturellement et fort innocemment, prendre dans sa voiture M. de Saulges ou M. Thierray, qui sont peut-être tous deux des gendres postulants, pour causer avec eux de quelque projet de mariage, ou, en effet, pour aller voir avec eux des indigents et des infirmes ? Je trouve un peu singulier qu’elle ait été précisément pour cela à Mont-Revêche en personne, au lieu de m’y envoyer. Mais, que diable ! il y a quelque raison fort simple à cela, que la mauvaise pièce de Nathalie ne nous dit pas, et qui s’expliquera demain, comme s’expliquent toutes choses de ce monde quand on se donne la peine d’attendre pour juger. Madame Dutertre se croit protégée de tout soupçon par sa vertu même. Elle en a bien le droit, mais elle n’en a pas moins tort, à ce qu’il paraît, puisque dans sa propre maison elle trouve la malveillance et la calomnie. Allons, de tous les mariages que j’ai vus, le meilleur ne vaut pas grand’chose !

Il va sans dire que Blondeau était un vieux garçon.

Cependant Dutertre était entré dans la chambre de sa femme. Elle avait mis une robe de chambre grisé et roulé ses magnifiques cheveux noirs sous une coiffe de batiste. Elle avait l’air d’une religieuse. Elle avait le calme, la douceur, l’expression chaste et grave d’une vierge d’Holbein. Elle priait, car Olympe, Italienne et catholique, n’avait jamais manqué aux pratiques de sa religion d’enfance, même dans le temps où elle se destinait au théâtre. Dutertre respectait la simplicité de son cœur et ne la dérangeait jamais de ses prières. En ce moment, il les imputa presque à hypocrisie, et fut tenté de les interrompre. Il ne l’osa pas. On ne passe pas, en un instant, du respect sans bornes au doute et à la colère. Il attendit avec impatience qu’elle eût fini, en se promenant de long en large dans la chambre voisine, qui était la sienne.

Olympe entendit le bruit nerveux de ses pas, et comprit qu’il était agité. Elle se recueillit un instant pour élever son âme à Dieu une dernière fois, et alla vers lui.

— Est-ce que notre fille est plus mal ? lui dit-elle avec effroi, en voyant son air sombre.

— Il ne s’agit pas de ma fille, répondit Dutertre, il s’agit de moi. Olympe, je me sens très-mal, je souffre beaucoup. J’ai un chagrin mortel, j’ai résolu de vous le dire avec franchise, parce qu’il dépend peut-être de vous de faire cesser, d’un seul mot, cette angoisse, et, si vous m’aimez encore, vous n’hésiterez pas à me le dire.

— Si je vous aime encore ? dit Olympe éperdue.

Elle ne put rien ajouter, il lui sembla que la foudre venait de tomber sur elle.

— Eh bien, oui ! ma femme, il me semble que vous ne m’aimez plus.

— Pour dire une telle parole pour la première fois, ô mon Dieu ! il faut n’aimer plus soi-même ! répondit Olympe, qui sentit comme une main glacée se poser sur ses épaules. Pourquoi me dites-vous cela ? Que vous ai-je fait pour me tuer comme cela tout d’un coup ?

Ce cri, parti des profondeurs de l’âme, fit frissonner Dutertre.

— Oui, c’est un rêve affreux que je fais ! s’écria-t-il en lui prenant les mains. Délivre-moi de ce supplice ; parle vite, réponds-moi. As-tu rencontré, ce matin, M. de Saulges chez tes malades ?

— Oui, mon ami, répondit Olympe étonnée, et ne pressentant pas la jalousie de son mari.

— Et tu es partie avec lui pour faire une longue promenade ? m’a-t-on dit.

— Oui, mon ami, c’est vrai ; ne vous l’ai-je pas dit moi-même ?

— Non. Je ne te l’ai pas demandé, dit Dutertre calmé par l’assurance de sa femme. Pourquoi donc cette promenade ? Je n’en comprends ni le hasard, ni l’opportunité.

Olympe pensa que Dutertre n’était tourmenté que relativement à Éveline, qu’il pressentait la vérité et qu’il la blâmait d’aider à ce mystère. Il fallait qu’il fût bien irrité contre sa fille pour faire à sa femme un si grand crime de son silence. Elle s’était engagée par serment à garder le secret d’Éveline. À sa grande surprise, elle voyait Dutertre hors de lui. Elle craignit pour la pauvre malade les suites de cotte indignation, si elle confirmait par des aveux les soupçons de Dutertre. Elle se résolut à les détourner de son mieux. Dutertre, voyant qu’elle hésitait à répondre, réitéra sa question d’un ton plus froid et plus inquiet.

— Je ne comprends pas l’importance de cette demande, dit-elle ; M. de Saulges, que je ne savais pas dans le pays, et qui vous cherchait, m’a-t-il dit, s’est adressé à moi pour me demander un service, pour me confier le soin d’assister une personne qui l’intéresse… Je l’ai prié de m’y conduire. Ce n’était pas bien loin, mais il m’a ramenée au pas par la traverse… Je crois qu’un des chevaux était boiteux, que je m’étais assoupie dans la voiture, et que M. de Saulges a un peu erré au hasard dans le parc, ce qui heureusement nous a fait rencontrer Éveline.

Olympe avait fait un grand effort pour articuler ces dernières phrases d’expédient. Elle n’eût éprouvé aucune gêne à les dire pour repousser des insinuations malveillantes ou seulement curieuses contre sa belle-fille. Mais mentir à un père si juste et si tendre, à un époux si ardemment aimé, fut pour elle un supplice, et Dutertre n’y fut pas trompé.

— Vous, mentir ! s’écria-t-il ; Olympe mentir ! mon Dieu ! combien il faut aimer pour se transformer ainsi du jour au lendemain !

— Aimer ! Je ne comprends plus, dit Olympe saisie de vertige. Non, sur mon salut éternel, je ne comprends plus.

— Ni moi, dit Dutertre, que les accents vrais de sa femme frappaient toujours au cœur. Expliquez-moi donc, Olympe, expliquez-moi tout ! Ne voyez-vous pas que je meurs à vous attendre ainsi ?

— Comment expliquer ce que je n’entends pas moi-même ? reprit Olympe. Explique-toi le premier, mon ami, et je saurai le moyen de te calmer.

— Eh bien, dit Dutertre exaspéré, je vous ferai cette mortelle injure de vous interroger. Le ciel m’est témoin que j’ai tout fait pour m’y soustraire, et que c’est vous qui vous y abaissez de vous-même. Pourquoi avez-vous été, ce matin, à Mont-Revêche ? Répondez : cette fois, je l’exige…




XXIX


Olympe n’avait pu prévoir que son mari serait si vite informé des détails de cette malheureuse affaire. Il n’y a rien de moins questionneur que la confiance absolue, et jamais Dutertre n’avait songé à demander compte à sa femme de l’emploi des heures qu’elle ne passait point auprès de lui. Combien d’autres fois elle avait passé la matinée dehors, soit seule, soit avec Caroline ou Amédée, sans qu’il songeât à faire d’autres questions que celle-ci : « Eh bien, mes enfants, comment vont vos pauvres ? » Les courses n’avaient même pas toujours pour but de porter des soins charitables. C’étaient souvent de simples promenades, et plus d’une fois Olympe avait erré seule dans les bois, dont elle aimait l’aspect sauvage et les douces senteurs.

Il est vrai que, durant le temps que Dutertre passait auprès d’elle, c’était presque toujours avec lui qu’elle se promenait ; mais elle lui avait souvent écrit : « Ce matin, j’ai parcouru seule les endroits que tu préfères ; quand je ne suis pas avec toi, je suis mieux avec ton souvenir qu’en toute autre compagnie. » Et Dutertre ne lui avait jamais dit ni écrit : « Je ne veux pas, je n’aime pas que tu sortes seule. »

Ce matin-là, Dutertre ayant été forcément absent, elle n’avait pas fait entrer dans son plan la précision des explications qu’elle aurait à lui donner. Elle s’était flattée qu’un concours de circonstances fatales ne viendrait pas tout à point constater son entrée dans Mont-Revêche, que huit jours se passeraient avant que la nécessité de tout dire se présentât, et qu’avant ces huit jours Éveline et Thierray se seraient confessés, car elle ne voyait pas la nécessité de ce silence prolongé avec Dutertre, et elle ne s’était engagée envers Éveline à le garder que dans la crainte de provoquer en elle, par sa résistance, un de ces accès de fièvre mortelle qui suivent parfois les chutes violentes.

Si Dutertre n’eut été en proie à une jalousie terrible, dont Olympe n’admettait pas la pensée, il ne lui eut pas semblé si irrité contre Éveline, et contre elle par contrecoup. Comment pouvait-il l’être contre elle ? Voilà ce qu’elle ne comprenait pas. Aussi resta-t-elle muette devant sa dernière interrogation, faite d’un ton de juge et de maître, ne pensant pas qu’elle dût attirer un orage sur la tête de sa belle-fille, et trahir sa confiance pour s’épargner le blâme d’avoir voulu la sauver.

Elle resta donc pâle, interdite, terrifiée. Il lui semblait que, pour la traiter ainsi à propos de ce qu’elle avait fait, il fallait, ou que Nathalie eût imaginé quelque épouvantable calomnie impossible à prévoir ou à combattre, ou que Dutertre fût devenu fou.

Cette dernière idée s’empara d’elle presque complétement lorsqu’elle vit Dutertre, qui avait la main cachée dans sa poitrine, l’en retirer pleine de lambeaux ensanglantés de sa chemise. Elle fit un cri et s’élança vers lui pour le couvrir de larmes et de baisers, sans s’inquiéter s’il n’allait pas la tuer dans un accès de démence furieuse.

Il la repoussa avec indignation, croyant voir dans cet élan l’épouvante et la supplication d’une femme coupable. Olympe voulait lui parler, lui jurer qu’Éveline était innocente, que, dans tous les cas, Thierray était bien résolu à l’épouser. Devant cette rage et ce désespoir de son mari, elle ne songeait plus à garder le secret d’Éveline, mais à soulager l’infortuné père de famille de ses craintes pour l’avenir ou le passé.

Elle fit de vains efforts : la parole vint mourir sur ses lèvres. Elle était redevenue trop malade depuis quelques jours, elle avait trop souffert dans cette dernière journée pour surmonter tant d’émotion et de fatigue. Elle n’avait jamais vu son mari irrité contre elle. Il lui sembla que des tenailles lui comprimaient le gosier ; elle se débattit, fit entendre des sons inarticulés, et, ne pouvant pas même crier, elle tomba brisée sur un fauteuil.

— Remettez-vous, Olympe, dit Dutertre, qui, de son côté, ne parlait pas sans un violent effort, tant il éprouvait le besoin de rugir de douleur. Je ne vous ferai jamais ni menaces ni reproches. Tout ceci est la faute de ma confiance insensée, de mon optimisme aveugle. Je vous devais plus de surveillance et de protection. Que voulez-vous ! je vous croyais la force des anges ! je vous croyais plus qu’une femme ! Allons ! rassurez-vous, vous dis-je. Je n’oublierai pas les devoirs qui me lient envers vous. Je sauverai à tout prix l’honneur de ma famille et ferai respecter le vôtre, comptez-y ! Vous serez toujours ma femme et ma fille. Mais, oh ! mon Dieu, vous n’êtes plus Olympe, vous n’êtes plus ma sainte, ma divinité, mon souverain bien !… Vous avez subi quelque violence morale, je ne sais quelle inexplicable fascination ! Vous en serez vengée, et, après cela, comptez sur votre ami, qui ne vous livrera point à la risée publique et qui vous pardonnera ces huit jours de torture et cet avenir de désespoir, à cause des huit années de suprême bonheur que vous m’avez données.

Olympe entendit ces paroles sans les comprendre. Elle avait le regard fixe, la bouche contractée, les mains roidies sur les bras de son fauteuil. Pour qui ne devinait pas le coup mortel qu’elle venait de recevoir, son attitude pouvait sembler celle de la culpabilité consternée.

Dutertre ne put tenir davantage à cet épouvantable silence, qui lui arrachait son dernier espoir. Jusque-là, sa femme pouvait lui paraître légère ou entraînée ; mais il ne suffît pas de quelques heures pour vaincre la vertu d’une femme longtemps pure, et Dutertre pensait que, si Olympe avait laissé son cœur ou son imagination à Mont-Revêche, elle était du moins rentrée avec son honneur à Puy-Verdon. En la voyant muette et comme terrassée sous le poids de sa faute, il perdit sa dernière illusion et s’enfuit au fond du jardin pour y étouffer son désespoir, sa fureur et sa honte.

Au bout d’un quart d’heure, il rentra dans le boudoir, passa dans son cabinet, y resta quelques instants sans approcher de l’appartement d’Olympe et sortit de nouveau par le jardin. En ce moment, Dutertre était fou.

Blondeau, qui le guettait et qui avait commenté sa première sortie et sa rentrée, l’arrêta sur le perron de la tourelle et lui dit avec décision :

— Qu’y a-t-il, monsieur Dutertre ? Vous me cherchez, sans doute ? Vous paraissez inquiet : votre femme est souffrante ?

— Quelle femme ? Je n’ai plus de femme ! répondit Dutertre avec égarement.

— Malheureux ! s’écria Blondeau, qui crut à un drame encore plus tragique. Vous qui n’avez jamais fait que le bien ! Eh bien, fuyez, fuyez, sauvez-vous ! que je ne sois pas forcé de vous livrer au châtiment !

— Est-ce que vous croyez qu’elle en mourra ? dit Dutertre avec un affreux sourire. Oh ! que non, docteur, les femmes ne meurent pas pour si peu.

— Où allez-vous ? dit Blondeau, qui, en le saisissant, avait senti la crosse des pistolets qu’il, cachait sous son manteau.

— Où je vais, mon pauvre docteur ? répondit Dutertre, qui semblait sortir d’un rêve pour retomber dans un autre. Je vais regarder les étoiles et respirer un peu dehors. Ayez soin de ma pauvre Éveline, entendez-vous ? Je reviendrai bientôt.

Blondeau, pensant qu’il avait des projets de suicide, allait le retenir encore, lorsqu’il lui sembla entendre un gémissement partir de la chambre d’Olympe. Dominé par une préoccupation sinistre, il lâcha Dutertre et monta précipitamment l’escalier. Blondeau s’était trompé. Olympe était toujours muette, assise dans son fauteuil, immobile et froide comme une statue. Au premier moment, le médecin la crut morte. Comme elle ne présentait aucune trace de violence, non plus que l’appartement où elle se trouvait, il se rassura, constata une situation nerveuse cataleptique et redescendit vivement pour appeler Dutertre ; mais il ne le trouva plus ni dans la maison, ni dans le jardin. Il appela la femme de chambre d’Olympe, lui défendit de jeter l’alarme, à cause d’Éveline, qui avait besoin de la plus complète tranquillité d’esprit, et s’occupa activement de ramener Olympe au sentiment de la vie. Elle se ranima, mais sans paraître comprendre ce qui lui était arrivé ; sa femme de chambre put la faire coucher, car elle s’aida elle-même machinalement, et, quand Blondeau rentra, il essaya de l’interroger ; mais Olympe, portant la main à son cou et à son front, lui indiqua ainsi que la voix ne lui était pas revenue et que ses idées étaient confuses.

Nathalie, qui, de sa fenêtre, observait le mouvement précipité des lumières dans l’appartement d’Olympe, pressentit quelque événement et vint doucement écouter dans le boudoir. Elle n’y fut pas longtemps sans rencontrer Blondeau, qui allait et venait avec inquiétude.

— Qu’y a-t-il donc ? lui dit-elle un peu effrayée. Mon père serait-il malade ?

— Votre père, dit brutalement Blondeau, qui vit dans Nathalie l’assassin du bonheur domestique, vous ne savez pas où il est ? Eh bien, ni moi non plus ; cherchez-le, car, à l’heure qu’il est, il se fait peut-être sauter la tête.

— C’est horrible ! s’écria Nathalie, c’est atroce, ce que vous dites là !

— Bah ! dit Blondeau, est-ce que cela vous émeut ? Est-ce que vous n’avez pas fait votre possible pour que cela arrivât ?

— Grand Dieu ! reprit Nathalie en proie à une terreur affreuse, mais n’oubliant pas sa haine, c’est cette odieuse femme qui le tue et qui m’accuse !

— Cette odieuse femme, dit Blondeau, ne vous pèsera pas longtemps, au train dont vous menez sa vie !

— Blondeau, dit Nathalie exaspérée, vous êtes un misérable ! le confident de ses intrigues peut-être ! Mais je vous méprise tous deux. Où est mon père ? Cela seul m’intéresse.

— Vous avez réussi à rendre votre père absurde et méchant pendant une heure, dit Blondeau en haussant les épaules devant les accusations de Nathalie. Cherchez-le, vous dis-je, et tâchez de le détromper. C’est tout ce que vous avez à faire, si vous en êtes capable.

Nathalie épouvantée allait sortir, lorsque Crésus arriva.

— Que voulez-vous ? lui demanda Blondeau du ton de brusque autorité que prend à bon droit le médecin dans les orages de famille.

— Je venais parler à Madame, de la part de Monsieur, dit Crésus.

— Dites-moi ce que vous veniez lui dire, reprit Blondeau avec un redoublement d’autorité, devant lequel le groom obéit instinctivement.

— Monsieur vient de monter à cheval, dit-il ; il n’a jamais voulu que je le suive. Il m’a donné ça pour Madame.

Il montrait un billet qu’il hésitait à remettre à Blondeau, Dutertre lui ayant préalablement ordonné de le remettre à Olympe elle-même ; mais Blondeau prit le billet, l’ouvrit sans façon, l’approcha d’une bougie et lut tout bas :

« Olympe, vous pouvez reposer tranquillement cette nuit, ne vous rendez pas malade. Je vous reverrai demain matin. »

— C’est bien, dit-il à Crésus, vous pouvez aller vous coucher.

Crésus sortit.

— Qu’y a-t-il dans ce billet ? dit Nathalie. Je veux le savoir.

— Il y a, répondit Blondeau, que vous pouvez aller vous coucher aussi ; vous avez fait assez de mal pour aujourd’hui.

— Mon père n’est pas en danger ?

— En danger ? dit Blondeau. On est toujours en danger, quand on va se battre au pistolet, et je jurerais que M. Dutertre est à cette heure-ci sur la route de Mont-Revêche.

— Il va se battre avec M. de Saulges ! s’écria Nathalie ; comme cela, tout d’un coup, sans rien éclaircir, sur un doute qui ne fait que d’entrer dans son esprit ! Mais quelle atroce passion a-t-il donc pour cette femme ?

— Il a la passion de l’amour, comme vous avez celle de la haine.

— Mon Dieu, mon Dieu, que faire ? dit Nathalie en se tordant les bras, sourde qu’elle était devenue aux injures de Blondeau.

— Il n’y a rien à faire, dit celui-ci, qu’à vous retirer chez vous et à passer une mauvaise nuit que vous n’aurez pas volée. Ah ! si fait, attendez… Mais cela ne vous regarde pas.

Il alla donner quelques ordres et revint. Il trouva Nathalie qui montait l’escalier d’Olympe. Il la saisit par le bras et la fit redescendre avec autorité.

— Non, lui dit-il, les malades me sont confiées, et vous n’irez pas me tuer celle-là. J’en réponds devant Dieu. Si vous voulez absolument tuer quelqu’un, jetez l’alarme dans la maison, réveillez Éveline en sursaut, dites-lui ce qui se passe, elle aura un accès de fièvre cérébrale, et, dans trente-six heures, elle sera morte.

Blondeau ne savait pas toute la profondeur du caractère de Nathalie ; il la savait bilieuse, jalouse de son père et médisante en général. Il regardait comme un devoir de sa position d’ami et de médecin de la famille de lui donner une rude leçon, pensant qu’il la corrigerait, ou que, du moins, il arrêterait pendant quelques jours l’effet des paroles empoisonnées qui portaient le désordre physique et moral dans la famille.

C’était raisonner logiquement. Nathalie, qui eût lutté contre une critique plus ménagée et plus douce de formes, fut écrasée par cette brutalité paternelle. Il est des caractères que la douceur rend ingrats, que la patience irrite, et qui céderaient à la rigueur. Il faut le dire et le croire à l’honneur de la vertu humaine : la méchanceté ne donne pas de force véritable.

Si Dutertre eût procédé comme Blondeau, Nathalie, sans être plus tendre, eût été plus inoffensive. Elle se sentit brisée par cette parole rude, par ce mépris, dans la bouche d’un homme vieux, laid, et de manières assez communes, qu’elle avait toujours regardé comme un subalterne et qui la mettait sans façon sous ses pieds. Elle se trouva complètement humiliée pour la première fois de sa vie, et tout aussitôt, non par une anomalie, mais par une conséquence de son caractère arrogant et de son esprit faible, elle s’humilia.

— Blondeau, mon cher Blondeau, s’écria-t-elle en fondant en larmes, c’est vous qui tuez ici, et c’est moi qui suis immolée ! je l’ai mérité peut-être, mais ayez pitié de moi ! Dites-moi ce qu’il faut faire pour ramener mon pauvre père, pour l’empêcher de se battre ou de se suicider, car vous m’avez mis des terreurs atroces dans le cerveau, et je crois que je deviens folle.

— Si je savais ce qu’il faut faire, dit Blondeau avec plus de douceur, quelque malade que soit sa femme, je ne serais pas ici. Mais, quelle que soit l’intention de votre père, vous le connaissez aussi bien que moi, vous savez qu’aucune force humaine ne peut combattre, en de certains moments, l’énergie de sa volonté. S’il veut se tuer, il s’y prendra de telle façon, que personne ne saura où le joindre et que personne peut-être ne pourra jamais constater son genre de mort. S’il veut se battre… ma foi ! je n’ai jamais vu qu’on pût empêcher un homme de cœur de se battre quand il croit devoir le faire. Pourtant, d’après son billet, j’espère qu’il n’est plus question de tout cela, et que, s’il en a eu la pensée, un quart d’heure de solitude et de réflexion dissipera ces fumées. Il promet de revenir demain matin, et Dutertre n’a jamais rien promis qu’il n’ait tenu. Il est monté à cheval, c’est très-bon ; il n’est guère de transport qu’une demi-heure de trot par une nuit froide n’ait forcément calmé. Il y regardera à deux fois, d’ailleurs, avant de faire une esclandre qui transformerait une chose très-indifférente en une rumeur publique. Calmez-vous donc un peu, et repentez-vous beaucoup, mon enfant. Vous êtes mauvaise, vous abusez de votre esprit, vous êtes jalouse de votre belle-mère, et, en croyant la faire souffrir seule, vous tuez votre père à coups d’épingle. Il est temps de changer de système, si vous ne voulez être haïe de tout le monde, et rester vieille fille en dépit de vos vers et de vos écus. On vous gâte ici, on ménage votre amour-propre ; mais, moi, je vous dis que vous ne plaisez à personne, et que tout le monde a peur de vous, excepté moi qui vous ai vue naître et qui me moque de vos malices. Ainsi donc, rentrez en vous-même, changez ; et, dans votre intérêt, si vous ne pouvez pas être bonne, tâchez au moins d’agir comme si vous l’étiez ; ça viendra peut-être par la crainte du monde et par l’habitude ; autrement… souvenez-vous de ce que je vous dis !… Le mal que vous ferez retombera sur votre tête, et moi qui vous aime et vous plains encore, à cause de vos parents, je deviendrai votre ennemi implacable et ferai hautement connaître le serpent qui mord ici tout le monde.

Nathalie, atterrée, sentit profondément, sinon par la conscience, du moins par la peur, la force des raisonnements et des menaces de Blondeau. Elle courba la tête en silence, et il la laissa pour remonter auprès d’Olympe.

Elle était toujours dans le même état, frappée d’une contraction nerveuse qui produisait le mutisme : le battement de son pouls était à peine sensible, celui du cœur était insensible tout à fait. Elle avait les yeux ouverts, fixes, et paraissait réfléchir avec effort. Blondeau lui demanda à quoi elle pensait ; elle fit signe qu’elle n’en savait rien. Il lui demanda si elle était inquiète de quelque chagrin arrivé à son mari. Son sourcil se fronça légèrement, et elle regarda Blondeau avec une sorte d’effroi vague.

— Vous souvenez-vous de quelque chose de semblable ? lui dit-il.

— Elle fit signe que non.

— Vous comprenez bien et vous entendez bien ce que je vous dis ?

— Oui, dit-elle avec la tête.

— Vos yeux voient bien ? Pouvez-vous lire une lettre ?

Elle étendit la main pour la recevoir. Elle lut ce que Dutertre lui écrivait, sourit et fit signe qu’elle allait essayer de dormir. Blondeau lui administra une nouvelle potion, mais elle ne dormit point.

Nathalie entra sans bruit, sur la pointe du pied. Blondeau lui fit signe impérativement de s’éloigner. Elle joignit les mains d’un air suppliant, et s’arrêta avec soumission derrière le lit, d’où Olympe ne pouvait la voir.

Blondeau fut touché du repentir de Nathalie, et, comme toutes les bonnes gens en pareil cas, un peu fier de l’avoir produit.

— Pensez-vous, dit-il à Olympe, avoir à vous plaindre de quelqu’un autour de vous, que vous semblez plongée dans la mélancolie ?

Olympe fit signe que non.

— Nathalie est venue demander souvent de vos nouvelles ; ne voudriez-vous pas lui serrer la main avant de vous endormir ?

Olympe étendit sa main décolorée, comme pour recevoir celle de son ennemie.

Nathalie s’élança vers elle, tomba à genoux près de son lit et couvrit de baisers et de larmes cette main qu’elle ne touchait jamais que du bout du doigt avec une impitoyable affectation. Elle était si effrayée de la pâleur et du mutisme d’Olympe, qu’elle sentait qu’elle l’avait tuée, et la terreur du châtiment moral la pliait enfin comme un criminel qui baise le crucifix au pied de l’échafaud.

Olympe parut étonnée de cette effusion et la regarda quelques instants comme pour recueillir ses idées. Puis, des larmes vinrent à ses yeux, elle attira Nathalie vers elle, lui donna un long et maternel baiser au front, se laissa retomber sur son oreiller et s’assoupit enfin avec un divin sourire sur les lèvres. La pauvre femme croyait avoir rêvé toutes les douleurs de sa vie, et toutes les images effrayantes qui flottaient depuis une heure dans son cerveau s’évanouissaient comme des chimères.




XXX


Pendant que ces choses se passaient à Puy-Verdon, Dutertre, comme l’avait très-bien auguré Blondeau, courait sur le chemin de Mont-Revêche. La nuit était fraîche ; la lune, pleine et brillante, éclairait tous les objets distinctement. Dutertre montait un grand et vigoureux cheval noir dont le trot allongé dévorait l’espace. À mi-chemin de Mont-Revêche, dans une clairière marquée d’une croix, il se trouva face à face avec un cavalier qui venait comme à sa rencontre, aussi rapide que lui, et monté sur un beau cheval gris pommelé. C’était Flavien de Saulges.

Les deux chevaux, qui se connaissaient probablement de longue date, s’étaient salués de loin par un hennissement sonore, et, en même temps que leurs cavaliers s’abordèrent avec une résolution froide et défiante, ces animaux intelligents allongèrent leurs cous et se touchèrent de leurs naseaux fumants, comme pour se donner un baiser fraternel.

— J’allais vous trouver, monsieur, dit Dutertre parlant le premier ; j’ai affaire à vous.

— Je venais vous trouver aussi, répondit Flavien, et je suis charmé de vous épargner la moitié du chemin.

— Eh bien, monsieur, reprit Dutertre, l’explication ne sera pas longue, car vous savez ce qui m’amène ?

— Parfaitement, monsieur, répliqua Flavien, et me voici complètement à vos ordres.

Flavien était venu dans des intentions beaucoup plus conciliantes que ne le promettait ce début. Mais, à l’attitude irritée et à l’accent de provocation glaciale de Dutertre, il sentit tout le feu de son sang et tout l’orgueil de sa race se réveiller, et couper court à toute réflexion.

La place n’était pas mal choisie par le hasard pour un duel. Dutertre était armé pour deux, et la lune fit briller la crosse des pistolets qui garnissaient les fontes de sa selle. Il passa une jambe pour descendre de cheval. Flavien, copiant tous ces mouvements avec une méthodique exactitude, passa la jambe aussi. Il s’en voulait à lui-même de se trouver engagé dans une affaire contre laquelle sa conscience s’était révoltée d’avance.

— Mais, puisque Dutertre le prend ainsi, pensait-il, il n’y a pas moyen de s’entendre. Allons, les explications que je dois à l’honneur de la femme viendront après… pourvu que je ne tue pas !

Et cette dernière idée causa à Flavien un sentiment d’effroi et de remords, qui se traduisit en lui par une forte disposition à la colère. Heureusement, Thierray ne s’était fié ni à la diplomatie, ni à la patience de Flavien. Il avait envoyé louer des chevaux à la ferme et il arrivait. Au moment où les deux adversaires allaient attacher leurs montures à la base de la croix de bois qui marquait le centre de la clairière, deux cavaliers débouchaient d’un sentier ombragé, que l’un avait indiqué à l’autre comme abrégeant la distance et permettant de regagner l’avance prise par M. de Saulges. C’était Thierray suivi de Forget.

— Vous avez amené vos témoins ? dit Dutertre d’un ton d’ironie à Flavien. C’est fort bien ; moi, je n’en ai pas, et n’en ai pas besoin.

— Monsieur, répondit Flavien, vous accepterez probablement pour vous M. Thierray, qui est notre ami commun, et, moi, je me contenterai de mon domestique, qui est un fort honnête homme.

— En sommes-nous déjà là ? dit Thierray, qui, en descendant de cheval, entendit ces dernières paroles. Vous ferez, messieurs, ce que vous voudrez quand j’aurai eu une explication nette et loyale avec M. Dutertre. Mais je suis intéressé dans cette même affaire pour mon propre compte, et je réclame une explication préalable, je la réclame au nom de l’honneur. Forget, ajouta-t-il en élevant la voix, prenez tous ces chevaux, et éloignez-vous.

Forget sortit de la clairière, attacha aux branches les deux paisibles animaux de la ferme et tint à la main les deux autres. Crésus, à sa place, eût fait de son mieux pour écouter ; Forget s’arrangea de manière à ne pas entendre.

Dutertre attendit avec un calme apparent que Flavien repoussât le premier la pensée d’une explication ; mais, voyant qu’il gardait le silence, il prit la parole.

— Voici la seconde fois, monsieur Thierray, dit-il, que, fort mal à propos selon moi, vous cherchez à vous immiscer dans une affaire où votre rôle devrait être purement passif. Faites-moi grâce d’explications qui ne peuvent être qu’irritantes pour moi ; je n’ai nul besoin, nulle intention d’exposer ici mes griefs, et je n’admets pas qu’on les discute. Je vois que M. de Saulges tient à avoir des témoins, j’accepte les siens, je refuse d’en prendre pour moi, et je suis résolu, s’il veut retarder l’affaire et m’exposer pour la règle à de honteuses confidences devant des arbitres, à le forcer à se battre séance tenante.

— Ma foi ! monsieur, vous n’aurez pas cette peine, dit Flavien en frappant du poing sur le bloc de rocher qui soutenait la croix ; Dieu m’est témoin qu’en venant ici j’avais presque la résolution d’éviter l’affaire ; mais, à présent, grâce à vous, je meurs d’envie qu’elle ait lieu au plus vite. C’est assez, Thierray, Monsieur est pressé. Nous causerons après, si nous pouvons !

— Quand l’un de vous sera mort ou mourant, il sera trop tard, reprit Thierray avec fermeté. Je sais très-bien que, si c’est M. de Saulges, M. Dutertre sera vengé, et que son adversaire payera de bonne grâce la dette du sang pour une simple mauvaise pensée. Mais, si c’est M. Dutertre qui succombe, il mourra avec un blasphème sur la conscience et une calomnie sur les lèvres, dont madame Dutertre portera la peine et subira l’outrage tout le reste de sa vie. Je ne souffrirai donc pas, dussé-je avoir affaire à vous deux, qu’un duel ait lieu entre vous avant que l’honneur de madame Dutertre soit sorti pur de cette affaire.

— Taisez-vous, monsieur, taisez-vous ! s’écria Dutertre avec impétuosité ; je ne souffrirai pas, moi, que le nom de ma femme soit prononcé ici une troisième fois.

— Libre à vous, monsieur, d’interdire cet honneur à votre adversaire ; mais ce nom n’est point souillé en passant par mes lèvres. Flavien, éloignez-vous ; je l’exige. Dans dix minutes, vous serez aux ordres de Monsieur, et moi aux vôtres à tous deux. Avant tout, donnez-moi la lettre que vous avez sur vous ; si M. Dutertre ne veut pas la lire, il faut au moins qu’elle soit trouvée sur sa poitrine en cas de mort, car c’est la justification éclatante que personne au monde, pas même un mari aveuglé par la jalousie, n’a le droit de refuser à une femme respectable.

— Vous avez raison, dit Flavien oppressé et luttant de toute sa loyauté contre son propre emportement. Dussé-je subir l’outrage de cet homme, je dois réparer le mal que j’ai causé ! — Allons, insultez-moi ! dit-il à Dutertre d’une voix étouffée par la violence qu’il se faisait à lui-même ; dites-moi que j’hésite et recule : ce sera un châtiment beaucoup plus affreux que la mort ! — Thierray, ajouta-t-il en s’éloignant par un effort désespéré, si tu n’es pas content de moi aujourd’hui, je ne sais pas de quoi tu le seras jamais !

Il y avait trop de rage et de douleur vraies dans l’accent de Flavien pour que Dutertre, qui se connaissait en bravoure, pût attribuer sa conduite à de lâches motifs.

Il prit en silence la lettre que lui présentait Thierray.

— Vous devez, je crois, la lire, monsieur, dit Thierray d’un ton ferme et respectueux à la fois. Elle ne justifie pas mon ami, elle l’accuse au contraire davantage. Il y a donc du courage moral encore plus que du courage physique de sa part à vous l’avoir apportée lui-même et de son propre mouvement ; mais, comme elle justifie entièrement une personne…

— Et où prenez-vous, monsieur, que cette personne ait besoin de justification dans ma pensée ? Voilà où je trouve inconvenant, blessant pour elle et pour moi, le soin que vous voulez prendre de me la faire respecter comme je dois.

— Je n’ai pas cette prétention, monsieur. Mais j’ai été deux fois la cause involontaire et fortuite d’une situation qui peut la compromettre vis-à-vis de juges moins clairvoyants et moins équitables que vous. Je dois vous fournir les moyens de terrasser leur malveillance, puisqu’à vous seul appartient ce droit et ce devoir.

— Eh bien, oui, dit Dutertre, qui commençait à subir l’influence de l’énergie intelligente de Thierray. Oui, dit-il c’est mon devoir.

Et il ouvrit une lettre d’Olympe à M. de Saulges, datée du lendemain du départ de ce dernier pour Paris.

— C’est, lui dit Thierray en l’arrêtant, la réponse immédiate à une lettre que Flavien, trompé par les maudites fleurs qui jouent un rôle mystérieux dans cette affaire, eut la folie d’écrire en quittant Mont-Revêche. Je vous dirai d’abord, je dois, je veux vous dire quelle est la personne qui se servait de ce langage mystérieux, non pour compromettre madame Dutertre, mais pour piquer la curiosité et enflammer l’imagination de mon ami pour son propre compte. Moi seul, je le sais ; M. de Saulges l’ignore et doit toujours l’ignorer. Un père doit le connaître. Cette personne, c’est mademoiselle Nathalie Dutertre.

— Ah ! toujours Nathalie ! s’écria involontairement Dutertre, et, frappé subitement de l’idée qu’elle avait dû calomnier Olympe jusque dans ses dernières assertions sur les événements de la matinée, il lut avidement ce qui suit, à la seule clarté de la lune, qui étincelait dans la pureté d’un ciel lumineux et froid :

« Tout ce que je peux vous répondre bien vite et bien franchement, monsieur, c’est que je n’y comprends rien, et que je n’ai jamais eu la bizarre pensée de ces fleurs. Si vous partez pour vous soustraire à la mauvaise tentation de m’en attribuer le mérite, vous faites bien et je vous en sais gré. Je ne m’en occuperais pourtant pas au point de m’en défendre, si vous ne me disiez que vous regarderez mon silence comme un aveu et que vous le bénirez peut-être. Ne me bénissez pas, monsieur ; je vous estime, mais je ne vous aime pas du tout. Si, par mes préoccupations, étranges, selon vous, j’ai causé votre illusion à cet égard, je vous demande mille fois pardon d’être d’un caractère distrait, et même je vous dois d’en expliquer toute l’étrangeté. Je suis sujette à des malaises nerveux que mon médecin me fait combattre par des calmants. Durant les jours que vous avez passés dans ma famille, il m’est arrivé plusieurs fois de prendre un peu d’opium, plus peut-être que la dose ordinaire. Cela me plongeait dans une sorte d’assoupissement moral qui m’empêchait parfois de voir et d’entendre. Vous me dites que j’ai dû comprendre votre langage de ces jours-là. Eh bien, monsieur, je vous jure sur l’honneur de votre mère, que vous invoquez précisément pour me parler du vôtre, que je n’en ai pas compris un mot, et que, sans votre lettre de ce matin, je ne me doutais pas de cette passion subite dont vous voulez, je crois, me rendre un peu responsable. Permettez-moi de me récuser absolument, et d’espérer qu’elle finira plus vite que les sentiments distingués dont je vous prie d’agréer l’expression.

» Olympe Dutertre. »

La foudroyante tranquillité de cette lettre, certificat de fatuité si poliment accordé à la prière de M. de Saulges, allégea en grande partie les angoisses de Dutertre. Il sentit même qu’il y avait de la grandeur d’âme de la part de Flavien à produire cette preuve de son inexpérience auprès des femmes vertueuses, et à la produire précisément devant un mari aimé.

Il eut quelques moments de calme silencieux où l’image rayonnante de sa sainte immaculée lui apparut comme une vision bienfaisante ; mais bientôt il se rappela l’effroi d’Olympe au seul nom de Mont-Revêche deux heures auparavant, son silence terrible devant les accusations et les reproches dont il l’avait chargée, et il dit à Thierray avec un redoublement de hauteur et de méfiance :

— Qu’avais-je besoin de cette lettre, et pourquoi donc me l’apportait-on ce soir, en toute hâte ?

— Parce que, ce soir seulement, tout à l’heure, répondit Thierray, mon ami et moi avons découvert la sottise que j’ai faite en envoyant, au lieu de mes vers, une malencontreuse lettre de lui à moi, lettre que mademoiselle Nathalie vous a immédiatement montrée.

— Comment le sauriez-vous, si cela était ? dit Dutertre.

— Je sais que cela est, parce que, le lendemain de cette méprise, je vous abordai… tenez, à peu près à la même place où nous sommes, et me hasardai craintivement à vous demander la main de votre charmante fille Éveline.

— Vous m’avez demandé la main d’Éveline ? dit Dutertre frappé de surprise.

— Oui, et vous ne m’avez pas compris. Vous avez cru que je faisais allusion à la lettre. Vous m’avez répondu assez durement, d’une manière blessante même. Je n’ai pas compris non plus. Je me suis cru refusé, offensé, et je me suis abstenu de reparaître chez vous. Ce soir seulement, j’ai eu l’explication de votre conduite, et je venais vous apporter celle de la mienne. Flavien, qui s’intéresse vivement à mon bonheur, qui s’accusait de l’avoir troublé, à pris les devants. Il ne venait ici que pour vous exposer les motifs de ma retraite, et pour vous offrir d’autres explications que tous deux nous avons cru nécessaire de ne pas retarder davantage.

Dutertre sentit tout ce qu’il allait briser dans l’avenir de sa famille et dans le cœur d’Éveline, s’il hésitait à encourager les espérances de Thierray.

— Je vous donne ma fille si vous l’aimez et si elle vous aime, dit-il ; mais, avant tout, je dois un châtiment à l’homme qui a outragé ma femme par ses prétentions, et qui persiste encore sous mes yeux, en dépit de la lettre que vous venez de me faire lire, à la compromettre ouvertement par des assiduités insolentes et des ruses puérilement lâches.

— Nous y voilà, pensa Thierray. Il sait tout ce qui concerne sa femme, il ne sait rien de ce qui concerne sa fille ; j’en étais sûr : il faut tout confesser ou laisser ces deux hommes se couper la gorge. — Monsieur Dutertre, dit-il en lui prenant la main, et en la pressant avec effusion, vous venez de me dire des paroles qui me donnent le droit de vous parler, malgré le peu de distance que l’âge a mis entre nous, comme un fils parle à son père.

Dutertre pressa la main de Thierray et essaya un triste sourire.

— Laissez-moi vous interroger, reprit Thierray ; vous n’avez plus le droit de me taxer d’inconvenance si je m’intéresse aux secrètes agitations d’une famille que je regarde, dès ce moment, comme la mienne. Je sais fort bien que vous ne pouvez jamais soupçonner ni accuser madame Dutertre, mais vous croyez avoir le droit de condamner mon ami sans appel. Dites-moi ce que vous lui reprochez aujourd’hui en dehors de ses premières extravagances.

— Je lui reproche très-sévèrement, Thierray, d’être revenu ici, d’abord ; ensuite, d’avoir guetté et surpris ma femme dans l’exercice des plus saintes fonctions de la charité ; d’avoir exploité cette charité, cette pitié de son âme crédule et naïve pour la conduire à Mont-Revêche, sous prétexte, je crois, d’y secourir des malades, et dans le but, certain à mes yeux, de ternir sa réputation par cette démarche. Oui, vos hommes du monde, vos roués de bon ton, ils sont ainsi faits ! J’ai eu tort de croire à une exception, ils savent que la première forteresse d’une femme, c’est sa bonne renommée, et ils la battent en brèche, espérant que, perdue aux yeux du monde, elle n’aura plus de motifs sérieux pour se défendre. Ces hommes aimables, ces bons plaisants !… Oh ! je donnerai à celui-ci une leçon qui servira d’exemple aux autres ! Je veux le tuer, Thierray, et je le tuerai, je vous en réponds ! J’aurais honte de moi-même si je reparaissais devant ma femme sans l’avoir vengée !

— Je conçois qu’avec la pensée que vous avez de lui, la vengeance vous soit agréable ; mais il faut y renoncer pour deux motifs : le premier, c’est qu’à partir de la réponse de madame Dutertre que vous avez entre les mains, circonstance qui vous prouve que Flavien ne compte pas se vanter, Flavien n’a absolument rien à se reprocher contre elle ni contre vous. Il s’accuse, il se blâme, il se repent même d’un moment de folie, et, tout en bravant votre ressentiment, comme son naturel bouillant l’y entraîne, il a la mort dans l’âme d’avoir à se battre avec un homme qu’il révère, pour le tort qu’il n’a pas fait à une femme qu’il respecte. Voyons, ami ! ami et père que vous êtes ! ne vous souvenez-vous plus des expressions dont il se servait à propos de vous dans cette malheureuse lettre ? Ne voyez-vous pas le désespoir avec lequel il vous présente sa poitrine ? Vous allez tirer le premier, vous, l’offensé. Je vous jure qu’il tirera en l’air, et que vous serez forcé de l’insulter indignement pour l’amener à faire autrement à la seconde épreuve.

— Vous avez dit que j’avais deux motifs pour m’abstenir de ce duel, dit Dutertre légèrement ébranlé, quel est donc le second ? A-t-il pu emmener ma femme à Mont-Revêche pour un motif plausible ? Il n’en est pas que je puisse admettre, eussiez-vous été vous-même en danger de mort. Ma femme est-elle un médecin ? en a-t-elle la science et les devoirs ? Ceci est un jeu cruel, que vous devriez m’épargner, Thierray.

— Ce n’est point un jeu cruel, c’est un aveu terrible à vous faire, dit Thierray s’armant de courage. Votre femme était le seul médecin qui pût venir assister et emmener le malade de Mont-Revêche, car ce malade, ce blessé, c’était Éveline.

— Éveline ! s’écria Dutertre en prenant son front dans ses mains. Mon Dieu ! est-ce que c’est Éveline que vous dites ? Est-ce que je suis fou aujourd’hui ?

— J’ai dit Éveline, reprit Thierray, que l’épouvante et la douleur du père de famille frappèrent d’un tel respect, qu’il n’hésita plus à s’exécuter, dût-il s’en repentir un jour. Oui, Éveline, qui m’aimait au point de venir m’arracher au découragement de votre mauvais accueil ; Éveline, dont la fortune m’effrayait et combattait en moi contre mon amour même ; Éveline, contre laquelle je m’enfermais, refusant de recevoir ses lettres et d’aller prendre ses ordres ; Éveline, qui est entrée chez moi, la nuit, par une fenêtre, au risque de sa vie et au prix d’une chute affreuse ; Éveline, qui serait peut-être en danger de mort si vous lui disiez que je vous ai fait cette révélation ; Éveline, enfin, dont je craignais la bizarrerie et les caprices, mais qui m’a vaincu par son audace, sa confiance, sa générosité, et qu’à l’heure qu’il est j’aime de toute la puissance de ma volonté.

— Dieu veuille que vous disiez vrai ! dit Dutertre profondément abattu.

— Doutez-vous de ma parole ? s’écria Thierray.

— Non, répondit Dutertre en lui serrant la main. Je doute de la spontanéité de votre inclination pour elle et n’en puis accuser que les défauts de son caractère. Votre résolution est généreuse, Thierray, s’il est vrai que vous n’ayez donné lieu par aucune séduction trop vive à cette extravagante et déplorable entreprise de sa part. Si vous ne l’aimiez pas, je crois que je serais condamné à subir le malheur et à payer la faute d’avoir trop aimé et trop gâté mes enfants. Oui, je serais condamné à refuser le sacrifice de votre liberté, et celui de votre fierté, que je sais excessive.

— Je n’attendais pas moins de vous, monsieur Dutertre, dit Thierray en l’embrassant avec admiration ; mais, que votre délicatesse se rassure, ma fierté saura se préserver. N’apportant rien à ma femme, je dois exiger que nous soyons mariés sous le régime de la séparation de biens. Quant à mon inclination, elle a été spontanée, car, dès le premier jour où j’ai vu Éveline, je n’ai vu qu’elle, et me suis senti absorbé, agité, heureux et malheureux en même temps. Et quant aux séductions que j’aurais pu exercer sur son imagination, certes, j’ai fait mon possible pour lui plaire, sans espérer, sans songer à obtenir d’elle des preuves si marquées de mon bonheur. Mais, si je suis innocent de ses résolutions (et, dans le cas contraire, ce serait à moi, bien plus qu’à Flavien, de vous offrir ma vie), je ne le suis pas de la direction que ses sentiments ont prise, car je les ai provoqués, malgré moi-même, autant que possible.

— Merci, Thierray, merci ! Tout ce que vous me dites là part d’un noble cœur et d’une bonne conscience. Soyez tranquille. J’ignorerai toujours cette aventure ; mais croyez-vous qu’il soit possible qu’on l’ignore dans le public ?

— C’est tellement possible, que cela est, dit Thierray, qui raconta la première visite d’Éveline sous les traits de madame Hélyette. Convenez, ajouta-t-il en finissant, que l’invraisemblance d’une pareille histoire est une garantie pour qu’on la repousse comme une fable, si quelqu’un s’avisait de la publier. Il expliqua ensuite le motif du retour de Flavien en Nivernais, l’empressement qu’il avait mis à courir chercher Dutertre pour lui déclarer la situation d’Éveline à Mont-Revêche, la rencontre toute fortuite qu’il avait faite d’Olympe, et l’initiative que celle-ci avait prise dans la suite de l’événement. Il entra enfin dans tous les détails qui complétaient la vérité du fait.



XXXI


Dutertre, assis sur le rocher de la croix, avait écouté avec stupeur le récit de Thierray. Il se leva et lui dit :

— Adieu, ami ! je vous remercie, vous m’avez sauvé ! J’ai hâte, à présent, d’aller remercier la femme généreuse et sublime qui s’est exposée aux soupçons et qui a subi en silence mon propre blâme pour sauver l’honneur de ma fille.

Et, ne se ressouvenant plus de Flavien, il alla pour chercher son cheval.

— Attendez, lui dit Thierray. Ne nous quittons pas sans nous être concertés sur ce que nous devons dire, Flavien et moi, pour expliquer la visite de madame Dutertre à Mont-Revêche. Commandez, afin que notre système ait de l’unité.

— Vous viendrez demain matin à Puy-Verdon, répondit Dutertre, et nous nous concerterons. Quant à M. de Saulges, nous n’avons pas besoin de son concours… car son intention est certainement de partir demain pour Paris, ajouta-t-il en élevant la voix.

Il avait vu Flavien qui l’attendait, debout et immobile, à l’entrée de la clairière.

— Oui, monsieur, répondit Flavien en se rapprochant aussitôt. Telle est mon intention, si vous n’avez plus rien à me dire.

— J’étais l’offensé, monsieur, répondit Dutertre avec gravité. J’ai le droit de retirer mon initiative. Je suis forcé de la retirer. Un duel entre nous, en ce moment, compromettrait à la fois deux femmes dont la réputation m’est plus sacrée que ma vengeance ne m’est chère. L’avenir me prouvera si je dois poursuivre ou abandonner les projets qui me conduisaient vers vous.

— En tout temps, en tout lieu, vous me trouverez prêt à vous donner satisfaction, dit Flavien.

Ils se saluèrent, et Forget amena leurs chevaux. Au moment où Flavien allait monter sur le sien, il frappa du pied, jura énergiquement et dit à Thierray :

— C’est révoltant d’injustice de me quitter comme cela !

— Pourquoi donc, monsieur ? dit Dutertre, qui était déjà à cheval, et qui, l’ayant entendu, revint auprès de lui.

— Parce que, dit brutalement Flavien, les yeux gros de larmes généreuses, quand un homme qui a des prétentions tout comme un autre, et qui n’est ni meilleur ni pire qu’un autre, apporte à un mari une lettre comme celle que j’ai reçue de votre femme, il mérite bien au moins qu’on ne lui fasse pas l’injure de le soupçonner pour l’avenir.

— Je ne veux pas vous soupçonner, monsieur, dit Dutertre avec dignité ; cette lettre est à vous, je vous la rends.

Et il lui tendit la lettre d’Olympe.

— Je n’en veux pas, dit Flavien avec brusquerie. Je ne me méfie certes pas de moi-même. Mais il y a des méchants et des sots en ce monde ; c’est à Thierray de garder cette preuve entre mille de l’esprit, du bon goût et de la véritable dignité de sa belle-mère.

— Elle n’a pas besoin de cette preuve, dit Dutertre en approchant la lettre de l’allumette enflammée que tenait Thierray, lequel s’était mis en mesure d’allumer son cigare.

Et il brûla la lettre.

— À présent, nous sommes quittes, ajouta-t-il en saluant de nouveau.

Et il disparut sous les chênes de la forêt.

— Si jamais on me prend à faire la cour à une honnête femme !… dit Flavien en reprenant avec Thierray la route de Mont-Revêche.

— N’es-tu donc pas satisfait ? dit Thierray en souriant. Tu es venu ici pour faire mon mariage : il est conclu. Tu voulais donner une réparation loyale et concluante à un homme d’honneur, tu l’as fait sans qu’il en coûtât une goutte de sang, et en recevant de lui-même une marque d’estime…

— Ou de dédain ! dit Flavien. Mais admettons que ce soit de l’estime, de la confiance, je n’en ai pas moins perdu la sympathie et l’amitié d’un des hommes vers qui je me sentais le plus porté. Je ne m’en suis pas moins fermé l’accès d’une famille qui va être la tienne et où j’aurais été heureux de te voir heureux ! tout cela parce qu’on est un homme du monde, rempli des préjugés de l’amour-propre ; parce qu’on se croit forcé de répondre aux avances d’une femme, quand même on se doute qu’elles viennent d’une autre ; parce qu’on se croirait déshonoré à ses yeux et aux siens propres, si on mettait un frein aux passions, à la langue, à l’imagination ! Mon Dieu, que la vanité de plaire est une sotte chose ! et qu’on est bien plus sage en achetant l’amour d’une femme qu’en tâchant de l’inspirer !

— C’est-à-dire qu’une nuée de Léonices va te consoler de ta mésaventure ? Fais mieux, crois-moi, marie-toi, Flavien, Choisis bien, et tu ne seras plus tenté de voler le bonheur dans le nid des autres. C’est une leçon que je prends pour moi-même.

— Tu as peut-être raison, répondit Flavien, mais j’y regarderai à deux fois. Si j’allais tomber sur quelque Nathalie !

Qu’on juge de l’effroi de Dutertre quand il entra dans la chambre de sa femme et qu’il trouva Nathalie et Blondeau, veillant cette espèce de morte qui ne parlait plus et comprenait à peine. Malgré l’humble attitude de la coupable, qui vint à lui en suppliant, et qui s’efforçait de réparer par des soins tardifs le mal qu’elle avait causé, Dutertre ne put s’empêcher de lui dire :

— Ah ! ma fille, vous avez tué la plus noble des femmes ! et, si votre père ne vous maudit pas, c’est qu’il sait trop que le ciel s’en chargera !

Jamais Dutertre n’avait dit de telles paroles ; il n’avait jamais cru avoir à prononcer de tels arrêts dans sa famille. Nathalie en fut terrifiée et alla errer en gémissant dans le jardin. Elle revit la place où elle avait contemplé Flavien endormi. Elle comprenait que son père venait d’avoir une explication décisive qui bannissait pour jamais ce jeune homme de la famille. Elle voyait qu’en se vengeant de son indifférence, elle s’était pour jamais ôté à elle-même toute chance de lui plaire. Elle ignorait s’il ne l’avait pas devinée et s’il ne la maudissait pas. Elle pleura sa faute, forcée enfin d’en boire l’amertume et d’en subir les résultats.

— Oui, oui, se dit-elle, on se tue soi-même à lutter ainsi contre tous ! Blondeau a raison ; si on n’est pas née bonne, c’est-à-dire faible, crédule et tendre, il faut au moins, pour ne pas succomber sous le blâme de ces faibles, agir comme ils font, plier, pardonner ou épargner.

Elle prit donc d’aussi bonnes résolutions qu’elle était susceptible de les concevoir, et elle les tint avec la persistance de volonté qui était en elle. Mais il était trop tard, sinon pour elle, du moins pour les autres.

Olympe ressuscita dans les bras de son mari agenouillé devant elle. Blondeau, jugeant que la joie était le meilleur remède aux maux produits par le chagrin, alla voir Éveline pour leur laisser la liberté de s’expliquer. Olympe recouvra la parole et la mémoire. Elle n’avait pas compris les derniers reproches de son mari. Elle ne savait pas qu’il eût pu être jaloux de Flavien ; son intelligence avait été comme paralysée à partir du moment où il l’avait grondée (c’était son expression) d’avoir gardé le secret d’Éveline. Dutertre remercia Dieu dans son âme de n’avoir pas été compris. Il rougissait d’avoir pu accuser un être si pur et si doux ; il ne s’en consolait que par la pensée qu’elle n’avait pas senti la pire blessure, celle de l’outrage infligé par ses soupçons.

— Oh ! qu’elle ne sache jamais, mon Dieu ! disait-il en priant dans son âme comme un enfant, qu’elle ne sache jamais que j’ai été jaloux ! Ce serait la fin de son amour et la fin de ma vie.

— Pourquoi donc me grondais-tu si fort ? disait Olympe avec la naïveté de l’innocence. Est-ce parce que ma visite à Mont-Revêche pouvait être connue, mal interprétée, et faire mal parler de moi ? Mon Dieu ! il s’agissait d’empêcher que ces malheurs-là n’arrivassent à ta fille. Je t’avoue que je n’ai pas pensé à moi, et, si j’y avais pensé, il me semble que j’aurais encore agi comme je l’ai fait ; car c’eût été mon devoir, à moi qui suis aimée de toi, à moi qui ne peux être soupçonnée par mon mari, et qui, du sein d’un si parfait bonheur, puis braver le monde entier, de me sacrifier à cette enfant qui n’a pas encore trouvé un appui semblable, et dont l’avenir dépendait en ce moment de mon dévouement pour elle.

— Ange de candeur et de bonté ! disait Dutertre en couvrant ses bras de baisers, pardonne-moi, je ne comprenais pas ! Je croyais ma fille perdue, j’étais fou ! Oui, oui, j’ai eu un véritable accès de folie, je t’ai effrayée, je n’en avais pas conscience. Mais j’ai vu Thierray : ma fille est pure, il l’aime, il l’épouse, et toi, je viens te remercier à genoux de me l’avoir ramenée au bercail, sur tes épaules, ma pauvre brebis errante ; de me l’avoir sauvée, consolée, bénie dans sa douleur, et relevée de sa confusion. Et que m’importe ce que dira de toi le monde ? Sais-tu ce que je répondrais ? « Ma femme a été là parce qu’elle a cru devoir y aller : je n’ai pas d’autre raison à en donner, et je ne lui en demanderai jamais d’autre. Il est des êtres trois fois saints qui ont le droit d’aller partout, fût-ce dans des repaires de vice, parce qu’ils n’y vont que pour faire le bien, et qu’aucune souillure ne peut les atteindre. » Cela vaut mieux, vois-tu, que de chercher des motifs. Nous n’en trouverions pas un qui fût à la hauteur de ton dévouement, et la meilleure défense d’une femme, c’est le respect de son mari.

En parlant ainsi avec effusion, Dutertre s’accusait lui-même à dessein devant Dieu, et la réparation qu’il ne pouvait offrir à sa femme, il la présentait au ciel comme une expiation de sa faute.

Martel arriva au jour ; il avait, sur un billet très-confidentiel de son confrère Blondeau, erré toute la nuit dans sa carriole pour empêcher un duel, ou tout au moins pour être à portée de soigner et de ramener les blessés. Il était fatigué et contrarié de cette mauvaise nuit, d’autant plus qu’il ne pouvait s’en prendre qu’à Blondeau, qui, voyant tous ses malades tranquilles et tous ses morts bien vivants, avait été prendre quelques heures de repos. Martel fut mandé par Dutertre auprès d’Olympe, qui lui paraissait avoir la fièvre. Martel, bourru et appesanti, lui en trouva fort peu, et alla enfin se livrer aux douceurs du sommeil, en disant :

— Ça ne sera rien. Dormez. Demain, il n’y paraîtra plus.

Il le croyait.

Le lendemain, l’état d’Éveline n’inspirait plus la moindre appréhension. Flavien était reparti pour Paris, Thierray faisait de son mieux des rêves de bonheur. Nathalie, les yeux creusés par l’insomnie, belle comme un ange rebelle foudroyé, demandait pardon dans chaque regard, et s’empressait autour d’Olympe, comme une fille pieuse auprès de sa mère. Olympe s’était levée faible, mais pleine de sérénité et le cœur ouvert à toutes les espérances de bonheur qui se réveillaient autour d’elle. Benjamine, qui voyait, sans chercher à le comprendre, le changement survenu dans les manières de sa sœur aînée, lui en témoignait indirectement sa joie et sa reconnaissance en lui prodiguant les plus ardentes caresses.

Dutertre croyait tout sauvé, tout réparé ; mais Blondeau, en examinant les traits et en prenant le poignet d’Olympe dans ses doigts exercés, fronça légèrement le sourcil et dit :

— Ça va mieux, mais il faudra vous soigner, et ne pas avoir trop de journées comme celle d’hier.

Dutertre, inquiet de l’expression étonnée et rêveuse de Blondeau, l’emmena à part pour l’interroger.

— Je ne sais que vous dire, répondit Blondeau ; je trouve un étrange désordre dans la circulation du sang. C’est peut-être la suite inévitable des émotions d’hier ; mais je vous dis, monsieur Dutertre, qu’il ne faudrait pas risquer souvent des scènes violentes devant votre femme. C’est une organisation très-ébranlée, assez mystérieuse, et qui ne lutterait pas victorieusement contre des chagrins prolongés.

— Mon Dieu ! que craignez-vous donc ? s’écria Dutertre. Quels symptômes vous ont donc effrayé tout à l’heure ?

— Je vous dirai cela dans quelques jours, si, contre mon espérance, ces symptômes ne disparaissent pas.

On remarqua à Puy-Verdon, dès les jours suivants, que la manière d’être de madame Dutertre subissait un changement extraordinaire. Jusque-là, bienveillante avec une sorte de timidité, et habituellement taciturne, elle devint tout d’un coup expansive, sensible à l’excès, presque enthousiaste dans les témoignages de son affection.

Olympe avait travaillé quatre ans sous le regard haineux de Nathalie, et devant la fréquente méfiance d’Éveline, à renfermer ses émotions, à effacer sa personnalité, à se réduire autant que possible à l’état d’abstraction, pour n’exciter ni raillerie ni jalousie. La vive reconnaissance qu’Éveline lui témoignait, la conversion subite et miraculeuse de Nathalie, avaient si vivement touché Olympe, qu’elle s’abandonnait désormais sans réserve à son naturel. Ce naturel était tout l’opposé de l’attitude forcée qu’elle s’était faite depuis son mariage. Italienne, c’est-à-dire expansive et résolue ; artiste, c’est-à-dire enthousiaste et impressionnable, elle redevenait avec tous ce qu’elle avait été dans le secret de l’intimité avec son mari, avec Caroline et Amédée ; et encore n’avait-elle jamais été brillante avec ces deux derniers qu’en de rares et courts instants de calme et d’oubli. Car cette aversion qu’elle avait sentie s’étendre sur elle, d’autre part, l’avait accablée, à l’habitude, d’une insurmontable mélancolie. Cette femme choyée et adorée dans son enfance, portée en triomphe dans sa première jeunesse, née pour aimer et pour être aimée, n’avait pu supporter, sans un effort immense, sans une résignation surnaturelle, le milieu hostile où elle s’était trouvée transplantée par son mari. Les deux dernières années surtout, où Nathalie s’était transformée en une flèche empoisonnée, frappant sans relâche et pénétrant par tous les pores ; où Éveline s’était émancipée jusqu’à faire craindre des écarts de jeunesse dont Olympe portait devant le monde et devant son mari la responsabilité délicate, sans avoir l’autorité nécessaire pour les réprimer ; où le constant souci de cette femme infortunée avait été de cacher les torts dont elle était la victime, enfin toute cette lutte prolongée contre les élans parfois impétueux de sa fierté souffrante avait détruit en elle, à son insu, le principe de la vie. Le jour où son sort fut marqué fut précisément celui où le violent orage domestique dont nous avons raconté les détails amena trop tard des résultats heureux. Olympe se crut sauvée. Elle sentit le besoin de vivre, de se manifester, de se dilater au soleil du bonheur, comme une plante brisée relève la tête pour regarder le ciel et boire la rosée l’espace d’un dernier matin.

Elle avait caché ses talents supérieurs dès le jour où elle avait senti qu’elle excitait l’envie. À la prière de Nathalie et de son mari, elle les manifesta de nouveau dans toute leur puissance. Un jour, bien qu’elle eût dit depuis longtemps que sa voix s’était perdue dans l’inaction, et qu’elle l’eût cru elle-même, elle chanta. Cette voix puissante et merveilleuse, guidée par une science parfaite, cette inspiration sublime, remplirent l’atmosphère de Puy-Verdon de je ne sais quelle magie délicieuse et terrible dont tous les cœurs furent à la fois ravis et oppressés. Des larmes coulèrent involontairement de tous les yeux, même de ceux de Nathalie, qui crut entendre le chant du cygne égorgé par elle. Éveline, qui était toujours couchée sur un lit de repos, et qu’on transportait au salon avec le plus grand soin, prit involontairement la main de Thierray, qui regardait Olympe avec une étrange anxiété. Thierray se pencha vers sa fiancée et lui dit tout bas :

— Ceci me fait plus de mal que de bien. Je vous dirai pourquoi, et puissé-je me tromper !

Thierray, qui était excessivement nerveux et dont l’organisation exquise et un peu souffrante recevait toutes les impressions plus rapides que chez la plupart des hommes, quitta le salon et alla trouver Blondeau.

— Madame Dutertre est fort malade, lui dit-il, j’en suis sûr : je ne suis pas médecin, je ne sais rien ; mais, quand elle parle, j’ai froid ; quand elle rit, j’ai peur ; quand elle chante, j’étouffe. Sachez si je rêve.

— Madame Dutertre a une mauvaise pierre dans son sac, dit Blondeau avec une brutalité chagrine. Le diable s’en mêle. Elle va de mal en pis, et personne ne s’en doute. Je n’ose pas me prononcer, j’ai peur de tuer tout le monde ; je ne m’endors pas, je fais tout ce que je dois faire, mais je crains bien d’en être pour mes peines.

La tristesse de Blondeau en disait encore plus que ses paroles. Thierray, oppressé sous ce fatal secret, lui demandait chaque jour s’il était temps d’éclairer Dutertre.

— Pas encore ! disait Blondeau. On ne porte ces coups-là que quand on n’a plus du tout d’espérance.

Qui eût pu deviner, à moins d’une sorte de divination réelle, les progrès de la maladie d’Olympe ? Sa beauté avait pris un caractère de santé trompeuse. Un peu de bouffissure simulait l’embonpoint sur ses joues ; parfois une légère coloration lui donnait un éclat qu’elle n’avait jamais eu. Elle ne se plaignait jamais, elle cachait avec un soin extrême l’étouffement subit et les palpitations violentes qu’elle éprouvait, attribuant ces malaises terribles à des ressentiments passagers de la maladie nerveuse dont elle se croyait guérie. Elle avait horreur de se rappeler le souvenir de ce mal qui était lié à celui de ses chagrins. Vis-à-vis de sa propre conscience, se les retracer, c’eût été en révoquer le pardon.

Elle était bien guérie, en effet, du mal présent ; mais elle était la proie d’un autre mal plus grave, auquel le premier l’avait prédisposée. Quand le déchirement s’opère dans les liens qui nous retiennent à la vie, il y a longtemps qu’ils sont usés en nous par une force insensible et lente, mais acharnée et impitoyable.

Un matin. Olympe ayant monté un escalier un peu plus vite que de coutume, tomba suffoquée sur la dernière marche ; un soir qu’elle chantait, elle s’interrompit en s’écriant, hors d’elle-même :

— De l’air ! de l’air ! mes amis, j’étouffe ! je meurs !

Les accidents devinrent peu à peu plus fréquents, plus prolongés. La fièvre lente s’établit, les forces déclinèrent rapidement ; un matin, Olympe ne put se lever et pleura de dépit contre elle-même, qui avait réussi à se vaincre jusqu’à ce moment. Ce jour-là, Éveline, debout et guérie, Thierray, épris et rassuré, recevaient la bénédiction nuptiale dans la chapelle du château de Puy-Verdon. Olympe ne put y assister et pria pour eux avec ferveur.

Le lendemain, Dutertre, que l’inquiétude commençait à dévorer, arracha de la bouche de Blondeau et de Martel, réunis en consultation à deux autres médecins, ces paroles qui ménageaient la portée du coup fatal :

— Cela pourrait devenir assez grave. Tout fait craindre un commencement d’anévrisme au cœur.

Les médecins s’étaient dit entre eux :

— C’est une femme morte. Tout ce qui était indiqué par la science a été observé avec discernement par notre confrère Blondeau. Qu’il continue à adoucir les dernières luttes de la vie ; qu’il avertisse la famille avec ménagement. Il n’y a plus rien à tenter.

Dutertre, qui ne s’était jamais endormi sur le danger, lut son arrêt dans les yeux humides de larmes du vieux Martel, qui, encore plus, s’il est possible, que Blondeau, vénérait madame Dutertre et chérissait la famille. Dutertre fit des efforts sublimes pour ne pas troubler les joies d’un premier jour d’hyménée par le spectacle de son désespoir.

Éveline, facile à tromper, était toute à la joie enfantine de marcher, comme elle disait, sur la terre du bon Dieu, appuyée sur le bras de son mari. Elle était heureuse de ses toilettes splendides, de l’affection qui l’entourait, de la beauté nouvelle qu’elle avait acquise durant les semaines de son inaction. Sa première fraîcheur, longtemps dévorée par le hâle, avait refleuri. Ses nerfs, longtemps excités par des fatigues désordonnées, s’étaient détendus dans le repos. Le caractère s’en ressentait ; il s’était détendu aussi dans les douces assiduités, dans les soins tendres dont elle avait été l’objet. Rendue aux bons mouvements de sa nature, elle aimait tout le monde, elle adorait son mari, et se sentait même subjuguée par lui avec une sorte de plaisir tout nouveau pour elle.

Mais le soir, Dutertre écrivait à son neveu :

« Reviens, mon fils. J’ai besoin de toi pour ne pas mourir avant elle. La maladie est incurable, je ne le vois que trop. Ce matin, elle a demandé pourquoi tu n’étais pas là pour le mariage de ta sœur Éveline. Je lui ai promis qu’elle te verrait dans trois jours ; elle s’en réjouit. Viens donc, je n’ai pas le droit de te priver de la dernière bénédiction d’une sainte. »



XXXII


Les derniers jours d’Olympe approchèrent sans qu’elle les sentît venir. Dutertre avait donné sa démission de membre de la chambre des députés pour ne plus avoir à quitter Olympe. La pauvre femme était heureuse de se voir réunie pour toujours à l’homme qu’elle chérissait toujours avec idolâtrie. Elle ne vit pas venir sa fin. Une délicate, une savante sollicitude lui épargna les appréhensions sinistres de la mort. Elle s’endormit comme un jeune oiseau qui sent le froid et la faim dans son nid abandonné, qui murmure faiblement sa souffrance, mais qui ne sait pas qu’il va mourir.

Quelques heures auparavant, elle avait dit à Amédée :

— Mon cher enfant, je me sens bien faible. Je n’y comprends rien, car je suis si heureuse, que je ne me sens pas malade. Il me semble que je pourrais me lever, marcher, courir ; mais je n’ai pas seulement la force de lever un bras. Est-ce qu’on meurt de faiblesse ? Les médecins disent que non, et je ne le crois pas non plus. Cependant, si je venais à mourir, jure-moi que tu épouserais ma Benjamine, et que ni elle ni toi ne quitteriez jamais mon mari.

Amédée l’avait juré. Dutertre lutta pendant près d’un an contre la tentation incessante et acharnée du suicide. Il avait tellement la conscience de son devoir de citoyen et de chef de famille, il payait son désespoir de si peu de complaisance, qu’il avait confessé à Amédée l’espèce de monomanie horrible dont il était obsédé, en le priant de ne jamais le laisser seul. Amédée, qui ressentait les mêmes tentations dans un morne silence, s’attacha à lui comme son ombre, afin de le préserver en se préservant lui-même. Un ange de patience et de douceur se plaçait souvent entre eux dans leur amère méditation. C’était la Benjamine. Inconsolable de la perte de celle qu’elle avait aimée comme sa propre mère, elle était la plus calme, la plus forte de la famille. Elle était si ingénieuse à consoler et à distraire les autres, qu’un jour Amédée, dans une crise de chagrin violent, lui dit à voix basse, mais avec humeur :

— Laisse-nous, Benjamine ; ta gaieté nous fait mal ! Caroline ne répondit qu’en répétant ces deux mots :

— Ma gaieté !

Puis elle pâlit, trébucha, et sortit en se rattrapant aux meubles comme une personne ivre.

Amédée courut après elle, la soutint dans ses bras, et lui demanda tendrement pardon de son injustice. Caroline fondit en larmes :

— Vous ne comprenez donc pas, dit-elle, que j’ai plus de chagrin que vous tous, parce que j’ai perdu plus qu’aucun de vous ? Mon père a des devoirs pour le fortifier contre la douleur ; moi, je n’en avais qu’un, c’était de donner du bonheur à cette pauvre femme qui n’en avait pas quand mon père était absent. Éveline est mariée et sera bientôt mère d’un petit enfant qu’elle aimera encore plus qu’elle n’aime son mari ; Nathalie est instruite, spirituelle, ambitieuse ; toi, tu peux soulager mon père d’une partie de ses fatigues et de ses travaux : qu’est-ce que je peux, moi, et qu’est-ce que je suis ? Je ne suis ni artiste comme Éveline, ni savante comme Nathalie. Je n’aime pas le monde ; je ne vois rien dans l’avenir qui me tente, rien dans le présent qui m’absorbe, depuis que ma pauvre mère n’est plus là pour accepter mes soins, mon amour, et me dire que je lui fais du bien. Oui, j’ai donné un peu de bonheur dans ma vie, j’en suis sûre ! Elle le disait et je le sentais bien aussi ! Et c’est déjà fini ! À présent, je ne suis plus bonne à rien. Je ne peux pas suffire à mon père, je n’ai pas assez d’esprit pour le consoler. Elle ne m’en demandait pas, elle, elle m’aimait tant ! oui, elle m’aimait encore plus que mon père ne m’aime, s’il est possible. Elle m’aimait comme pas un de vous ne m’aimera jamais. C’était ma sœur, parce qu’elle était jeune et simple ; c’était ma mère, parce qu’elle était grande et sage. C’était ma fille aussi, parce qu’elle était faible de corps, malgré son courage, et que je la soignais comme un petit enfant. C’était tout pour moi, une amie, une parente, un modèle. Qu’y avait-il sur la terre d’aussi beau, d’aussi bon, d’aussi aimant qu’elle ? Je n’étais pas seulement heureuse d’être sa fille chérie, j’en étais fière, j’en étais vaine ! Et à présent, de quoi pourrais-je tirer gloire ? À qui pourrais-je être nécessaire ? Ah ! tu vois, Amédée, je suis gaie, bien gaie ! j’ai bien sujet de l’être !

C’était la première fois de sa vie que Caroline parlait si longtemps et avec tant de feu. Amédée sentit tout à coup que cette bonne petite fille était tout simplement une grande âme, un caractère admirablement trempé, uni au cœur le plus tendre. Il la pressa contre son sein et pleura avec elle. Il pleura pour la première fois depuis la mort d’Olympe, et, depuis ce jour, il vit Caroline avec d’autres yeux. C’était elle, en effet, qui l’emportait sur tous par l’enthousiasme et le désintéressement de son amour pour la morte. Elle n’avait vécu que par elle, elle ne comprenait pas encore qu’elle pût vivre pour quelque autre.



CONCLUSION


Deux ans après la mort de madame Dutertre, Thierray était seul dans le salon de la chanoinesse. Il avait conservé ce manoir avec un soin religieux, et, de Puy-Verdon qu’il habitait, il venait toutes les semaines faire une tournée d’inspection et une sorte de méditation à Mont-Revêche. Il y avait gardé sa table de travail ; car, après avoir dit bonjour au pauvre Gervais, qui avait perdu sa femme, et qui, paralysé en partie, passait ses journées assis sur un vieux fauteuil de cuir, dans un coin de la cour ; après avoir serré la main de Forget, dont il avait fait le gardien du manoir, et dont toutes les fonctions se bornaient à transporter le vieillard impotent d’un coin à l’autre et à brosser un vieil habit que Thierray lui avait laissé pour satisfaire son impérieux besoin de brosser quelque chose ; après avoir rattaché les lierres et relevé les mauves pyramidales que l’orage avait brisées, Thierray s’installait une heure au salon, repassait le roman de sa vie et faisait quelques vers pour sa femme. Il avait composé là, à cent reprises différentes, tout un poëme d’amour, en mémoire de leurs premières amours, qu’il voulait lui donner quand il serait achevé.

C’était l’été ; il faisait chaud, même dans le manoir de Mont-Revêche. Le calme solennel des bois environnants n’était troublé que par les cris aigus des martinets qui nichaient dans le donjon, et qui se disputaient dans les airs la proie destinée à leurs petits. Le perroquet et le paralytique, hébétés dans la cour par les bienfaisantes influences du soleil, gardaient côte à côte un morne silence. Un des beaux chiens d’Éveline, qui daignait partager désormais son affection entre elle et son mari, et suivre ce dernier dans ses visites à Mont-Revêche, était couché sur les marches du salon, dont la porte restait ouverte. Tout à coup le chien dressa l’oreille, gronda, aboya, et, un instant après, on sonna à la porte massive de Mont-Revêche. Forget alla ouvrir, et Thierray, que la manière dont la cloche avait été secouée reportait à de vagues souvenirs du passé, se leva involontairement pour aller regarder à la fenêtre. Flavien entrait dans la cour. Il s’élança au-devant de lui.

— Ah ! quel bonheur inespéré ! s’écria-t-il. Est-ce toi ? Depuis deux ans pas un mot, pas une marque de souvenir ! Peu s’en faut que je ne t’aie cru mort dans ce long voyage. Tu viens me voir, tu arrives d’Italie, n’est-ce pas ? Tu vas rester quelques jours avec moi ?

— Non pas avec toi précisément, dit Flavien en lui rendant son étreinte amicale (je n’ai pas le droit de me présenter à Puy-Verdon pour saluer ta femme), mais ici, où j’espère te voir de temps en temps, et elle aussi peut-être, car on m’a dit dans le pays qu’elle y venait quelquefois.

— Elle y viendra dès aujourd’hui, s’écria Thierray. Éveline te regarde comme son frère ; elle n’oubliera jamais ton zèle et ta discrétion dans la malheureuse circonstance…

— Ne parlons pas de cela ! dit Flavien.

— Eh bien, sans doute, n’en parlons pas ; mais, moi, j’y pense toujours ; car de ce jour-là date pour moi un bonheur qui eût été sans nuages, si le ciel ne nous eût enlevé notre ange gardien, notre libératrice, cette belle et noble femme…

— Ne parlons pas de cela ! répéta Flavien.

Et une ombre passa sur son front toujours droit, pur et un peu étroit, siège de l’obstination, de la sincérité et de la bonté.

— Parle-moi de toi, reprit-il.

— Oui, je le veux bien, dit Thierray ; mais, avant tout, comme je veux que tu voies aujourd’hui ma femme et ma fille, je vais écrire deux lignes et expédier Forget à Puy-Verdon. Nous resterons avec toi jusqu’au soir. Forget nous fera dîner ici tant bien que mal.

— Je désirerais, mon ami, que M. Dutertre ne sût pas officiellement mon arrivée. Mon nom seul doit lui rappeler des choses pénibles… bien pénibles pour lui… et pour moi aussi !

— Sois tranquille, dit Thierray écrivant. Je recommande à Éveline de ne pas dire un mot de toi, et Forget, tu le sais, a la passion du silence.

Quand le billet fut parti, quand Flavien eut été serrer la main insensible du vieux Gervais et gratter l’occiput du perroquet, quand il eut remercié son ami des soins dont les deux vieillards étaient l’objet, il rentra avec lui dans le salon, toujours propre et conservé sans altération, avec tousses colifichets et ses petites richesses du temps passé.

— Maintenant, causons, dit-il. Je suis venu ici pour te parier de choses importantes qui me concernent ; mais je te demande la permission de t’interroger auparavant… Es-tu heureux, Thierray, vraiment heureux dans ton ménage, en dépit du chagrin mortel qui, je le sais, a rempli la famille d’un deuil à peine éclairci au bout de deux années ?… Dis-moi bien la vérité ; j’y tiens essentiellement.

— J’entends, dit Thierray. Tu songes au mariage à ton tour, et tu veux savoir si l’homme le plus indépendant de la terre, le plus fantasque dans ses projets de bonheur, le plus éloigné du parti qu’il a pris en épousant, un peu malgré lui peut-être, une héritière fort gâtée ; enfin, si ton ami Thierray, l’irrésolu, le difficile et le susceptible, est arrivé à préférer le présent au passé de sa vie. Je te répondrai en toute conscience : Oui. Tu vois donc que tu peux affronter le péril !

— Cet enfant gâté, ce charmant enfant, ta femme, est donc devenu… ?

— Oh ! pas tout à fait l’idéal que je demandais parfois à la destinée dans mes songes ambitieux. Il m’eût fallu une Caroline pour me faire la vie de chanoine que j’avais rêvée dans mon arrière-saison intellectuelle. Mais Caroline était alors une enfant, et, d’ailleurs, la fatalité était là qui m’a forcé de m’enterrer dans une autre fantaisie. Cette fantaisie est devenue une passion, bon gré, mal gré, et j’ai eu bien de la peine à en faire un véritable amour. Mais le ciel m’a protégé et Éveline m’a aidé. Oui, Éveline, c’est horrible à dire ! a bien fait de se casser un pied, et Dieu a bien fait, pour la conversion des enfants gâtés de Dutertre, de rappeler à lui cette sainte femme dont le monde n’était pas digne. La douleur, en venant visiter cette maison opulente et ces filles superbes, a converti en patience l’esprit de domination, en remords l’esprit de lutte, en douceur l’esprit de révolte. Le malheur est un rude maître. Dutertre, le noble, le désolé, le respectable Dutertre, l’homme de cœur et de bien par excellence, le sauveur des pauvres, l’ami des infortunés, l’orgueil de la famille, cloué sur la croix comme le Christ de la paternité, a offert un spectacle si déchirant à tous les yeux, que les plus endurcis se sont fondus, et Nathalie elle-même…

— Parle-moi d’Éveline, dit Flavien avec un peu de trouble, d’Éveline d’abord.

— Oh ! je ne demande pas mieux ! répondit Thierray avec empressement. Foncièrement bonne et vraie, elle avait un travers capital : elle s’imaginait que la vie est un bal, une partie de chasse, moins encore, une toilette, un temps de galop. Heureuse et triomphante, elle eût tout brisé sous ses jolis petits pieds ; triste et navrée, elle est devenue bonne tout à fait, bonne comme un ange ! La résignation terrible de Dutertre et sa bonté inouïe ont fait ce miracle, auquel mon amour a peut-être un peu contribué aussi. Il n’a plus été question de fêtes et de voyages. Les habits de deuil ont fait rentrer les chiffons. Enfin la maternité est venue, et c’est là le grand sacrement, le second baptême pour une jeune femme. Imagine-toi que cette chère créature, qui est une vraie fée, a eu le talent de me donner une petite fille qui me ressemble à faire peur ! mais on en est quitte pour la peur, car, en la regardant, on s’aperçoit qu’en dépit de cette ressemblance, de cette frêle enveloppe, de ce teint brun et de ces cheveux noirs et rebelles, c’est une petite merveille de grâce, de charme et de gentillesse. Tu vas la voir, cela marche et parle déjà comme un enfant de deux ans, bien qu’elle compte à peine treize lunes, comme disent les sauvages de Chateaubriand.

— Allons ! je suis heureux d’entendre tout cela, dit Flavien. Et l’autre fille de Dutertre… la Benjamine, comme on l’appelait ?

— La Benjamine, comme on l’appelle toujours, a épousé son cousin Amédée, il y a six mois. Ceux-là sont heureux. Regarde-les bien si tu veux voir le ciel sur la terre. Un ciel un peu voilé, car il y a encore des larmes dans ces yeux-là. Mais que de simplicité, que de dévouement, que de vertus à la fois rigides et douces dans ces deux enfants ! Ils sont si parfaits, si beaux, vois-tu, que cela donne envie de leur ressembler.

— Oui, je savais qu’ils étaient mariés, qu’ils s’aimaient, dit Flavien. On m’a même dit que Caroline était singulièrement embellie.

— Embellie à un point extraordinaire, et, chose plus extraordinaire encore, mais qui te frappera si tu la vois, c’est qu’elle est arrivée à ressembler à notre pauvre Olympe.

— Comment expliques-tu cela ?

— Je pense qu’à force de penser à elle, elle est venue à bout de la ressusciter dans sa personne, comme elle la ressuscite dans son caractère. En grandissant, elle a pris, je ne sais comment, la souplesse, la démarche, la grâce de cette femme incomparable. Comme Olympe était son modèle en tout, son type, son idéal, les toilettes élégantes et simples de celle-ci ont servi et serviront, je crois, d’éternel modèle à celles qu’a inventées naïvement Caroline pour plaire à son mari et à son père. Sa prononciation, son accent, sont restés imprégnés de la musique des intonations d’Olympe. Et, après tout, qu’y a-t-il de si étonnant ? Le corps n’est-il pas le très-humble serviteur, le reflet de l’âme ? n’est-ce pas une argile souple qui s’étend et se façonne sur notre désir, sur notre volonté, sur notre contention d’esprit ? Ainsi qu’une mère enfante un ange on un monstre, selon que son imagination a été ravie ou terrifiée durant la gestation, le rêve incessant d’une forme chérie ou abhorrée ne peut-il nous transformer nous-mêmes en démons ou en divinités ? Or, l’âme de Caroline s’est faite si semblable à celle d’Olympe, ses qualités, ses goûts, ses vertus, ses instincts sont tellement les mêmes, qu’on la retrouve en elle à chaque instant avec une douce surprise, et c’est un véritable bonheur pour Dutertre ; c’est la plus réelle consolation, le plus effectif dédommagement que Dieu lui ait envoyé.

— Mais tu ne me parles pas, dit Flavien, d’un événement assez grave dans la famille, et qui t’a atteint comme les autres ?

— Quoi ? les malheurs matériels qui ont frappé, Dutertre ? la perte de sa fortune ? Ma foi, non ! je n’y pensais pas. Tu savais donc cela ? Eh bien, je dois te dire, à la louange de nous tous, que cela est arrivé dans un moment où aucun de nous n’était capable de s’en affecter, tant nous avions des sujets de douleur plus sérieux. Pour mon compte, Flavien, je te confesse que je m’en suis réjoui, autant que, dans ces tristes jours de deuil, je pouvais me réjouir de quelque chose. Cela me relevait à mes propres yeux, de me sentir dépossédé du million de ma femme. Ce diable de million, je n’avais jamais pu en digérer l’expectative. Ce revenu, qui nous était assigné d’avance, dépassait tellement mes besoins, à moi qui avais rêvé six mille livres de rente comme le but de mes désirs et la récompense de mon travail, que je me suis trouvé encore trop riche le jour où Dutertre nous a dit : « Mes enfants, voilà notre fortune. Elle est réduite des trois quarts. Elle n’est plus que d’un million à partager en cinq parts égales. Celle des pauvres d’abord : c’est la part de Dieu ! celle de mes trois filles, et la mienne ma vie durant. Nous étions riches : nous voici dans la médiocrité. Nous ne sommes plus les rois de la province : nous sommes encore des bourgeois fort aisés. Ne nous plaignons pas. Nous avons pu sauver notre honneur, notre fierté, notre indépendance. » Ce digne père ! il était presque content d’être déchargé des devoirs énormes que lui créait sa richesse. Cette catastrophe l’a sauvé physiquement et forcément du désespoir. Obligé de liquider sa position pour remplir tous ses engagements avec la plus exquise délicatesse, il s’est ranimé et relevé sous le fardeau d’un devoir nouveau. Quant à nous, voici ce que, d’un commun accord, filles et gendres, nous avons décidé en conseil de famille : au lieu de prendre chacun notre part, de nous disperser et d’aller parcimonieusement placer sur l’État notre capital à cinq pour cent, pour avoir chacun quelque huit ou dix mille livres de rente, nous avons tout mis en commun dans les mains du père de famille, et nous lui avons laissé, avec l’aide d’Amédée, la gestion du fonds commun. Ainsi cette belle terre de Puy-Verdon n’a pas été démantelée. On a vendu les autres immeubles, mais celui-là reste intact. Le château, plein du souvenir d’Olympe, était une chose sacrée, ainsi que le parc où sa tombe a été bénie sous les saules de la cascade. Cette vaste demeure est d’un entretien assez coûteux, malgré la réduction du personnel des serviteurs. Mais, en nous dispersant, chacun de nous aurait eu pour s’établir et pour se loger le double des frais que nécessite la conservation du nid commun. Crois bien, mon ami, que cette réduction de fortune, en nous forçant à l’économie et à la prudence, a été un grand bien pour ma femme, et pour moi par conséquent. Avec les chevaux anglais ont disparu les courses effrénées : on n’a plus de maux de nerfs. Les robes ne se comptent plus par douzaines ; on n’en déchire plus dans des accès de colère. On ne pourrait avoir de riche appartement à Paris, de loges au spectacle, d’équipages de luxe ; on ne peut plus aller déployer ses grâces d’écuyère au bois de Boulogne, ni ses diamants à l’Opéra. Tout ce que je redoutais, tout ce qui me donnait froid dans le dos le jour où, fort amoureux, mais fort inquiet, je contractai ce mariage, s’est évanoui comme un mauvais rêve. J’ai à présent la joie et le petit orgueil de travailler pour ajouter à l’aisance que ma femme m’a donnée un peu de luxe modeste qu’elle n’aurait pas sans moi. Va, tout est bien ainsi, et je suis fier de penser que j’élève une petite fille qui ne sera pas une riche héritière, et qui ne sera pas obligée de se casser bras et jambes pour conquérir un mari pauvre.

— Oui, tout est bien ! dit Flavien ; mais tu ne m’as pas parlé de Nathalie.

Et Flavien regarda attentivement Thierray, inquiet et impatient de sa réponse.

— Pauvre Nathalie ! dit Thierray ; que Dieu lui pardonne comme nous avons tous été forcés de lui pardonner ! Oui, elle nous y a forcés, mon ami ! Soit repentir sincère, soit retour à la raison et à la vérité… et au fait, l’un ne va pas sans l’autre, elle a réparé ses fautes autant qu’il était en elle. Elle a soigné Olympe jusqu’au dernier jour avec un dévouement qui avait quelque chose de fiévreux, tant c’était assidu, humble, tenace. Je ne sais combien de nuits elle a passées à son chevet. Elle était infatigable ! elle est de fer, elle est de bronze, cette fille étrange, pour le bien comme pour le mal. À défaut de cœur, elle a la volonté, et, quand la logique de son esprit la ramène au devoir, elle ressemble à ces ascètes des anciens jours qui ne sentaient plus ni le jeûne ni l’insomnie. Après la mort d’Olympe, en voyant le désespoir de son père, elle est tombée elle-même dans un désespoir profond. Elle s’était peut-être flattée dans son orgueil, orgueil bien placé, cette fois, de le dédommager par ses soins de la perte irréparable qu’il venait de faire. Dutertre a été sublime pour elle. Jamais un mot, un regard, un soupir de reproche ! mais aussi jamais un sourire d’espérance n’est venu éclairer son front, pendant une année entière ! La pauvre Nathalie n’avait sans doute pas prévu (les cœurs tendres seuls le devinent) qu’il est des douleurs incurables, des regrets éternels. Vraiment, elle n’avait pas compris le mal qu’elle faisait ! En voyant blanchir presque subitement les cheveux de son père, en remarquant les ravages que quelques mois firent sur cet homme si robuste et si magnifiquement organisé, jusqu’à lui donner l’aspect prématuré de la vieillesse, elle éprouva un tel effroi qu’elle tomba assez gravement malade à son tour. Elle eut des accès de fièvre où, pendant son délire, nous crûmes découvrir qu’une passion inassouvie et sans espoir, une passion plus noble que l’ambition de briller, plus douce que l’orgueil, se mêlait à ses remords ; mais le nom qui s’échappa de ses lèvres, je ne puis te le répéter, Flavien. Ce secret trahi par le délire, nous ne pouvons le dire à personne.

— Eh bien, je le sais, moi, dit Flavien visiblement ému ; ce nom, c’était le mien !

— Comment sais-tu cela, mon Dieu ?

— N’importe ! continue. Je tiens beaucoup à recueillir ces détails de ta bouche.

— Eh bien, j’achève. Nathalie, remise de son transport, tomba dans un état de langueur qui nous effraya. Son père la supplia de se distraire et la confia à sa sœur, mademoiselle Élisa Dutertre, qui la conduisit en Italie. Elle y a passé six mois, et nous est revenue en bonne santé, fort belle, mais toujours triste et sombre. Elle se conduit, du reste, admirablement avec nous. Elle est pleine d’égards, de soins pour tous, de désintéressement et de noblesse dans tous ses procédés. Il semble, à l’initiative empressée qu’elle prend dans toutes les bonnes actions que propose son père, dans les sacrifices personnels qu’elle s’impose pour les seconder, dans les sentiments religieux qu’elle médite plutôt qu’elle ne les exprime, dans le progrès même de son talent, qui s’est illuminé de grands élans pathétiques, et dont elle ne fait plus ni montre ni mystère, qu’elle ait, non-seulement entrepris une grande expiation, mais qu’encore elle ait réussi à vaincre le démon qui était en elle. Je ne peux pas te dire d’elle comme d’Éveline : « Elle est bonne ; » mais je peux te dire : « Elle a de la grandeur ! » Va, on n’est pas impunément la fille d’un homme comme Dutertre. Quand on ne peut pas résumer toutes ses vertus comme Caroline, on a encore, comme les deux autres, une face séduisante ou solide de son caractère… Mais comme tu m’écoutes, Flavien !… que vas-tu donc me dire ? Allons, ne me fais pas languir plus longtemps.

— Thierray, dit Flavien, Nathalie ne vous a donc jamais dit que je l’avais rencontrée en Italie l’année dernière ?

— Jamais !

— Eh bien, je me suis trouvé à Rome, à Naples, à Florence, à Venise en même temps qu’elle, et nous nous sommes beaucoup vus pendant quatre mois.

— Tu la suivais donc ? dit Thierray frappé de surprise.

— Oui ; d’abord pour la tourmenter, la châtier et me venger d’elle, car elle m’avait fait bien du mal, à moi aussi ! — Ensuite… mais n’anticipons point. Quand tu m’écrivis la maladie de madame Dutertre les circonstances de sa mort, le désespoir de son mari, la désolation de la famille, je compris fort bien, malgré tous tes soins pour écarter cette pensée, que j’étais la cause première de cet épouvantable malheur. Oui, c’est mon absurde enthousiasme pour cette femme, c’est la confidence insensée que je t’en fis dans ma lettre, c’est la fatuité que j’eus de croire à ses avances mystérieuses et de prendre son air malade, son accablement physique, pour des symptômes de faiblesse morale, qui rendirent Dutertre jaloux au point de calomnier un instant dans sa pensée la visite de sa femme ici, et de vouloir se battre avec moi le soir même. Dutertre est trop passionné pour qu’un orage n’ait pas éclaté ce jour-là sur la tête de la pauvre Olympe. C’est cet orage, c’est donc ma lettre, c’est donc moi qui l’ai tuée ! Je ne m’en consolerai, je ne me le pardonnerai jamais. J’ai voyagé pour m’en distraire, je ne m’en suis pas distrait.

» Un jour que, plongé précisément dans ces souvenirs d’amertume, j’errais sur le Vésuve, je me trouvai face à face avec Nathalie. J’éprouvai contre elle un mouvement de haine et de ressentiment insurmontable. Je voyais en elle l’assassin qui avait saisi l’arme dans ma main imprudente pour la plonger dans le cœur de son père et de l’autre victime. Je l’abordai ; je la suivis ; je l’accablai de sarcasmes cruels, féroces, que les personnes qui l’accompagnaient ne pouvaient comprendre, mais qui pénétraient jusqu’au fond de son âme. Elle fut impassible de douceur et de patience.

» Je m’attachai à ses pas ; je la retrouvais dans toutes ses promenades. Triste et vêtue de deuil, ne paraissant jamais dans le monde, belle d’une beauté qui m’irritait et que je regardais comme une erreur de la Providence, elle inspirait beaucoup de respect et d’intérêt. J’en étais outré ; mais, par considération pour Dutertre, dont le nom m’est devenu sacré, je m’abstenais de parler d’elle. Je m’en dédommageais dans nos rencontres. Je trouvais des prétextes pour la voir, afin de lui faire sentir, à elle seule, mon aversion et mon ressentiment. Sa patience usa ma cruauté, et, un jour où je me trouvai seul avec elle, elle ouvrit son cœur oppressé et me raconta sa vie avec une éloquence, une vérité, une puissance d’humilité qui me subjuguèrent. Elle ne craignit pas de me dire son inclination pour moi, et elle le fit avec une dignité si étrange au milieu de l’humiliation à laquelle je la voyais se condamner, qu’elle devint à mes yeux un problème des plus excitants pour mon esprit… le dirai-je ? pour mon cœur. Oui, après trois mois de l’atroce supplice que je lui infligeais en répondant à son amour par tous les témoignages de la haine, je me sentis fatigué, honteux, vaincu. Cette femme était tout l’opposé du type de faiblesse que j’aime ; car elle restait forte comme un lion dans son abaissement volontaire. Eh bien, ce caractère me pénétra par sa nouveauté, par sa bizarrerie. Il donnait une vaste carrière à mon orgueil, à mon despotisme, il en flattait les besoins, jusqu’alors inassouvis ; car, s’il est doux de posséder la douceur qui s’abandonne, il est beau de gouverner la force qui se livre.

» Enfin, par une réaction que j’aurais dû prévoir d’avance, tant elle est naturelle, j’eus des remords, de la pitié, du respect, de l’amour pour Nathalie. Je l’aimai beaucoup, mais sans jamais le lui dire. Je ne voulais être que son ami.

» Au moment où elle repartit pour la France et le Nivernais, je fus cependant violemment tenté de me jeter à ses pieds et de lui demander pardon. Je résistai ; mais je crois qu’elle vit mon trouble, et que, depuis ce jour-là, elle a espéré, elle a attendu.

» J’essayai de l’oublier, je ne l’oubliai pas. J’appris la perte que Dutertre avait faite de sa fortune ; dès lors, mon parti fut pris. Je lui avais fait tant mal, à lui ! Je lui devais au moins un nom sans tache et une fortune sans péril pour celle de ses filles qui était difficile, peut-être impossible à marier. J’ai attendu que la conversion sincère et durable de Nathalie me fût attestée par le temps. Je viens d’en recevoir de toi l’assurance, et, comme autrefois je m’étais voulu charger de demander pour toi à Dutertre la main d’Éveline, je te charge aujourd’hui de le pressentir, à l’effet d’obtenir pour moi la main de Nathalie.

— C’est Éveline, c’est Amédée et sa femme qui s’en chargeront avec moi, s’écria Thierray ; car ma femme te doit de la reconnaissance, et nous devons tous du bonheur à Nathalie ! Elle a expié, car elle a beaucoup souffert, et je sais qu’elle t’aime avec passion. Je sais qu’elle n’espère plus, qu’elle est désolée, et qu’elle est restée pieusement résignée à son sort. Ceci est la dernière épreuve. Crois en elle, Flavien, crois à l’avenir, c’est la fille de Dutertre !

Dutertre ne fut pas surpris de l’offre de Flavien. Nathalie, muette avec tous les autres sur sa rencontre en Italie avec ce jeune homme, avait ouvert son cœur et confessé sa souffrance à son père. Dutertre sentit ce qu’il y avait de généreux envers lui dans ce besoin que Flavien éprouvait de ramener un peu de joie dans sa famille. Il agréa sa demande.

Nathalie voulut habiter Mont-Revêche dans les premiers temps de son mariage, sans en chasser sa sœur et Thierray, qu’elle y reçut avec une constante aménité. La tristesse de cette demeure semblait s’harmoniser avec le caractère grave et pensif de sa beauté.

Elle a paru dans le monde avec son mari, mais sans se montrer enivrée des succès que son attitude royale et son intelligence sérieuse lui ont valu. Elle a facilement engagé son mari à passer la moitié de l’année avec elle, tantôt à Puy-Verdon, tantôt à Mont-Revêche, où elle se plaît particulièrement et où elle soigne très-charitablement le vieux serviteur et le vieux perroquet de la chanoinesse. Sa conduite est exemplaire et sa soumission à son mari tient du parti pris. C’est une grande preuve de son jugement ; car Flavien, le plus doux et le meilleur des hommes, a toujours la passion de se croire le maître, et, pourvu que sa femme le lui persuade, elle est certaine de le dominer toujours.

Cependant elle n’abuse point de son empire, et sait rendre heureux un caractère hardi, entreprenant et faible dont elle connaît toutes les qualités et toutes les défaillances. Moins heureuse que ses sœurs, elle n’a pas d’enfant. Cette stérilité l’afflige et l’humilie au fond du cœur ; mais elle sait se la faire pardonner par l’humilité austère avec laquelle elle sait dire à son mari :

— Dieu n’a pas béni mes entrailles. Je ne le méritais pas. En me donnant votre amour, il fallait bien un châtiment pour mon passé. Autrement, à force d’être miséricordieux, le ciel aurait cessé d’être juste !

Amédée chérit sa femme. Il trouve qu’elle ressemble à Olympe, mais parfois il pense qu’elle est plus belle encore.

Dutertre a repris ses forces ; mais, au lieu d’avoir, comme à quarante ans, l’air d’un homme de trente, il a l’air d’en avoir dix de plus que son âge. Il est le chef adoré d’une famille superbe. Son front, resté pur de rides, est le siége d’une sérénité divine ; mais son regard est celui d’un martyr qui subit la torture de la vie. Chaque jour, il va regarder en silence la tombe de sa femme ; mais Benjamine, qui l’épie, a soin qu’il y trouve un de ses beaux enfants couché dans les fleurs, ou elle-même agenouillée sous les saules.


FIN.



F. AUREAU. — IMPRIMERIE DE LAGNY